
Les polémiques inévitables qui se sont produites depuis longtemps
entre les dogmes d'
Eglise et le progrès des lumières, ont amené
bien des Maçons et des Libres-Penseurs
profanes à méconnaître
la valeur psychologique et morale de certaines hautes et vastes
conceptions que
le clergé a laissé déformer par l'usage qu'il en a fait,
que la routine a rapetissées à sa mesure, et que le public ne comprend
plus guère, en bien ou en mal, que dans l'acceptation restreinte que leur
donne le langage vulgaire.
Parmi ces
conceptions, je veux examiner pour le moment les
trois vertus que le Christianisme a faites siennes, en les qualifiant de «
théologales » et que le
Laïcisme aurait tort de sous-évaluer
parce qu'elles sont profondément et intégralement « humaines
» quand on les envisage au point de
vue de la philosophie et de l'éthique
: car on en met alors en lumière la portée permanente pour la conscience
et la conduite de la vie. L'humanisme ne peut donc pas s'en désintéresser,
parce qu'il repose sur l'intégration synthétique de toutes les formes
de la pensée à travers les âges, dans la mesure où
elles sont assimilables les unes aux autres.
Les sages de la Grèce donnaient à quatre vertus
le nom de «
cardinales » pour en montrer l'importance de premier plan
parmi toutes les autres. C'étaient : la Justice, la Prudence, la Tempérance
et la
Force d'
âme, courage moral, énergie personnelle, fortitudo.
Je rappelle que la prudence et la tempérance avaient alors un sens beaucoup
plus élevé et plus large que de nos
jours.
Le Christianisme fit entrer en ligne, dans son diapason,
la Foi, l'Espérance et la
Charité caritas,
amour.
Que par la suite le dogmatisme de l'
Eglise et la faiblesse
humaine en aient réduit les
dimensions idéales et altéré
la pureté, c'est possible. La foule, des clercs et des
laïques, les
a ramenées à sa taille, mais il convient de les voir dans leur véritable
stature, et c'est ce que nous allons essayer de faire.
La « foi » n'a pas toujours été
l'acceptation aveugle de formules dogmatiques imposées à la raison.
Ce n'en serait d'ailleurs qu'une interprétation particulière. Mais
l'idée fondamentale en est plus large : on la trouve explicitement indiquée
par certains pères de la primitive
Eglise, qui regardaient les questions
sous un
jour beaucoup plus compréhensif que celui de leurs successeurs,
et même des
théologiens modernes.
La « foi »
fides, c'est, disaient-ils, la confiance dans
quelque chose qu'on ne voit pas, ou qui n'est pas démontré, et que
l'on tient quand même pour certain. Cette certitude d'une réalité
ou d'une vérité, prise psychologiquement, ne se limite donc pas
au « credo » ou au « catéchisme » : c'est une démarche
de la conscience qui, dans bien des cas, s'impose à tous les hommes, croyants
ou libres-penseurs, sous peine de tomber dans le scepticisme et dans l'inaction.
Les uns peuvent croire à la Sainte
Trinité,
à l'Immaculée
Conception ou aux miracles de la
Légende Dorée
: c'est la « foi » qui les attachera à leur croyance que leur
état d'
esprit les prédispose à admettre à priori...
mais voici les autres qui n'y croient pas parce que la raison et les sciences
les conduisent à une
disposition d'
esprit contraire. Mais prétendez-vous
qu'ils n'admettent absolument « certain » et « vrai »
que ce qu'ils ont matériellement constaté ou ce qui a fait l'objet
d'une démonstration en bonne forme ?
Que non ! ils « croient » aussi à quelque
chose, mais ce quelque chose n'a pas le même contenu. Pourtant le mécanisme
de l'opération met en
jeu la même
force.
Ils croient au progrès, à la
liberté,
à la justice, je veux dire à leur victoire finale ; ils croient
que l'accroissement des « lumières » et de la « culture
» conduira le genre humain à un perfectionnement indéfini,
ils croient au triomphe final de la pensée, de la paix, de la fraternité,
de la sagesse, et c'est là une notion essentiellement maçonnique.
Qui leur en fournit la preuve palpable et péremptoire ? Qu'est-ce qui leur
démontre de science certaine que l'homme préférera toujours
les solutions susceptibles de le rendre indéfiniment supérieur à
la bête ? Qu'ils parviendront à réaliser l'
idéal ?
Qu'est-ce qui les assure que la puissance évolutive de l'Humanité
ne s'épuisera pas un
jour et à un point donné comme un ressort
qui s'est complètement détendu, comme la
chaleur d'un
corps qui
rayonne dans l'espace, un foyer qui s'éteint, un être qui meurt ?
Qu'est-ce qui leur garantit qu'il n'y aura pas un arrêt, une décadence,
une régression ? Qui ? Quoi ? Une cornue, une balance, un microscope, un
calcul mathématique, un raisonnement abstrait ?
Non ! L'homme se dit : nos ancêtres ont dépouillé
la barbarie et la grossièreté primitives ; ils sont sortis des cavernes,
ils ont fondé des cités ; leur pensée et leur activité
ont créé les arts, les sciences, la littérature, la morale,
les lois... chaque siècle, ici ou là, a fait un pas en avant ; et
si tel empire ou telle république, telle civilisation, telle philosophie,
telle
religion, ont fait naufrage en route, d'autres les ont remplacées,
et l'humanité, à travers mille vicissitudes, a repris sur un autre
point du monde sa marche vers le mieux ! J'agis en conséquence, je fais
ce que je crois être le bien, même si j'en subis un inconvénient
ou une souffrance : j'ai confiance dans la fécondité de la pensée
et de l'action, dussé-je en mourir ! Les sceptiques ou les gens prétendus
« pratiques » me railleront ou me traiteront de naïf, car l'intérêt
personnel, comme la malice vulgaire, mettent Sancho Pansa au-dessus de
Don Quichotte
?
Mais qu'importe ! je suis le chemin que me trace l'
idéal,
fils de la conscience, et les grandes figures que j'aperçois à l'
horizon
n'ont pas le maigre visage du chevalier errant : Voici
Socrate, refusant de s'enfuir,
quand il en est temps encore, et préférant prendre la ciguë
que d'enfreindre les lois de sa Cité, dont il ne désespère
pas, même quand elle est injuste envers lui ; et jusqu'à ses dernier
moments, il va faire entendre les leçons de la sagesse sereine, à
laquelle il reste attaché, quoi qu'il advienne. Cet autre, c'est
Condorcet
; le grand encyclopédiste a été condamné à
mort par le tribunal révolutionnaire ; d'abord, il est resté introuvable,
caché dans une maison amie ; mais pour ne pas compromettre un homme généreux,
il part, et on l'arrête. Il n'échappe à la guillotine que
par le suicide. Mais dans son cachot, en attendant le
jour fatal, il écrit
son uvre mémorable : l'Esquisse d'un tableau historique des progrès
de l'
esprit humain. Et sous le baiser glacé de la mort, il lègue
ainsi à la postérité un merveilleux témoignage de
foi dans l'avenir.
Ceux-là sont morts, mais bien plus vivants encore
que d'autres qui leur ont survécu. Et nous devons les saluer avec respect,
nous dont le
mythique maître
Hiram, dans sa foi
stoïque en la loi du
Chantier, a préféré mourir que de pactiser commodément
avec les incapables, les intrigants et les improbes. Mort
légendaire, imaginaire
peut-être, mais leçon éternelle de certitude et de confiance
dans le devoir.
Mais aux exemples glorieux et éclatants, n'oublions
pas de
joindre des exemples moins célèbres, fussent-ils même
obscurs et anonymes, donnés quotidiennement par des hommes dont la
force
d'
âme n'aura peut-être été connue que de leur modeste
entourage. Ce sont tous les hommes de bien que les mauvais exemples ou les tentations
n'entraînent pas hors de la bonne route, que l'adversité ne décourage
pas, que les épreuves de l'existence ne rendent ni méchants, ni
aigris ; que la médiocrité subie avec honneur séduit plus
que la réussite et la richesse obtenue par des moyens vils ; qui font leur
travail avec dignité, qui élèvent leurs
enfants dans le culte
de la droiture, et non dans celui du succès à tout prix ; qui servent
la chose publique et ne s'en servent pas ; qui aiment assez leurs semblables pour
leur donner, quand il le faut, un peu de leur pain et de leur cur sans espoir
de retour, et qui parfois, si l'heure sonne, exposent leur vie pour sauver celle
d'autrui.
Et l'artiste, le savant, l'inventeur, l'explorateur, l'homme
qui joue d'une manière quelconque, son effortsur un noble risque, ne sont-ils
pas tous animés de cette noble foi, que leur uvre ne sera pas perdue,
que leur tentative ne sera pas vaine, même si elle échoue ou est
méconnue du public ? et le soldat qui tombe n'espère-t-il pas le
salut de la Patrie ?
Ô Maçons, mes
frères, vous qui savez
que le salaire n'est pas le but de l'ouvrier, mais la rémunération
de sa tâche, et qui mettez la perfection de l'uvre au-dessus de la
récompense ; vous qui savez aussi n'est pas en
vue du salaire qu'il faut
travailler pour la construction du
Temple une « foi » encore,
le «
Plan » que nous devons suivre, fait de sagesse, de
force, de beauté, de
fraternité et de lumière ! vous pouvez deviner un secret auguste
avant qu'il vous soit rituéliquement dévoilé : c'est l'austère
et radieuse maxime : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » devise des
« chevaleries » réelles ou
allégoriques, de tous les temps et de tous
les pays, par-dessus les croyances et les opinions, comme au-dessus des langages
et des costumes.
Cultiver sa personne en
vue du bien général,
apporter sa pierre cubique à l'édifice, servir l'
idéal de
l'Humanité : grand dessein des consciences droites et des curs purs,
admis comme « certain » et « vrai » sans preuve dialectique
ou expérimentale, réalisation même de ce qu'il y a de plus
« divin »:, même chez ceux qui ne croient pas à la personne
de
Dieu...
Esprit de vérité et de justice, affirmation du dynamisme
constructif universel selon des « lois » ; tu n'as plus besoin d'
Eglise,
car partout où tes fidèles se réunissent surgit un
Temple
symbolique, image de l'Univers ; tu n'as pas besoin de sacerdoce, car tout homme
de bien y est son propre
prêtre ; et ceux qu'
anime ta foi, que réchauffe
ta
flamme, n'ont pas, besoin de « dogmes » ; car ils portent un
Dieu vivant en eux-mêmes.
Armand Bédarride