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Le dédoublement de la Franc-Maçonnerie

article d'Oswald Wirth (juin 1930)
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Cet article a paru originellement dans le N°141 de la revue Le Symbolisme (juin 1930). Il a été ressaisi et corrigé par France-Spiritualités.

      En 1723, lorsque la Grande-Loge de Londres, âgée de sept ans. promulgua le Livre des Constitutions, la Franc-Maçonnerie moderne fut présentée au monde comme une institution une dans son universalité. Ce devait être une confraternité morale unissant les hommes de bien de tous les pays, de toutes les langues, de toutes les races et de toutes les positions sociales, en dépit des opinions politiques ou religieuses qui les divisent. Il s'agissait de réaliser le rapprochement de tous les hommes de bonne volonté, en une alliance constructive d'une société humaine plus harmonique. Un Temple devait être bâti : celui de la Paix basée sur l'estime et la compréhension réciproque.

      Nouvelle en son esprit, l'organisation naissante se rattachait à un lointain passé. Elle prétendait révéler des mystères traditionnels en se conformant à des usages d'une vénérable antiquité. Ce fut là pour la Franc-Maçonnerie un notable élément de succès, car la curiosité lui valut au dix-huitième siècle le plus grand nombre de ses adeptes.

      Ceux-ci furent généralement déçus par les révélations qui leur étaient faites, sous la garantie d'un serment solennel les liant au secret le plus absolu. Ils avaient subi des épreuves déconcertantes que les esprits forts jugèrent puériles, alors qu'elles laissaient une impression indéfinissable au plus grand nombre des néophytes. Le cérémonial, accompagné de paroles énigmatiques se rapportant à des symboles, n'était plus de notre époque : il troublait en évoquant un passé prestigieux, devant lequel s'inclinait l'incompréhension des initiés d'apparat.

      L'initiation de ces confrères de la truelle restait superficielle. Ils participaient à des rites dont ils ignoraient la portée, exécutaient des gestes par imitation et prononçaient des paroles inintelligibles. La tradition le voulait ainsi ; cela leur suffisait. Ils étaient Maçons comme on est Chrétien, Juif ou Musulman, en se conformant aux usages de sa confession. Tel est le cas de nos jours de quatre millions de Francs-Maçons qui peuplent l'immense ensemble des Loges régulières. Ils forment une Eglise unitaire en dépit des rivalités qui opposent les gouvernements maçonniques les uns aux autres. Si l'on considère les choses de haut, il est permis de faire abstraction des chapelles qui s'excommunient à propos de landmarks. C'est là le côté grotesque de la Franc-Maçonnerie, dont rougissent les Maçons éclairés, non moins que le candide adepte qu'anime de purs sentiments maçonniques. En réalité, la Maçonnerie est une dans le cœur des Maçons, qui souffrent des restrictions à la fraternité qu'imposent cerlaint's oUdiences imbues d'esprit profane.

      Ce sentiment d'unité vient de donner naissance en 1929, à la Ligue internationale des Francs-Maçons, qui donne corps au besoin d'union que contrarient les Grandes-Loges, jalouses de la discipline qu'elles imposent. Sans se faire illusion sur le résultat de l'activité de cette ligue, sa fondation est un précieux symptôme. Elle manifeste un état d'âme caractéristique d'une évolution dans la mentalité des Francs-Maçons, qui sont las d'être gouvernés par des pontifes inconsciemment traîtres à l'esprit de la Franc-Maçonnerie.

      L'union poursuivie se borne à faire appel aux bons sentiments. Nous voulons être frères parce que nous nous estimons et nous nous aimons en dépit de nos divergences d'opinion. Que chacun pense librement selon les lumières qu'il possède ; nous n'avons à juger ni des croyances, ni des incroyances, mais de la sentimentalité qui se traduit par des actes. Qui agit bien et désire le bien général mérite d'être des nôtres.

      Ainsi la Franc-Maçonnerie s'ouvre, non au premier venu stimulé par la curiosité, la vanité ou l'appât d'avantages matériels, mais à tout honnête idéaliste, soucieux de se perfectionner en compagnie de sages modestes aspirant à travailler à l'amélioration du sort commun des hommes.

      A ce point de vue, la Franc-Maçonnerie peut devenir une très vaste association, surtout si elle se spiritualise en répandant ses principes, sans exiger que ceux qui les acceptent viennent participer aux mystères des Loges. Les Maçons sans tablier sont souvent les meilleurs. Pourquoi ne pas favoriser leur auto-formation ? Cessons d'être esclaves de nos organisations administratives. Elles ont leur utilité, mais elles ne représententent que le corps de la Maçonnerie dont l'âme ne doit pas être perdue de vue. Cette mère a toujours compté des enfants spirituels qu'en son sein elle n'a point portés. Pourquoi seraient-ils exclus de la grande fraternisation des réels adeptes ?

      Ici se pose la question du dédoublement de la Franc-Maçonnerie. En l'institution une, ne convient-il pas de distinguer le corps et l'âme, en concevant une Maçonnerie spirituelle répondant à un idéal supérieur irréalisable par les Loges, contraintes de s'adapter aux nécessités pratiques de temps et de lieu ?

      Si, selon la formule anglaise, la Maçonnerie se ramenait purement et simplement à un enseignement moral basé sur des symboles, il n'y aurait pas à chercher mieux que ce qui se fait depuis deux siècles. Les mystères traditionnels resteraient mystérieux et se justifieraient par des interprétations morales élémentaires, assimilables par toutes les intelligences. Cette simplification de la Maçonnerie se prête à son succès numérique ; elle facilite le recrutement des Loges qui aiment à se sentir fortes en effectif et en matière financière, car elles ont des charges en raison du local qu'elles occupent et des contributions que leur impose leur gouvernement maçonnique. Il y a là un lourd côté matériel rappelant des hauteurs d'une trop sublime idéalité. La sagesse veut que nous en prenions notre parti, en prenant l'organisation maçonnique, telle qu'elle s'offre à nous et en nous efforçant d'en tirer le meilleur rendement initiatique possible.

      A quoi pouvons-nous initier la masse des braves gens qu'attire le prestige de la Franc-Maçonnerie ? Au côté enfantin de l'Initiation, aux rites qui frappent les sens, aux symboles envisagés comme sacrés et aux règles de bonne conduite de l'Initié. Les Loges se sont tenues jusqu'ici à ce programme qu'elles estiment raisonnable à très juste titre.

      Tous les Maçons ne se contentent cependant pas de pratiquer la Maçonnerie avec dévotion, sans s'expliquer la raison d'être de ses allures mystérieuses. Pour prêcher la morale de la fraternité universelle, la mise en scène rituélique est superflue, de même que l'affectation de mystère et de secret. Cette argumentation ne manque pas de logique et sa force détermina quantité de Loges à renoncer aux simagrées archaïques. Ces ateliers eurent alors la surprise de constater, qu'en renonçant au formalisme traditionnel, ils se dépouillaient de tout caractère maçonnique. Sans symbolisme, plus de Maçonnerie !

      Puisque les symboles s'imposent à ceux qui veulent rester Maçons, il faut, ou les accepter aveuglément, par piété envers la tradition, ou les étudier, afin de découvrir ce qu'ils signifient. C'est en faveur de l'étude que nous nous sommes décidés en France.

      Il en résulte que la Maçonnerie s'est révélée à nous sous un jour nouveau. Ses mystères sont réels, mais ils ne s'adressent pas au premier venu, fût-il animé des plus respectables sentiments. Pour comprendre ce que signifie le rituel maçonnique, il faut faire preuve de qualités intellectuelles particulières, qu'on ne saurait exiger de quatre millions de citoyens « nés libres et de bonnes mœurs ».

      Il faut s'attendre à la constitution d'une nouvelle Maçonnerie qui ne sera plus celle du grand nombre. Se donnera-t-elle une organisation ? Ce n'est pas indispensable, puisque la Maçonnerie déjà organisée répond aux besoins d'association et de travail en commun des Initiés. Ce qui est essentiellement d'ordre intellectuel répugne à trop de corporisation. Pour qui sait comprendre, l'expression passe au second plan, l'ésotérisme primant la forme par laquelle il se traduit. Le symbole conserve sa valeur, mais uniquement par rapport au symbolisé ; il est le contenant nécessaire d'un contenu seul vraiment précieux.

      Dans ces conditions, la Maçonnerie cérémonielle demeure utile et même indispensable. Il est bon que les rites soient fidèlement accomplis, fût-ce par des acteurs qui n'en saisissent pas l'esprit – ce qui est regrettable, car, pénétrés de la signification de leurs gestes, ils rempliraient mieux leur rôle ; mais le pieux ignorant respecte les formes qu'il répète sans les altérer, afin de les transmettre intactes à ceux qui sauront comprendre. Soyons reconnaissant aux Maçons qui, sans y entendre malice, ont eu la piété du rituel.

      De nos jours, le cérémonial initiatique est connu à la suite d'innombrables divulgations imprimées. Les profanes ont pu s'esclaffer du ridicule des « mystères » maçonniques. C'est leur droit ; mais s'ils s'imaginent avoir surpris le secret de. la Maçonnerie, ils se font de candides illusions. Une outre grotesque peut renfermer un vin délicieux : tant pis pour qui s'en tient à l'aspect du contenant.

      Mais le spirituel n'est pas accessible au vulgaire et ne saurait être mis à sa portée cérémoniellement.

      Aux appelés qui subissent les épreuves symboliques ne correspond qu'un petit nombre d'élus, qui devinent le sens de la représentation à laquelle ils ont participé. Ce sont ces élus de l'intelligence qui deviennent les adeptes d'une Maçonnerie spirituelle indépendante de l'organisation administrative des Loges.

      Ces adeptes du Maçonnisme pur se rencontrent partout, car l'Esprit souffle où il veut, sans tenir compte des sacrements initiatiques, si bien que les porteurs d'insignes maçonniques sont parfois moins qualifiés pour s'en parer que les Maçons sans tablier, restés étrangers à la pratique des Loges. Ces Maçons de l'esprit s'ignorent comme tels et n'ont pas conscience de former une communauté spirituelle. Il convient de les appeler, non pas à faire corps, mais à se sentir unis animiquement par l'identité des aspirations sentimentales et en la poursuite d'un même idéal de compréhension constructive. Car pour être Maçon, il faut vouloir bâtir spirituellement et non se contenter de parader avec les outils de la Maçonnerie ; il faut être résolu à travailler effectivement, après avoir joué en imitant les ouvriers.

      A l'école enfantine préparatoire de la Maçonnerie symbolique, il est temps de superposer les classes plus sérieuses d'une Maçonnerie réellement initiatique. Les fondateurs des hauts-grades y avaient songé, mais ils ont manqué de spiritualité. En créant de nouvelles distinctions ostensibles, ils ont attiré des vaniteux, tout aussi incapables de comprendre la Maçonnerie que les Maçons demeurés « symboliques », en ce sens qu'ils s'en tiennent aux symboles de la Maçonnerie, sans s'attacher à découvrir ce qu'ils signifient. Des grades dits « philosophiques » semblaient promettre une étude approfondie dusymbolisme, mais au lieu de s'attacher à ce qui est traditionnel, ils engageaient l'esprit sur la fausse piste d'allégories fantastiques, dépourvues de valeur initiatique.

      Ainsi les hauts-grades n'aboutirent qu'à faire échanger les rubans bleus contre des cordons successivement rouges, noirs et blancs. Ils eurent cependant l'avantage de grouper des Maçons zélés et d'aboutir à la seule organisation internationale de la Franc-Maçonnerie. Leur avenir ne saurait être assuré que par leur retour à la pure tradition initiatique. Sans se laisser distraire par les inventions du dix-huitième siècle, leurs titulaires doivent s'attacher à l'ésotérisme des trois degrés fondamentaux de l'Art Royal. Instruits de ce que devraient savoir les Apprentis, les Compagnons et les Maîtres, ils iront porter la lumière dans les Loges et travailleront ainsi à la régénération initiatique de la Franc-Maçonnerie.

      Tous les Maçons n'étant pas réellement initiables, il est à prévoir que la Maçonnerie bleue conservera, dans son ensemble, un caractère primaire, les hauts-grades assumant l'enseignement secondaire et supérieur du Maçonnisme. Souhaitons qu'il en soit ainsi.

      Il y aurait de la sorte dédoublement déjà au sein du corps de la Maçonnerie, sans préjudice d'un autre dédoublement qui nous semble être dans la nature des choses. Il y aura des Maçons selon la lettre et d'autres selon l'esprit. Normalement, la lettre doit conduire à l'esprit ; mais la lettre suffit à ceux qui manquent de pneumatisme et, d'un autre côté, les pneumatiques arrivent à la lettre par l'esprit.

      Gardons-nous donc de dédaigner le support de l'esprit, son véhicule objectif et formel. Le subtil ne nous devient accessible que par condensation. L'air transparent est invisible, mais le brouillard tombe sous nos sens et devient révélateur pour qui ne s'en tient pas à l'aspect superficiel de ce que l'observation lui montre. Des images sont d'ailleurs à la base de tout enseignement. Nous débutons par elles dans la formation de nos idées, puis revenons à elles pour retenir et fixer nos conceptions les plus élevées. C'est dire qu'il n'y a pas de spiritualité qui veuille rester éthérée. La légende nous dit que les esprits célestes devinrent amoureux des filles d'Adam et s'unirent à elles. C'est là l'expression poétique d'une vérité de tous les jours : la pensée pure tend à s'appliquer en se mariant avec l'objectivité de la vie.

      Mais revenons à la Maçonnerie de l'esprit. Elle aussi semble attirée par les intelligences terrestres, comme si son idéalisme se proposait d'engendrer une future race de géants. Prise au sérieux, comprise, approfondie et mise en œuvre dans la vie pratique, l'Initiation formera de réels Initiés. Puisse la Maçonnerie contemporaine, dite symbolique, se prêter au dédoublement qui la rendra initiatique en plus de ce qu'elle a été jusqu'ici. Un travail méthodique doit se poursuivre en ce sens au sein des Loges, plus spécialement grâce aux FF:. revêtus de grades supérieurs. Il importe d'initier les initiables, déjà Francs-Maçons, sans oublier les autres, les « gentils » qui ont droit, eux aussi, à la bonne nouvelle initiatique. Envisageons donc un dédoublement opérant à la fois à l'intérieur de la Franc-Maçonnerie et dans le monde profane, celui qui distinguera les Maçons spéculatifs attachés à la lettre de ceux, moins nombreux, qu'illuminera l'esprit.

      Le culte des formes traditionnelles est à maintenir, car il est respectable et utile en sa puérilité ; mais il doit conduire à la découverte de la Vraie Lumière et à la transfiguration du vieux formalisme. L'image incomprise a régné jusqu'ici en Maçonnerie ; après deux siècles d'enfance, il est temps que vienne un âge de saine compréhension. Sachons ce que signifient nos symboles et affirmons-nous Maçons de l'esprit.

Oswald Wirth




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