
C'est de la puissance de la psychologie collective dans la Loge que je veux parler aujourd'hui, pour montrer comment le récipiendaire cherche à se dégager intellectuellement, par le Cabinet de Réflexions, de l'
influence de la mentalité
profane, et comment les rituels et les travaux faits en commun dans l'
Atelier tendent à donner une nouvelle mentalité au
néophyte.
Le sujet, pour être traité complètement, exigerait un volume,
entrant dans les détails et les documentant par des extraits des sages de l'antiquité et des psychologues les plus modernes ! Peut-être tenterai-je de l'écrire quelque
jour, si j'en ai la hardiesse et la
force ; mais pour aujourd'hui je me contenterai d'une esquisse rapide, suffisante toutefois pour montrer clairement le point de
vue auquel je me place.
La plupart des hommes ont l'illusion de former eux-mêmes
leurs opinions : arrive une discussion, et chacun soutient son dire avec des arguments
qu'il croit d'autant plus péremptoires qu'il s'imagine les avoir forgés en toute indépendance avec sa seule raison : comprendre les choses autrement c'est faire preuve d'
ignorance et suivre un « préjugé ». Je ne parle pas des simplistes, qui identifient le sens de « préjugé » avec sa modalité
religieuse ; je vise ceux qui savent que ce mot possède une acception beaucoup plus large et s'appliquant à tout, comme l'
étymologie l'indique : un « préjugé » c'est un
jugement porté à l'avance, avant l'examen complet des motifs « pour » et des motifs « contre ».
En réalité, la source intarissable des préjugés, chez la majorité des hommes, ce n'est pas quelque chose de « personnel », mais de « social » : éducation, famille, milieu, parti,
église, secte,
corps professionnel, société tout entière ; toute « collectivité », tout groupement d'hommes possède un assortiment d'idées toutes faites et courantes, qui constitue une ambiance impondérable, et influe invisiblement, mais sûrement, sur la conscience et les sentiments des individus. Ainsi se constitue chez chacun une armature de notions profondes, qui vont conditionner les opinions que l'on aura à former
ultérieurement.
Laissons de côté les « intérêts
» qui donnent au vulgaire une optique spéciale ; restons sur le terrain des idées. Voici un événement international : qu'est-ce qui le fera comprendre et apprécier dans des sens différents par un Anglais, un Allemand, un Français, etc. ? Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, ce ne sera pas un critérium objectif, quoiqu'on le prétende, mais des motifs provenant de plusieurs siècles d'
histoire, de culture et d'
idéal commun. Voici un fait politique : dans l'intérieur du pays, pourquoi l'interprètera-t-on de plusieurs manières ? Raison, sagesse, bon sens, connaissances techniques? On le dira, on le croira même : mais en réalité, chacun mesurera ce fait à l'étalon de ses opinions générales antérieures, proclamera que c'est la vérité, et le croira sûrement. Mais au fond, ce sera seulement « sa » vérité : un membre de l'Action Française applaudira le « couplet » qu'un communiste sifflera : un républicain du centre sera mécontent de ce qui réjouit un radical ; bien plus : tel trait de murs, tel usage, telle forme de conduite privée sera tenue en haute estime ou en mépris, suivant le « monde » auquel on appartient.
Qu'est-ce à dire ? Qu'il n'y a pas de vérité ? Certes non : vérité aussi « vraie » que l'homme peut la concevoir avec ses facultés limitées au relatif ; bien et mal, dans la mesure de notre entendement : mais il faut d'abord s'efforcer d'opérer, dans toute la mesure du possible, l'enlèvement des broussailles que constituent les idées toutes faites, en un mot les « préjugés ».
C'est incontestablement une interprétation de la formule :
Rectificando ! contenue dans l'
acrostiche Vitriolum.
Je ne m'occupe pas en ce moment de l'application morale du
système : intellectuellement, c'est le prolongement de la formalité
substantielle qui s'appelle dépouillement des métaux, et que subit le récipiendaire ; mise à l'écart des considérations
tirées du rang social, de la fortune, des particularités transitoires de la vie, soit ! mais abandon aussi des préjugés qui en résultent, pour essayer d'y voir clair et de juger sainement, humainement, et en même temps de manifester sa « vraie » personnalité sans « vêtement » d'aucune sorte.
Evidemment, dans le monde
profane, des
esprits doués d'une certaine indépendance et d'une certaine initiative s'efforcent d'échapper à ce qu'on pourrait appeler « mouton de panurgisme » général ou partiel, à la fabrication de l'homme mental en série, qui s'est exercée de tout temps, mais qui s'est systématisée à notre époque. Mais seule la Maçonnerie tend à redresser méthodiquement la conscience et le
jugement de l'homme, pour redresser l'action, parce que seule elle s'est organisée dans ce but difficile et vraiment original : faire des hommes très « individuels » et très « sociaux » en même temps.
Donc voilà l'homme « rectifié », c'est-à-dire dégagé des « préjugés ». Mais attention ! L'individualisme à outrance ferait des indisciplinés, des révoltés, des « insociaux », et des « amoraux », et le travail serait encore manqué. Voilà qu'il faut « socialiser » de nouveau l'individu, mais à un ou plusieurs étages au-dessus, pour en faire un homme valant mieux que ce qu'il était avant, mieux que le vulgaire, homme nouveau pour une « vie nouvelle et meilleure que l'ancienne ».
Ici va intervenir le mécanisme des
Rites, des Instructions et des travaux en Loge : car c'est par un enseignement approprié que le Maçon va apprendre à compléter et à parfaire son éducation, qui lui prescrit d'être d'abord « soi-même » pour retrouver dans le plus profond de son être le grand courant de vie, de raison et de fraternité de l'Humanité, dont la puissance balayera toutes les petites digues, tous les petits compartiments, tous les petits obstacles, et lui permettra de devenir vraiment « homme » dans toute l'acception du mot, dont l'homme fragmentaire et limité du monde
profane n'est que la chrysalide : cette « mue » si difficile à surmonter pour l'homme isolé, la Maçonnerie va s'ingénier à la rendre aisée à celui qui en aura la bonne volonté et qui fera l'effort nécessaire, mais non plus seul cette fois : au contraire, fort de la
force de ses «
frères », et de la méthode qui est nôtre.
Comment cela ?
C'est ici que la psychologie collective reparaît dans toute sa finesse et toute sa profondeur. L'évolution culturale et énergétique va se faire par la construction d'un milieu approprié qui va employer tous les ressorts de la « conscience sociale » dans un cadre déterminé et pour un objectif préétabli :
influence du milieu,
fixation des idées, éclosion des sentiments, habitude de pensée et d'action, création d'une ambiance externe » qui engendre une ambiance « interne » : mais cette fois les pivots n'en seront plus des « routines » inconscientes, des « préjugés », irréfléchis, des « dogmes » soustraits au libre examen ; ce seront des directives parfaitement rationnelles et démontrables dont chacun pourra parfaitement constater et justifier la valeur, et la
justesse, s'il veut aller jusqu'au fond des choses pour les autres ce sera une « foi », non plus la foi aveugle des
Eglises, mais une foi analogue à celle que professent pour une « loi » scientifique les hommes qui n'en ont pas fait eux-mêmes l'expérience :
idéalisme positif.
On peut en faire facilement la constatation.
D'abord avec les Rituels : mais il faut qu'ils soient bien faits et bien rédigés. Les formalités d'ouverture des travaux marquent l'entrée dans une nouvelle atmosphère, puis évoquent rapidement quelques
conceptions cardinales qui doivent se graver dans l'
esprit comme on enfonce un clou à coups de marteau. Il en est de même de la « mise à l'ordre », et du langage fraternel, qui tendent à créer une double accoutumance : se garder de l'impulsivité, conserver un langage courtois,
liberté de l'
esprit et de l'opinion, discipline du ton, du geste et de la discussion : l'individu encadré dans le groupe, et dans des conditions cordiales qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, véritable dressage qui ne coûte rien à la conscience.
Il n'est pas dans mon intention d'analyser ici un rituel d'
initiation. Mais là plus qu'ailleurs, c'est le renouvellement des idées de culture personnelle, d'activité fraternelle, de poursuite de l'
idéal, d'accomplissement du bien, le rappel des notions et des sentiments, la récapitulation du programme de notre Art : tout cela revient comme une
eau qui tombe goutte à goutte, périodiquement, pour user la « pierre brute » des idées et des sentiments contraires.
Pas d'
initiations bâclées ou faites par « fournées » : la leçon majestueuse et patiente qui se déroule, s'adressant à l'intelligence et au cur, à la raison et à l'imagination, du
néophyte, certes ! car c'est essentiel puisqu'on prétend lui donner la « lumière » ! mais aussi de tous les assistants, pour qu'elle s'inscrive chaque fois un peu plus nettement dans leur mémoire, qu'elle descende un peu plus profondément dans leur subconscient, y créant un état d'
esprit,
dissolvant et entraînant les mauvaises tendances. Ne fùt-ce que pour la durée d'une tenue, c'est toujours cela de gagné, et un pas fait en avant chaque fois.
Il en est de mème pour le
Compagnonnage, avec son
cortège non d'explications scolaires, ce qui serait puéril pour des adultes, mais de grandes
vues sur la Nature, l'Univers, la « connaissance » des lois qui le régissent, et de celles des sociétés humaines ; encore plus que pour la Maîtrise, ce haut enseignement de sagesse et d'héroïsme, en même temps que philosophie de la destinée, le dévouement de l'individu au «
Plan », à la vie de l'ensemble.
Viennent après les « instructions » des grades, que l'on a tort trop souvent de négliger, de traiter comme une corvée de pure forme : car c'est la répétition et la substance de l'enseignement qui revient par demandes et réponses : n'ayez pas peur de les entendre souvent, avec attention et sympathie. C'est un très fécond exercice mental, engendrant un état d'
esprit, une manière de raisonner et d'associer les idées, d'employer les mots et de construire les phrases, un bagage de notions et d'émotions régissant le vocabulaire et alimentant le
jugement ; c'est une accoutumance qui différencie graduellement ceux qui la partagent de ceux qui n'y participent pas, exerçant fatalement, quoiqu'invisiblement, une action bienfaisante, car tous ces procédés et tous ces ressorts ont été, depuis bien des siècles, calculés et agencés pour cela.
Eh oui ! c'est une « conscience sociale » artificielle,
mais vivace, créée dans un milieu spécial, en vase clos, mais en
vue de l'expansion à l'extérieur ; elle vise à prendre la place de la « conscience sociale » vulgaire, laquelle est faite de « ce qui est », tandis que maintenant il va s'agir de « ce qui doit être », de ce qui est mieux, pour le réaliser, en soi, dans la famille, dans la profession, dans la cité. J'entends bien : au dehors, par l'école ou par l'initiative des braves gens, on travaille à cette uvre, en dehors de nous : c'est vrai ! Mais l'école, c'est pour les
enfants, auxquels la vie quotidienne risquera de donner une leçon contraire. Mais pour les hommes, aucun groupement qui poursuive méthodiquement la même uvre de culture fraternelle, de
liberté dans la solidarité, de soumission joyeuse de l'individuel au permanent et à l'universel... je me trompe : les
Eglises ! mais au moyen de « dogmes » qui enchaînent la raison et de « sacerdoces » qui dirigent les humains. Or, de cela, nous ne voulons pas, même si nous restons
religieux : nous voulons la libre pensée et la libre croyance. Notre Art Royal en est la seule entreprise laïquement organisée.
C'est donc un nouvel « homme social », cette fois.
Les discussions mêmes qui occuperont d'autres tenues seront réglées de manière à contribuer au résultat poursuivi, c'est-à-dire une nouvelle mentalité.
Car la Loge n'est ni une
église, ni une organisation
de parti : elle ne cherche donc pas à endoctriner les hommes, à
faire régner une opinion politique ou
religieuse, à assurer la domination
d'un « dogme » ou d'un programme... mais composée de membres
qui ont des opinions différentes, elle va faire servir les débats
à développer chez eux l'impartialité, la logique, la sincérité,
le libre examen, elle va les amener à confronter les diverses manières
de voir, avec
tolérance et
esprit critique, pour que chacun puisse s'habituer
à voir le fort et le faible d'une opinion, fût-elle la sienne, pour
que chacun apprenne quelque chose de son voisin, et s'exerce à mieux comprendre,
à mieux juger, et plus objectivement.
Tout cela, le monde
profane ne le fait guère : l'organisation
du parti n'aime pas que l'on fasse des objections à son programme, ni l'organisation
économique ou professionnelle que l'on discute la
sphère d'intérêts
où elle se place ; les
Eglises, on le sait, n'ont pas de tendresse pour
les hérétiques ou les dissidents ; les journaux sont les organes
d'un parti politique ou d'une fraction de la population : ils traitent les questions,
rapportent les événements au point de
vue de la «
couleur
», de la « nuance » qu'ils représentent ou des intérêts
qu'ils soutiennent, prolétaires ou bourgeois. Seule la Loge remuera à
pleines mains les idées, sans enchaîner aucun de ses membres, uniquement
pour l'éclairer, le rendre meilleur, plus apte, plus fort dans son rôle
d'homme et de citoyen, pour l'élever sur l'échelle de l'
esprit,
de l'action, de la qualité.
Qu'est-ce que tout cela ?
C'est l'empreinte, la marque, le « pli », l'
esprit
de «
corps » de notre Métier, de notre Art : que dis-je ? c'est
l'Art et le métier qui entrent dans les doigts », une tournure d'
esprit
conscient et rationnel, un « nouvel homme » pourvu de cette puissance
formidable qu'est une « foi » démontrable, à la place
de l'homme « ancien », qui agissait trop souvent inconsciemment ou
pour des motifs routiniers ou sophistiques, qui agissait pour des « préjugés
» nés avant lui, par-dessus sa tête, et qui le faisait avec
d'autant plus de confiance, qu'il croyait y trouver une « certitude »
de sa conscience, une « vérité » absolue, pendant que
c'était une servitude pesant sur lui.
Préjugé nouveau, dira-t-on ! J'insiste : conscience
sociale renouvelée ! « Au fond, écrivait Goethe, nous sommes
tous des êtres collectifs : il faut que nous recevions et que nous apprenions,
aussi bien de nos prédécesseurs que de nos contemporains. Même
le plus grand génie n'irait pas loin, s'il ne voulait rien devoir qu'à
lui-même ! »
Seulement, la Maçonnerie entend faire son « homme collectif » sans qu'il cesse d'être un homme libre, et le « préjugé » qu'elle veut leur donner, c'est le préjugé
du bien : dignité et culture de la personne, fraternité des relations avec ses semblables,
amour de ce qui est vrai et beau, désir de perfectionnement de chacun et de tous...
Ces « préjugés » là valent tout de même un peu mieux que ceux que nous voulons détruire, l'
ignorance, la ruse, la violence, l'intrigue, l'égoïsme, la superstition, la sottise, vous savez, tous les mauvais
Compagnons coupables du meurtre d'
Hiram...