
LIVRE SECOND
Le Mystère royal ou l'Art de soumettre les puissances
CHAPITRE II : Le Mal
Le mal dans ce qu'il a de réalité
est l'affirmation du désordre. Or en présence de l'ordre
éternel, le désordre est essentiellement transitoire.
En présence de l'ordre absolu qui est la volonté de
Dieu,
le désordre n'est que relatif. L'affirmation absolue du désordre
et du mal est donc essentiellement le mensonge.
L'affirmation absolue du mal, c'est la négation
de
Dieu, puisque
Dieu est la raison suprême et absolue du bien.
Le mal, dans l'ordre philosophique, c'est la négation
de la raison.
Dans l'ordre social, c'est la négation du
devoir.
Dans l'ordre physique, c'est la résistance
aux lois inviolables de la nature.
La souffrance n'est pas un mal, c'est la conséquence
et presque toujours le remède du mal.
Rien de ce qui est naturellement inévitable
ne saurait être un mal. L'
hiver, la nuit et la mort ne sont pas
des maux. Ce sont des transitions naturelles d'un
jour à un autre
jour, d'un
automne à un printemps, d'une vie à une autre
vie.
Proud'hon a dit :
Dieu c'est le mal ; c'est comme
s'il avait dit :
Dieu c'est le diable, car le diable est pris généralement
pour le génie du mal. Retournons la proposition, elle nous donnera
cette formule paradoxale : Le diable c'est
Dieu, ou en d'autres termes
: Le mal c'est
Dieu. Mais certes, en parlant ainsi, le roi des logiciens
que nous citons ne voulait pas, sous le nom de
Dieu, désigner
la personnification hypothétique du bien. Il songeait au
dieu
absurde que font les hommes et, en expliquant ainsi sa pensée,
nous dirons qu'il avait raison, car le diable c'est la caricature de
Dieu et ce que nous appelons le mal, c'est le bien mal défini
et mal compris.
On ne saurait aimer le mal pour le mal, le désordre
pour le désordre. L'infraction des lois nous plaît parce qu'elle semble
nous mettre au-dessus des lois. Les hommes ne sont pas faits pour la
loi, mais la loi est faite pour les hommes, disait
Jésus, parole audacieuse
que les
prêtres de ce temps-là durent trouver subversive et
impie, parole
dont l'orgueil humain peut prodigieusement abuser. L'on nous dit que
Dieu n'a que des droits et point de devoirs parce qu'il est le plus
fort, et c'est cela qui est une parole
impie. Nous devons tout à
Dieu,
ose-t-on
ajouter, et
Dieu ne nous doit rien. C'est le contraire qui
est vrai.
Dieu, qui est infiniment plus grand que nous, contracte en
nous mettant au monde une dette infinie. C'est lui qui a creusé le
gouffre
de la faiblesse humaine, ce doit être à lui de le combler.
La lâcheté absurde de la
tyrannie dans le vieux
monde nous a légué le fantôme d'un
dieu absurde et lâche, ce
dieu qui
fait un miracle éternel pour forcer l'être fini à être
infini en souffrances.
Supposons un instant que l'un de nous a pu créer
une éphémère et qu'il lui a dit sans qu'elle puisse l'entendre : Ma
créature, adore-moi ! La pauvre bestiole a voltigé sans penser à rien,
elle est morte à la fin de sa journée et un nécromancien dit à l'homme
qu'en versant sur elle une goutte de son sang, il pourra ressusciter
l'éphémère.
L'homme se pique j'en ferais autant à sa place
voilà l'éphémère ressuscitée. Que fera l'homme ? Ce qu'il fera,
je vais vous le dire, s'écrie un fanatique croyant. Comme l'éphémère
dans sa première vie n'a pas eu l'
esprit on la bêtise de l'adorer, il
allumera un brasier épouvantable et y jettera l'éphémère en regrettant
seulement de ne pouvoir pas lui conserver miraculeusement la vie au
milieu des
flammes afin quelle
brûle éternellement !
Allons donc, dira tout le monde, il n'existe pas
de fou furieux qui soit aussi lâche, aussi méchant que cela ! Je
vous demande pardon, chrétiens vulgaires, l'homme en question ne saurait
exister, j'en conviens ; mais il existe, dans votre imagination seulement,
hâtons-nous de le dire, quelqu'un de plus cruel et de plus lâche. C'est
votre
Dieu, tel que vous l'expliquez et c'est de celui-là que Proud'hon
a eu mille fois raison de dire :
Dieu c'est le mal.
En ce sens le mal serait l'affirmation mensongère
d'un
dieu mauvais et c'est ce dieu-là qui serait le diable ou son compère.
Une
religion qui apporterait pour baume aux plaies de l'humanité un
pareil dogme les empoisonnerait au lieu de les guérir. Il en résulterait
l'abrutissement des
esprits et la dépravation des consciences ; et la
propagande faite au nom d'un pareil
Dieu pourrait s'appeler le
magnétisme
du mal. Le résultat du mensonge c'est l'injustice. De l'injustice résulte
l'
iniquité qui produit l'
anarchie dans les états, et dans les individus,
le dérèglement et la mort.
Un mensonge ne saurait exister s'il n'évoquait
dans la lumière morte une sorte de vérité spectrale, et tous les menteurs
de la vie se trompent eux-mêmes les premiers en prenant la nuit pour
le
jour. L'
anarchiste se croit libre, le voleur se croit habile, le
libertin croit qu'il s'amuse, le despote pense qu'opprimer c'est régner.
Que faudrait-il pour détruire le mal sur la terre ? Une chose bien simple
en apparence : détromper les sots et les méchants. Mais ici, toute bonne
volonté se brise et toute puissance échoue ; les méchants et les sots
ne veulent pas être détrompés. Nous arrivons à cette perversité secrète
qui semble être la racine du mal, le
goût du désordre et l'attachement
à l'erreur. Nous prétendons pour notre part que cette perversité n'existe
pas du moins comme librement consentie et voulue. Elle n'est autre chose
que l'empoisonnement de la volonté par la
force délétère de l'erreur.
L'
air respirable se compose comme on sait d'hydrogène,
d'oxygène et d'azote. L'oxygène et l'hydrogène correspondent à la lumière
de vie et l'azote à la lumière morte. Un homme plongé dans l'azote ne
saurait respirer ni vivre, de même un homme asphyxié par la lumière
spectrale ne peut plus faire acte de volonté libre. Ce n'est point dans
l'atmosphère que s'accomplit le grand phénomène de la lumière, c'est
dans les yeux organisés pour la voir. Un
jour, un philosophe de l'école
positiviste, M. Littré, si je ne me trompe, disait que l'immensité n'est
qu'une nuit infinie ponctuée çà et là de quelques étoiles. -- Cela est
vrai, lui répondit quelqu'un, pour nos yeux qui ne sont pas organisés
pour la perception d'une autre
clarté que la lumière du
soleil. Mais
l'idée même de cette lumière ne nous apparaît-elle pas en rêve tandis
qu'il fait nuit sur la terre et que nos yeux sont fermés ? Quel est
le
jour des
âmes ? Comment voit-on par la pensée ? La nuit de nos yeux
existerait-elle pour des yeux autrement disposés ? Et si nos yeux n'existaient
pas, aurions-nous conscience de la nuit ? Pour les aveugles, il n'existe
ni étoiles, ni
soleil ; et si nous mettons un bandeau sur nos yeux,
nous devenons aveugles volontaires. La perversité des sens comme celle
des facultés de l'
âme résulte d'un accident ou d'un premier attentat
aux lois de la nature ; elle devient alors nécessaire et comme fatale.
Que faire pour les aveugles ? -- Les prendre par la main et les conduire.
-- Mais s'ils ne veulent pas se laisser conduire ? -- Il faut mettre
des garde-fous. -- Mais s'ils les renversent ? -- Alors ce ne sont plus
seulement des aveugles, ce sont des aliénés dangereux et il faut bien
les laisser périr si on ne peut pas les enfermer.
Edgar
Allan Poe raconte la plaisante
histoire d'une
maison de fous où les malades avaient réussi à s'emparer des infirmiers
et des gardiens et les avaient enfermés dans leurs propres cabanons
après les avoir accoutrés en bêtes sauvages. Les voilà triomphants dans
les appartements de leur médecin ; ils boivent le vin de l'établissement
et se félicitent réciproquement d'avoir fait de très belles cures. Pendant
qu'ils sont à table, les prisonniers brisent leurs chaînes et viennent
les surprendre à grands coups de bâton. Ils sont devenus furieux contre
les pauvres fous et les justifient en quelque sorte par des mauvais
traitements insensés.
Voilà l'
histoire des révolutions modernes. Les
fous, triomphant par leur grand nombre, qui constitue ce qu'on nomme
les majorités, emprisonnent les sages et les déguisent en bêtes fauves.
Bientôt les prisons s'usent et se brisent, et les sages d'hier rendus
fous par la souffrance s'échappent en hurlant et répandent la terreur.
On voulait leur imposer un
faux dieu, ils vocifèrent qu'il n'y a point
de
Dieu. Alors les indifférents devenus braves à
force de peur se coalisent
pour réprimer les fous furieux et inaugurent le règne des imbéciles.
Nous avons déjà vu cela.
Jusqu'à quel point les hommes sont-ils responsables
de ces oscillations et de ces angoisses qui produisent tant de crimes,
quel penseur oserait le dire ? On exècre
Marat et l'on canonise Pie
V.
Il est vrai que le terrible Ghisleri ne guillotinait
pas ses adversaires, il les brûlait. Pie V était un homme austère et
un
catholique convaincu,
Marat poussait le désintéressement jusqu'à
la misère.
Tous deux étaient des honnêtes gens, mais c'étaient
des fous homicides sans être précisément furieux.
Or, quand une folie criminelle rencontre la complicité
d'un peuple, elle devient presque une raison terrible et quand la multitude,
non désabusée, mais trompée d'une façon contraire, renie et abandonne
son héros, le vaincu devient à la fois un
bouc émissaire et un
martyr.
La mort de Robespierre est aussi belle que celle de Louis XVI.
J'admire sincèrement cet affreux inquisiteur qui,
massacré par les Albigeois, écrit sur la terre avec son sang, avant
d'expirer :
Credo in unum Deum !
La guerre est-elle un mal ? Oui sans doute, car
elle est horrible. Mais est-ce un mal absolu ? -- La guerre, c'est le
travail générateur des nationalités et des civilisations. Qui est responsable
de la guerre ? Les hommes? -- Non, car ils en sont les victimes. Qui
donc ? -- Oserait-on dire que c'est
Dieu ? Demandez au conte Joseph
de Maistre. Il vous dira pourquoi les sacerdoces ont toujours consacré
le
glaive et comment il y a quelque chose de sacré dans l'office sanglant
du bourreau. Le mal c'est l'ombre, c'est le repoussoir du bien.
Allons
jusqu'au bout et osons dire que c'est le bien négatif. Le mal, c'est
la résistance qui affermit l'effort du bien ; et c'est pour cela que
Jésus-Christ ne craignait pas de dire : Il faut qu'il y ait des scandales
!
Il y a des monstres dans la nature comme il y a
des fautes d'impression dans un beau livre. Qu'est-ce que cela prouve
? Que la nature comme la presse sont des instruments aveugles que l'intelligence
dirige ; mais, me direz-vous, un bon prote corrige les épreuves. Oui
certes, et dans la nature c'est à cela que sert le progrès.
Dieu, si
l'on veut me passer cette comparaison, est le directeur de l'imprimerie
et l'homme est le prote de
Dieu.
Les
prêtres ont toujours crié que les fléaux sont
causés par les péchés des hommes, et cela est vrai puisque la science
est donnée aux hommes pour prévoir et prévenir les fléaux. Si, comme
on l'a prétendu, le choléra vient de la putréfaction des cadavres amoncelés
à l'embouchure du Gange, si la famine vient des accaparements, si la
peste est causée par la malpropreté, si la guerre est occasionnée si
souvent par l'orgueil stupide des rois et la turbulence des peuples,
n'est-ce pas vraiment la méchanceté, on plutôt la bêtise des hommes
qui est cause des fléaux ? On dit que les idées sont dans l'
air et l'on
peut dire en vérité, que les vices y sont aussi. Toute corruption produit
une putréfaction et toute putréfaction a sa puanteur spéciale. L'atmosphère
qui environne les malades est morbide et la peste morale a aussi son
atmosphère bien autrement contagieuse. Un honnête
cœur se trouve à l'aise
dans la société des gens de bien. Il est serré, il souffre, il étouffe
au milieu des êtres vicieux.