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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE XXIX

La réalisation des idées éthiques de Saint-Martin. – Les ombres de sa vie. – Ses faux cultes.

Pour demeurer juste en appréciant cette vie, il faut se contenir dans des limites raisonnables, et rester sur le terrain de l'humanité ; et pour comprendre réellement un homme qui se lançait si hardiment au plus haut et au plus loin, il faut commencer par bien le connaître en toute sa personne, avec ses dispositions naturelles, avec ses moyens réels. Il n'est pas d'homme qui n'ait besoin d'être connu de son juge mieux qu'il ne se connaît lui-même.

      Quant à Saint-Martin surtout il faut appliquer à ses facultés et à l'emploi qu'il en a fait un diapason plus tempéré, plus abaissé que celui qu'il se plaisait à y appliquer lui-même. Il s'exagérait ses moyens comme son œuvre, avec délicatesse et avec un sentiment scrupuleux de ses devoirs, mais avec une rare complaisance pour la hauteur de ses vues et pour l'importance de son rôle.

      Toutefois, la moralité, cet ensemble de victoires chèrement achetées, se juge comme tous les triomphes, non pas sur la grandeur du but choisi, mais sur celle du but atteint et sur celle des difficultés vaincues comparées aux moyens du vainqueur. Aussi la question des moyens de Saint-Martin offre une étude des plus curieuses. Il dit lui-même que la nature ne lui avait donné qu'un projet de corps. Ce mot, rapproché d'un autre où il nous apprend qu'il jouait mal du violon à cause de la faiblesse de son organisme, semble indiquer que la nature l'avait traité sous le rapport organique en vraie maître. Mais ce n'est pas tout à fait ainsi qu'il veut qu'on l'entende. Saint-Martin, dont la figure était charmante, voyait dans sa constitution physique, si faible qu'elle fût, une grande marque de faveur divine. Il ne faut que l'écouter pour comprendre la joie ou l'orgueil qu'il en ressent : « La Divinité ne m'a refusé tant d'astral, dit-il, que parce qu'elle vouloit être seule mon mobile, mon élément et mon terme universel. » (Portrait, 24.)

      On n'est pas plus heureusement organisé, plus moralement constitué que cela ; on n'est pas appelé plus directement et plus impérieusement, ce semble, à un haut degré de pureté. Car cette constitution même indiquait pour quelle région Saint-Martin était fait, à quel ordre d'idées et d'aspirations il était destiné, pour quelle fin et quelles œuvres il se trouvait installé sur la terre. C'est ce que le jeune lecteur de L'Art de se connaître soi-même entrevit de bonne heure, si bien que le sentiment de sa naissance privilégiée lui donna bientôt celui de toute sa dignité, et sentir sa dignité, c'est toujours sentir pour soi une véritable estime. Aussi, depuis lors, et à travers toutes les phases de sa vie, qui se succédèrent toujours plus mystiques et plus ambitieuses de moralité élevée, Saint-Martin n'eut plus qu'une seule affaire et qu'un seul but dans ce monde, celui de le vaincre au nom d'un autre et d'être tout à cet autre. « Mettre le monde tel qu'il est devenu à ses pieds, pour s'attacher à la plus glorieuse conquête de l'homme, la rentrée en possession de sa grandeur primitive, ce rapport normal de l'homme avec Dieu où nous participons à la puissance comme à la volonté divines : » voilà son éthique, telle qu'elle lui est dictée par sa métaphysique. Et si jamais homme fut appelé à un haut degré de moralité par ses dispositions innées et par son éducation, par ses principes éthiques et par sa doctrine spéculative, par toute sa personne et par toutes les circonstances de sa vie, ce fut Claude de Saint-Martin.

      Si donc, pour être équitable en l'appréciant, il faut rester sur le terrain de l'humanité, ce serait cependant lui déplaire un peu que de ne pas le suivre aussi dans ses transcendances supra-terrestres. Ne lui appliquer que la mesure commune, ce serait refuser d'admettre les lettres de grande naturalisation, celles que la Providence, « en lui donnant un simple projet de corps et en le faisant naître avec si peu d'astral, » lui avait délivrées pour un monde supérieur : né homme d'exception, Saint-Martin réclame une balance d'exception.

      Mais sa gloire, qui est moins dans sa doctrine de haute mysticité que dans sa vie de haute et mystique moralité, gagnera-t-elle à la distinction un peu ambitieuse qu'il réclame par tout ce qu'il nous dit lui-même sur son compte ? Et, en lui appliquant des exigences trop élevées, ne courrons-nous pas le risque de le trouver au-dessous de nos hommages ?

      Je ne le crains pas. Il n'est pas de mortel qui supporte constamment l'application d'un niveau trop flatteur, et Saint-Martin ne fait pas exception à la règle ; mais si, en le suivant de près, on ne le trouve pas toujours à la hauteur idéale qu'on s'est créée pour lui, jamais on ne regrette de la lui avoir appliquée, et en fin de compte on se félicite de l'avoir fait constamment et sincèrement.

      Telle est ma pensée, et si je n'ai pas hésité dans le détail, je n'hésiterai pas un instant non plus dans mon appréciation générale. Et même je marquerai d'autant plus fortement les ombres qui se trouvent dans cette belle vie que les lumières en ressortent plus éclatantes. Dans une étude aussi intérieure et aussi sérieuse, analysant une âme à la fois si énergique et si tendre, toujours sincère, même dans ses plus grandes erreurs, il ne faut chercher que le vrai. Chercher des effets, ce serait créer un faux Saint-Martin ; et un théosophe flatté, un mystique fardé et musqué serait intolérable. L'image vraie de cette vie est plus belle avec les ombres qui la voilent un peu, qu'elle ne le serait avec un jour uniforme. Elle est d'autant plus belle qu'elle est plus instructive, et elle est instructive surtout par les ombres.

      Ne nous alarmons pas d'ailleurs de celles-ci ; quelque fortes qu'elles soient, elles ne déparent pas, car elles ne dégradent pas.

      La première de toutes, et celle qu'il faut signaler le plus, comme la grande source de la plupart de ses aberrations et de ses fautes, n'est qu'une erreur. C'est la conception même de son idéal éthique, c'est l'exagération qu'il y apporte, c'est l'obscurité pleine d'illusions qui en naît dans sa pensée. Elle est grave. Car cette conception-mère fausse sa théorie sur Dieu, sur l'homme, sur le monde, et jusque sur le bien lui-même. Elle fausse sa pensée sur Dieu, car il substitue Dieu dans l'homme à l'homme lui-même. Elle la fausse sur l'homme, car elle lui ôte sa séve et sa vie propres pour les donner à Dieu l'une et l'autre. Elle la fausse sur le monde, car il confond le monde avec le mal (Portrait, 651), dont le monde n'est ni l'auteur, ni l'œuvre, ni même le théâtre exclusif, puisque le bien y tient sa place. Enfin cette erreur fausse sa pensée jusque sur le bien lui-même, car il le dénature singulièrement, puisqu'il substitue au bien la loi, et à l'amour du bien conçu en lui-même l'amour de la loi divine. C'est-à-dire qu'il commande la soumission de la volonté humaine à une autre volonté. Or cela amène et cela implique même, qu'on en convienne ou non, l'abdication du libre arbitre, qui est l'unique fondement de toute moralité et sa seule garantie possible.

      Ce n'est pas, certes, que par sa conception fondamentale le penseur mystique veuille sciemment abaisser l'homme. S'il le prive ainsi de ce qui fait sa gloire et sa dignité, en sacrifiant sa volonté propre à la volonté de Dieu, c'est au contraire qu'il veut trop l'élever. Voilà ce qui l'égare. Moraliste sublime, mais malheureux, il se perd comme son plus illustre contemporain, Kant. Seulement le théosophe et le philosophe pèchent en sens contraire : l'un soumet la raison à une loi qui n'est pas la sienne, l'autre la fait à la fois créatrice de la sienne et de celle du monde moral tout entier.

      Saint-Martin se livre à une série d'erreurs non moins graves, c'est-à-dire qu'il se laisse entraîner dans tout un ensemble de faux cultes, tous respectables dans leur origine, mais tous pleins de périls dans leur développement excessif.

      Le premier de ces faux cultes, c'est sa déférence exagérée pour deux de ses maîtres, idolâtrie qui lui inspire le mépris de tous les autres et celui de la science elle-même, ce qui altère jusqu'à l'idéal de ses aspirations éthiques.

      Saint-Martin, le philosophe qu'attestent les belles pages de ses écrits et sa polémique avec son professeur d'analyse, le penseur original fait pour répandre les plus vives lumières sur les problèmes de l'éthique, comme sur ceux de la métaphysique, devait se tromper peut-être sur ce grave sujet moins que tout autre. Chrétien pieusement élevé dans ces vérités éternelles qui ont servi de guides et de juges à tant d'esprits déçus ailleurs, il avait le goût et l'amour des saintes Ecritures. Ne nous dit-il pas lui-même : « Tous mes écrits ont pour objet de prouver que nous ne pouvions avoir quelque confiance en nos doctrines qu'autant que nous avions mis notre esprit en pension dans les saintes Ecritures. » Mais tous ces avantages, lumières de la science, facultés de son esprit, indépendance de sa pensée, il les abdique, tantôt entre les mains de Martinez de Pasqualis, tantôt entre celles de Jacques Bœhme, au point de rompre souvent au même degré avec l'autorité de la raison et avec celle de la révélation, voilant son regard, ici devant les éblouissements de la théurgie, là devant ceux de la théosophie, et tombant alors dans ces exagérations de langage panthéiste qui choquent également la saine théologie et la philosophie un peu sévère. Ni les sciences exactes, ni les sciences naturelles ne lui sont étrangères ; mais il professe pour la science des choses ou des rapports terrestres une telle antipathie, qu'elle prend les accents, ici du dédain, ailleurs du fanatisme. Dès sa jeunesse il s'est dit : « C'est mâcher à vide que de courir après la matière. J'ai vu les sciences fausses du monde, et j'ai vu pourquoi il ne peut rien comprendre à la vérité : elles ne mettent en jeu que les facultés inférieures. Pour les sciences humaines, il ne faut que de l'esprit : elles ne demandent pas d'âme ; tandis que pour les sciences divines il ne faut point d'esprit, parce que l'âme les engendre toutes. » Qu'est-ce à dire ? N'y a-t-il du divin que dans l'âme ? n'y en a-t-il point dans l'esprit ? L'esprit ne serait-il pas immortel ? l'âme seule le serait-elle ? Dans la bouche d'un théurgiste qui unit Dieu et l'homme à ce point que la création de celui-ci n'est pas une séparation, cette distinction est étrange. Si la création de l'homme n'est pas une séparation d'avec Dieu, pourquoi diviser d'une manière si absolue la science humaine et la science divine, assigner l'une à l'esprit et l'autre à l'âme ? Sans doute on peut distinguer l'âme de l'esprit, c'est-à-dire de l'activité intellectuelle de la pensée ; c'est là ce que fait tout le monde ; mais l'intelligence ou l'esprit est-elle autre chose que l'âme pensante ? Non, certes. Un philosophe moderne qui a des théories d'une telle originalité qu'il touche quelquefois de trop près au matérialisme, mais qui n'est pas matérialiste, associe cette activité intellectuelle, la pensée ou l'esprit, à son organe le cerveau, au point de les faire vivre et mourir ensemble. Suivant lui, l'âme est le Divin qui apparaît en nous aussi bien qu'en chaque partie de l'univers. Ce divin, s'unissant à notre existence individuelle, agit en nous et y constitue ce qui est éternel. Et cela n'est ni d'une doctrine bien pure, ni d'une doctrine très solide, mais cela a le mérite d'être très net ; seulement, si ce n'est pas le panthéisme, c'est une nuance de cette redoutable hypothèse qui sans cesse renaît sous une forme ou sous une autre ; et si je ne veux pas dire que la théorie de M. Huschke ait été celle de Saint-Martin, du moins cité-je celle du philosophe allemand pour montrer où aboutissent ces spéculations que la raison désavoue. Ce que veut Saint-Martin, c'est de faire voir le rôle que le sentiment joue en matière de foi ; c'est ce qu'a si bien enseigné un ingénieux penseur de Berlin, Schleiermacher. Mais s'il est loisible à chacun de distinguer l'esprit considéré comme intelligence de l'âme prise comme sentiment, nul ne peut insinuer que l'âme seule sans l'intelligence engendre d'elle-même les sciences divines. Séparée de l'esprit ainsi défini, c'est-à-dire de l'intelligence, l'âme n'engendre point de science du tout, et les sciences divines moins que toute autre. Ce qui seul est vrai, c'est que toutes les sciences ne mettent pas en jeu les facultés de l'âme au même degré, et que la religion aime à en rencontrer un certain ordre qu'elle développe, et qui à leur tour la servent d'une façon merveilleuse. Est-ce là le privilège de certaines âmes, à l'exclusion de toutes les autres ? Non ; car, s'il tombe bien sous le sens qu'aucune âme humaine n'engendre d'elle-même les sciences divines, il tombe sous le sens aussi qu'il n'est aucun esprit humain qui ne soit fait pour en saisir les éléments essentiels. La justice, cette loi suprême des choses divines et humaines, le veut ; et s'il était une seule intelligence qui, à l'état normal, fût incapable de prendre sa part à l'héritage commun de tous, il y aurait vice organique dans l'ordre moral du monde. Ici encore Saint-Martin s'égare. Au lieu d'admettre cette communauté de dons et cette fraternité suprême de tous les hommes qui est inscrite dans la nature même de leur être, il pose des privilèges ; et, au mépris de la révélation comme de la raison, loin de se contenter avec le plus exigeant des apôtres d'un progrès qui aille croissant en nous jusqu'à nous faire atteindre à la parfaite stature du Christ, il en rêve un qui aille même au delà. Or, tout excès se venge : si le sceptique s'égare en stérilisant ses facultés réelles, le mystique se perd en s'en donnant d'imaginaires. Et c'est ainsi que le théosophe, dans tous les temps, à force d'exalter les puissances de l'âme et son rapport primitif avec son principe, fausse la nature de l'homme, sa grandeur et sa dignité. A force de dédaigner sur ces questions fondamentales les lumières de la foi comme celles de l'esprit, Saint-Martin abdique ensemble la science humaine et la science divine en faveur d'une théorie chimérique.

      Et ce n'est pas à sa métaphysique que s'arrêtent ses aberrations, elles frappent sa morale elle-même, c'est-à-dire ce qu'il importe le plus de préserver d'erreur. En effet, visant trop haut en se portant par un élan de transcendance téméraire au-dessus de l'horizon éclairé par la science, Saint-Martin altère lui-même la pureté de l'idéal qu'il avait si généreusement fixé à ses aspirations éthiques : il se plonge dans des nuages où son œil ne voit plus avec une suffisante clarté.

      Cette première aberration devient la mère d'une série d'autres, et donne une fausse direction à ses œuvres comme à ses affections ; elle projette sur sa vie des ombres qui étonnent dans une carrière si pure, et affligent les sympathies qu'elle obtient partout. Elles constituent peut-être le plus grand intérêt de toute étude sur sa vie, et, dans tous les cas, le tourment spécial de la nôtre.

      Mais, s'il n'est pas de vie humaine où l'affinité des vertus et des vices et la facile naissance les uns des autres, se voient mieux que dans celle de Saint-Martin, il en est peu qui soient plus instructives au point de vue du gouvernement de soi, la plus belle et la plus haute de toutes les leçons que les diverses générations qui se succèdent sur ce globe soient appelées à se donner les unes aux autres. La découverte des erreurs de notre théosophe est aisée, et rien n'est plus à jour que ses vertus. Il a vécu soixante ans, et il est mort enfant. Toute sa vie a été d'une pièce ; toutes ses fautes tiennent à une seule, et toutes ne sont qu'une grande erreur, à ce dédain pour la science qui a séduit sa pensée au nom de la religion elle-même. Elles sont graves pourtant. Le mépris des lumières se venge profondément dans un homme de haute méditation, doué d'une ardeur si vive, d'un amour-propre si naïf, d'une imagination si puissante.

      En effet, toutes les fautes de Saint-Martin découlent d'une seule, mais qui, si grave qu'elle soit, n'est qu'un malheur. Avide d'instruction et en ayant cherché d'abord dans les écrits les meilleurs, ceux d'Abbadie, de Bacon, de Descartes, les principaux des philosophes, il et tout à coup entraîné dans une association secrète qui le met dans une voie tout opposée. Et désormais il ne veut plus prendre la science dans les ouvrages ou dans la parole des hommes qui l'offrent à tout le monde ; adorant le mystère, il la cherche auprès de ceux qui la donnent sous des titres ambitieux, sous le voile et le symbole. Il affectionne les systèmes, les doctrines, les opinions qui se cachent. Aux yeux d'un esprit de la nature la plus lucide, c'est leur mérite de n'être pas reçues dans le monde. De là, dans son âme si droite et si élevée, si avide des sciences divines et si spécialement appelée à les cultiver, cette recherche si empressée de toutes les doctrines théosophiques ou mystiques, et cette déférence si prolongée et si étrange pour des opérations théurgiques ou magiques auxquelles il participe en dépit de ses répugnances ; de là ces études somnambuliques et magnétiques qu'il poursuit à Lyon, et dont il plaide la cause contre Bailly et Franklin ; de là ces combinaisons de chiffres et d'hiéroglyphes astrologiques auxquelles il se livre avec tant d'obstination même après son âge mûr et jusqu'à la veille de sa mort, en dépit du peu de cas qu'il fait des travaux analogues d'Eckartshausen ; de là aussi quelques-unes de ces pérégrinations qu'il voile avec tant d'attention ; de là, encore, dans l'intelligence naturellement si pure du pieux philosophe, ce culte si idolâtre pour le mystagogue de sa jeunesse auquel, vingt ans après, il attribue son entrée dans les vérités supérieures, comme s'il n'avait trouvé aucune de ces vérités dans la religion de ses pères ; et de là enfin ce culte plus idolâtre pour le philosophe teutonique dont il dit n'être pas digne de nouer les cordons de ses souliers, et dont les écrits abandonnés sont à ses yeux la plus grande condamnation de l'humanité.

      « En effet, dit-il, il faut que l'homme soit devenu roc ou démon pour n'avoir pas profité plus qu'il n'a fait de ce trésor envoyé au monde, il y a cent quatre-vingts ans.» (Portrait, 334.)

      Le culte de deux initiateurs si différents en amena un troisième très reprochable dans l'homme en général, mais plus reprochable dans Saint-Martin qu'en tout autre. De l'admiration de ses maîtres, Saint-Martin, sans s'en rendre compte, passe à celle de leur commun disciple. La transition n'était que trop aisée. A force de vivre dans l'intuition mystique et dans les vérités supérieures, dans le commerce de leurs prophètes, on finit par respecter en soi-même un de ses oracles les plus fidèles ; on finit par avoir, moins pour sa personne que pour sa pensée peut-être, précisément ce même respect qu'on reproche au rationaliste d'avoir pour sa raison. On critique le culte de celle-ci, qui est faillible, mais on professe avec orgueil la déférence légitimement due à l'illumination divine : elle ne saurait ni tromper ni se tromper. Saint-Martin, sans parler du culte de sa personne et du privilège qu'il s'attribue au milieu des excès de la Terreur, « dont nul ne pouvoit atteindre le lieu où il se trouvoit personnellement, » – Saint-Martin, il faut bien le dire, exagère l'idolâtrie de sa propre pensée au point de s'offrir en type d'une rare naïveté. Qu'il se dise sans façon l'unique représentant, le Robinson de la spiritualité de son temps, soit (Portrait, 458). Mais qu'il oppose sérieusement son autorité en fait de philosophie ou de doctrine à celle de tout le monde, cela ne se conçoit guère ; cela n'était ni bon à penser ni bon à dire. Il le fait avec une admirable simplicité. « On me dit toute la journée dans le monde, s'écrie-t-il, telle idée, telle opinion sont reçues ; on ne sait donc pas qu'en fait d'opinions et d'idées philosophiques, j'aime beaucoup mieux les choses qui sont rejetées que celles qui sont reçues. » (Portrait, 440.)

      Cette époque, il est vrai, était celle des idéologues et des sensualistes, de Destutt de Tracy et de Garat ; des matérialistes et des athées, de Sylvain Maréchal et de Lamettrie ; mais c'était aussi l'époque de Laharpe et de Châteaubriand ; celle de plusieurs des princes du spiritualisme mystique, de Young-Stilling, d'Eckartshausen, et celle de Lavater lui-même, dont Saint-Martin reconnaît les qualités morales si éminentes, et qui n'obtient toutefois de lui, en fin de compte, qu'un certificat aussi modeste que Laharpe et Châteaubriand. « Il eût été fait pour tout entendre, s'il avoit eu des guides, » dit-il.

      Qu'à son point de vue Saint-Martin professât peu d'estime pour certaines classes de philosophes (Portrait, 931) ou de ministres de la religion, cela se comprendrait ; mais qu'il les condamne en masse, les uns comme les autres (Portrait, 340, 399), sans proportionner ses dédains à la nature des aberrations qu'il leur reproche, cela ne se comprend pas. En général, rien, pas même l'amour si ardent qu'il porte à Dieu, ne semble excuser les froideurs qu'il affecte pour tout le monde. Du monde il fait trois classes : les fous, les enfants et les méchantes bêtes. (Portrait, 1012.) Des deux lois sacrées : Tu aimeras ton Dieu de toute ton âme, et ton prochain comme toi-même, il ne veut accepter systématiquement que la première. « Mon âme dit quelquefois à Dieu : Sois tellement à moi, qu'il n'y ait absolument que toi qui soit avec moi.» (Portrait, 241.) Dieu, s'imagine-t-il, ne veut pas qu'il fraye avec d'autres que lui « pour la communication et la confiance. » (Portrait, 154.) Et avec qui frayer ? « Les hommes, pour Saint-Martin, sont presque tous à l'état d'insectes enfermés dans de la glu ou dans des gommes, et dans ces fossiles transparents que l'on rencontre dans la terre.» (Portrait, 191.) « Le monde, n'ayant d'esprit que pour être méchant, ne conçoit pas qu'on puisse être bon sans être bête. » (Portrait, 242.)

      Cette franche boutade n'atteste-t-elle pas, d'ailleurs, la puissance et la profondeur d'une affection réelle ?

      Saint-Martin sait bien se reprocher un peu de n'avoir pas aimé comme il aurait dû ; mais il sait « qu'il a été obligé de rétrécir son cœur au point de faire douter qu'il en eût un. » D'ailleurs, comment l'aurait-il donné à des gens « qui ne l'auroient pris que pour l'ensevelir dans leurs ignorances, leurs faiblesses et leurs souillures ? » (Portrait, 313.)

      Si justes que soient ces critiques, peut-être valait-il mieux les renfermer en son cœur ; du moins, de la part d'une âme aussi délicate, est-on blessé, même au nom du goût, de voir que les femmes elles-mêmes sont comprises dans ces sévérités qui affectent les plus libres allures. « La matière de la femme est encore plus dégénérée et plus redoutable que celle de l'homme, » dit Saint-Martin. Et il se sait heureux de ce qu'une voix intérieure lui dise, bien au fond de son être, qu'il est d'un pays où il n'y a pas de femmes. (Portrait, 468.) Son antipathie pour cette « matière dégénérée » va jusqu'à l'épigramme : « Il faut être bien sage pour aimer la femme qu'on épouse, et bien hardi pour épouser la femme que l'on aime. »

      On le voit, tout cela se tient. A cette sorte de culte pour deux maîtres dont il s'exagère le mérite, la science comme le génie, mais qu'il considère comme des instruments de Dieu, tient cette sorte de culte pour leur disciple qu'il envisage comme un objet de prédilection de la part de Dieu. Et à ce respect pour sa personne et sa pensée qui le sépare du monde entier, en particulier des femmes dont il se croit si loin, mais qui jouent un si grand rôle dans sa vie, répond parfaitement le culte de Saint-Martin pour sa mission.

      Elle est très haute : il lui faut rappeler l'humanité devenue roc ou démon, de ses erreurs vulgaires aux vérités supérieures. Aussi c'est à côté, si ce n'est au-dessus, d'un des plus grands prophètes de l'inspiration hébraïque, que Saint-Martin se voit amené à mettre son œuvre. « Il n'est pas seulement le Jérémie de Jérusalem, il est celui de l'Universalité. » (Portrait, 979.)

      Saint-Martin a, de son influence, la même opinion que de sa mission. Dans une autre comparaison, perce avec une égale naïveté cette mauvaise petite traîtresse, cette amitié de soi que tant d'auteurs cachent si mal. Châteaubriand, qui s'y connaît, dit que « de toutes les vanités ce serait la plus ridicule si ce n'en était pas la plus bête. » Elle éblouit Saint-Martin, au point de mettre tout simplement l'effet qu'il attend de ses livres en balance avec celui que peuvent avoir tous les autres. « Il n'a écrit les siens qu'afin d'apprendre à ses lecteurs de laisser là tous les livres. » S'il ajoute, même les miens, cela est de bon goût, mais cela ne change rien au jugement. Peu lui importe, d'ailleurs, qu'il voie ou ne voie pas, de son vivant, l'effet qu'il attend de ses écrits. « Ma tâche, dit-il, est neuve et unique ; elle ne portera tous ses fruits qu'après ma mort. » (Portrait , 1135.) L'effet n'est pas son affaire, c'est celle de Dieu. S'il y a des défauts dans ses ouvrages, ce n'est pas lui, c'est Dieu qui les a voulus : c'est pour écarter par là les yeux du vulgaire. (Portrait, 1116.)

      D'ordinaire, ceux qui ont le mieux travaillé s'aperçoivent à la fin de leurs jours que leur tâche n'est pas accomplie. Saint-Martin est plus favorisé ; sa carrière, il l'a parcourue tout entière. Il nous le dit avec une grande aisance : « Ce qui m'a donné tant de joie dans ma carrière, – et la joie est une apparition bien venue dans la vie d'un Jérémie, – c'est de sentir que, grâce à Dieu, j'étois comme arrivé avant de partir, tandis qu'il y en a tant qui ne sont pas partis après être arrivés. » (Portrait, 1033.)

      Il n'est rien de plus noble dans la vie d'un homme, que cette élévation au-dessus des intérêts vulgaires et des préoccupations sociales qui lui permet d'aller droit au but, de vouer librement aux choses morales toutes les facultés de son âme ; mais arriver trop vite, c'est arriver trop facilement et peut-être après avoir jeté les armes du combat. Rien n'est plus contraire à une haute moralité que ce détachement, réel ou factice, ce dédain mystique des choses de ce monde, qui ne veut s'occuper que de celles de l'autre. La sagesse assigne à celles-ci et à celles-là leur prix véritable, et la vertu humaine consiste précisément à s'engager dans les choses du temps pour s'élever à celles de l'éternité. Loin de demander l'immolation des unes aux autres, elle sert celles-ci sous le nom de celles-là. La participation aux choses supérieures est en raison de la participation aux choses inférieures. Voilà la vraie loi ; et dans la règle, qui arrive trop vite arrive mal préparé.

      Ce sont-là, dans une vie saintement conçue, quelques ombres à marquer, et qui semblent bien compromettre l'idée de faire passer Claude de Saint-Martin pour un type de haute moralité. Toutefois, si les aberrations sont graves en apparence, du moins elles ne sont pas nombreuses : en réalité elles tiennent toutes à une seule, et cette aberration est généreuse elle-même en son origine. Elle est la mère de plusieurs autres qui ne sont au fond, comme elle, que des exagérations de vertus. Cela est si vrai, que, vues d'un peu haut, ces exagérations désarment la critique ; et si les ombres qu'elles projettent sur cette belle existence ne disparaissent pas tout à fait pour se transformer en lumières, il en est au moins qui deviennent très transparentes. Unies aux lumières qu'elles entourent, elles nous laissent voir dans la personne du « philosophe inconnu » un degré de moralité qui n'approche pas, il s'en faut, du but de la perfection divine, mais qui aspire avec une admirable sincérité et avec toutes les illusions qu'elle donne, à ce qu'on peut appeler sensément la perfection humaine.




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