
LIVRE SECOND
Le Mystère royal ou l'Art de soumettre les puissances
CHAPITRE VI : Le Grand Secret
Sagesse, moralité, vertus : mots respectables,
mais vagues sur lesquels on dispute depuis des siècles sans être
parvenu à s'entendre !
Je veux être sage, mais serai-je bien sûr
de ma sagesse tant que je pourrai croire que les fous sont plus heureux
ou même plus joyeux que moi ?
Il faut avoir des murs, mais nous sommes
tous un peu comme les
enfants ; les moralités nous endorment.
C'est qu'on nous fait de sottes moralités qui ne conviennent
pas à notre nature. On nous parle de ce qui ne nous regarde pas
et nous pensons à autre chose.
La vertu est une grande chose : son nom veut dire
force, puissance. Le monde subsiste par la vertu de
Dieu. Mais en quoi
consiste pour nous la vertu ? Est-ce une vertu de jeûner pour
s'affaiblir la tête et s'émacier le visage ? Appellerons-nous
vertu la simplicité de l'honnête homme qui se laisse
dépouiller
par des fripons ? Est-ce une vertu de s'abstenir dans la crainte d'abuser
? Que penserions-nous d'un homme qui ne marcherait pas de peur de se
casser la jambe ? La vertu en toutes choses est l'opposé de la
nullité, de la torpeur et de l'impuissance.
La vertu suppose l'action ; car si l'on oppose
ordinairement la vertu aux passions, c'est pour faire entendre qu'elle
seule n'est jamais passive.
La vertu n'est pas seulement la
force, mais la
raison directrice de la
force. C'est le pouvoir équilibrant de
la vie.
Le grand secret de la vertu, de la virtualité
et de la vie, soit temporelle, soit éternelle, peut se formuler
:
L'art de balancer les forces pour équilibrer
le mouvement.
L'
équilibre qu'il faut chercher n'est pas
celui qui produit l'
immobilité, mais celui qui régularise
le mouvement. Car l'
immobilité c'est la mort, et le mouvement
c'est la vie.
Cet
équilibre moteur, c'est celui de la
nature elle-même. La nature en équilibrant les
forces fatales
produit le mal physique ou même la
destruction apparente pour
l'homme mal équilibré. L'homme s'affranchit des maux de
la nature en sachant se soustraire par un usage intelligent de sa
liberté
à la
fatalité des
forces. Nous employons ici le mot
fatalité
parce que les
forces imprévues et incomprises par l'homme mal
équilibré lui semblent nécessairement fatales.
La nature a pourvu à la conservation des
animaux doués d'instinct, mais elle a tout disposé pour
que l'homme imprévoyant périsse.
Les
animaux vivent pour ainsi dire d'eux-mêmes
et sans efforts. L'homme seul doit apprendre à vivre. Or, la
science de la vie, c'est la science de l'
équilibre moral.
Concilier le savoir et la
religion, la raison et
le sentiment, l'énergie et la douceur, voilà le fond de
cet
équilibre.
La vraie
force invincible, c'est la
force sans
violence. Les hommes violents sont des hommes faibles et imprévoyants
dont les efforts se retournent toujours contre eux-mêmes.
L'affection violente ressemble à la haine
et presque à l'aversion.
La colère violente fait qu'on se livre à
ses
ennemis aveuglément. Les héros d'
Homère, lorsqu'ils
s'attaquent, ont soin de s'insulter pour tâcher de se mettre réciproquement
en fureur, sachant bien que, suivant toutes probabilités, le
plus furieux des deux sera vaincu.
Le bouillant
Achille était prédestiné
à périr malheureusement. Il est le plus fier et le plus
vaillant des Grecs et ne cause à ses concitoyens que des désastres.
Celui qui fait prendre
Troie, c'est le prudent
et patient
Ulysse, qui se ménage toujours et ne frappe jamais
qu'à coup sûr.
Achille c'est la passion et
Ulysse c'est
la vertu ; et c'est suivant cette donnée qu'il faut comprendre
la haute portée philosophique et morale des poèmes d'
Homère.
L'auteur de ces poèmes était sans
doute un
initié de premier ordre, et le grand
arcane de la Haute
Magie pratique est tout entier dans l'Odyssée.
Le grand
arcane de la magie, l'
arcane unique et
incommunicable, a pour objet de mettre en quelque sorte la puissance
divine au service de la volonté de l'homme.
Pour arriver à la réalisation de
cet
arcane, il faut SAVOIR ce qu'on doit faire, VOULOIR ce qu'il faut,
OSER ce qu'on doit et SE TAIRE avec discernement.
L'
Ulysse d'
Homère a contre lui les
dieux,
les
éléments, les
cyclopes, les sirènes,
Circé,
etc. C'est-à-dire toutes les difficultés et tous les dangers
de la vie.
Son palais est envahi, sa femme est obsédée,
ses biens sont au pillage, sa mort est résolue, ses
compagnons
il les perd, ses vaisseaux sont submergés ; il reste enfin seul
et en lutte contre la nuit et contre la mer. Et seul, il fléchit
les
dieux, il échappe à la mer, il aveugle le
cyclope,
il trompe les sirènes, il dompte
Circé, il reprend son
palais, il délivre sa femme, il tue ceux qui voulaient sa mort
parce qu'il voulait revoir Ithaque et Pénélope, parce
qu'il savait toujours se tirer du danger, parce qu'il osait à
propos et parce qu'il se taisait toujours lorsqu'il n'était pas
expédient de parler.
Mais, diraient avec désappointement les
amateurs de contes bleus, ceci n'est point de la magie. N'existe-t-il
pas des talismans, des herbes, des racines qui font opérer des
prodiges ? N'est-il pas des formules mystérieuses qui ouvrent
les portes fermées et font apparaître les
esprits ? Parlez-nous
de cela et remettons à une autre fois vos commentaires sur l'Odyssée.
Vous savez,
enfants, car c'est à des
enfants
sans doute que j'ai à répondre, vous savez, si vous avez
lu mes précédents ouvrages, que je reconnais l'efficacité
relative des formules, des herbes et des talismans. Mais ce sont là
des petits moyens qui se rattachent aux petits mystères. Je vous
parle maintenant des grandes
forces morales et non des instruments matériels.
Les formules appartiennent aux
rites de l'
initiation, les talismans
sont des auxiliaires magnétiques, les racines et les herbes sont
du ressort de la médecine
occulte et
Homère lui-même
ne les dédaigne pas. Le Moly, le Lothos et le Népenthés
tiennent leur place dans ces poèmes, mais ce sont là des
ornements très accessoires. La coupe de
Circé ne peut
rien sur
Ulysse qui en connaît les effets funestes et qui sait
se dispenser d'y boire. L'
initié à la haute science des
mages n'a rien à craindre des sorciers.
Les personnes qui ont recours à la magie
cérémonielle et qui viennent consulter les devins ressemblent
à celles qui, en multipliant lu pratiques de dévotion,
veulent ou espèrent suppléer à la
religion véritable.
Jamais vous ne les renverrez contentes en leur donnant de sages conseils.
Toutes vous cachent un secret qui est bien facile
à deviner et qui est celui-ci : j'ai une passion que la raison
condamne et que je préfère à la raison ; c'est
pourquoi je viens consulter l'oracle de la déraison, afin qu'elle
me dise d'espérer, qu'elle m'aide à tromper ma conscience,
et qu'elle rende la paix à mon cur. Elles viennent ainsi
boire à une source trompeuse qui, loin d'apaiser leur soif, les
altère toujours davantage. Le charlatan débite des oracles
obscurs, on y trouve ce qu'on veut y trouver et l'on revient chercher
des éclaircissements. On revient le lendemain, le surlendemain,
on revient toujours et c'est ainsi que les tireuses de cartes font fortune.
Les
gnostiques basilidiens disaient que Sophie,
la sagesse naturelle de l'homme, devenue amoureuse d'elle-même,
comme le Narcisse de la
fable, détourna ses regards de son principe
et s'élança hors de ce cercle tracé par la lumière
divine qu'ils appelaient le plérôme. Seule alors dans les ténèbres,
elle fit des
sacrilèges pour enfanter la lumière. Et comme
l'hémoroësse de l'
évangile, elle perdait son sang qui
se transformait en monstres horribles. La plus dangereuse de toutes
les folies, c'est la sagesse corrompue.
Les curs corrompus empoisonnent toute la
nature. Pour eux, la splendeur des beaux
jours n'est qu'un éblouissant
ennui et toutes les joies de la vie, mortes pour ces
âmes mortes,
se dressent devant eux pour les maudire, en leur disant comme les spectres
de Richard III : « Désespère et meure. » Les
beaux enthousiasmes les font sourire et ils jettent à l'
amour
et à la beauté, comme pour se venger, les dédains
insolents de Sténio et de Rollon. Il ne faut pas laisser tomber
ses bras en accusant la
fatalité, il faut lutter contre elle
et la vaincre. Ceux qui succombent dans ce combat sont ceux qui n'ont
pas su ou qui n'ont pas voulu triompher. Ne pas savoir, c'est une excuse,
mais ce n'est pas une justification, puisqu'on peut apprendre. «
Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font, »
disait le Christ expirant. S'il était permis de ne pas savoir,
la prière du Sauveur eût manqué de
justesse et le
père n'aurait eu rien à pardonner.
Lorsqu'on ne sait pas, il faut vouloir apprendre.
Tant qu'on ne sait pas, il est téméraire d'oser, mais
il est toujours bon de se taire.