Vous êtes ici : Autres traditions & spiritualités | MARTINISME, MARTINEZISME & MYSTICISME | Livres, Textes & Documents | Saint-Martin le Philosophe Inconnu | CHAPITRE XXV : Les communications avee des êtres supérieurs. (- La théurgie.) - Les manifestations, les apparitions et les visions. (- L’école de Copenhague et l’école de Bordeaux. - La comtesse de Reventlow. - Mesdemoiselles Lavater et Sarasin. - Herbort et Salzmann. - Le mysticisme chrétien et le mysticisme de Saint-Martin.)

Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
© France-Spiritualités™






CHAPITRE XXV

Les communications avee des êtres supérieurs. (– La théurgie.) – Les manifestations, les apparitions et les visions. (– L'école de Copenhague et l'école de Bordeaux.
La comtesse de Reventlow. – Mesdemoiselles Lavater et Sarasin. – Herbort et Salzmann. – Le mysticisme chrétien et le mysticisme de Saint-Martin.)

Admettre des communications diverses et extraordinaires avec le monde spirituel, c'est le caractère commun de tous les mystiques ; et c'est l'ambition de tous les théosophes d'en avoir personnellement. Le rationaliste, lui aussi, ne demanderait pas mieux que de se trouver en rapport avec des intelligences plus élevées que l'homme. Mais ce qui n'est pour lui qu'une idée, qu'une aspiration, et tout au plus une théorie, est pour le vrai mystique une sorte de dogme, et pour le vrai théosophe une incontestable réalité. On peut, quand on est mystique, ne pas aller jusqu'à la jouissance, mais on y croit. S'il est des mystiques qui n'y vont pas, c'est qu'ils en sont empêchés par leur imperfection personnelle, ou bien qu'ils se laissent arrêter, sans le vouloir et sans bien s'en rendre compte, par la contagion du rationalisme et par la crainte du ridicule. Aussi tous se mettent-ils en garde à l'égard de la divulgation, et ne sont-ils à leur aise qu'entre initiés d'une sérieuse discrétion.

      Saint-Martin, quoique initié parlant à des initiés, à son adepte de Berne par exemple, est à ce sujet d'une telle réserve qu'on serait souvent tenté de le mettre, sinon au nombre des exclus, du moins au nombre de ceux qui se tiennent sur la frontière par voie de prudence et afin de pouvoir se retirer sur un terrain sûr en cas de besoin. Mais s'il se recueille avec soin, il croit avec fermeté. Il admet parfaitement des Puissances ou des Vertus qui nous assistent ; il choisit les siennes et il se met en garde contre leurs voisins, qui ne sont ni aussi purs ni aussi bienveillants. Il se défie beaucoup de certaines régions du monde spirituel et de certaines classes d'esprits qu'il y distingue ; mais il croit si bien à leur pouvoir qu'il s'en alarme et qu'il fuit leur contact avec une sorte d'horreur. Ce n'est pas là du scepticisme, ce n'est que de la vigilance.

      De plus, sa foi ne se borne pas à des influences invisibles, occultes. Il croit à des communications sensibles et très diverses, d'autant plus variées qu'il admet des catégories ou des classes plus nombreuses, des classes qui se combattent ou du moins se disputent l'influence qu'elles exercent sur les hommes.

      Voici sa théorie.

      Par notre origine nous sommes, ou du moins à notre origine nous étions supérieurs à la région du firmament, à la région astrale et aux esprits qui la gouvernent. Nous ne le sommes plus. Depuis la chute du premier homme nous sommes devenus inférieurs à cette région et nous sommes tombés sous l'influence de ceux qui la dominent.

      Je ne m'arrête pas pour dire combien cette théorie est différente de l'idée fondamentale du gnosticisme avec laquelle on aime à la confondre. D'après la science secrète des gnostiques, l'homme n'étant que l'œuvre, la créature des esprits qui l'ont fait à l'insu du Dieu suprême, leur est subordonné par son origine même ; et s'il a mille raisons de vouloir s'affranchir de leur règne, il n'a pas, du moins, celle d'y aspirer au nom de ses rapports primitifs. La théorie de Saint-Martin est autre : plus flatteuse pour l'homme, elle lui donne le droit d'être très dédaigneux pour les pratiques de la théurgie.

      Ceux qui se plaisent dans l'état où l'âme est tombée, dit-il, et qui ne savent pas le chemin de la sphère supérieure à laquelle nous appartenons de droit primitif, acceptent l'empire des intelligences astrales et se mettent en rapport avec elles. C'est la grande aberration de ceux qui pratiquent la magie, la théurgie, la nécromancie et le magnétisme artificiel. Tout n'est pas erreur ou mensonge dans ces pratiques ; mais il faut se défier de tout, car tout se passe dans une région où le bien et le mal sont mêlés et confondus.

      Ecoutons à ce sujet une belle lettre, écrite en 1797, au retour de Saint-Martin d'une excursion à Petit-Bourg et à Champlâtreux, et attestant des modifications profondes qui ont eu lieu dans les croyances du théosophe. Son peu discret adepte l'ayant de nouveau assailli de toute une série de questions brûlantes, il lui dit :

      « Je vous répondrai sur les différents points que vous m'engagez à éclaircir dans mes nouvelles entreprises. La plupart de ces points tiennent précisément à ces initiations par où j'ai passé dans ma première école, et que j'ai laissées depuis longtemps pour me livrer à la seule initiation qui soit vraiment selon mon cœur.
      Si j'ai parlé de ces points dans mes anciens écrits, ç'a été dans la verdeur de ma jeunesse et par l'empire qu'avoit pris sur moi l'habitude journalière de les voir traiter et préconiser par mes maîtres et mes compagnons ; mais je pourrai moins que jamais pousser loin aujourd'hui quelqu'un sur cet article, vu que je m'en détourne de plus en plus. En outre, il seroit de la dernière inutilité pour le public, qui, en effet, dans de simples écrits, ne pourrait recevoir là-dessus des lumières suffisantes...
      Ces sortes de clartés doivent appartenir à ceux qui sont appelés directement à en faire usage, par l'ordre de Dieu et pour la manifestation de sa gloire. Et quand ils y sont appelés de cette manière, il n'y a pas à s'inquiéter de leur instruction, car ils reçoivent alors, sans sans aucune obscurité, mille fois plus de notions, et des notions mille fois plus sûres que celles qu'un simple amateur comme moi pourroit leur donner sur toutes ces bases. (Saint-Martin entend parler ici des fondateurs de religions, des prophètes et des apôtres.)
      En vouloir parler à d'autres, et surtout au public, c'est vouloir en pure perte stimuler une vaine curiosité et travailler plutôt pour la gloriole de l'écrivain que pour l'utilité du lecteur. Or, si j'ai eu des torts en ce genre dans mes (anciens) écrits, j'en aurais davantage si je voulois persister à marcher de ce même pied. Ainsi, mes nouveaux écrits parleront beaucoup de cette initiation centrale qui, par notre union avec Dieu, peut nous apprendre tout ce que nous devons savoir, et fort peu de l'anatomie descriptive de ces points délicats sur lesquels vous désireriez que je portasse ma vue.
      Sur le moyen de la plus prompte union de notre volonté avec Dieu, je vous dirai que cette union est une œuvre qui ne peut se faire que par la ferme et constante résolution de ceux qui la désirent ; qu'il n'y a autre moyen sur cela que l'usage persévérant d'une volonté pure nourrie par les œuvres et la pratique de toutes les vertus, engraissée (sic) par la prière, pour que la grâce divine vienne aider notre foiblesse et nous amener au terme de notre régénération.
      Sur cet article, vous voyez que ce que je pourrai dire au public n'auroit sûrement pas plus de crédit que n'en a eu la parole divine.
      Sur l'union du modèle à la copie, je vous dirai que dans les opérations spirituelles de tout genre, cet effet doit vous paroître naturel et possible, puisque les images ayant des rapports avec leurs modèles doivent toujours tendre à s'en approcher. C'est par cette voie que marchent toutes les opérations théurgiques où s'emploient les noms des esprits, leurs signes, leurs caractères ; toutes choses qui peuvent être données par eux, peuvent avoir des rapports entre eux. »

      On voit encore une fois, par ce qui précède et par ce qui suit, que Saint-Martin ne condamne pas la théurgie en général, qu'il a la sienne, et qu'il ne condamne que celle qui s'attache aux Puissances de la région astrale.

      « Quant à votre question sur l'aspect de la lumière ou de la flamme élémentaire pour obtenir les vertus qui lui servent de modèle, vous devez voir qu'elle rentre absolument dans la théurgie, surtout dans le théurgique qui emploie la nature élémentaire, et comme telle je la crois inutile et étrangère à notre véritable théurgisme, où il ne faut d'autre flamme que celle de notre désir, d'autre lumière que celle de notre pureté.
      Cela n'interdit pas néanmoins les connoissances très profondes que vous pouvez puiser dans Bœhme, sur le feu et ses correspondances. Il y a (là) de quoi vous payer de vos spéculations. »

      Quelle fermeté et quelle raison ! Je ne dirai pas quel sublime dédain, je dirai quelle gracieuse indulgence ! Dans un homme, d'ailleurs si croyant, on aime à voir un jugement aussi net et une patience aussi charitable.

      Cela dit parfaitement pourquoi Saint-Martin ne pratique aucune de ces opérations théurgiques si prisées dans l'école de Bordeaux. Sans les condamner toutes, il témoigne pour toutes une sincère répugnance, et sans se séparer de ceux qui s'y livrent, il recommande sans cesse à ses amis et à ses disciples de s'en défier. Il les presse d'aller plus haut, dans la région pure, celle du Verbe, de ses Agents et de ses Vertus. Tout ce qui se passe dans l'ordre sensible ou physique l'émeut péniblement et choque sa raison. Spiritualiste en tout, il n'est matérialiste à aucun point de vue. Il ne veut pas même du matérialisme « pour son laquais. »

      Entre son commerce avec le monde spirituel et celui qui se faisait, jour ou se pratiquait avec enthousiasme ailleurs, il y avait un véritable abîme. Le commerce avec les âmes des trépassés retenues dans les régions astrales n'est pas l'objet de ses craintes seulement, il est celui de ses dédains. C'est dans la sphère supérieure qu'il se porte et se meut ; et s'il est à la fin si mécontent de Swedenborg, c'est précisément par la raison que le confiant visionnaire possède la science des âmes plutôt que celle des esprits.

      Je crois qu'il ne parlerait pas mieux des visions de son condisciple Fournié, s'il en parlait, et j'ai déjà fait remarquer combien il est médiocre partisan des manifestations d'une de ses meilleures amies, la marquise de la Croix. Il détourne très expressément la duchesse de Bourbon, qui s'attachait aux clairvoyances des somnambules, de tout ce qui est phénomène sensible. Il ne nie ni les manifestations, ni les visions en général ; mais il s'élève contre la crédule confusion de toutes les unes avec les autres. Loin de là, il les classe et les distingue. Le baron de Liebisdorf, qui est comme tout le monde, qui voudrait voir et qui aspire toujours de nouveau à une connaissance physique de Dieu lui-même, a beau revenir à la charge pour lui arracher une concession qui permette à son matérialisme d'espérer quelque chose de semblable, Saint-Martin ne cède pas. Il sait que la tradition mystique veut depuis les néoplatoniciens, Plotin à leur tête, qu'on ait vu Dieu. Et comme il ne se croit pas le moins du monde un chef éminent ou favorisé, comme il ne se croit pas digne de nouer les cordons de la chaussure de Bœhme, qui s'attribue trois grandes visions dans sa vie, il ne nie rien à ce sujet. Mais s'il s'abstient, ce n'est pas qu'il hésite. Au contraire, il est pour son compte plein de respect pour cette parole sainte plus d'une fois répétée dans le Pentateuque : « Nul ne peut voir Dieu et vivre. » Il repousse à ce sujet toute question nouvelle, et non sans quelque impatience, en termes propres à mettre fin à toutes ces interpellations indiscrètes qui révèlent encore plus d'ignorance que de curiosité. Il répète à son ami que c'est spirituellement et non pas physiquement qu'il faut jouir des ravissements de la présence de Dieu.

      Le baron lui a cité les manifestations obtenues à l'école du Nord. J'ai déjà dit, au sujet du voyage de Londres, le peu de cas que faisait Saint-Martin de cette école. Je ferai voir ici comment il la combat.

      « Je crois, écrit-il (lettre du 26 janvier 1794), que celui qui reçoit des communications externes et gratuites comme à Copenhague, peut bien n'être pas trompé, mais je n'ai aucun moyen d'assurer la chose. Ceux de Copenhague me paraissent ne pas avoir des preuves suffisantes pour justifier leur confiance :
      Je ne les crois pas élus au premier degré ci-dessus, sans quoi ils n'auroient pas d'incertitudes, et n'auroient pas besoin de faire des questions.
      Je les vois passifs dans leur œuvre, je les vois opérés, et non pas opérants ; et ainsi n'ayant pas l'active virtualité nécessaire pour lier le fort, afin de piller la maison du fort et la mettre en état de propreté convenable pour n'y loger que d'honnêtes gens.
      Les réponses qu'ils reçoivent quand ils demandent : Es-tu la cause active et intelligente, ne me prouvent rien, car l'ennemi peut tout imiter, jusqu'à nos prières, comme je l'ai dit dans L'Homme de désir, et c'est au discernement de ces terribles imitations que conduit l'usage et la pratique des vraies opérations théurgiques, quand toutefois on ne se porte pas de suite à l'interne qui apprend tout et préserve de tout.
      Enfin, je ne vois point dans ces élus de Copenhague les signes indiqués dans l'Evangile pour caractériser les vrais missionnaires de l'esprit : « Ils guériront les malades, ils chasseront les démons, ils avaleront des poisons qui ne leur feront point de mal. »
      Et puis je ne sais si mon extrême prudence contre l'externe, et mon goût toujours croissant pour l'interne ne m'interdiroit pas même d'approcher de ces objets, jusqu'à ce que je fusse envoyé par un autre ordre que celui de mon désir ou de ma curiosité.
      Je dois ajouter que, si la puissance mauvaise peut tout imiter, la puissance bonne intermédiaire parle souvent comme la puissance suprême elle-même. C'est ce que l'on a vu à Sinaï, où les simples Elohim ont parlé au peuple comme étant le seul Dieu, le Dieu jaloux (cette idée est de Martinez) : nouvelle raison pour se tenir en garde contre les conclusions que l'on tire de la réponse oui.
      Si toutes ces réflexions peuvent aider l'intéressante fille de Lavater à prendre quelque aplomb sur tout cela, vous pouvez les lui faire parvenir ; de même que je vous serai obligé de continuer à me communiquer ce que vous apprendrez de tous ces côtés.
      J'ai eu du physique aussi, dit Saint-Martin, mais en moindre abondance (depuis Bordeaux) que dans l'école de Martinez ; et encore, lors de ces procédés (quand il y prenait part à Bordeaux), j'avois moins de physique que la plupart de mes camarades. Il m'a été aisé de reconnoître que ma part a été plus en intelligence qu'en opération. Ce physique n'attire pas plus mon attention ni ma confiance que le reste.
      D'ailleurs, je vous l'ai dit mille fois, ce qui n'est pas votre œuvre personnelle est une perte de temps pour vous. »

      Saint-Martin fut réellement plus heureux qu'il ne pensait, et son adepte plus docile qu'il n'espérait. Dès le 25 juillet 1795, le baron lui écrit une lettre où il est détaché de l'école du Nord comme s'il n'en avait jamais été engoué. Mademoiselle Lavater est toujours « dans les meilleurs principes. » Mademoiselle Sarasin de Bâle (où il y avait une sorte de succursale de l'école du Nord) est aussi entrée expérimentalement dans la bonne voie. « Outre cela, continue-t-il, elle m'a mandé une nouvelle qui m'a fait plaisir et qui sert à confirmer ce que nous (ce nous est piquant) avons déjà conjecturé a priori sur l'école du Nord. Voici ce qu'elle m'écrit :

      « Une dame de Copenhague, la comtesse de Reventlow, disciple de l'école du Nord, tout comme Lavater, avoit mandé au dernier que, dégoûtée des contradictions qui se trouvoient dans cette école, elle avoit tout quitté ; qu'elle s'estimoit fort heureuse d'avoir cherché et trouvé une voie plus simple. »

      Qu'est-ce que le physique que Saint-Martin a eu, lui aussi et dès l'école de Martinez ?

      C'est évidemment ce qu'on se vantait d'avoir eu à l'école du Nord, c'est-à-dire des apparitions ou des manifestations sensibles.

      Et pourquoi en a-t-il eu moins que ses camarades ?

      Il le dit : « Il m'a été aisé de reconnoître que ma part a été plus en intelligence. » Voilà pourquoi il conseille à son ami de ne point chercher de physique du tout. Il veut le fond ; s'il ne méprise pas la forme, il n'estime pas ce qu'elle donne. Rappelons-nous « l'initiation de Versailles par les formes. »

      En général, Saint-Martin resta froid pour ce système de vulgarisation qui prétend mettre le monde des vivants tout entier en contact avec le monde des morts. après sa mort et celle de son disciple Liebisdorf, un élève de ce dernier, M. de Herbort de Berne, avait admis sur ce sujet la tradition commune, celle que Saint-Martin non seulement voyait familièrement les esprits, mais qu'il ouvrait la vue ou donnait la faculté de les voir à ses adeptes. Il en écrivit à Salzmann comme d'un fait positif. Or voici ce que Salzmann lui répondit le 10 août 1810.

      « Quant à l'assertion contenue vers la fin de votre lettre sur le don que possédait Saint-Martin d'ouvrir la vue ou le regard sur le monde des esprits, je la mets fort en doute. J'ai connu Saint-Martin dès 1777 (sic). Il fut à pendant deux (sic) ans, et ne quitta cette ville qu'au commencement de la révolution. C'est ici qu'a été imprimée, sous ma direction, la première édition de L'Homme de désir (Voyez chapitre 13). Je connais très exactement ses travaux. Il n'opérait pas sur le monde des esprits dans le sens ordinaire, et n'ouvrait pas les yeux aux autres pour y regarder. Cela est à coup sûr un malentendu. Saint-Martin était d'ailleurs très secret, et ne parlait de certaines choses qu'avec des initiés (4). »

      C'est à un tout autre résultat qu'un simple ensemble de phénomènes merveilleux que vise Saint-Martin, et c'est à d'autres conditions que ces opérations douteuses, c'est à des conditions morales qu'il attache le succès. Il ne veut avoir affaire qu'à l'aristocratie des cieux, et ne veut y parvenir que par le plus haut degré d'identification morale avec Dieu qu'il soit donné à l'homme d'atteindre.

      Tout est personnel, dit-il, dans les rapports de l'âme, dans le développement de ses puissances, dans la régénération dont elles ont besoin et dans l'élévation qu'elles prennent à cette œuvre de palingénésie. Voilà sa doctrine, et ainsi dégagée elle est bien digne d'attention.

      Est-ce autre chose que la doctrine chrétienne ?

      Celle-ci se borne à dire que la régénération morale de l'homme est l'œuvre de l'Esprit divin, et qu'en produisant en nous un nouvel homme, en transformant le vieil homme en un autre, cette régénération nous mène à la sanctification et modifie complétement le jeu de nos facultés éthiques : elle fait en sorte que ce n'est plus nous-mêmes qui nous gouvernons, mais que c'est l'idéale perfection qui s'est révélée au genre humain, le Christ vivant en nous, qui règne sur nous. Voilà le mysticisme chrétien.

      La doctrine mystique de Saint-Martin ne s'arrête pas à cela ; elle va beaucoup plus loin, si ce n'est dans ses idées, du moins dans son langage, qui est toujours à lui, toujours très imagé. A la place du Christ il met la cause active et intelligente, et il fait jouer à l'Esprit divin et à la Sophia céleste, qu'il appelle le corps de Christ, un rôle qui nous surprend autant qu'il aurait ravi le général Gichtel. Il y ajoute ses Vertus, ses Puissances et ses Agents qui sont en quelque sorte les auxiliaires de la sagesse suprême. Il le fait avec sa réserve et sa discrétion habituelles. L'enthousiasme très oratoire et très figuré de quelques mystiques éminents qui portaient très loin le langage et les idées le choque singulièrement. Ces entraînements de phraséologie, il les réprime avec soin dans sa correspondance, particulièrement en ce qui concerne Sophia, la Vierge divine, dans son union avec la Vierge Marie. Mais d'un autre côté il ne veut pas sacrifier le dogme avec le luxe du style, ni bannir la vérité avec l'erreur. Loin de là, il est beaucoup plus mystique qu'il ne le paraît dans ses ouvrages publiés, et il dit très nettement dans sa correspondance que, s'il voulait parler sur l'union mystique avec Sophie la divine, il n'aurait qu'à consulter son expérience personnelle, et qu'elle le mettrait à même de confirmer, en fait de mariage, ce que Liebisdorf lui a mandé sur celui de Gichtel.

      N'est-ce pas trop dire ?

      La Sophie divine avait joué un rôle considérable et très piquant dans la vie du général : « Elle est venue elle-même après la mort de son Epoux, ordonner, diriger le choix et l'arrangement de ses Lettres posthumes. elle a renouvelé plusieurs passages qui n'étaient indiqués qu'imparfaitement dans les brouillons qu'il avait laissés à son ami Uberfeld, et à mesure que ce dernier travaillait à cette rédaction, Sophie le dirigeait en personne. Elle est venue à cet effet voir Uberfeld à différentes reprises ; une fois elle y est restée pendant six semaines. C'était un festin continuel pendant lequel elle a communiqué au rédacteur et à quelques disciples fidèles du défunt, des développements de sa sainte économie, qui dépassait de beaucoup tout ce que le monde a jamais pu s'imaginer. »

      Voilà le résumé que Liebisdorf présente à son ami. La Sophie céleste, la sagesse divine personnifiée, a-t-elle joué un rôle semblable dans la vie de Saint-Martin ?

      Elle lui a donné des preuves de sa puissance et de ses sympathies, il est vrai, mais a-t-elle travaillé pour ses Lettres comme pour celles du général ? Non. Mais quand même les faveurs de Sophie auraient été aussi loin que dans le type qu'on lui cite, il aurait écarté de sa pensée comme de sa plume tout détail un peu vulgaire.

      Tout ce lyrisme épithalamique si vif, si prodigué de tout temps et en Occident comme en Orient, par les mystiques chrétiens comme par les mystiques bouddhistes ou musulmans, Saint-Martin le bannit de sa pensée comme de ses pages, et au nom du goût comme au nom de la vérité. Ce qu'il prise dans sa théorie sur la sagesse éternelle, c'est le rôle qu'elle joue dans l'univers, dans la vie de ceux qui comprennent le ministère que l'homme est appelé à y remplir. La délivrance de la nature en deuil et dans l'attente de sa palingénésie devenue nécessaire par la chute de l'homme, voilà le grand objet pour lequel elle éclaire, anime et dirige ceux qui sont faits pour l'entendre. Car l'homme, en se relevant de sa chute, doit relever l'univers de la sienne, et « rendre au soleil sacré son épouse chérie, » l'éternelle Sophie dont il est séparé.

      On le voit bien, ce mysticisme dépasse de beaucoup le dogme chrétien, mais du moins, avec de telles vues, que tout, dans nos efforts et nos aspirations, se concentre en Dieu, tout mène à Dieu. Sa manifestation la plus haute accordée à la terre, le Christ, règne en nous. Cette sagesse hypostasiée, personnifiée, et pour le dire très grossièrement défigurée par l'extase, n'est après tout que la sagesse divine, et Saint-Martin n'aspirant essentiellement qu'à elle ne pouvait attacher que fort peu de prix aux manifestations secondaires, à toute espèce d'apparitions ou de visions possibles, tout ce qui tenait à la région astrale inspirant une grande défiance à sa lucide raison.


________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
(4)  Correspondance mystique de Salzmann, tome I, contenant la correspondance autographe de Lavater et autres mystiques de Suisse et d'Allemagne. (De ma collection.)

Note de l'auteur sur le chapitre :  « Ma part a été plus en intelligence. » C'est ce qu'il assure à plusieurs reprises, et toujours à titre de privilége. Son premier maître lui avait déjà dit qu'ayant l'intelligence ; il n'avait pas besoin de visions. C'est pour cela qu'il ne s'en attribue aucune. Mais il eut un jour au Luxembourg un tableau qui lui fut envoyé, et où figuraient Moïse, sa sœur et une troisième personne. « L'obscurité régnoit sur le globe ; l'herbe séchoit sur la terre ; les animaux hurloient. Moïse, sa sœur et une autre personne, que je connois, se portoient successivement vers les quatre points de l'horizon. La troisième personne prioit beaucoup et obtint par-là d'être préservée des maux dont l'univers étoit menacé. » On voit que ce tableau, envoyé « en 1778 ou 1780, » figure la révolution ; que la troisième personne qui y paraît est Saint-Martin lui-même, et que cela explique l'assurance dont il n'a cessé de jouir au milieu de tous les troubles.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte ALCHIMIE & SPAGYRIE MARTINISME, MARTINEZISME & MYSTICISME OCCULTISME & MAGIE MAGNETISME, RADIESTHESIE & ONDES DE FORMES THEOSOPHIE ASTROLOGIE & ASTRONOMIE ROSE-CROIX & ROSICRUCIANISME SPIRITISME & TRANSCOMMUNICATION PRIÈRE & TEXTES INSPIRANTS