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Tarquin le Superbe

(Lucius Tarquinius Superbus)
(-534 – -509)
Septième et dernier roi de Rome, de -584 à -509
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Biographie universelle ancienne et moderne

      Tarquin le Superbe (Lucius Tarquinius Superbus), septième et dernier roi de Rome, était, selon Tite-Live, fils de Tarquin l'Ancien, et son petit-fils, selon Denys d'Halicarnasse. Le premier de ces historiens suivait l'opinion de tous ceux qui l'avaient précédé, à l'exception du seul Calpurnius Pison Frugi, pour la version duquel l'auteur des Antiquités romaines s'est déterminé. S'il était vrai, comme le prétend Tite-Live, que Tarquin l'Ancien eût été père de Tarquin le Superbe, il en résulterait que la vie de ce dernier ce serait prolongée jusqu'au delà de cent-dix ans, à moins de supposer que Tanaquil l'eût mis au monde étant âgée de soixante-et-dix ans au moins, et encore faudrait-il admettre que, deux ans après, elle aurait donné un fils à Lucius Tarquin, en la personne d'Aruns Tarquin. Ces deux traits suffisent pour faire sentir le ridicule d'une tradition à la réfutation de laquelle Denys d'Halicarnasse n'a pas dédaigné de consacrer un chapitre entier (1). Tout devient au contraire facile à expliquer dans la généalogie des Tarquins, ainsi que dans leur histoire, quand on fait Lucius et Aruns petits-fils de l'Ancien, et qu'on donne à l'aîné six ans et au plus jeune quatre ans à la mort de leur aïeul. On peut voir dans la notice sur Servius Tullius, que ce monarque fit épouser à ces deux jeunes princes les deux filles qu'il avait eues de son épouse Tarquinia, fille de l'Ancien. Par cette double union, Servius réparait, autant qu'il était en lui, le tort de son usurpation, si l'on peut flétrir de ce nom les moyens qui l'avaient élevé au trône, dans une monarchie où le principe de l'hérédité n'avait jamais été consacré. Servius avait trouvé en Lucius Tarquin un ennemi d'autant plus dangereux que le titre de gendre du roi régnant rapprochait davantage du trône le petit-fils du feu roi Tarquin l'Ancíen ; mais le crime par lequel Lucius ravit le trône et la vie à son beau-père n'était pas son coup d'essai. Déjà il avait mérité les noms d'incestueux et de fratricide. Aruns, son jeune frère, aussi doux, aussi modéré que Lucius était audacieux, cruel et tyrannique, avait eu le malheur d'épouser Tullie, qui, capable de tous les crimes, ne tarda pas à détester son époux, tandis qu'une horrible conformité de scélératesse lui fit concevoir une passion coupable pour Lucius Tarquin. L'épouse de ce dernier, appelée également Tullie, possédait les paisibles vertus de son sexe et s'efforçait de contenir les affreux penchants de son mari, aussi vainement que sa sœur, ennemie de son père et dévorée d'ambition, déployait toutes les ressources de sa méchanceté pour faire partager à l'honnête Aruns ses criminels desseins. Indignée enfin des obstacles qu'il lui oppose, elle révèle à son beau-frère ses plus secrètes pensées et lui livre en même temps sa personne. C'est ainsi que tous deux se préparèrent par l'inceste au meurtre d'un frère, d'une sœur, d'un mari, d'une épouse et d'un père. Aruns et la femme de Lucius Tarquin moururent empoisonnés par ce couple infâme, et Lucius forma avec Tullie les nœuds d'un affreux hyménée. L'histoire ne parle plus de cette horrible femme, après le dernier crime qu'elle commit envers le cadavre de son père (Voyez Servius Tullius) ; mais elle représente Tarquin comme un modèle de tyrannie.
      Dès ce moment, selon Cicéron (2), au roi succéda le maître ; et, comme dit Florus, Tarquin n'exerça pas mieux qu'il ne l'avait acquise une puissance achetée par le crime (année 534 avant J.-C.). Il ne se fit élire ni par le sénat ni par le peuple. Affectant de ne voir en Servius Tullius qu'un usurpateur, il prit la couronne comme un droit héréditaire : prétention tout à fait contraire au droit public de la monarchie romaine, où la légitimité ne résidait que dans l'élection. Assiégé de terreurs, il s'entoura d'une garde farouche, se montrant rarement au dehors, tenant secrets les moments où il paraîtrait en public et n'admettant dans son palais que les personnes qu'il y avait mandées. Il extermina la plupart des sénateurs, ne consulta plus ceux qui restaient et ne les appela même pas à l'exercice de la justice. Ce fut dans son conseil privé que se régla désormais l'administration intérieure et que se décidèrent la paix et la guerre, sans jamais prendre le vœu du peuple ni du sénat. Il se réservait les causes capitales, ou se reposait du soin de les juger sur des magistrats vendus ou subjugués. Ainsi périrent le père et le frère de Lucius Junius Brutus, qui lui-même ne conserva la vie qu'en contrefaisant l'insensé. Les plébéiens, si l'on en croit Denys d'Halicarnasse, ravis de voir les grands humiliés, disaient hautement qu'ils l'avaient bien mérité par leur conduite hostile envers Servius Tullius ; mais ils changèrent de sentiment, lorsque eux-mêmes furent chargés d'impôts arbitraires et de corvées continuelles. « Tarquin, dit Montesquieu, usurpa le pouvoir du peuple : il fit des lois sans lui ; il en fit même contre lui. » Alors furent abolies les lois rendues par Servius Tullius, de concert avec le sénat et le peuple, en faveur de l'égalité des citoyens devant la loi. Tarquin fit briser les tables sur lesquelles elles étaient gravées. Il détruisit aussi le règlement qui proportionnait les impôts aux facultés du contribuable : les plébéiens, comme les sénateurs, furent soumis à une taxe égale, malgré l'inégalité des fortunes. Le tyran alla jusqu'à interdire les assemblées de curies, tant à Rome que dans la campagne, bien qu'elles n'eussent d'autre objet que des sacrifices commandés par la religion. Ses espions étaient partout ; et ces agents, qui n'étaient point connus pour tels, parlaient souvent contre Tarquin pour découvrir ce que chacun pensait de lui ; ensuite ils lui dénonçaient ceux auxquels il était échappé quelques paroles contre l'état présent des affaires (Denys d'Halicarnasse).

      N'admettant au service militaire que ceux des plébéiens qui lui étaient dévoués, il occupa le reste du peuple à des travaux publics. Rome fut ainsi décorée de nouveaux édifices : les égouts commencés par Tarquin l'Ancien furent conduits jusqu'au Tibre, l'amphithéâtre de ce prince entouré de portiques et le Capitole élevé. Mais si l'histoire n'a pas chargé le tableau du despotisme de Tarquin, ces monuments, qui devaient faire l'admiration de la postérité, firent le désespoir de ceux qui les exécutèrent. Toute la population romaine se trouvait contrainte d'y travailler sans relâche ; les artisans étaient forcés d'abandonner les occupations qui les faisaient vivre pour embellir les palais de Tarquin, et le despote ne leur faisait distribuer à chacun qu'une très petite quantité de blé. Par une politique assez familière aux tyrans, il cherchait dans l'étranger des auxiliaires contre ses sujets, soudoyant à grands frais des troupes mercenaires. Il entretenait des liaisons d'amitié avec les chefs du Latium ; il choisit même parmi les Latins un époux pour sa fille, dans la personne d'Octavius Mamilius, qui prétendait descendre d'Ulysse et de Circé. Une odieuse perfidie le délivra de Turnus Herdonius, citoyen d'Aricie, rival de Mamilius en crédit et en puissance. Dans l'assemblée générale des différents peuples latins, tenue à Ferentum, Tarquin, après avoir fait condamner et massacrer comme traître à la patrie cet homme dont le seul crime était de blâmer l'ambition du roi de Rome, se fit déclarer général de la nation latine, titre qu'avaient obtenu son aïeul ainsi que son prédécesseur. La nation des Herniques et deux cités volsques, Echetra et Antium, entrèrent dans cette confédération, qui fut dès lors composée de quarante-sept villes ; toutes envoyèrent des députés aux féries latines, pour confirmer par des fêtes religieuses leur alliance commune sous la prépondérance de Rome.

      Tarquin soumit par la force des armes les Sabins, et les rendit tributaires. Il combattit ensuite les Volsques, et s'empara de Suessa Pometia, où il trouva quarante talents d'or et d'argent, qu'il réserva pour la construction du temple de Jupiter Capitolin. Denys d'Halicarnasse parle de ces deux guerres ; mais Tite-Live passe sous silence celle que Tarquin fit contre les Sabins. Ce prince entreprit aussi de soumettre Gabies, ville alors fort considérable, ainsi que l'attestait encore au temps de Denys d'Halicarnasse la vaste enceinte de ses murailles ruinées. Les habitants, secourus par les peuples voisins qu'alarmait la puissance du roi des Romains, arrêtèrent pendant sept années ses armes jusqu'alors victorieuses. Les Gabiens triomphants dévastaient la campagne romaine ; ce fut à cette occasion que Tarquin fortifia Rome du côté du chemin de Gabies. On admirait encore du temps de Pline le naturaliste cette partie de fortifications, tant les Tarquins surent toujours imprimer à leurs ouvrages un caractère de grandeur et de durée ! Voyant que vainement il employait la force contre les Gabiens, il eut recours à la ruse. Sextus, son fils, feignit d'avoir été maltraité par lui et se retira dans cette ville ennemie ; il était suivi d'un grand nombre de prétendus transfuges et apportait même de grosses sommes d'argent. Il n'en fallut pas davantage pour inspirer aux Gabiens une confiance aveugle ; on donna bientôt à Sextus le commandement de quelques partis qui allaient ravager la campagne romaine. Tarquin, averti d'avance de toutes ces sorties, n'opposait à son fils qu'une petite troupe de citoyens qui lui étaient suspects. Sextus était toujours vainqueur, rendant ainsi à son père le double service de le délivrer de ses ennemis particuliers et de confirmer les Gabiens dans leur funeste confiance. Elevé bientôt par eux au commandement de toutes leurs forces, il l'envoya consulter sur la conduite qu'il devait tenir. Le roi de Rome, sans faire aucune réponse, mena le messager de son fils dans son jardin, et abattit avec sa canne les têtes des pavots qui s'élevaient au-dessus des autres. Sextus était digne de comprendre la pensée de son père ; dès ce moment, ayant résolu de perdre les principaux Gabiens, il les accusa d'avoir conspiré contre ses jours, et se servit pour cela de lettres de Tarquin, que Sextus avait trouvé moyen de glisser parmi les papiers d'Antistius Pétrone, le plus considérable d'entre eux. Ce malheureux fut lapidé par le peuple ; et les soldats de Sextus massacrèrent dans leurs maisons tous ceux qu'il plut au jeune tyran de désigner comme ses complices. Au milieu du trouble où cette exécution a plongé les Gabiens, Tarquin se présente aux portes de leur ville, où il entre sans coup férir ; mais cette fois, selon Denys d'Halicarnasse, « dépouillant le caractère de tyran pour prendre celui de roi », il ne fit ni mourir ni exiler personne, rendit aux habitants leurs biens et leur ville et leur donna le droit de cité romaine. Cet historien ajoute que Tarquin écrivit de sa main les conditions auxquelles il les recevait sous sa protection et dans son amitié. Aucun fait de histoire des rois de Rome ne paraît mieux attesté. C'était sur la peau même du bœuf qui avait été olfert en sacrifice, pour garantie de la bonne foi des contractants, que l'on avait ensuite transcrit le traité ; et cette peau, étendue sur un écusson de bois, était suspendue dans le temple de Jupiter Sancus, où Denys d'Halicarnasse dit l'avoir vue.
      La conduite de Tarquin le Superbe envers les Gabiens, l'attachement qu'il sut inspirer aux Latins, prouvent qu'il avait avec les étrangers une politique bien différente de celle qui le dirigeait dans ses rapports avec ses sujets. Affranchi des soins d'une guerre qui l'avait occupé pendant sept années, il voyait sa puissance mieux affermie que jamais. Maître de Gabies, arbitre du Latium, il avait humilié les Sabins et les Volsques, et tenait en respect leur pays par l'établissement des colonies de Signia et de Circéi, où ses fils Titus et Aruns Tarquin avaient conduit une population guerrière. Son alliance avec la puissante Lucumonie de Clusium lui assurait l'amitié des Etrusques. Toute la côte qui s'étendait depuis Ostie jusqu'à Terracine était soumise à ses lois, et il avait même donné à Rome une marine marchande (3) ; mais son grand objet, comme celui de tous les rois ses prédécesseurs, était d'assurer sa puissance continentale.

      C'est dans l'intérêt de la grandeur romaine, autant que de l'embellissement de sa ville, qu'il reprit alors la construction du temple de Jupiter Capitolin, dont son aïeul avait préparé l'emplacement en aplanissant la crête du mont Tarpéien. Tarquin le Superbe en jeta les fondements et en commença la construction ; mais malgré l'activité qu'il mit à hâter l'achèvement de ce grand ouvrage, il ne fut terminé que la troisième année de la république, et ce fut le consul Horatius Pulvillus qui en fit la dédicace. Ce fameux temple de Jupiter, autant admiré que vénéré des Romains dans les siècles de leur gloire, n'avait souffert aucune atteinte jusqu'au temps de l'empereur Vitellius. Il était, selon Bossuet, « digne de la majesté du plus grand des dieux et de la gloire future du peuple romain ». Quelques fables se sont mêlées à l'histoire de sa construction. Lorsque, sous Tarquin l'Ancien, on abattit les édifices sacrés qui couvraient les flancs du mont Tarpéien, le dieu Terme et la déesse de la Jeunesse déclarèrent, par l'organe de leurs prêtres, qu'ils ne voulaient pas céder la place qu'occupaient leurs autels. Les augures, consultés sur ce prodige, répondirent que la résistance de ces deux divinités indiquait que jamais Rome ne verrait ses limites forcées ni ne manquerait d'une jeunesse belliqueuse. C'était sans doute une fraude de Tarquin l'Ancien ou de ses prêtres. Son petit-fils suivit son exemple. Comme on creusait les fondations du temple, on trouva une tête d'homme aussi fraîche que si elle eût été coupée tout récemment. Un augure d'Etrurie annonça que cette tête, si merveilleusement conservée, promettait que Rome serait la capitale de l'Italie, Italiæ caput ; dès lors le mont Tarpéien prit le nom de Capitole.

      Ce ne fut pas la seule occasion où Tarquin montra qu'il savait faire concourir le fanatisme grossier de ses sujets aux desseins de sa politique. Il acheta fort cher les livres sibyllins qui étaient censés contenir les destinées de l'Etat, et que l'on consultait dans les grands dangers. Ses rebuts affectés envers la vieille devineresse, qui lui vendit trois de ces livres après avoir brûlé les six autres, ont quelque rapport avec la dispute simulée de l'augure Nævius et de Tarquin l'Ancien. Les livres sibyllins furent conservés avec respect au Capitole, dans un coffre de fer : dix patriciens étaient chargés de veiller sur ce dépôt. Ces volumes, bien qu'enfermés dans un coffre de fer, furent brûlés en l'an 88 avant J.-C., dans la guerre des Marses, lors de l'incendie qui dévora une partie des édifices situés sur cette colline sacrée.
      Le terme de la tyrannie de Tarquin était enfin arrivé. Il assiégeait Ardée, capitale des Rutules, lorsque son fils Sextus, « en violant Lucrèce, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans d'une ville où ils ont commandé ; car le peuple à qui une action pareille fait sentir sa servitude, prend d'abord une résolution extrême » (4). On peut voir, dans les articles Lucius Junius Brutus, Tarquin Collatin et Lucrèce, les principales circonstances de la révolution qui amena l'expulsion des Tarquins. Outre que Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, en racontant le viol de Lucrèce avec des détails très particuliers, ne s'accordent nullement sur plusieurs circonstances, ainsi qu'on l'a remarqué à l'article de cette dame romaine, on peut ajouter que quelques auteurs, entre autres Servius, attribuent ce crime, non pas à Sextus, l'aîné des trois fils de Tarquin, mais au plus jeune, qui se nommait Aruns. Verri, dans les Nuits romaines, nous paraît avoir porté la lumière dans tout ce que l'histoire de ce prétendu viol résente d'invraisemblable. Ce n'était pas par de froides dissertations morales ou par des plaisanteries encore plus fades, qu'il fallait attaquer cette tradition, mais par une discussion raisonnée des circonstances sur lesquelles elle est établie. Rien effectivement de plus mal ourdi que la fable que Lucrèce fit à sa famille et à son époux après la nuit fatale où elle s'était livrée aux désirs de Sextus. Ce qu'on peut louer seulement dans cette femme célèbre, c'est le courage avec lequel elle se punit d'un moment d'oubli ; car ce n'est pas selon les lumières du christianisme, comme le fait saint Augustin, qu'il convient de juger son suicide, mais seulement d'après les idées des anciens sur cette matière. Peut-être aussi Lucrèce, en donnant un appareil si théâtral à sa fin tragique, cédait-elle à l'entraînement du fanatisme politique. Passionnée pour la liberté, peut-être n'avait-elle cédé au fils de Tarquin que pour y trouver un prétexte d'exciter les Romains à secouer un joug tyrannique. Une remarque à faire sur cet événement et qui se rapporte immédiatement à l'histoire de Tarquin, c'est que les circonstances qui amenèrent la première entrevue de Lucrèce et de Sextus prouvent la licence qui régnait à la cour de Tarquin. Il fallait, en effet, que Rome fût déjà parvenue à une civilisation avancée. Les règnes brillants de ses trois derniers rois et leurs relations multipliées avec les étrangers, avaient sans doute fait connaître aux Romains des habitudes de luxe et des jouissances auxquelles il leur fallut renoncer des que leur patrie eut cessé d'être un royaume puissant par ses alliances, par son territoire et son commerce, pour devenir une république, entourée d'ennemis et sans autre ressource que la culture de quelques champs dont la possession devait être sans cesse disputée l'épée à la main.

      Ce fut en l'an de Rome 244, et dans la vingt-cinquième année de son règne, que Tarquin le Superbe fut banni par une loi curiale. « Le peuple, dit Montesquieu, se souvint un moment qu'il était législateur, et Tarquin ne fut plus. » Si le règne de ce prince avait cessé, sa vie politique était loin d'être terminée. Agé de soixante-quinze ans, la vieillesse l'avait blanchi, mais non point affaibli. Il se retira d'abord à Gabies, où il avait établi roi son fils Sextus ; de là il se rendit à Tarquinies, où il fut reçu avec empressement par tous les habitants, qui étaient fiers de la gloire que Tarquin l'Ancien avait attachée au nom de leur ville. Une ambassade de Tarquiniens alla même à Rome demander le rétablissement des Tarquins. Cette demande ayant été repoussée, les députés réclamèrent au moins la restitution des biens de cette famille. Le sénat penchait pour ne pas les rendre ; mais, n'osant prendre sur lui cette injustice, il renvoya la discussion de l'affaire à l'assemblée du peuple, qui prononça la restitution à la majorité d'une seule voix. Déjà le décret commençait à s'exécuter, lorsque les députés tarquiniens, restés à Rome pour recueillir les biens du roi prescrit, rendirent toute restitution impossible en fomentant, parmi les jeunes patriciens, une conspiration en sa faveur. On a exposé, dans la notice déjà citée sur Brutus, quel fut le résultat de ce complot, dont la découverte occasionna le supplice des deux fils de ce consul et l'injuste exil de Collatin, collègue de Brutus. C'était l'ordre des patriciens qui avait seul fait la révolution ; et le sénat en avait seul profité, en substituant son pouvoir aristocratique à la monarchie. Pour intéresser le peuple au nouveau régime, et surtout pour prévenir toute réconciliation avec les Tarquins, on se garda bien de confisquer administrativement leurs biens ; mais le pillage en fut abandonné à la multitude. Un monument, formé par la nature, attestait encore du temps de Denys d'Halicarnasse cette spoliation tumultuaire : un monceau de gerbes, tirées d'un champ du roi, fut précipité dans le Tibre et, s'arrêtant sur des bas-fonds, forma avec le temps, au milieu de ce fleuve, une petite île qui fut consacrée à Esculape.

      Tarquin ne songea plus qu'à rentrer à main armée dans ses Etats. A sa voix, Tarquinies, Véies et d'autres villes de la Tyrrhénie lèvent des troupes pour sa cause. On peut voir encore, dans la Vie de Brutus, le récit de la bataille qui alors se livra, et dans laquelle le consul Brutus et Aruns, fils de Tarquin, s'entretuèrent après un combat acharné. La lutte des deux armées ne fut pas moins opiniâtre. Sextus et Titus Tarquin, qui commandaient l'aile droite des Tyrrhéniens, mirent en déroute l'aile gauche des Romains et furent sur le point de forcer leurs retranchements ; mais la nuit suivante, Valérius Publicola surprit les Tyrrhéniens, en tua un grand nombre et se rendit maître de leur camp. Le courage de Tarquin était supérieur aux revers, et il ne désespéra pas de sa fortune. Il arma contre Rome Porsenna, roi de Clusium, l'une des plus puissantes souverainetés de la Toscane. On a exposé, dans l'article Mutius Scævola, d'après l'autorité de Pline, Suétone et Tacite, quel fut le véritable résultat de cette guerre. Porsenna, vainqueur des Romains, leur imposa des conditions fort dures ; mais comme il ne pouvait s'empêcher d'admirer leur courage, il abandonna la cause des Tarquins, pour lesquels rien ne fut stipulé dans le traité. Denys d'Halicarnasse donne pour motif de cet abandon une tentative coupable faite par le roi de Rome et son gendre Mamilius, afin d'enlever les jeunes filles que les Romains avaient données pour otages au roi de Clusium (Voyez Clélie). Porsenna, indigné, ordonna aux Tarquins de sortir de son camp le jour même.

      Mais le vieux monarque n'avait pas encore épuisé toutes ses ressources ni lassé tous ses alliés. L'année qui suivit l'entreprise du roi de Clusium contre Rome, la guerre fut déclarée aux Sabins, qui avaient profité du danger de la république naissante pour ravager son territoire. Les Romains eurent l'avantage dans deux combats ; mais les Sabins, à la suite d'une assemblée générale de la nation, résolurent, d'un commun accord, de continuer la guerre : et ce fut à la sollicitation de Sextus Tarquin qu'ils prirent ce parti. A force de présents et de prières, il gagna les chefs de chaque ville et les engagea à prendre les intérêts de sa famille ; il souleva aussi contre les Romains les villes de Fidènes et de Camérie, et les fit entrer dans la ligue des Sabins. Tous ces peuples, pour reconnaître les bienfaits qu'ils avaient reçus de lui, ce sont les expressions de Denys d'Halicarnasse, le déclarèrent généralissime, avec un pouvoir absolu de lever des soldats dans toutes les villes de la confédération. La fortune trahit encore cette fois les efforts de Sextus. Par ses habiles dispositions, il s'était ménagé une victoire infaillible sur les Romains, qu'il comptait surprendre dans leur camp au milieu de la nuit ; un déserteur découvrit ce projet au consul, et Sextus, surpris lui-même, fut vaincu. Les Sabins ouvrirent la campagne suivante par un avantage signalé sur le consul Posthumius, puis par une ambassade chargée de demander le rétablissement des Tarquins et la soumission des Romains à l'empire de la nation sabine. Ceux-ci répondirent à ces propositions par une nouvelle victoire près d'Erète. Les Sabins, toujours excités par Tarquin, ne déposèrent pas les armes ; mais vaincus de nouveau, l'année suivante, près de Cures, par le consul Spurius Cassius Viscellinus, ils demandèrent la paix.

      Qui croirait qu'après trois tentatives aussi désastreuses, Tarquin trouva encore moyen d'ameuter contre Rome trente nations de la confédération latine ? Cette nouvelle guerre dura quatre ans ; mais avant qu'elle commençât, Tarquin et Mamilius, son gendre, fomentèrent une seconde conspiration au sein de Rome. Déjà une ambassade des Latins, en réclamant le rétablissement du roi, avait excité une vive agitation parmi le peuple. Les plébéiens, opprimés comme citoyens, torturés comme débiteurs par les riches et avides patriciens, ne dissimulaient point qu'ils regrettaient Tarquin. L'or du vieux monarque, adroitement distribué aux plus déterminés des plébéiens, lui rallia un parti nombreux. Les conjurés, auxquels se joignirent une foule d'esclaves, avaient résolu d'égorger les sénateurs, de s'emparer des postes les plus importants de la ville et d'en ouvrir les portes aux Tarquins. Le sénat, les consuls étaient sans défiance. Tout promettait un succès facile aux artisans du roi, lorsque deux personnages de la famille royale, Publius et Marcus Tarquinius de Laurente, tourmentés par des songes effrayants et dociles aux conseils d'un devin, vinrent révéler au consul Sulpicius la conjuration, dont ils avaient le secret. Ce magistrat fit donner aux conjurés, par les Tarquins de Laurente, un faux avis de se rendre sur la place publique, au milieu de la nuit ; là ils se virent aussitôt entourés et désarmés par des troupes que Sulpicius avait appostées, et le lendemain ils furent tous passés au fil de l'épée par les bourreaux. Les Tarquins de Laurente, pour prix de leur délation, reçurent, avec le droit de cité romaine, une somme d'argent considérable et des terres. La guerre des Romains contre les Latins s'ouvrit par le siège de Fidènes, dont les consuls ne purent s'emparer, grâce à un secours de blé et d'armes que leur fit passer Sextus Tarquin. Ce prince, qui joue un si grand rôle dans l'histoire de Denys d'Halicarnasse, mit en même temps le siège devant Signia, qui appartenait aux Romains ; mais il fut contraint d'abandonner cette entreprise. Fidènes ne tomba que l'année suivante sous les coups de Titus Lartíus. Cet échec ne fait que redoubler le courage des Latins ; les députés des trente peuples, rassemblés à Ferentum, jurent de ne pas déposer les armes que Rome ne soit humiliée et les Tarquins rétablis. Octavius Mamilius et Sextus Tarquin sont élus généraux de la confédération, avec les pouvoirs les plus étendus. Nouvelle ambassade des villes, latines à Rome. Le sénat accepte la guerre plutôt que de fléchir. Effrayé cependant du nombre de ses ennemis, il demande du secours aux Volsques et aux Herniques ; mais ce fut en vain : l'activité des Tarquins multipliait partout leurs partisans. Le peuple romain refuse de s'armer ; si l'on ne peut pas affirmer qu'il regrettait Tarquin, du moins il se trouvait encore plus malheureux sous le despotisme des patriciens que sous celui d'un monarque. Il est encore moins douteux que Tarquin fomentait sourdement cette division entre les deux ordres. Quoi qu'il en soit, Titus Lartius, nommé dictateur et revêtu des marques de l'autorité royale, imprima tant de respect aux plébéiens qu'ils se laissèrent enrôler et conduire contre les Latins. Le dictateur, arrivé devant les ennemis, s'occupa moins de les combattre que de semer parmi eux la division. Après un avantage assez léger remporté près de Tusculum, il sut si bien gagner les cœurs des Latins, par son humanité envers leurs compagnons d'armes blessés et prisonniers, qu'il obtint de la confédération une trève d'une année. Rome jouit, pendant cet intervalle, d'une paix profonde ; mais c'était le calme avant-coureur de l'orage. Tarquin et Mamilius, parcourant toutes les villes latines, avaient ranimé le zèle des magistrats pour la cause du monarque déchu. Ils avaient même exclu de l'administration des affaires de l'Etat tous les plébéiens qui ne voulaient point la guerre. Ils trouvèrent aussi moyen d'armer les Volsques contre les Romains. Dans ce pressant danger, le sénat recourut pour la seconde fois à la dictature ; le choix tomba sur Posthumius, qui, par une victoire décisive remportée aux bords du lac Régille, termina la guerre et fit évanouir les dernières espérances de Tarquin. Les deux fils de ce monarque, Sextus et Titus, ainsi que Mamilius, son gendre, périrent dans cette journée en combattant avec la plus brillante valeur. Les Latins chassèrent de leur territoire l'infortuné vieillard, resté seul de sa nombreuse famille. Il alla mourir à Cumes, auprès d'Aristodème, tyran de cette ville, qui lui ferma les yeux et lui fit des funérailles royales.

      Tarquin n'avait pas été abandonné, même après sa dernière défaite, par ceux des Romains qui d'abord avaient partagé son exil. Une partie de ces proscrits demeura dans Cumes, les autres se dispersèrent en différentes villes ; tous enfin devaient finir leurs jours loin de leur patrie. Six ans après, lorsque Rome, livrée aux horreurs de la disette, envoya des commissaires pour acheter du blé à Cumes, les exilés romains obtinrent d'Aristodème la permission de retenir ces envoyés pour gage des biens qu'ils avaient laissés à Rome. Le tyran lui-même se constitua juge de ce procès. Pendant qu'il l'instruisait, les commissaires romains trouvèrent moyen de sauver leurs personnes, laissant leurs bagages, leurs esclaves et tout l'argent destiné à l'achat du blé. Telles sont les principales circonstances que présente Denys d'Halicarnasse sur la longue lutte des Tarquins contre Rome.

      Tite-Live diffère de cet historien en plusieurs points importants. D'abord, après avoir fait de Sextus, non l'aîné, mais le dernier des fils de Tarquin, il place la mort de ce jeune prince immédiatement après l'expulsion de son père. S'étant retiré, dit-il, à Gabies, qu'il regardait comme son propre royaume, il y trouva la juste punition de ses rapines et ses meurtres : il fut assassiné à son tour. Arrivé à la guerre de Porsenna contre les Romains, Tite-Live ne parle point de la tentative de Tarquin pour enlever Clélie et les jeunes Romaines livrées en otage au roi de Clusium. Il se contente de représenter ce prince comme assez indifférent aux intérêts des Tarquins, sans avoir aucune raison pour se brouiller avec eux. Toutefois, dans l'historien latin, Porsenna, après sa retraite prétendue, envoie plutôt par bienséance que par zèle, une dernière ambassade aux Romains, pour solliciter le rétablissement de ces princes. La réponse du sénat fut que Rome ouvrirait plutôt ses portes aux ennemis qu'à des rois, et que les Romains suppliaient Porsenna de ne point s'opposer à ce qu'ils fussent libres. Dès ce moment, le roi d'Etrurie déclara qu'il renonçait à se mêler de la cause des Tarquins. Denys d'Halicarnasse ne dit pas un mot de cette seconde négociation de Porsenna en faveur des Tarquins, et on doit louer ici son silence judicieux. En effet, il est invraisemblable qu'un souverain puissant et victorieux tienne aussi peu au succès de ses démarches auprès d'une république faible et qu'il avait presque réduite aux abois. En racontant la guerre contre les Sabins, Tite-Live paraît avoir ignoré la part qu'y prirent les Tarquins, selon l'historien grec. A propos de la création du premier dictateur Titus Lartius, l'historien latin, plus judicieux dans ses doutes que dans ses affirmations, présente cette réflexion : « On ne s'accorde ni sur l'année ni sur le nom des consuls auxquels on crut devoir retirer la confiance publique, parce qu'ils étaient aussi, à ce qu'on dit, de la faction des Tarquins. On ne s'accorde pas non plus sur le nom du premier dictateur. » Ce trait prouve, mieux encore que tous les détails fournis par Denys d'HaIicarnasse, combien Tarquin conservait de partisans à Rome. Tite-Live n'hésite pas à faire combattre ce monarque en personne à la journée de Régille. Apercevant Posthumius à la tête de ses lignes, qui disposait et animait ses troupes, il oublie, dit-il, tout ce que l'âge lui a ôté de force et de souplesse ; il ne consulte que sa fureur et pousse son cheval à toute bride. Blessé au côté, il ne dut la vie qu'à un gros des siens qui accourut pour le dégager. Denys d'Halicarnasse avait également trouvé ce récit dans deux anciens auteurs, Licinius et Gellius ; mais il l'a rejeté comme invraisemblable, n'admettant pas qu'un homme de quatre-vingt-neuf ans pût ainsi payer de sa personne. Cela n'est pourtant pas sans exemple ; on sait que ce fut à peu près au même âge que Massinissa, faisant à la fois l'office de soldat et de général, remporta une victoire sur les Carthaginois. Ce roi des Numides n'avait pas, en s'exposant ainsi, des motifs aussi puissants que Tarquin, qui combattait pour sa couronne. Tite-Live parle aussi des exploits et de la mort d'un des fils de Lucius Tarquin, qui combattait à la tête du corps des exilés ; mais il ne nomme point ce jeune prince. Enfin son récit se termine par ces mots, qui confirment tous nos doutes critiques sur cette époque. « Je trouve dans quelques auteurs que ce fut cette année seulement (celle du consulat d'Aulus Posthumius et de Titus Virginius) que se donna la bataille du lac Régille ; que Posthumius se défiant des dispositions équivoques de son collègue, se démit du consulat ; qu'il fut ensuite nommé dictateur. La chronologie de ces premiers temps est si confuse par les variations des différents auteurs, qu'il est bien difficile, vu l'extrême distance où l'on se trouve des événements et des historiens même, de marquer avec précision l'ordre des consulats et l'époque de chaque événement. » Au reste, quelque divisés que puissent être les critiques sur les circonstances secondaires de la révolution qui amena l'expulsion des Tarquins, on ne saurait avoir qu'un seul avis sur les talents que déploya le dernier roi de Rome. On ne peut nier d'abord, en se rappelant ses conquêtes, ses monuments, ses alliances, que son règne n'ait contribué à la grandeur des Romains aussi bien que celui de ses prédécesseurs ; et Montesquieu est loin de faire une exception pour Tarquin, quand il dit que tous les rois de Rome « furent de grands personnages, et qu'on ne trouve point ailleurs dans l'histoire une suite non interrompue de tels hommes d'Etat et de tels capitaines ». Il porte même sur ce prince, si unanimement flétri par les historiens, ce jugement où il y a du vrai : « Le portrait de Tarquin n'a point été flatté ; son nom n'a échappé à aucun des orateurs qui ont eu à parler contre la tyrannie ; mais sa conduite avant son malheur, que l'on voit qu'il prévoyait, sa douceur pour les peuples vaincus, sa libéralité envers les soldats, cet art qu'il eut d'intéresser tant de gens à sa conservation, ses ouvrages publics, son courage à la guerre, sa constance dans son malheur, une guerre de vingt ans qu'il fit ou qu'il fit faire au peuple romain, sans royaume et sans biens, ses continuelles ressources, font bien voir que ce n'était pas un homme méprisable. »

      Une autre vérité qui domine toute l'histoire de ce temps, c'est que, jusqu'à l'institution du tribunat, le peuple romain ne gagna rien à l'expulsion des rois, sinon d'avoir beaucoup de tyrans au lieu d'un. Tous les historiens sont d'accord sur ce point ; et pour n'en citer qu'un seul, Tite-Live, bien que très favorable à la cause républicaine, dit en propres termes qu'après la mort de Tarquin, le peuple, qu'on avait jusque-là ménagé avec un soin extrême, commença dès lors à essuyer des vexations de la part de la noblesse (Voyez Publius Servius Priscus). Enfin si l'on ne peut tirer aucune conclusion positive d'un passage de Cicéron relatif à Tarquin, on doit y trouver du moins un motif de lire avec défiance tout ce qu'on rapporte sur les crimes de ce prince. « Tarquin, dit l'orateur romain dans sa troisième Philippique, ne fut ni impie ni cruel ; il ne fut que superbe, et ce vice lui coûta le trône. » Malvezzi a donné une Vie de Tarquin : c'est moins une biographie qu'une déclamation contre la tyrannie.


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(1)  Antiquités romaines, livre 4, chap. 3, traduction de l'abbé Bellanger. Ici, Denys d'Halicarnasse n'a rien laissé à faire au critique Beaufort, qui s'est contenté de reproduire ses arguments. (Voyez Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de l'histoire romaine, p. 121 et suiv., 223 et suiv.)

(2)  De republica, lib. 2, cap. 26.

(3)  La preuve de ce fait est dans le traité de commerce conclu entre Rome et Carthage, la troisième année de la république romaine.

(4)  Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. 1.  (Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 41 - Pages 26-32)


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