III Le caractère naturaliste et antichrétien des Loges
La nouvelle institution fit de rapides progrès. En 1717, il y avait seulement quatres loges à Londres : en 1723, elles étaient au nombre de vingt. Cet essor rapide s'explique par les idées qu'elles propageaient. Il a, en effet, dans Le Livre des constitutions d'Anderson, deux principes qui, sans doute, existaient à l'état latent depuis un certain temps dans les loges anglaises, mais qui différencient profondément la secte moderne des anciennes corporations du moyen-âge : ces principes sont le déisme et la religion naturelle, c'est-à-dire la négation de toute révélation, et l'indépendance de la morale vis-à-vis du dogme religieux. La loge est ouverte aux hommes de toutes les religions, parce que la morale qu'elle enseigne est supérieure à toutes et permet de réaliser la vertu sans s'embarrasser de leurs prescriptions. Les frères s'engagent par serment à ne pas attenter à l'honneur de la femme ou de la fille d'un maître maçon, et l'importance attachée à ce serment laisse à supposer qu'un devoir semblable n'existe pas en dehors de la fraternité.
Les mêmes idées sont indiquées dans le premier livre publié sous les auspices des loges en 1720.
The long Livers, tel est son titre. L'auteur, Camber, qui se cache sous le pseudonyme de
Philalethes Junior, dans sa préface dédiée au maître et aux membres de la grande loge de Londres, exhorte les
frères à ne s'occuper ni de politique ni de
religion, tout en accordant, pour la forme, des éloges au christianisme
(17).
On reconnaît là les principales idées qui vont avoir cours au
XVIIIème siècle sous le nom menteur de
philosophie et former
la morale courante des honnêtes gens... qui ne sont plus des chrétiens.
La rapidité avec laquelle la nouvelle institution anglaise se propagea dans tout le continent
européen est un des faits qui frappent le plus quand on étudie l'
histoire de cette époque. En France, en particulier, grands seigneurs, gens de lettres et parlementaires, se firent
initier à l'envi. Ce fut une affaire de mode, contre laquelle les ordonnances de police se trouvèrent aussi impuissantes qu'elles l'avaient été au siècle précédent contre le luxe des habillements
(18). Mais cet engouement des hautes classes ne signifiait nullement que la maçonnerie fût chose inoffensive. Il est curieux de noter que la Papauté ne fut pas la première à condamner la nouvelle secte. Elle avait été devancée par les Etats généraux de Hollande qui, en 1735, la défendirent sous des peines sévères dans toute l'étendue des Provinces-Unies. On avait découvert à Utrecht une loge dans laquelle des actes graves d'
immoralité avaient été commis. Les Etats généraux jugeaient les constitutions de la loge contraires à la foi chrétienne et ils regardaient à bon droit comme une invitation au renversement des gouvernements établis un article à double entente, qui se trouvait déjà dans les constitutions d'Anderson, et qui était ainsi conçu :
«
Si quis confrater res novas adversus principem aut rempublicam moliretur, eum reliqui sodales deberent non quidem imitari neque e societate ea propter exturbare sed illius vicem dolere (19). »
En 1738, l'année même où le
pape Clément XII lançait la première
Bulle contre la
franc-maçonnerie, le magistrat de Hambourg l'interdisait. Quelques années après, c'était, pour ne citer toujours que les puissances non
catholiques, la République de Berne, la Porte Ottomane (1751), le magistrat de Dantzick (1763). L'édit de ce dernier résume tous ceux des autres gouvernements. Il est intéressaut de le rappeler, après la récente Encyclique de
Léon XIII :
Vu que nous avons appris que ces soi-disant francs-maçons, en recommandant certaines vertus, cherchent à miner les fondements du christianisme, introduire l'
esprit d'indifférence contre cette doctrine, et ce, pour la remplacer par la
religion naturelle qu'ils ont établi, pour parvenir à ce but pernicieux, des statuts cachés qu'ils communiquent sous un serment qu'ils font prêter à leurs candidats, serment plus terrible qu'aucun autre exigé par un souverain à l'égard de ses sujets ; qu'ils ont une caisse expressément destinée au but pernicieux de leurs intentions dangereuses, laquelle ils augmentent continuellement par des cotisations qu'ils exigent de leurs membres ;
qu'ils entretiennent une correspondance intime et suspecte avec les sociétés étrangères de la même espèce... »
Pour que des gouvernements
protestants se décidassent à proscrire une secte condamnée solennellement par Rome, il fallait qu'ils eussent eu des révélations de nature à
fixer leur opinion sur son caractère antichrétien et révolutionnaire. Depuis lors il s'est toujours trouvé parmi les
protestants des hommes sincères, qui ont compris que la maçonnerie, quoique son grand effort soit dirigé contre le
catholicisme, tend aussi à détruire tout christianisme, et qui ont lutté dans la mesure de leurs confessions particulières.
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(17) Les principaux passages de ce livre fort rare sont reproduits par Gould,
History of Freemasonry, t. III, pp. 124-127.
(18) Voyez
Revue des questions historiques, t. XVIII, article de M. Ch. Gérin,
Les Francs-Maçons et la Magistrature française au XVIIIème siècle.
(19) Histoire générale des cérémonies religieuses et coutumes religieuses de tous les peuples, par Banier,
Paris, 1741, in-folio, t. IV, pp. 334 à 342.