
Jean XXIII ! Ce nom ne pouvait manquer de nous
frapper
immédiatement. Faut-il voir, dans ce choix du nouveau
pape, la marque des sentiments francophiles qu'on lui prête,
ou, plus profondément, l'un de ces
intersignes, si chers
à ce pauvre
Villiers, annonciateur d'un réveil
alchimique de la conscience des hommes ? Certes, nous n'envisageons
pas ici le vulgus profanum d'Horace, mais l'élite des
peuples, et, au sein de celle-ci, la fraction qui, plus apparemment
instruite que réellement éclairée, s'est
laissée gagner à des desseins
impies et sans mesure.
Sous la noble devise "
Pastor e Nauta" ("
Pasteur
et pilote"), que lui attribue la célèbre prophétie
de
saint Malachie, le
cardinal Giuseppe Roncalli est donc devenu Jean XXIII, quoique
Balthasar Cossa eût été pape, sous ce même nom, de 1410
à 1415. Celui-ci fut déposé par le
concile de Constance réuni
à l'instigation de l'empereur Sigismond, puis, après quelques années
d'emprisonnement à Heidelberg, il fut nommé, par
Martin V,
cardinal
de Frascati et doyen du Sacré
Collège.
Jean XXIII n'eût-il pas subi un
destin plus tragique, s'il n'avait su se
maintenir dans sa lutte contre Louis de Bavière et si, d'autre part, il
n'avait cédé à
Philippe Ier de
Valois, qui ne voulait rien
moins que le faire
brûler vif comme hérétique ? C'est précisément
notre intention de dire quelques mots du deuxième pape d'
Avignon, qui fut
le successeur de
Clément V, ce complice de
Philippe le Bel dans la féroce
et sanglante persécution exercée contre l'Ordre du
Temple. Le Souverain
Pontife, appelé à comparaître, dans les 40
jours, devant le
tribunal de
Dieu, par Jacques
Molay enchaîné sur le bûcher,
était mort en effet le 12ème
jour des
calendes de mai. Quant au
roi de France, également assigné par le Grand Maître avant
la fin de la même année 1314, il périt à son tour le 29 novembre.
Partisan des
Templiers et leur fidèle défenseur dans les
conciles, Jacques d'Euse avait peut-être recueilli auprès d'eux les connaissances secrètes qu'il est
historiquement difficile de lui contester, à moins qu'il ne les
eût acquises au contact d'
Arnauld de Villeneuve et de
Raymond Lulle, pendant ses
séjours à
et à
Paris, alors que la science
hermétique florissait dans ces universités à l'égal de la médecine et du
droit canon. Le moine cordelier
François Pagi est formel à ce sujet, qui déclare dans son
Inventaire historico-chronologico-critique des actes des Pontifes romains :
«
Jean a traité aussi, en langue latine, l'art transmutatoire des métaux,
lequel ouvrage a été mis en français par un auteur incertain. »
(1) Nous n'avons jamais vu, dans l'édition latine,
L'Elixir des Philosophes et
L'Art transmutatoire du
pape Jean XXII envisagés
par Pagi, mais nous les connaissons dans leur traduction française du
XVIe siècle, que le libraire Emile Nourry offrait, sur l'un de ses catalogues de 1913, pour la somme de six francs. Nous prîmes, voilà bien longtemps, à la page de garde de l'exemplaire de Fulcanelli, cette indication qui, nonobstant l'avilissement monétaire, porte vraiment à rêver aujourd'hui. Notons que, comme par hasard, ce volume qui, à la Bibliothèque
Nationale, figurait au service ordinaire des
Imprimés, sous la cote R 27.364, vient de passer en
Réserve avec le numérotage R 618 (1-3).
Le même
François Pagi nous parle du fameux et fantastique trésor que
Jean XXII laissa derrière lui, dans les caves de son palais d'
Avignon. Exactement, «
dix-huit millions
de florins d'or en monnaie frappée et la valeur de sept millions de pierres
précieuses, de vases d'église et d'objets sacrés de mobilier.
» («
pecuniam cusam fuisse octodecim millionum florenorum auri,
valorem gemmarum ac vasorum ecclesiasticum sacraque supellectilis septem millionum.
»)
Est-ce bien tout ? Que devinrent les énormes lingots (rouleaux), pesant chacun un
quintal, dont
Jean XXII fait mention, dès le premier paragraphe de son
Art transmutatoire ?
«
Or commence le livre d'Alchimie que le pape Jean fit ouvrer en Avignon, duquel ouvrage il en avoit 200 roollez d'un chacun pesant un quintal. »
Deux cents
quintaux ! Ce qui faisait 20.000 livres anciennes, dont il est
facile de calculer le montant, au
XVIIe siècle, puisque Lenglet-Dufresnoy
observe que l'or valait, à son époque, 500 livres (monnaie) au marc
(2). Comme le marc pesait la moitié de la livre, c'est-à-dire
huit onces, cela atteignait la somme prodigieuse de vingt millions de livres.
Il apparaîtrait, en résumé, qu'on eût seulement avoué
le métal précieux converti en numéraire et en orfèvrerie
du culte, et qu'on s'en fût tenu au chiffre – officiel, dirons-nous –
que
François Nouguier, avant Pagi, indiquait dans son
Histoire
chronologique de l'Eglise, Evesques et Archevesques d'Avignon, imprimé
en cette ville, l'an 1660 :
«
Le 4 decembre 1334. Le pape Jean XXII mourut en Avignon nonagenaire à
ce qu'on escrit, outre tant de belles choses qu'il avoit fait à l'avantage
de l'Eglise, il la laissa riche de vingt-cinq millions d'or, il fut porté
dans la metropolitaine & mis dans ce beau & superbe sepulchre à la chapelle
aujourd'huy dite de S. Ioseph ioignant la sacristie. »
(3)
Hélas ! Le vandalisme révolutionnaire, qui
se déchaîna furieusement sur la
cathédrale avignonnaise, n'a
laissé, de la sépulture, que le vestige délabré permettant,
toutefois, d'en imaginer toute l'ancienne splendeur. Déjà ce monument
ne se trouvait plus à sa place primitive en 1793, puisque 44 années
plus tôt, le «
Seigneur Archevêque » avait ordonné
son déplacement, avec l'ouverture préalable du sarcophage, de laquelle
le procès-verbal constitue un chef-d'œuvre du genre, quant à l'abondance
et à la précision des détails. On en peut lire la minute
originale chez l'actuel notaire d'
Avignon, successeur lointain de maître
Poncet, qui enregistra l'acte le 8 mars 1759. Ce fut, d'ailleurs, l'occasion de
constater que le cercueil de
bois avait été ouvert du côté
de la tête ; que cela avait entraîné la
destruction du chêne
qui était sculpté sur la pierre extérieure et qui, se répétant
à l'autre extrémité, formait de la sorte une double
clef
de fermeture. Nous nous devons de souligner que ce chêne
symbolique se montre,
pour l'alchimiste, un sujet de profonde réflexion, dont on trouvera les
précieux
éléments dans
Les Demeures
Philosophales de Fulcanelli.
Les assistants
dégagèrent le
corps qui «
etoit enveloppé dans une
forte toile et entouré de cordes de long en long et par travers »,
et le
chanoine Molière put alors retirer du doigt de l'
illustre défunt
une lourde bague en or pur retenant une grosse émeraude «
dont
le brillant avoit été entierement obscurci par le baume et les autres
ingrediens qui avoient servi à embaumer le corps ».
Evidemment, il ne s'agissait pas d'une émeraude naturelle,
dont les plus beaux spécimens sont fréquemment logés dans
une gangue de calcaire pathique ou bitumeux. Le silicate double d'alumine et de
glucinium n'eût pas souffert des aromates divers utilisés pour l'embaumement.
En conséquence, c'est l'
émeraude des philosophes, selon nous, que
le pape alchimiste voulut conserver au doigt, pour sa lente et nécessaire
désagrégation matérielle, dans la paix du tombeau. Car si
Jacques d'Euse parvint à la pierre physique de transmutation métallique
et de création des gemmes, il ne reçut pas le don de la Pierre
Philosophale ou Médecine Universelle. C'est bien ce qui appert du passage
de
L'Art transmutatoire, que le lecteur trouvera
à la suite de la présente étude et qui ne laisse aucun doute
que l'ancien
archevêque d'
Avignon s'adonna avec passion à la recherche
spagyrique. Parmi les procédés réunis dans ce traité,
le moins remarquable n'est certes pas de découvrir, par exemple, celui
de la préparation de l'acétone ou
esprit pyroacétique, tel
qu'il figure encore dans nos plus modernes manuels de chimie et que l'on dit avoir
été entrevu par Courtenvaux, seulement en 1754 :
«
Prenez, nous dit
Jean XXII,
de tres-fort vinaigre, quatre
livres, de chaulx blanche, deux livres, & les meslez ensemble, & les laissez
par quatre jours, & le quint jour mettez ces choses en alembic de verre &
distillez, & gardez bien l'eau. »
Mais
ce serait une erreur de penser que Jacques d'Euse eût méconnu le
Grand Œuvre, et, conséquemment, qu'il eût négligé
de pratiquer les délicates opérations de l'
Agriculture céleste.
Le cristal de
vitriol, que retenait le chaton de son anneau, le prouve, comme
le proclame la
couronne qu'il fit
ajouter à sa tiare de
Pontife. On sait
que ce bonnet, dénommé encore tri-règne, présente
ainsi la forme d'un œuf, qu'il est ceint de trois cercles d'or ouvragés
et qu'il est surmonté d'un petit globe crucifère. Si l'on ajoute
à cette coiffure solennelle les deux
clefs complémentaires du pouvoir
pontifical, on obtient le
symbole hermétique le plus complet et le plus
lumineux.
DE SUTORE OSSEO
Du savetier d'Ossa ! Est-ce bien ce que
saint Malachie voulut annoncer
à l'intention de
Jean XXII ? La substitution d'une voyelle était
si tentante, dans son résultat certain de dénigrement ! Lisons plutôt,
afin que tout s'éclaire :
DE SATORE OSSEO
Du semeur d'Ossa. Pour nous, la portée philosophique
est grande, avec ce vocable qu'on retrouve dans le
carré magique et qui
désigne aussi l'artisan, le père, le créateur.
Le succès que rencontra le
Saint Père au bout de ses
manipulations lui suscita la crainte que de telles études se répandissent,
et le plaça devant le danger des graves désordres sociaux que pourraient
déclencher de trop imprudents bénéficiaires. Il faut voir
là, au demeurant, la raison de la
bulle Spondent pariter, qu'il
fulmina contre les physiciens et les souffleurs.
Eugène
Canseliet
Savignies, ce 19 novembre 1958 __________________________________________________________________________________________________
(1) Breviarium
historico-choronologico-criticum de gestis Romanorum Pontificum, Antverpieae, J. van der Hart, 1727, tomus IV :
Johannes scripsit quoque latino sermone artem mettalorum transmutatoriam, quod opus prodiit gallice, incerto translatore.
[Retour au texte] (2)
Histoire de la Philosophie Hermétique,
Paris, 1742, tome 1, p. 190.
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(3) Page 107.
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