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Plutarque

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Biographie universelle ancienne et moderne

      Plutarque, l'un des écrivains de l'antiquité les plus connus, les plus cités, et, pour ainsi dire, les plus populaires, naquit en Béotie, dans la petite ville de Chéronée, qui a donné son nom à a bataille fameuse où Philippe assura l'asservissement de la Grèce par la défaite des Athéniens. Il semble que la fortune devait ce dédommagement aux grands hommes de la Grèce, de faire naître le peintre de leurs vertus et l'immortel conservateur de leur gloire au même lieu qui vit périr cette liberté qu'ils avaient défendue. On ignore l'année précise de la naissance de Plutarque ; mais il nous apprend lui-même qu'il suivait à Delphes les leçons d'Ammonius, au temps du voyage de Néron dans la Grèce, ce qui se rapporte à l'an 66 de notre ère. Ainsi l'on peut conjecturer qu'il naquit dans les dernières années de l'empire de Claude, vers le milieu du premier siècle.

      Plutarque sortait d'une famille honorable, où le goût de l'étude et des lettres était héréditaire. Dans son enfance, il vit à la fois son père, son aïeul et son bisaïeul ; et il fut élevé sous cette influence des vieilles mœurs, et dans cette douce société de famille qui sans doute contribua au caractère de droiture et de bonté que l'on aime dans ses écrits. Il avait conservé souvenir de son bisaïeul Nicarchos, et des vives peintures que ce bon vieillard lui avait souvent faites des malheurs de sa patrie lorsque le triumvir Antoine, dans sa lutte contre Octave, ayant amené la guerre sur les mers de la Grèce, épuisa de contributions tous les pays voisins, et força les habitants de Chéronée d'apporter sur leurs épaules, jusqu'au rivage, des blés pour sa flotte. Il rappelle avec complaisance son grand-père Lambrias, dont il admirait l'éloquence, la brillante imagination et la gaieté, le verre à la main, dans un petit cercle de vieux amis. Il rapporte même un mot que Lamprias aimait à dire et à prouver : « C'est que la vapeur du vin opérait sur l'esprit comme le feu sur l'encens, dont il détache et fait évaporer la partie la plus subtile et la plus exquise. » Quant à son père, Plutarque le vante beaucoup pour la vertu, la modestie, la connaissance des choses sacrées, l'étude de la philosophie et des poètes ; et il cite avec respect plus d'un bon conseil qu'il avait reçu de lui dans sa jeunesse. Plutarque eut aussi deux frères qu'il aima tendrement, Lamprias et Timon.

      Dans l'école d'Ammonius, qu'il suivit fort jeune, et où il se lia d'amitié avec un descendant de Thémistocle, il apprit les mathématiques et la philosophie. Sans doute il avait étudié sous des maîtres habiles toutes les parties des belles-lettres. Ses ouvrages montrent assez que la lecture des poètes avait rempli sa mémoire. Il paraît que, fort jeune encore, il fut employé par ses concitoyens à quelques négociations avec des villes voisines. Le même motif le conduisit à Rome, où tous les Grecs doués de quelque industrie et de quelque talent venaient régulièrement depuis plus d'un siècle chercher la réputation et la fortune, en s'attachant à quelques hommes puissants, ou en donnant des leçons publiques de philosophie et d'éloquence. Plutarque, on ne peut en douter, ne négligea pas ce dernier moyen d'acquérir de la célébrité. Il avoue lui-même que, pendant ses voyages en Italie, il ne put trouver le temps d'apprendre assez à fond la langue latine, à cause des affaires publiques dont il était chargé, et des conférences qu'il avait sur les matières philosophiques avec les hommes instruits qui venaient le consulter et l'entendre. Il parlait, professait dans sa propre langue, suivant le privilège qu'avaient conservé les Grecs d'imposer leur idiôme à leurs vainqueurs, et d'en faire la langue naturelle de la philosophie et des lettres. Ces leçons publiques, ces déclamations furent évidemment la première origine, la première occasion des nombreux traités moraux de Plutarque. Le philosophe de Chéronée exerça dans Rome cette profession de sophiste, dont le nom est devenu presque injurieux, et dont l'existence seule semble indiquer une décadence littéraire, mais qui fut plus d'une fois illustrée dans Rome par de grands talents et par la persécution.

      On sait que sous les mauvais empereurs, dans l'esclavage public, la philosophie était le seul asile où se réfugiàt la liberté bannie du forum et du sénat. La philosophie avait servi jadis à perdre la république ; elle n'était alors qu'un vain scepticisme dont abusaient les ambitieux et les corrupteurs. Par une vocation meilleure, elle devint plus tard une espèce de religion qu'embrassaient les âmes fortes. Il fallait le secours d'une sagesse qui apprît à mourir, on invoqua le stoïcisme. Plutarque, le plus constant et le plus dédaigneux ennemi des doctrines épicuriennes ; Plutarque, l'admirateur de Platon et son disciple dans la croyance de immortalité de l'âme, de la justice divine et du bien moral, enseignait des vérités moins pures que le christianisme, mais qui convenaient aux besoins les plus pressants des âmes élevées. Il nous apprend lui-même quels illustres Romains assistaient à ses leçons. « Un jour, dit-il, que je déclamais à Rome, Arulénus Rusticus, celui que Domitien fit mourir pour l'envie qu'il portait à sa gloire, était présent et m'écoutait. Au milieu de la leçon, il entra un soldat qui lui remit une lettre de l'empereur. Il se fit un silence, et moi-même je m'arrêtai pour lui donner le temps de la lire ; mais il ne le voulut pas, et n'ouvrit point la lettre avant que j'eusse achevé mon discours et que l'auditoire se fût séparé. » Cet Arulénus est celui que Tacite a tant loué, celui que Pline le jeune nomme souvent avec une religieuse admiration, l'ami de Thraséas et d'Helvidius, et digne de mourir comme ces deux grands hommes.

      On ne sait si Plutarque prolongea son séjour en Italie jusqu'à l'époque où Domitien bannit par un décret tous les philosophes. Les savants ont pensé qu'il alla plusieurs fois à Rome, mais qu'aucun de ces voyages n'eut lieu depuis le règne de cet empereur. Ce qui paraît assuré, c'est que Plutarque revint jeune encore se fixer dans sa patrie, et qu'il y resta dès lors sans interruption par une sorte de patriotisme, et pour faire jouir ses concitoyens de l'estime et de la faveur qui pouvaient s'attacher à son nom. Il s'était marié, et avait choisi sa femme dans une des plus anciennes familles de Chéronée ; elle s'appelait Timoxène. Il parle de sa famille avec cette effusion de tendresse qu'une âme douce et pure ajoute encore à la force du sentiment paternel. Deux de ses enfants et sa fille moururent presque au berceau. Plutarque en a éternisé le souvenir dans une lettre de consolation qu'il écrivit à sa femme, et où respirent cette vérité et cette simplicité de douleur qui sied si bien aux esprits les plus élevés. Il trace un portrait des vertus d'une épouse et d'une mère, en y mêlant cette teinte de mœurs antiques et ces allusions poétiques qui donnent un si grand attrait à la lecture de ses écrits. Plutarque, qui a composé un traité sur l'amour conjugal, et qui seul des anciens nous a transmis l'admirable histoire d'Eponine et de Sabinus, paraît avoir connu dans toute sa pureté le bonheur de cet amour dont il a célébré les devoirs et l'héroïsme. On trouve à ce sujet dans ses ouvrages une anecdote charmante, et qui semble bien plus digne de l'ancien âge d'or de la Grèce que du siècle de fer de Domitien. Plutarque, peu de temps après son mariage, eut quelques démêlés avec les parents de sa femme, gens difficiles ou intéressés peut-être, ce que nous nous gardons bien de juger. La jeune femme, inquiète de ces petits débats et craignant la plus légère atteinte à la douce union où elle vivait avec son mari, le pressa de venir sur le mont Hélicon faire un sacrifice à l'Amour, qui, dans la gracieuse théologie de l'antiquité, n'était pas seulement, comme on croit d'ordinaire, le dieu des amants et le gardien des serments passagers, mais qui étendait encore son pouvoir à tous les liens de famille, à tous les sentiments affectueux, et était même chargé de maintenir dans le monde physique la concorde et l'harmonie. Plutarque consentit à ce pieux voyage, et accompagna sa femme avec quelques-uns de ses amis. Ils sacrifièrent sur l'autel du dieu, et revinrent avec cette douce paix du cœur que le voyage seul était bien fait pour inspirer.

      Montaigne regrette que nous n'ayons pas des mémoires de la vie de Plutarque ; il remarque d'ailleurs avec raison que les écrits de ce grand homme, à les bien savourer, le découvrent assez et le font connaître jusque dans l'âme. Ce sont en effet là les plus sûrs mémoires. On y voit un grand fonds, non pas seulement de vertu, mais de bonté morale ; et sous ce rapport ils semblent démentir une anecdote rapportée par Aulu-Gelle, et qu'il tenait du philosophe Taurus. Un jour que Plutarque faisait battre de verges un esclave coupable de quelques fautes, l'esclave, au milieu de ses gémissements, s'avisa de reprocher à son maître que cette violence prouvait en lui peu de philosophie, et de lui objecter un beau traité sur la douceur qu'il avait composé, et dont il se souvenait si peu. « Comment, malheureux, lui dit Plutarque d'un ton calme, me crois-tu en colère parce que je te fais punir ? Mon visage est-il enflammé ? M'échappe-t-il aucun mot dont je doive rougir ? Ce sont là les signes de cette colère que j'ai interdite au sage. » En même temps le philosophe, se tournant vers l'exécuteur du châtiment, lui dit, suivant le récit d'Aulu-Gelle : « Mon ami, pendant que cet homme et moi nous discutons, continue toujours ton office. » Il y aurait dans ce bon mot plus d'esprit que d'humanité. Plutarque semble nous apprendre lui-même qu'il n'avait ni tant de patience ni tant de rigueur. « Je m'étais, dit-il, emporté plusieurs fois contre mes esclaves ; mais à la fin je me suis aperçu qu'il valait mieux les rendre pires par mon indulgence, que de me gâter moi-même par la colère en voulant les corriger. » Nous préférons croire à cet aveu, et il s'accorde davantage avec le caractère universel de bienveillance, avec cette espèce de tendresse d'âme que Plutarque montre dans ses écrits et qu'il étend jusqu'aux animaux. Celui qui disait de lui-même qu'il n'aurait voulu pour rien au monde vendre un bœuf vieilli à son service pouvait-il plaisanter sur le supplice d'un esclave ?

      Plutarque, pendant le long séjour qu'il fit dans sa patrie, fut sans cesse occupé d'elle. Jaloux avec passion de l'ombre de liberté qui restait à ses concitoyens sous l'abri de la conquête romaine, il les invitait à terminer leurs affaires et leurs procès par la juridiction de leurs propres magistrats, sans jamais recourir à la haute justice du proconsul ou du prêteur. Pour leur donner l'exemple, il remplit lui-même avec zèle dans Chéronée toutes les fonctions, toutes les charges publiques de ce petit gouvernement municipal que Rome laissait aux vaincus : non seulement il fut archonte, ce qui était la première dignité de la ville, mais il exerça longtemps avec exactitude et avec joie un office inférieur, une certaine inspection de travaux publics qui lui donnait le soin, nous dit-il, de mesurer de la tuile, et d'inscrire sur un registre les quantités de pierres qu'on lui présentait. Tout cela se rapporte fort peu à la supposition complaisante d'un auteur ancien qui a écrit que Plutarque fut honoré du consulat sous Trajan. Ce conte de Suidas est assez démenti par le silence de l'histoire et par les usages des Romains. Une autre tradition plus récente, qui fait Plutarque précepteur de Trajan, ne semble pas mieux fondée, et ne s'appuie également sur aucune induction tirée de ses écrits. Mais un emploi que Plutarque paraît avoir rempli pendant longues années, c'est la dignité de prêtre d'Apollon. Il fut aussi attaché au sacerdoce du temple de Delphes.

      L'époque de la mort de Plutarque n'est pas exactement connue ; mais probablement il vécut et philosopha jusqu'à la vieillesse, comme l'indiquent et le caractère de quelques-uns de ses écrits, et plusieurs anecdotes qu'il y raconte. On aime à se le représenter plein de jours et d'expérience, au milieu de ses concitoyens attendris, racontant les traditions de l'ancienne Grèce et les exploits des héros, avec ces paroles abondantes et cette gravité douce que nous admirons dans ses écrits.

      Les ouvrages de Plutarque, par leur étendue autant que par la variété des objets qu'ils embrassent, présentent le plus vaste répertoire de faits, de souvenirs et d'idées que nous ait transmis l'antiquité. Produits dans une époque de décadence littéraire, ils sont cependant remarquables par le style et l'éloquence. Sous ces différents rapports, ils demanderaient un examen plus étendu que nous ne pouvons l'essayer ici ; mais cet examen a été fait en partie par de savants critiques, et il est suppléé par admiration et le goût constant des lecteurs. Ce n'est pas que tous les écrits de Plutarque nous paraissent avoir la même valeur, et pour ainsi dire renfermer la même substance. Quelques-uns de ses traités de morale sont d'un intérêt médiocre, d'une philosophie commune, et même ne sont pas exempts de déclamation. On y sent l'influence ou de la première jeunesse, ou de cette profession de sophiste qui devait perpétuer jusque dans un âge plus avancé les défauts de la jeunesse. Mais si l'on se reporte au temps où écrivait Plutarque, on concevra qu'il lui a fallu une force admirable de bon sens pour n'avoir pas cédé plus souvent au faux goût si universel dans son siècle, et pour s'être rendu surtout remarquable par le naturel et la vérité. Sans doute le fond des meilleurs traités de Plutarque est emprunté à tous les philosophes de la Grèce, dont il n'est pour ainsi dire que l'abréviateur. Mais la forme lui appartient ; les doctrines qu'il expose ont reçu l'empreinte de son âme, et ses compilations mêmes ont un cachet d'originalité. La morale de ces traités, sans être haute et roide comme celle des stoïciens, ni spéculative et enthousiaste comme celle de Platon, est généralement pure, courageuse et praticable. Sans cesse appuyée par les faits, presque toujours embellie par des images heureuses, de vives allégories, elle parle au cœur et à la raison. Quelques-unes même de ces petites dissertations de Plutarque sont des chefs-d'œuvre où l'on trouverait le germe de gros livres. Le traité sur l'éducation a fourni à l'éloquent Rousseau les vues les plus solides, et quelques-unes des plus belles inspirations de son Emile. – Toutefois, c'est principalement comme historien, comme peintre des temps et des hommes, que Plutarque nous paraît avoir mérité toute sa gloire, et justifier la préférence que de grands esprits lui ont accordée sur presque tous les écrivains. Là cependant nous trouvons encore, dans la conception générale de ses plans, quelque trace des habitudes de fausse éloquence empruntées aux écoles sophistiques de la Grèce et de Rome.

      Plutarque intitule son grand ouvrage les Vies parallèles ; et dans ce cadre l'histoire abrégée de chaque grand homme de la Grèce a pour suite et pour pendant la vie d'un grand homme romain, laquelle est terminée par une comparaison où les deux héros sont rapprochés trait pour trait et pesés dans la même balance. Cette méthode ne semble-t-elle pas rappeler d'abord les thèses un peu factices des écoles et les jeux d'esprit de l'éloquence ? L'histoire peut-elle, en effet, offrir toujours à point nommé ces rapports, ces symétries que le talent oratoire saisit quelquefois entre deux destinées, deux caractères célèbres ? L'exactitude ne doit-elle pas souvent manquer à ces rapprochements essayés sur une longue série de grands hommes ? Et l'écrivain ne sera-t-il pas conduit quelquefois à fausser les traits pour créer des ressemblances, et à subtiliser pour expliquer les différences ? Enfin, un peu de monotonie ne s'attache-t-il pas à cette méthode, qui établit dans l'histoire de deux peuples des correspondances si régulières, et emboîte les grands hommes de deux pays dans ces étroits compartiments ? Peut-être, pour justifier ce système de composition adopté par Plutarque, faut-il se souvenir qu'il était Grec, et que, dans l'esclavage de son pays, il trouvait une sorte de consolation à balancer la gloire des vainqueurs, en opposant à chacun de leurs grands hommes un héros qui fût né dans la Grèce. – L'érudition fait à Plutarque historien beaucoup d'autres reproches : on l'a souvent accusé et même convaincu de graves inexactitudes, d'oublis, d'erreurs dans les faits, dans les noms, dans les dates, de contradictions avec lui-même. On a découvert chez lui des fautes qui, dans les scrupules de notre exacte critique, compromettraient la renommée d'un historien, mais qui n'ôtent rien à son génie. Plutarque, qui a tant écrit sur Rome, savait, de son propre aveu, fort peu la langue latine. On conçoit d'ailleurs combien, dans l'antiquité, toute investigation historique était lente, difficile, incertaine. Aidée par l'imprimerie, la patience moderne, en rapprochant les textes, les monuments, a pu rectifier les erreurs des anciens eux-mêmes. Mais qu'importe que Plutarque ait écrit que Tullie, fille de Cicéron, n'avait eu que deux maris, et qu'il ait oublié Crassipes ? Qu'importe qu'il se soit trompé sur un nom de peuple ou de ville, ou même qu'il ait manifestement mal compris le sens d'un passage de Tite-Live ? Ces petites curiosités de l'érudition laissent aux récits de l'historien tout leur charme et tout leur prix. On peut s'étonner davantage qu'il se contredise quelquefois lui-même, et que dans deux vies il raconte le même fait avec d'autres noms ou d'autres circonstances. Tout cela, sans doute, indique une composition plus oratoire que critique, plus attentive aux peintures et aux leçons de mœurs qu'à la précision des détails. C'est en général la manière des anciens. Au reste, malgré ces défauts, il n'en faut pas moins reconnaître que, même pour la connaissance des faits, les vies de Plutarque sont un des monuments les plus instructifs et les plus précieux que l'érudition ait pu recueillir dans l'état incomplet où nous est parvenue la littérature antique. Une foule de faits, et les noms mêmes de beaucoup d'écrivains, ne nous sont connus que par Plutarque. Indépendamment de l'histoire des grands hommes de la Grèce, qu'il a écrite avec des notions plus certaines et plus étendues dans les vies mêmes des personnages romains, il a jeté un grand nombre d'anecdotes qui ne sont point ailleurs : il a rappelé des passages de Tite-Live, que le temps nous a ravis ; et il cite une foule d'écrits latins qu'il avait lus, et dont il a seul révélé quelque chose à notre curiosité : par exemple les harangues de Tibérius Gracchus, les lettres de Cornélie à ses deux fils, les mémoires de Sylla, les mémoires d'Auguste, etc. — La critique savante qui a relevé les inexactitudes de Plutarque a voulu quelquefois lui ôter aussi le mérite de ses éloquents récits. On a supposé qu'il était plutôt un adroit compilateur qu'un grand peintre, et qu'il avait copié ses plus beaux passages dans d'autres historiens. Le reproche paraît peu vraisemblable. Dans les occasions où Plutarque pouvait suivre Thucydide, Diodore, Polybe, ou traduire Tite-Live et Salluste, nous le voyons toujours donner aux faits l'empreinte qui lui est propre et raconter à sa manière. Dans la vie de Nicias même, il regrette l'obligation désavantageuse où il se trouve de lutter contre Thucydide, et de recommencer les tableaux tracés par un si grand maître. Laissons donc à Plutarque la gloire d'une originalité si bien marquée par la forme même de ses récits, par le mélange d'élévation et de bonhomie qui en fait le caractère et qui décèle l'influence de ses études oratoires et la simplicité de ses mœurs privées.

      On a souvent célébré, défini, analysé le charme prodigieux de Plutarque dans ses vies des hommes illustres. « C'est le Montaigne des Grecs, a dit Thomas ; mais il n'a point comme lui cette manière pittoresque et hardie de peindre ses idées, et cette imagination de style que peu de poètes même ont eue comme Montaigne. » Cette restriction est-elle juste ? Plutarque, dont la hardiesse disparaît quelquefois dans l'heureuse et naïve diffusion d'Amyot, n'a-t-il pas au contraire au plus haut degré l'expression pittoresque et l'imagination de style ? Quels plus grands tableaux, quelles peintures plus animées que l'image de Coriolan au foyer d'Attilius, que les adieux de Brutus et de Porcie, que le triomphe de Paul-Emile, que la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus, que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre, penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible où elle s'est réfugiée, et s'efforçant de hisser et d'attirer vers elle Antoine vaincu et blessé, qu'elle attend pour mourir ! Combien d'autres descriptions d'une admirable énergie ! Et à côté de ces brillantes images, quelle naïveté de détails vrais, intimes, qui prennent l'homme sur le fait, et le peignent dans toute sa profondeur en le montrant avec toutes ses petitesses ! Peut-être ce dernier mérite, universellement reconnu dans Plutarque, a-t-il fait oublier en lui l'éclat du style et le génie pittoresque ; mais c'est ce double caractère d'éloquence et de vérité qui l'a rendu si puissant sur toutes les imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakespeare, dont le génie fier et libre n'a jamais été mieux inspiré que par Plutarque, et qui lui doit les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de son Coriolan et de son Jules César ? Montaigne, Montesquieu, Rousseau, sont encore trois grands génies sur lesquels on retrouve l'empreinte de Plutarque, et qui ont été frappés et colorés par sa lumière. Cette immortelle vivacité du style de Plutarque, s'unissant à l'heureux choix des plus grands sujets qui puissent occuper l'imagination et la pensée, explique assez le prodigieux inlérêt de ses ouvrages historiques. Il a peint l'homme, et il a dignement retracé les plus grands caractères et les plus belles actions de l'espèce humaine. L'attrait de cette lecture ne passera jamais : elle répond à tous les âges, à toutes les situations de a vie ; elle charme le jeune homme et le vieillard ; elle plaît à l'enthousiasme et au bon sens.
      La première édition du texte grec de Plutarque est celle des Alde, Venise, 1509, in-fol., pour les œuvres morales ; et celle de Juntes, Florence, 1517, in-fol., pour les vies. Parmi les éditions postérieures, nous indiquerons seulement celles de H. Estienne, grec-latin, Paris, 1572, 13 vol. in-8° ; de Maussac, ibid., 1634, 2 vol. in-fol. ; de Reiske, Leipsick, 1774-1782, 12 vol. in-8° ; de Bryan pour les vies, et de Wyttenbach our les Œuvres morales, 12 vol. in-4° (travail port important au sujet duquel on peut consulter (1) l'article Wyttenbach). Pour le texte grec seul des vies, celles de M. Coray, Paris, 1809-1815, 6 vol. in-8° (très bonne édition devenue rare), de M. Schæfer, Leipsick, 1812, 9 vol. in-18, de M. Sintenis, Leipsick, 1837-1847, 4 vol. in-8°. Les beaux exemplaires de l'édition de 1567-1574 sont fort rares, le prix en est donc très élevé ; en 1854 et en 1857 il s'en est adjugé deux à Paris, l'un à quatre cent soixante-dix, I'autre à cinq cent quarante francs ; un troisième a été poussé jusqu'à huit cent cinquante-cinq francs à la vente de Bure en 1853. L'édition de Paris, 1783-1787, 22 vol. in-8°, avec des notes de G. Brotier et de Vauvilliers, a été faite avec beaucoup de soin ; la réimpression qui en a été donnée à Paris, 1802-1806, 25 vol. in-8°, d'une exécution inférieure, a le mérite de contenir des notes de Clavier. La version latine des Vies de Plutarque, par J.-A. Campani, fut un des premiers produits de l'art typographique dès son introduction à Rome, vers 1470. Pour les traductions en langues modernes, voyez les articles Amyot, Dacier, Pompéi et Ricard (2). Les traductions italiennes sont nombreuses : celle de Domaxidie, publiée à Venise en 1555, a été plusieurs fois réimprimée ; celle de G. Pompéi est en Italie un ouvrage classique ; elle a été publiée à Vérone en 1773, 5 vol. in-4°, et 1799, 10 vol. in-8°, et des réimpressions multipliées en ont constaté le succès. On a joint à l'édition de Florence, 1822, 7 vol. in-8°, les Opuscoli morali, traduits par Marcello Adriani et Sebastiano Crampi, 1819-1820, 6 vol. in-8°. En espagnol il existe une traduction des Vies par Juan Castro de Salinas, et une des Œuvres morales par Diego Gracian ; la version des Vidas, par Alfonso de Palencia, 1491, 2 vol. in-fol., n'a d'autre mérite que sa rareté. Les Allemands possèdent la traduction de Kaltwasser, 1783-1806, 19 vol. in-8° ; les Anglais en ont une exécutée par divers écrivains, et qui, publiée en 1758, 6 vol. in-8°, a été très souvent réimprimée, quoiqu'elle n'ait que bien peu de mérite. On y joint les Œuvres morales, 1718, 5 vol. in-8°. Il est impossible de nier qu'Amyot ne nous ait donné un faux Plutarque. Le rhéteur de Chéronée, écrivain naïf, vivant à une époque nullement naïve, est devenu chez lui un homme simple, un bonhomme. Au fond, Amyot savait assez mal le grec ; et, quoiqu'il ait été aidé par le savant Turnèbe, il a fait une multitude de fautes dans sa version, qui est trois fois plus longue que l'original. La traduction de Ricard, 1783-1803, 40 vol. in-12, est généralement fidèle, mais pâle ; elle a été réimprimée plusieurs fois, notamment en 1844, chez le libraire Lefebvre ; mais on n'a conservé qu'une partie des notes du traducteur. Une édition des Vies entreprise en 1827, grand in-4°, devait être accompagnée de bustes et de portraits d'après l'antique. On annonçait au moins quinze volumes publiés par livraisons, dont le prix était tel que l'ouvrage devait revenir à treize mille francs environ. Il y a eu des procès de la part de souscripteurs qui ne se doutaient pas qu'ils s'engageaient à recevoir un livre aussi dispendieux. Le libraire Charpentier a fait paraître les vies traduites par M. Pierron, Paris, 1843-1845, 4 vol. in-12, et les Œuvres morales, 1845, 5 vol. in-12.


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(1)  Wyttenbach a fort bien prouvé, quoique un peu longuement, que ce traité n'est pas de Plutarque, mais ce n'en est pas moins une production intéressante. L'auteur avait peu d'esprit, mais ll montre une grande instruction.

(2)  Une bonne édition de Plutarque fait partie de la Bibliotheca græca, publiée par MM. Didot. Les Vies ont été l'objet des soins de M. Dœhner, qui a revu le texte sur un grand nombre de manuscrits, et l'on a reproduit la bonne traduction latine de Xylander, qui n'avait été imprimée qu'une seule lois, celle de Crasius, qui est loin de la valoir, lui ayant été substituée depuis. Les Morales ont été éditées par M. Duebner, qui a pris pour base, en les améliorant, le texte et la traduction de Wyttenbaeh. Un cinquième volume contient les fragments des ouvrages perdus de Plutarque, les pseudo-plutarchea, et une table générale des matières exécutée avec soin. Les fragments avaient été recueillis pour la première fois par Wyttenbach ; le texte a été fort amélioré par l'examen de nouveaux manuscrits. Les éditions isolées de traités de Plutarque sont nombreuses, et il en est d'importantes, mais cette énumération ne saurait trouver place ici ; nous indiquerons seulement celles du De liberorum educatione liber, publiées par Heusinger, Leipsick, 1749, et par Schneider, , 1775, estimées l'une et l'autre ; un traité De physicis phílosophorum decretis, mis au jour par C.-D. Beck, Leipsick, 1787 ; des Politica, Paris, 1824, dus au docteur Corey ; du De superstitione liber, avec commentaire, par C.-F. Matthæi, Moscou, 1778 (édition peu commune, critique et savante) ; des Apophthegmata, Leipsick, 1779, bonne édition, sans traduction, donnée par Th.-E. Gierig, et préférée a celle de Pemberton, Oxford, 1768, qui est belle, mais qui n'est très estimée. Une traduction des Vies, revue par M. Clough vu le jour à Boston en 1859, 5 vol. in-8° ; elle a été l'objet des éloges de divers journaux ; on peut consulter entre autres un article inséré dans le Quarterly review (octobre 1861) et où l'on trouve une judicieuse application du mérite de Plutarque comme biographe. Ruald, Dacier, Corsini, Dryden, ont écrit la vie de Plutarque en tête de leurs éditions ou traductions ; Tiedemann, Brucker, Buhle, Ritter, et les autres historiens de la philosophie ancienne, sont entrés à son égard dans de longs détails.  (Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 33 - Pages 544-548)




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