CHAPITRE XXV
Les communications avee des êtres supérieurs. ( La théurgie.) Les manifestations, les apparitions et les visions. ( L'école de Copenhague et l'école de Bordeaux.
La comtesse de Reventlow. Mesdemoiselles Lavater et Sarasin. Herbort et Salzmann. Le mysticisme chrétien et le mysticisme de Saint-Martin.)
Admettre des communications diverses et extraordinaires avec le monde spirituel, c'est le caractère commun de tous les mystiques ; et c'est l'ambition de tous les théosophes d'en avoir personnellement. Le rationaliste, lui aussi, ne demanderait pas mieux que de se trouver en rapport avec des intelligences plus élevées que l'homme. Mais ce qui n'est pour lui qu'une idée, qu'une aspiration, et tout au plus une théorie, est pour le vrai mystique une sorte de dogme, et pour le vrai théosophe une incontestable réalité. On peut, quand on est mystique, ne pas aller jusqu'à la jouissance, mais on y croit. S'il est des mystiques qui n'y vont pas, c'est qu'ils en sont empêchés par leur imperfection personnelle, ou bien qu'ils se laissent arrêter, sans le vouloir et sans bien s'en rendre compte, par la contagion du rationalisme et par la crainte du ridicule. Aussi tous se mettent-ils en garde à l'égard de la divulgation, et ne sont-ils à leur aise qu'entre initiés d'une sérieuse discrétion.
Saint-Martin, quoique
initié parlant à des
initiés, à son
adepte de Berne par exemple, est à ce sujet d'une telle réserve qu'on serait souvent tenté de le mettre,
sinon au nombre des exclus, du moins au nombre de ceux qui se tiennent sur la frontière par voie de prudence et afin de pouvoir se retirer sur un terrain sûr en cas de besoin. Mais s'il se recueille avec soin, il croit avec fermeté. Il admet parfaitement des Puissances ou des
Vertus qui nous assistent ; il choisit les siennes et il se met en garde contre leurs voisins, qui ne sont ni aussi purs ni aussi bienveillants. Il se défie beaucoup de certaines régions du monde spirituel et de certaines classes d'
esprits qu'il y distingue ; mais il croit si bien à leur pouvoir qu'il s'en alarme et qu'il fuit leur contact avec une sorte d'horreur. Ce n'est pas là du scepticisme, ce n'est que de la vigilance.
De plus, sa foi ne se borne pas à des
influences invisibles,
occultes. Il croit à des communications sensibles et très diverses, d'autant plus variées qu'il admet des catégories ou des classes plus nombreuses, des classes qui se combattent ou du moins se disputent l'
influence qu'elles exercent sur les hommes.
Voici sa théorie.
Par notre origine nous sommes, ou du moins à notre origine nous étions supérieurs à la région du
firmament, à la région
astrale et aux
esprits qui la gouvernent. Nous ne le sommes plus. Depuis la chute du premier homme nous sommes devenus inférieurs à cette région et nous sommes tombés sous l'
influence de ceux qui la dominent.
Je ne m'arrête pas pour dire combien cette théorie est différente de l'idée fondamentale du
gnosticisme avec laquelle on aime à la confondre. D'après la science secrète des
gnostiques, l'homme n'étant que l'uvre, la créature des
esprits qui l'ont fait à l'insu du
Dieu suprême, leur est subordonné par son origine même ; et s'il a mille raisons de vouloir s'affranchir de leur règne, il n'a pas, du moins, celle d'y aspirer au nom de ses rapports primitifs. La théorie de
Saint-Martin est autre : plus flatteuse pour l'homme, elle lui donne le droit d'être très dédaigneux pour les pratiques de la
théurgie.
Ceux qui se plaisent dans l'état où l'
âme est tombée, dit-il, et qui ne savent pas le chemin de la
sphère supérieure à laquelle nous appartenons de droit primitif, acceptent l'empire des intelligences astrales et se mettent en rapport avec elles. C'est la grande aberration de ceux qui pratiquent la magie, la
théurgie, la
nécromancie et le
magnétisme artificiel. Tout n'est pas erreur ou mensonge dans ces pratiques ; mais il faut se défier de tout, car tout se passe dans une région où le bien et le mal sont mêlés et confondus.
Ecoutons à ce sujet une belle lettre, écrite en 1797, au retour de
Saint-Martin d'une excursion à
Petit-Bourg et à Champlâtreux, et attestant des modifications profondes qui ont eu lieu dans les croyances du théosophe.
Son peu discret
adepte l'ayant de nouveau assailli de toute une série de questions brûlantes, il lui dit :
« Je vous répondrai sur les différents points que vous m'engagez à éclaircir dans mes nouvelles entreprises. La plupart de ces points tiennent précisément à ces
initiations par où j'ai passé dans ma première école, et que j'ai laissées depuis longtemps pour me livrer à la seule
initiation qui soit vraiment selon mon cur.
Si j'ai parlé de ces points dans mes anciens écrits, ç'a été dans la verdeur de ma
jeunesse et par l'empire qu'avoit pris sur moi l'habitude journalière de les voir traiter et préconiser par mes maîtres et mes
compagnons ; mais je pourrai moins que jamais pousser loin aujourd'hui quelqu'un sur cet article, vu que je m'en détourne de plus en plus. En outre, il seroit de la dernière inutilité pour le public, qui, en effet, dans de simples écrits, ne pourrait recevoir là-dessus des lumières suffisantes...
Ces sortes de clartés doivent appartenir à ceux qui sont appelés directement à en faire usage, par l'ordre de
Dieu et pour la manifestation de sa gloire. Et quand ils y sont appelés de cette manière, il n'y a pas à s'inquiéter de leur instruction, car ils reçoivent alors, sans sans aucune obscurité, mille fois plus de notions, et des notions mille fois plus sûres que celles qu'un simple amateur comme moi pourroit leur donner sur toutes ces bases. (
Saint-Martin entend parler ici des fondateurs de
religions, des prophètes et des apôtres.)
En vouloir parler à d'autres, et surtout au public, c'est vouloir en pure perte stimuler une vaine curiosité et travailler plutôt pour la gloriole de l'écrivain que pour l'utilité du lecteur. Or, si j'ai eu des torts en ce genre dans mes (anciens) écrits, j'en aurais davantage si je voulois persister à marcher de ce même pied. Ainsi, mes nouveaux écrits parleront beaucoup de cette
initiation centrale qui, par notre union avec
Dieu, peut nous apprendre tout ce que nous devons savoir, et fort peu de l'anatomie descriptive de ces points délicats sur lesquels vous désireriez que je portasse ma
vue.
Sur le moyen de la plus prompte union de notre volonté avec
Dieu, je vous dirai que cette union est une uvre qui ne peut se faire que par la ferme et constante résolution de ceux qui la désirent ; qu'il n'y a autre moyen sur cela que l'usage persévérant d'une volonté pure nourrie par les uvres et la pratique de toutes les vertus, engraissée (
sic) par la prière, pour que la grâce divine vienne aider notre foiblesse et nous amener au terme de notre régénération.
Sur cet article, vous voyez que ce que je pourrai dire au public n'auroit sûrement pas plus de crédit que n'en a eu la parole divine.
Sur l'union du modèle à la copie, je vous dirai que dans les opérations spirituelles de tout genre, cet effet doit vous paroître naturel et possible, puisque les images ayant des rapports avec leurs modèles doivent toujours tendre à s'en approcher. C'est par cette voie que marchent toutes les opérations
théurgiques où s'emploient les noms des
esprits, leurs signes, leurs caractères ; toutes choses qui peuvent être données par eux, peuvent avoir des rapports entre eux. »
On voit encore une fois, par ce qui précède et par ce qui suit, que
Saint-Martin ne condamne pas la
théurgie en général, qu'il a la sienne, et qu'il ne condamne que celle qui s'attache aux Puissances de la région astrale.
« Quant à votre question sur l'aspect de la lumière ou de la
flamme élémentaire pour obtenir les vertus qui lui servent de modèle, vous devez voir qu'elle rentre absolument dans la
théurgie, surtout dans le
théurgique qui emploie la nature élémentaire, et comme telle je la crois inutile et étrangère à notre véritable théurgisme, où il ne faut d'autre
flamme que celle de notre désir, d'autre lumière que celle de notre pureté.
Cela n'interdit pas néanmoins les connoissances très profondes que vous pouvez puiser dans Bhme, sur le
feu et ses correspondances. Il y a (là) de quoi vous payer de vos spéculations. »
Quelle fermeté et quelle raison ! Je ne dirai pas quel sublime dédain, je dirai quelle gracieuse
indulgence ! Dans un homme, d'ailleurs si croyant, on aime à voir un
jugement aussi net et une patience aussi charitable.
Cela dit parfaitement pourquoi
Saint-Martin ne pratique aucune de ces opérations
théurgiques si prisées dans l'école de
Bordeaux. Sans les condamner toutes, il témoigne pour toutes une sincère répugnance, et sans se séparer de ceux qui s'y livrent, il recommande sans cesse à ses amis et à ses
disciples de s'en défier. Il les presse d'aller plus haut, dans la région pure, celle du Verbe, de ses
Agents et de ses
Vertus. Tout ce qui se passe dans l'ordre sensible ou physique l'émeut péniblement et choque sa raison. Spiritualiste en tout, il n'est matérialiste à aucun point de
vue. Il ne veut pas même du matérialisme « pour son laquais. »
Entre son commerce avec le monde spirituel et celui qui se faisait,
jour ou se pratiquait avec enthousiasme ailleurs, il y avait un véritable abîme. Le commerce avec les
âmes des trépassés retenues dans les régions astrales n'est pas l'objet de ses craintes seulement, il est celui de ses dédains. C'est dans la
sphère supérieure qu'il se porte et se meut ; et s'il est à la fin si mécontent de Swedenborg, c'est précisément par la raison que le confiant visionnaire possède la science des
âmes plutôt que celle des
esprits.
Je crois qu'il ne parlerait pas mieux des
visions de son
condisciple Fournié, s'il en parlait, et j'ai déjà fait remarquer combien il est médiocre partisan des
manifestations d'une de ses meilleures amies, la
marquise de la
Croix. Il détourne très expressément la
duchesse de Bourbon, qui s'attachait aux clairvoyances des somnambules, de tout ce qui est phénomène sensible. Il ne nie ni les manifestations, ni les visions en général ; mais il s'élève contre la crédule confusion de toutes les unes avec les autres. Loin de là, il les classe et les distingue. Le
baron de Liebisdorf, qui est comme tout le monde, qui voudrait voir et qui aspire toujours de nouveau à une
connaissance physique de
Dieu lui-même, a beau revenir à la charge pour lui arracher une concession qui permette à son
matérialisme d'espérer quelque chose de semblable,
Saint-Martin ne cède pas. Il sait que la tradition
mystique veut depuis les néoplatoniciens, Plotin à leur tête, qu'on ait vu
Dieu. Et comme il ne se croit pas le moins du monde un chef éminent ou favorisé, comme il ne se croit pas digne de nouer les cordons de la chaussure de Bhme, qui s'attribue trois grandes visions dans sa vie, il ne nie rien à ce sujet. Mais s'il s'abstient, ce n'est pas qu'il hésite. Au contraire, il est pour son compte plein de respect pour cette parole sainte plus d'une fois répétée dans le
Pentateuque : « Nul ne peut voir
Dieu et vivre. » Il repousse à ce sujet toute question nouvelle, et non sans quelque impatience, en termes propres à mettre fin à toutes ces interpellations indiscrètes qui révèlent encore plus d'
ignorance que de curiosité. Il répète à son ami que c'est spirituellement et non pas physiquement qu'il faut jouir des ravissements de la présence de
Dieu.
Le
baron lui a cité les manifestations obtenues à l'école du Nord. J'ai déjà dit, au sujet du voyage de Londres, le peu de cas que faisait
Saint-Martin de cette école. Je ferai voir ici comment il la combat.
« Je crois, écrit-il (lettre du 26
janvier 1794), que celui qui reçoit des communications externes et gratuites comme à Copenhague, peut bien n'être pas trompé, mais je n'ai aucun moyen d'assurer la chose. Ceux de Copenhague me paraissent ne pas avoir des preuves suffisantes pour justifier leur confiance :
1° Je ne les crois pas élus au premier degré ci-dessus, sans quoi ils n'auroient pas d'incertitudes, et n'auroient pas besoin de faire des questions.
2° Je les vois passifs dans leur uvre, je les vois opérés, et non pas opérants ; et ainsi n'ayant pas l'active virtualité nécessaire pour lier le
fort, afin de piller la maison du
fort et la mettre en état de propreté convenable pour n'y loger que d'honnêtes gens.
3° Les réponses qu'ils reçoivent quand ils demandent :
Es-tu la cause active et intelligente, ne me prouvent rien, car l'
ennemi peut tout imiter, jusqu'à nos prières, comme je l'ai dit dans
L'Homme de désir, et c'est au discernement de ces terribles imitations que conduit l'usage et la pratique des vraies opérations
théurgiques, quand toutefois on ne se porte pas de suite à l'interne qui apprend tout et préserve de tout.
4° Enfin, je ne vois point dans ces élus de Copenhague les signes indiqués dans l'
Evangile pour caractériser les vrais missionnaires de l'
esprit : « Ils guériront les malades, ils chasseront les démons, ils avaleront des poisons qui ne leur feront point de mal. »
Et puis je ne sais si mon extrême prudence contre l'externe, et mon
goût toujours croissant pour l'interne ne m'interdiroit pas même d'approcher de ces objets, jusqu'à ce que je fusse envoyé par un autre ordre que celui de mon désir ou de ma curiosité.
Je dois
ajouter que, si la puissance mauvaise peut tout imiter, la puissance bonne intermédiaire parle souvent comme la puissance suprême elle-même. C'est ce que l'on a vu à Sinaï, où les simples
Elohim ont parlé au peuple comme étant le seul
Dieu, le
Dieu jaloux (cette idée est de Martinez) : nouvelle raison pour se tenir en garde contre les conclusions que l'on tire de la réponse
oui.
Si toutes ces réflexions peuvent aider l'intéressante fille de Lavater à prendre quelque aplomb sur tout cela, vous pouvez les lui faire parvenir ; de même que je vous serai obligé de continuer à me communiquer ce que vous apprendrez de tous ces côtés.
J'ai eu du
physique aussi, dit
Saint-Martin, mais en moindre abondance (depuis
Bordeaux) que dans l'école de Martinez ; et encore, lors de ces procédés (quand il y prenait part à
Bordeaux), j'avois moins de physique que la plupart de mes camarades. Il m'a été aisé de reconnoître que ma part a été plus en intelligence qu'en opération. Ce physique n'attire pas plus mon attention ni ma confiance que le reste.
D'ailleurs, je vous l'ai dit mille fois, ce qui n'est pas votre uvre personnelle est une perte de temps pour vous. »
Saint-Martin fut réellement plus heureux qu'il ne pensait, et son
adepte plus docile qu'il n'espérait. Dès le 25
juillet 1795, le
baron lui écrit une lettre où il est détaché de l'école du Nord comme s'il n'en avait jamais été engoué. Mademoiselle Lavater est toujours « dans les meilleurs principes. » Mademoiselle Sarasin de
Bâle (où il y avait une sorte de succursale de l'école du Nord) est aussi entrée
expérimentalement dans la bonne voie. « Outre cela, continue-t-il, elle m'a mandé une nouvelle qui m'a fait plaisir et qui sert à confirmer ce que nous (ce nous est piquant) avons déjà conjecturé
a priori sur l'école du Nord. Voici ce qu'elle m'écrit :
« Une
dame de Copenhague, la comtesse de Reventlow,
disciple de l'école du Nord, tout comme Lavater, avoit mandé au dernier que, dégoûtée des contradictions qui se trouvoient dans cette école, elle avoit tout quitté ; qu'elle s'estimoit fort heureuse d'avoir cherché et trouvé une voie plus simple. »
Qu'est-ce que le physique que
Saint-Martin a eu, lui aussi et dès l'école de Martinez ?
C'est évidemment ce qu'on se vantait d'avoir eu à l'école du Nord, c'est-à-dire des
apparitions ou des manifestations sensibles.
Et pourquoi en a-t-il eu moins que ses camarades ?
Il le dit : « Il m'a été aisé de reconnoître que ma part a été plus en intelligence. » Voilà pourquoi il conseille à son ami de ne point chercher de physique du tout. Il veut le fond ; s'il ne méprise pas la forme, il n'estime pas ce qu'elle donne. Rappelons-nous « l'
initiation de
Versailles par les formes. »
En général,
Saint-Martin resta froid pour ce système de vulgarisation qui prétend mettre le monde des vivants tout entier en contact avec le monde des morts. après sa mort et celle de son
disciple Liebisdorf, un élève de ce dernier, M. de Herbort de Berne, avait admis sur ce sujet la tradition commune, celle que
Saint-Martin non seulement voyait familièrement les
esprits, mais qu'il ouvrait la
vue ou donnait la faculté de les voir à ses
adeptes. Il en écrivit à Salzmann comme d'un fait positif. Or voici ce que Salzmann lui répondit le 10 août 1810.
« Quant à l'assertion contenue vers la fin de votre lettre sur le don que possédait
Saint-Martin d'ouvrir la
vue ou le regard sur le monde des
esprits, je la mets fort en doute. J'ai connu
Saint-Martin dès 1777 (
sic). Il fut à
pendant deux (
sic) ans, et ne quitta cette ville qu'au commencement de la révolution. C'est ici qu'a été imprimée, sous ma direction, la première édition de
L'Homme de désir (Voyez
chapitre 13). Je connais très exactement ses travaux. Il n'opérait pas sur le monde des
esprits dans le sens ordinaire, et n'ouvrait pas les yeux aux autres pour y regarder. Cela est à coup sûr un malentendu.
Saint-Martin était d'ailleurs très secret, et ne parlait de certaines choses qu'avec des
initiés (4). »
C'est à un tout autre résultat qu'un simple ensemble de phénomènes merveilleux que vise
Saint-Martin, et c'est à d'autres conditions que ces opérations douteuses, c'est à des conditions morales qu'il attache le succès. Il ne veut avoir affaire qu'à l'aristocratie des cieux, et ne veut y parvenir que par le plus haut degré d'identification morale avec
Dieu qu'il soit donné à l'homme d'atteindre.
Tout est personnel, dit-il, dans les rapports de l'
âme, dans le développement de ses puissances, dans la régénération dont elles ont besoin et dans l'élévation qu'elles prennent à cette uvre de
palingénésie. Voilà sa doctrine, et ainsi dégagée elle est bien digne d'attention.
Est-ce autre chose que la doctrine chrétienne ?
Celle-ci se borne à dire que la régénération morale de l'homme est l'uvre de l'
Esprit divin, et qu'en produisant en nous un nouvel homme, en transformant le vieil homme en un autre, cette régénération nous mène à la sanctification et modifie complétement le
jeu de nos facultés éthiques : elle fait en sorte que ce n'est plus nous-mêmes qui nous gouvernons, mais que c'est l'
idéale perfection qui s'est révélée au genre humain, le Christ vivant en nous, qui règne sur nous. Voilà le
mysticisme chrétien.
La doctrine
mystique de
Saint-Martin ne s'arrête pas à cela ; elle va beaucoup plus loin, si ce n'est dans ses idées, du moins dans son langage, qui est toujours à lui, toujours très imagé. A la place du Christ il met la cause active et intelligente, et il fait jouer à l'
Esprit divin et à la Sophia céleste, qu'il appelle le
corps de Christ, un rôle qui nous surprend autant qu'il aurait ravi le
général Gichtel. Il y ajoute ses
Vertus, ses Puissances et ses
Agents qui sont en quelque sorte les auxiliaires de la sagesse suprême. Il le fait avec sa réserve et sa discrétion habituelles. L'enthousiasme très oratoire et très figuré de quelques
mystiques éminents qui portaient très loin le langage et les idées le choque singulièrement. Ces entraînements de
phraséologie, il les réprime avec soin dans sa correspondance, particulièrement en ce qui concerne Sophia, la Vierge divine, dans son union avec la Vierge
Marie. Mais d'un autre côté il ne veut pas sacrifier le dogme avec le luxe du style, ni bannir la vérité avec l'erreur. Loin de là, il est beaucoup plus
mystique qu'il ne le paraît dans ses ouvrages publiés, et il dit très nettement dans sa correspondance que, s'il voulait parler sur l'union
mystique avec Sophie la divine, il n'aurait qu'à consulter son expérience personnelle, et qu'elle le mettrait à même de confirmer, en fait de
mariage, ce que Liebisdorf lui a mandé sur celui de Gichtel.
N'est-ce pas trop dire ?
La Sophie divine avait joué un rôle considérable et très piquant dans la vie du
général : « Elle est venue elle-même après la mort de son
Epoux, ordonner, diriger le choix et l'arrangement de ses Lettres posthumes. elle a renouvelé plusieurs passages qui n'étaient indiqués qu'imparfaitement dans les brouillons qu'il avait laissés à son ami Uberfeld, et à mesure que ce dernier travaillait à cette rédaction, Sophie le dirigeait en personne. Elle est venue à cet effet voir Uberfeld à différentes reprises ; une fois elle y est restée pendant six semaines. C'était un festin continuel pendant lequel elle a communiqué au rédacteur et à quelques
disciples fidèles du défunt, des développements de sa sainte économie, qui dépassait de beaucoup tout ce que le monde a jamais pu s'imaginer. »
Voilà le résumé que Liebisdorf présente à son ami. La Sophie céleste, la sagesse divine personnifiée, a-t-elle joué un rôle semblable dans la vie de
Saint-Martin ?
Elle lui a donné des preuves de sa puissance et de ses sympathies, il est vrai, mais a-t-elle travaillé pour ses Lettres comme pour celles du général ? Non. Mais quand même les faveurs de Sophie auraient été aussi loin que dans le type qu'on lui cite, il aurait écarté de sa pensée comme de sa plume tout détail un peu vulgaire.
Tout ce lyrisme épithalamique si vif, si prodigué de tout temps et en Occident comme en Orient, par les
mystiques chrétiens comme par les
mystiques bouddhistes ou
musulmans,
Saint-Martin le bannit de sa pensée comme de ses pages, et au nom du
goût comme au nom de la vérité. Ce qu'il prise dans sa théorie sur la sagesse éternelle, c'est le rôle qu'elle joue dans l'univers, dans la vie de ceux qui comprennent le
ministère que l'homme est appelé à y remplir. La délivrance de la nature en deuil et dans l'attente de sa
palingénésie devenue nécessaire par la chute de l'homme, voilà le grand objet pour lequel elle éclaire,
anime et dirige ceux qui sont faits pour l'entendre. Car l'homme, en se relevant de sa chute, doit relever l'univers de la sienne, et « rendre au
soleil sacré son
épouse chérie, » l'éternelle Sophie dont il est séparé.
On le voit bien, ce
mysticisme dépasse de beaucoup le dogme chrétien, mais du moins, avec de telles
vues, que tout, dans nos efforts et nos aspirations, se concentre en
Dieu, tout mène à
Dieu. Sa manifestation la plus haute accordée à la terre, le Christ, règne en nous. Cette sagesse hypostasiée, personnifiée, et pour le dire très grossièrement défigurée par l'extase, n'est après tout que la sagesse divine, et
Saint-Martin n'aspirant essentiellement qu'à elle ne pouvait attacher que fort peu de prix aux manifestations secondaires, à toute espèce d'apparitions ou de visions possibles, tout ce qui tenait à la région astrale inspirant une grande défiance à sa lucide raison.
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(4) Correspondance mystique de Salzmann, tome I, contenant la correspondance autographe de Lavater et autres
mystiques de
Suisse et d'Allemagne. (De ma collection.)
Note de l'auteur sur le chapitre : « Ma part a été plus en intelligence. » C'est ce qu'il assure à plusieurs reprises, et toujours à titre de privilége.
Son premier maître lui avait déjà dit qu'ayant l'intelligence ; il n'avait pas besoin de
visions. C'est pour cela qu'il ne s'en attribue aucune. Mais il eut un
jour au Luxembourg un
tableau qui lui fut envoyé, et où figuraient Moïse, sa sur et une troisième personne. « L'obscurité régnoit sur le globe ; l'herbe séchoit sur la terre ; les
animaux hurloient. Moïse, sa sur et une autre personne,
que je connois, se portoient successivement vers les quatre points de l'
horizon. La troisième personne prioit beaucoup et obtint par-là d'être préservée des maux dont l'univers étoit menacé. » On voit que ce tableau, envoyé « en 1778 ou 1780, » figure la révolution ; que la troisième personne qui y paraît est
Saint-Martin lui-même, et que cela explique l'assurance dont il n'a cessé de jouir au milieu de tous les troubles.