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Le développement de l'âme

Alfred Percy Sinnett
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CHAPITRE V :
LIBRE ARBITRE ET KARMA (1/2)

      L'objet principal de cet ouvrage est de faire connaître les opportunités de progrès spirituel qui s'offrent à l'humanité. La nature de ces opportunités fut la première grande révélation de la science occulte, de même que les perspectives qui s'ouvrent à nous, quand nous les recherchons résolument, forment l'objet des plus sérieux travaux des étudiants en occultisme. Toute la foi, toutes les émotions inspirées par la religion bien comprise, se trouvent en harmonie avec la donnée théosophique dans son exposition de la tâche évolutive qui nous est imposée par les desseins même de l'univers. Nous avons esquissé, dans la grande loi de la Réincarnation, la méthode qu'emploie la Nature pour favoriser ce projet jusqu'à un certain degré ; nous avons vu aussi comment le Soi Supérieur de chaque entité humaine, ce centre permanent de conscience, est en fait l'Ego, et l'expression finale de tous les efforts réalisés pendant les périodes successives de ses longues luttes dans la vie incarnée. Nous allons maintenant essayer, autant que faire se peut, avec l'état de conscience limité que reflète notre organisme matériel, de comprendre le genre d'existence auquel doit aspirer le Soi Supérieur développé, éclairé par la connaissance et les capacités acquises, s'il veut atteindre aux plus hautes potentialités de sa nature. Nos explications seront corroborées par un coup d'œil rétrospectif dans l'histoire ancienne et celle du moyen-âge ; car nous y retrouverons des indices qui prouveront, maintenant que nous avons la clé de leur signification, combien les générations d'alors s'occupaient déjà de ce grand problème. Mais il faudra éclairer encore bien des explications déjà données avant de pouvoir reconnaître à quel point la donnée théosophique est satisfaisante. Il faut mentionner ici quelques points de métaphysique de nature à embarrasser les penseurs accoutumés aux écoles philosophiques européennes, et qui pourraient nuire à l'étude d'une doctrine importante servant de pivot à tous nos arguments. Je veux parler ici de la doctrine qui reconnaît dans la volonté spontanée de l'individu une force capable de diriger son évolution dans la bonne voie.

      Bien que la doctrine du fatalisme ne soit adoptée dans sa simplicité élémentaire que par quelques penseurs européens, son idée principale se retrouve dans ces théories de « Nécessité » qui tiennent bien leur place en opposition à celles du « Libre Arbitre ». Les arguments en faveur de chacune de ces théories paraissent souvent si irréfutables qu'on préfère aujourd'hui accepter le paradoxe plutôt que de le discuter. Aussi le conflit du Libre Arbitre et de la Nécessité (13) a-t-il cessé d'être un thème académique. Il est tombé dans le domaine des écoliers qui s'y exercent l'esprit, absolument comme le mouvement perpétuel et la quadrature du cercle sont aujourd'hui laissés aux jeunes ingénieurs et mathématiciens en herbe.

      Tout en raisonnant comme il lui plaît, chacun sent bien en soi-même qu'à chaque phase de sa vie il est libre de choisir entre plusieurs lignes de conduite. Non seulement il le sent, mais en sa qualité d'être raisonnable, s'il croit à une destinée future de l'âme, quelle qu'elle soit, il sentira aussi que les humains doivent avoir leur libre arbitre, sans quoi toute notion de conséquences spirituelles, devant dépendre de notre conduite ici-bas, serait incompatible avec l'œuvre de la justice, considérée comme loi de la Nature. En effet, si la récompense et le châtiment sont distribués aux saints et aux pécheurs, non pour des actes, librement exécutés et dont ils sont responsables, mais pour des actes imposés par un pouvoir suprême qui leur dicterait tous les mouvements, toutes les pensées dont ils se croient seuls auteurs, ce pouvoir serait l'expression d'une sarcastique malignité, et non celle de la justice et de la bonté.

      D'autre part, la théorie de la Nécessité s'appuie aussi sur un enchaînement de raisonnements logiques. Dans ses grandes lignes, elle s'impose par elle-même. Considérons les êtres nés dans un milieu corrompu, élevés dans l'ignorance du bien, privés de bons exemples, grandissant dans une atmosphère de vice et de crime, exposés à toutes les tentations. Nous comprendrons aisément que cette éducation même doit les conduire au vice, comme l'instinct pousse les canards à l'eau, et que leurs crimes ne seront que le résultat d'influences morales, aussi puissantes que les forces de l'orage et de la marée entraînant sur les mers les épaves flottantes. On peut en dire autant des hommes qui dévouent leur vie au sacrifice et à la charité active ; ils doivent en grande partie ces sentiments à l'influence de leur éducation première. Ils peuvent néanmoins sentir (pour en revenir à notre première théorie) qu'arrivés à l'âge de raison ils ont fait, par l'exercice de leur propre volonté, un choix délibéré entre les chances diverses que leur offrait la vie. Parmi les meilleurs d'entre eux, il en est pourtant beaucoup qui, par conviction intellectuelle, ont opté pour la Nécessité comme seule théorie logique de l'existence. Dans la Nature, on ne peut établir de ligne de démarcation entre les sujets importants qui méritent d'être régis par ses lois et les choses insignifiantes pouvant être laissées au hasard. L'attraction terrestre agit sur le microbe et sur le mastodonte ; l'affinité chimique qui entretient la cohésion des éléments de l'océan ne doit pas négliger ceux de la plus petite goutte de rosée. Ainsi raisonne le métaphysicien de la conduite de l'être humain. L'homme, au moment de tuer celui qui l'a offensé, est retenu par les influences qu'impriment en son esprit son éducation, l'exemple de ses semblables, ses lectures et enfin sa propre réflexion. Mais les actions insignifiantes, les omissions de sa vie sont aussi produites par des causes morales agissant dans sa conscience intérieure. Ainsi, il entreprendra tel voyage parce qu'il aura lu tel livre, et il aura lu ce livre par suite de certaines habitudes acquises par l'étude ; ces dernières seront elles-mêmes dues à d'autres influences antérieures, et ainsi de suite. Ce genre de raisonnement, en tous cas, nous fera saisir ce principe inéluctable. La loi de cause et d'effet régit aussi bien le plan moral que le plan physique de la Nature ; et si cette assertion se trouve contredire positivement celle de la responsabilité humaine, les apôtres de la Nécessité diront sans doute quelquefois : « Tant pis pour le caractère général de l'Univers ! » ou encore : « Cette contradiction est un mystère qui ne sera élucidé que plus tard, s'il l'est jamais ! »

      Oui, plus tard, pour quelques-uns d'entre nous qui ne seront en état de comprendre ces mystères que dans un « plus tard » bien lointain. Mais ce qui pour un homme est le « futur » peut être le « présent » pour son contemporain plus avancé dans l'évolution cosmique. Le penseur conventionnel est trop enclin à voir l'intelligence humaine s'arrêter pour l'attendre sur la route d'un progrès qu'il n'admet, toutefois, comme une possibilité de la Nature, que lorsqu'il aura passé dans d'autres états de conscience. Mais les états de conscience sont tous coexistants, si nous regardons dans leur ensemble les plans de la Nature. Le temps et le changement conduisent simplement au progrès de la connaissance plutôt qu'à un centre quelconque de conscience, localisé sur un point donné de l'espace. Si, par exemple, A. B... – un de nos contemporains – peut arriver, dans un temps déterminé, à un état de conscience qui doit lui donner la clé de certain mystère de notre époque, Y. Z... a dû certainement acquérir le même degré de développement dans les étapes progressives des temps passés. Nous ne sommes pas nécessairement contraints d'attendre aussi longtemps qu'on se l'imagine quelquefois, la révélation de ces choses qui, comme on le pense avec raison, dépassent les limites ordinaires de nos facultés intellectuelles. Ce qui est connu peut quelquefois être communiqué – dans un monde qui possède, dans son état conscient, des voies plus nombreuses que n'en peuvent user la plus grande partie de ses habitants.

      Parmi les nombreuses communications de cette nature qui, depuis quelques années, ont si largement ouvert l'esprit de l'étudiant théosophique à la science spirituelle, une des plus intéressantes est, sans conteste, celle qui a trait à cette grande énigme métaphysique : la lutte entre le libre arbitre et la nécessité. J'en veux donner ici la solution occulte, d'abord pour en montrer la réelle valeur, puis aussi parce qu'il est indispensable de la bien comprendre afin qu'aucune fausse conception des partisans de la nécessité n'empêche de reconnaître complètement cette vérité : que l'homme tient sa destinée future entre ses mains, quoique les arguments exotériques nous le représentent comme enchaîné dans les limitations étroites de son entourage.

      Dès le début, l'énigme dont nous parlons, considérée en tant que dilemme logique, se trouve résolue lorsque, à son apparente contradiction, nous opposons la loi de Réincarnation. Si l'on veut, en effet, voir dans la vie humaine une opération complète de la Nature, commençant au berceau pour finir à la tombe, on n'arrivera pas à concilier ces deux arguments, dont l'un prouve que le libre arbitre doit nécessairement s'exercer afin que la justice puisse régir les affaires humaines, tandis que l'autre nous démontre que, ne pas admettre la nécessité, c'est violer l'uniformité de la loi de cause et d'effet. Mais en nous souvenant que la justice s'exerce non sur une vie, mais sur une longue série de vies, nous pourrons comprendre sa façon d'opérer, bien qu'à chaque instant de l'existence les actes puissent être produits par une influence prédéterminante. Tout acte peut être (et il l'est) environné comme d'une atmosphère intérieure de conscience, le nuage de la pensée qui l'accompagne. En d'autres termes, il ne faut pas considérer exclusivement l'acte, car il peut se commettre dans des états d'esprit bien différents. La conscience intérieure peut s'y prêter, l'appuyer, ou bien hésiter et en quelque sorte y résister. Or, il est certain que cette conscience intime – voix de la conscience, c'est-à-dire impulsion du Soi Supérieur mélangée aux habitudes de pensée engendrées par la volonté incarnée ou soi inférieur – doit être regardée comme dépendant entièrement du libre arbitre, quand bien même la loi de cause et d'effet devrait, par son influence dominatrice et en dernier ressort, déterminer l'accomplissement de cet acte. Karma, l'un des aspects de cette loi de cause et d'effet sur le plan spirituel, ne peut certainement pas négliger l'esprit dans lequel une action a été commise. L'acte en lui-même est une conséquence karmique de la somme totale des influences qui, découlant de la vie précédente, doivent porter sur ce moment précis de l'existence. Et l'accomplissement de cet acte causera nécessairement d'autres conséquences qui se répercuteront dans l'existence suivante. Au moment même de sa projection en objectivité comme cause, il peut être extrêmement modifié par la pensée, la disposition d'esprit ou d'âme qui l'accompagnent ; et par là son effet dans l'existence suivante s'en trouvera modifié dans la même proportion. En sorte qu'à chaque pas en avant nous épuisons un karma ; celui de causes générées dans notre existence antérieure ; puis, suivant l'esprit avec lequel nous le subissons, et en opposant à chaque instant notre libre arbitre à la nécessité qui nous domine, nous déterminons l'effet karmique de nos actes sur les conditions de bonheur, de bien-être et de chances que nous offrira la vie suivante.

      L'effet de cette loi peut se déterminer par l'exemple de quelques cas extrêmes. Supposons d'abord celui d'un homme dont la vie actuelle se trouve dominée par un terrible karma, généré dans sa vie antérieure, et qui non seulement lui amènerait des infortunes et des souffrances, mais encore le contraindrait à enfreindre de nouveau les lois de la Nature. Disons même qu'il est dans la « nécessité de la situation » qu'il viole gravement, non les enseignements élevés de l'éthique, mais les plus élémentaires principes du bien et de la justice. Il ne sentira pas qu'il agit en automate en commettant cet acte, ou si cet acte est un crime, pourra-t-on vraiment affirmer qu'il ait agi consciemment ? Il entre alors en jeu une modification dont je parlerai plus loin ; quoique la loi générale de la Nature place nos actes sous la dépendance du karma, elle laisse une certaine latitude à l'exercice des forces considérées comme résultante de l'action. Mais laissons ce sujet pour continuer l'examen de l'acte en question, qui sera censé appartenir à la catégorie de ceux que le karma rend inévitables.

      Or, l'homme est au moins libre de cultiver comme il l'entend ses états intérieurs de conscience. Le lecteur m'objectera-t-il ici que, tout autant que les actions commises, ces états intérieurs sont des produits de l'éducation, de l'entraînement, de l'hérédité, enfin de l'entourage en général ? Ma réponse sera très simple : Ceci peut être vrai pour un homme n'ayant reçu aucune sorte d'éducation morale, ce premier acheminement vers la lumière théosophique. Un tel homme est, en effet, bien retardé dans l'évolution, mais, même dans ce cas, des chances lui seront offertes plus tard,dans d'autres vies, et elles le mettront au niveau de celui qui, aujourd'hui, est déjà un agent moral.

      Revenons à notre exemple. L'homme dont nous parlions se trouve donc poussé par les circonstances à la perpétration d'un crime, mais c'est en pleine liberté qu'il pense à ce crime ; car cette liberté fait partie de l'héritage inaliénable auquel il a droit comme tout être humain, qui possède en lui un Soi Supérieur et des potentialités divines de perfection. Admettons d'abord que sa volonté s'associe librement au mauvais karma en devenir. Il désire et prémédite son crime avec ardeur. Satisfait ensuite de sa réussite, il se sent prêt à l'accomplir encore dans des circonstances semblables. Nul remords ne l'agite. Sa carrière karmique se poursuit alors dans toute sa plénitude, et l'effet karmique de son acte sur les événements de sa vie future s'en trouvera terriblement intensifié.

      Lorsque commencera cette nouvelle vie, criminelle encore, les souffrances qu'elle amènera inspireront à la conscience une répulsion pour tout événement, et par conséquent pour tout crime, associé à cet état de souffrance. C'est ainsi que le terme final du châtiment karmique recèle en soi le repentir qui commence alors à produire son propre effet karmique. Comprenons par là combien la Nature tend toujours à ramener, dans le droit chemin, ses enfants qui, dans leur aveuglement, s'en éloignent sans cesse. Supposons, d'autre part, que l'homme choisi pour exemple ayant commis son crime, le considère maintenant, par l'effet de son libre arbitre, à la lumière de sa conscience intérieure. Nous voulons admettre qu'il ait déjà fait les premiers pas vers le développement de sa nature morale. Il veut alors refaire sa vie en s'inspirant de pensées et de sentiments plus nobles que ceux qui influencèrent son triste passé. Il rendra ainsi son soi inférieur plus apte à percevoir consciemment les inspirations et les réflexions du Soi Supérieur, dont il n'avait jusqu'ici nulle conscience. Il est possible, cependant, que le funeste héritage transmis par son incarnation antérieure le pousse à un acte criminel, que le métaphysicien moderne regardera comme l'inévitable résultat de l'éducation première, des circonstances, etc. Mais alors, la faute à peine commise, il se trouve envahi par une violente sensation intérieure, car son soi inférieur s'ouvre déjà à l'influence émanant du plan spirituel. Il est épouvanté de son forfait, harcelé par le remords, et cette émotion terrible peut laisser son empreinte sur tous les événements subséquents de sa vie. Dès ce moment, les souffrances qu'il endurera seront peut-être plus violentes que celles qu'il aurait à supporter s'il avait généré du mauvais karma en suivant son ancienne voie de perversité. Malgré tout, dans cette affreuse position, son compte karmique si écrasant s'équilibre, se ferme par cette tribulation même qui, dans les circonstances actuelles, était absolument inévitable et fût devenue pire encore en propageant à travers les temps sa force persistante.

      La vie suivante se trouvera modifiée ou non suivant que la mauvaise action aura été perpétrée dans l'un ou l'autre de ces états d'esprit. Le libre arbitre s'est donc exercé ici suivant les conditions et les chances offertes à l'être en question, quoiqu'il fût soumis à la nécessité que lui imposait son passé.

      Nous pouvons, de la même façon, mutatis mutandis, appliquer la loi que nous étudions aux nécessités karmiques d'une vie méritoire : nous en verrons alors les effets varier suivant qu'un esprit persévérant viendra en aide à ses tendances karmiques ou au contraire les entravera ou les affaiblira. Voyons le cas où la nécessité karmique obligerait une personne quelconque à accomplir une grande œuvre de bienfaisance. Le bon karma de sa vie précédente lui a donné la position influente et opulente nécessaire à la conception et à l'accomplissement de cet acte. Mais peut-être le charme de cette existence luxueuse a-t-il étouffé chez cet individu les sympathies généreuses qui, dans la vie précédente, lui valurent ce bon karma. Il accomplira pourtant l'acte charitable, se doutant peu qu'il agit sous l'impulsion d'une personnalité antérieure, mais avec une certaine hésitation intérieure, comme à contrecœur. Il réfléchira ensuite que les êtres que sa munificence a comblés n'en étaient peut-être pas très dignes. Il lui semblera qu'il a été vraiment trop bon, et qu'après un tel acte on lui pardonnera bien de songer un peu à lui-même et à ses plaisirs personnels. C'est alors que s'arrête l'influence karmique. Dans l'existence suivante cet homme n'aura plus à accomplir d'autres œuvres de bienfaisance ; il ne possédera plus la puissance, l'influence nécessaires à leur réussite. Tandis que, s'il avait su animer sa vie actuelle, comme la précédente, de nobles émotions ; si les circonstances favorables qui lui furent accordées avaient été accompagnées, comme autrefois, d'un persévérant effort spirituel, cet homme eût fait un grand pas dans le sentier de perfection, et son bon karma, accumulé par plusieurs existences successives, eût donné lieu à de très importants résultats.

      Entre ces deux cas extrêmes, il y a place pour une infinité d'autres, où la même loi agit dans des conditions de bien ou de mal beaucoup moins caractérisées. Mais quelles qu'en soient les complexités, les résultats seront toujours les mêmes. Nous sommes les héritiers du karma de notre précédente existence (si peu que nous puissions réaliser cet état de choses dans notre conscience physique) et nous sommes les instruments dociles de ses impulsions complexes. Mais nous conservons toujours le libre arbitre qui fut autrefois l'instigateur de ces mêmes impulsions ; nous pouvons l'employer à développer en nous les bonnes ou les mauvaises tendances de notre vie actuelle, et c'est ainsi que s'équilibre le compte karmique de notre vie.

      Je prévois les objections qu'on élèvera contre cette doctrine ; les uns la jugeront dangereuse ; d'autres prétendront qu'elle donne trop de poids à la théorie de la nécessité en la dégageant des absurdités évidentes qui la rendaient inacceptable, malgré son aspect logique. Car, dira-t-on, si nos actions nous sont dictées par une force irrésistible, à quoi bon lutter contre elles ? Et en effet une compréhension imparfaite de notre doctrine aurait un effet plutôt démoralisant que bienfaisant. Ce serait là un des nombreux cas où l'exposition des lois occultes est plus nuisible qu'utile. Un surcroît de sagesse et de science entraîne un surcroît de responsabilité, et une vérité occulte à demi comprise peut devenir une propriété périlleuse. Dans notre cas, cependant, l'idée que cette doctrine de la Nécessité dans l'Action et du Libre Arbitre dans l'Esprit doive pousser les hommes au mal et à céder sans lutte à la tentation, cette idée sera aisément réfutée par la considération suivante. Bien que l'acte accompli, quel qu'il soit, ait pu être inévitable, on ne saurait sûrement classer dans cette même catégorie l'action préméditée ; jusqu'à son accomplissement, elle peut toujours être classée parmi celles que nous étions destinés à éviter. Il faudrait un avancement occulte bien supérieur à celui qu'exige la simple appréciation intellectuelle de cette loi, pour nous instruire à l'avance des actes exigés par le karma, et pour les distinguer des vaines suggestions de notre imagination ; et lorsque nous aurons atteint à cette haute faculté prophétique, nous aurons aussi sans doute acquis d'autres dons qui nous rendront aptes à supporter un surcroît de responsabilité et de pouvoir.

      Lorsque nous voulons nous élever, détruire le mauvais karma du passé et faire des progrès spirituels, il n'est qu'une manière d'envisager, avec un esprit correct, les événements de la vie : c'est agir toujours avec l'hypothèse que nous sommes libres de nos actions. La nature, pour notre gouverne, soutient cette hypothèse en imprimant bien fortement dans notre conscience ce sentiment que nous sommes libres de nos actions. Et c'est ici qu'intervient la modification dont j'ai parlé quelques pages plus haut.

      A notre stade actuel d'évolution, et dans certaines limites, nous ne sommes plus irrévocablement liés à nos actions par la nécessité karmique ; nous ne sommes plus privés d'exercer notre libre arbitre en ce qui les concerne. Soupçonnera-t-on alors quelque lacune dans la donnée occulte, ou un vice dans le grand système de cause et d'effet ? Il n'y a, au contraire, qu'une merveilleuse adaptation des lois de moindre importance aux lois supérieures. Graduellement, très graduellement même, le monde et « tout ce qui l'habite » passe à de meilleures conditions d'existence ; il devient alors nécessaire que tous ceux qui participent à son évolution y contribuent aussi par l'exercice de leur propre volonté spirituelle. Il est une conséquence du karma (celui que nous considérons maintenant, le karma de la vie physique), c'est que l'Arhat parfait est au-dessus des atteintes de cette loi. Ce n'est pas un argument de mauvais aloi comme de prétendre qu'un souverain ne peut mal faire ; on entend simplement dire par là que nul ne saurait atteindre le rang d'Arhat sans devenir inaccessible aux tentations ordinaires du plan physique. L'Arhat est au-dessus des craintes et des espérances de la vie humaine. L'existence dans son corps n'est qu'une phase désagréable de sa vie habituelle hors de son corps ; il s'y soumet uniquement par amour du devoir, car aucun autre motif plausible ne pourrait l'y pousser ; et il est aussi peu apte à pécher sur le plan physique qu'un homme cultivé n'est porté à frapper en pleurant la table à laquelle il s'est involontairement heurté.

      Tel étant donc la situation privilégiée de l'Arhat, on comprend évidemment qu'il n'est plus lié aux actions physiques par le karma. Mais les diverses conditions de la nature se fondent en des nuances aussi délicates que les couleurs de l'arc-en-ciel, et lorsque l'homme, par son développement partiel, se rapproche de la condition d'Arhat, ses actions échappent en partie à la domination tyraunique du karma ; son libre arbitre est une force plus puissante dans sa vie que dans celle de l'être qui n'est encore déterminé qu'à travers ses états de conscience internes. Au stade d'évolution que nous avons presque tous atteint aujourd'hui, nous, hommes du XIXème siècle, ou, comme le diraient les occultistes, de la cinquième race, nous avons tous dépassé le point où nous n'étions, en ce qui touche nos actions, que de simples automates dans les mains du karma. Par exemple, il serait faux de prétendre aujourd'hui qu'un habitant du monde civilisé puisse être forcé par ses antécédents karmiques à commettre un meurtre ; la suggestion karmique peut l'y pousser, mais nous nions absolument qu'elle puisse être assez inflexible pour faire de l'homme le simple instrument d'un pareil crime. Lorsque je parle ici de meurtre, j'entends le meurtre volontaire, inspiré par une intention bien définie, et je n'entre dans aucune des distinctions légales.

      On en pourrait dire autant de tous les manquements graves au devoir, qu'ils tombent ou non sous le code moral humain ; car les moins éclairés d'entre nous commencent déjà à être responsables.

      Dans l'étude des sciences en général, et de la science occulte en particulier, la solution d'un problème nous en suggère un autre, jusqu'alors insoupçonné ; il est donc préférable d'aborder maintenant un point difficile qui tôt ou tard nous embarrasserait en examinant le libre arbitre restreint (du moins quant aux actions) que la science occulte accorde à notre race actuelle.

      Nous sommes tous en relations étroites les uns avec les autres sur ce plan physique ; peut-être en est-il ainsi sur tous les autres plans, quelquefois même à un degré plus prononcé. Quoi qu'il en soit, la façon dont nos actions s'influencent réciproquement est tellement évidente que les penseurs superficiels se refusent à voir aucune apparence de prédétermination dans le cours des événements. Si A... vole B..., la vie de ce dernier peut en être complètement changée. Or, s'il dépend du libre arbitre de A... de voler B... ou de s'en abstenir, comment le karma de B... pourra-t-il s'accomplir régulièrement ? On peut appliquer ce raisonnement ad infînitum aux petits faits, aux actions insignifiantes, comme aux événements importants. Les plus graves événements de notre vie eurent souvent pour point de départ certaines actions faites par d'autres et qui, à l'époque, semblaient absolument insignifiantes. Où pourrions-nous, scientifiquement parlant, établir une ligne de démarcation ? Les affaires humaines sont si enchevêtrées qu'il semble qu'on doive dire : De deux choses l'une : ou chaque action, si légère soit-elle, est automatique et inévitable ; ou rien n'est prévu dans le cours des événements, et le fonctionnement régulier du karma n'existe pas. Pourtant il est un moyen d'établir cette ligne de démarcation ; de nouvelles révélations viennent le rendre intelligible, et elles sont si subtiles qu'il ne faut les aborder qu'insensiblement.

      En disant que les lois de la nature sont l'expression de la volonté de Dieu, nous employons un langage que contesteront peu de penseurs européens ; le matérialiste même, s'il n'est pas absolument athée, pourra le tolérer. L'idée religieuse s'y rattachera, car c'est un moyen de mettre en harmonie les faits incontestables de la science physique avec les théories théologiques. Seul l'étudiant en occultisme ne sera jamais entièrement satisfait par ces belles généralités, car il voudrait une interprétation plus précise des faits spirituels. Lorsqu'on fait une solution de deux sels chimiques, les acides et les bases s'échangent entre eux et se groupent dans une nouvelle combinaison moléculaire. Est-ce la volonté de Dieu qui ordonne ce changement ? D'autre part, si une nébuleuse incandescente doit, sous certaines conditions, se transformer en un système planétaire débordant de vie, de joie et de souffrance d'où émane à la fois de nobles aspirations humaines et de mauvaises tendances, l'amour et la haine, pouvons-nous supposer que ce soit le résultat inconscient de la volonté de Dieu ? Ce double problème est, dans la plupart des cas, respectueusement abandonné comme insondable. Mais son impénétrabilité n'est due qu'à l'influence délétère de la pensée moderne, qui ne fait intervenir Dieu, au sens cosmique, que lorsqu'il dépasse absolument la portée des plus minutieuses observations touchant les faits physiques de l'univers. L'enseignement occulte seul nous initie aux relations existant entre l'humanité et l'esprit universel absolu – le Dieu cosmique.

      Cette période de notre exposé nous conduit à l'un des plus sublimes mystères du plan spirituel ; j'espère que mes lecteurs en abordant et en approfondissant ce sujet y apporteront une disposition d'esprit convenable. Les choses sont telles que je l'avais fait pressentir. De même qu'il existe, incontestablement, des hommes beaucoup plus évolués, mieux doués que la généralité, sous le rapport de la sagesse du pouvoir et des facultés, il existe aussi dans la nature, en rapport avec notre monde, des êtres spirituels possesseurs de dons beaucoup plus sublimes encore. Et l'influence de quelques-uns d'entre eux sur les événements terrestres est une étonnante et profonde vérité. De ces êtres nous ne connaissons que peu de chose à part leur existence et la nécessité logique de cette existence dans la grande hiérarchie de la conscience, c'est-à-dire de l'esprit individualisé. Mais le seul fait de leur existence nous met à même de discerner le fonds de vérité caché sous les conceptions erronées qu'on se forme souvent de la Providence qui gouverne le monde.

      Nous ne rechercherons pas ici dans quelle mesure ces Seigneurs spirituels de la Création sont chargés d'exécuter la volonté cosmique en ce qui concerne ces grandes uniformités de la nature qui constituent les lois de la matière ; mais il se comprend de soi qu'ils puissent diriger consciemment le merveilleux enchaînement d'événements constituant les lois de karma. Sans doute, l'esprit demeure confondu devant la complexité de ces problèmes ; la science physique nous apprend pourtant à ne pas nous effrayer d'une complexité équivalente à l'improbabilité dans nos interprétations de la nature. Et il est peu probable que les lois du plan spirituel soient moins complexes que celles de la matière ; la télégraphie multiple (sans chercher dans les lois de l'optique des exemples encore plus probants) nous avertit suffisamment de ne pas rejeter comme inconcevables certaines activités de la nature, parce que notre esprit ne se sent pas apte à les suivre consciemment en détail.

     Quoi qu'il en soit, les différences qu'on remarque entre les lois de la matière physique et les mystères de la conscience humaine nous suggèrent, par analogie, un mode différent par lequel l'esprit universel pourrait contrôler à la fois les lois de la matière et les incidents de la vie, ces derniers servant à parfaire la justice du karma. Nous pouvons nous figurer les lois de la nature comme préalablement déterminées par un pouvoir prodigieux de la Création ou de la Volonté divine, en prévision, pour ainsi dire, du drame humain qui devra s'y jouer. Puis, au début de ce drame nous pouvons imaginer la Volonté divine se concentrant en une ou plusieurs consciences individuelles d'une suprême élévation, à peine moins omniprésentes que cette première essence fondamentale d'où elles émanent. Ce problème métaphysique, pour l'esprit humain qui le médite, est celui de la répartition de conscience. L'organisme physique est, comme instrument de la pensée, soumis à de si terribles limitations que, généralement parlant, l'homme incarné ne peut penser qu'à une seule chose à la fois. Dans la pratique cependant et lorsqu'on arrive au seuil de ce grand processus que les occultistes nomment initiation, je crois que ces limitations ne paraissent plus aussi infranchissables qu'on le croyait, et qu'il est possible d'arriver à poursuivre simultanément plusieurs suites de pensées, – j'entends par là l'emploi d'une faculté supérieure à celle qui consisterait à passer rapidement d'une suite de pensées à d'autres en se remémorant tour à tour chacune d'elles un peu à la façon d'un joueur d'échecs jouant plusieurs parties à la fois. La répartition de conscience que possède un être, pour ainsi dire conscient dans la Divinité, et préposé à diriger le karma, est une chose d'une rapidité transcendante comparée à la très élémentaire répartition de conscience dont nous parlions plus haut, et qui la dépasse autant que les ondulations de la lumière, se chiffrant par billions à la seconde, dépasseraient la rapidité d'exécution d'un pianiste. Mais entre la faculté de penser à deux choses ou à deux millions de choses à la fois, il n'y a qu'une question de gradation, ce qui rend logiquement possible à l'intelligence humaine la conception de cette opération transcendante.

      C'est tout ce qu'il nous faut reconnaître pour concevoir, en imagination, le gouvernement karmique accordant un champ d'action subsidiaire au libre arbitre individuel. Chacun d'entre nous peut, de temps à autre, déranger le plan prémédité du karma dans lequel il se trouve englobé. Admettons par exemple qu'il soit prévu dans le karma de A... et de B... qu'ils doivent être ruinés et éprouver un grand dommage matériel par la faute (probable) de C... Mais C, usant de son libre arbitre spirituel, a développé un sens moral dépassant de beaucoup celui qu'il possédait lors de sa précédente incarnation, et, en quelque sorte, il manque de parole au karma. Il faudra donc faire intervenir d'autres arrangements, envoyer d'une autre façon à A... et à B... l'épreuve qu'ils doivent subir, et cela nécessitera bien des réajustements de moindre importance. Mais ceci n'exige qu'une capacité adéquate de la part du pouvoir dirigeant, et notre hypothèse (ou plutôt la donnée ésotérique concernant cet état de choses) reconnaît que les « Providences » du monde la possèdent.

      Ce principe, que je vais essayer d'expliquer et qui concerne l'action subsidiaire du libre arbitre pendant chaque vie physique, sera rendu plus clair par le schéma ci-contre.


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(13)  On pourrait peut-être traduire ici le mot Necessity par la Fatalité qui, dans la plupart des controverses métaphysiques de nos auteurs contemporains, est opposé au Libre Arbitre ou à la Liberté.
      Littré a défini ainsi le mot Nécessité : ce qui fait qu'une chose ne peut pas ne pas être. – Nécessité métaphysique, celle qui fait qu'une chose est telle que le contraire est impossible. D'autre part Michelet a défini la Fatalité : « la nécessité qui résulte de la nature des choses », puis il ajoute : « Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde et pas avant : celle de l'homme contre la nalure, de l'esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. » (Introduction à l'histoire universelle, p. 9.) N. D. T.




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