En 1723, lorsque la Grande-Loge de Londres, âgée de sept ans. promulgua le
Livre des Constitutions, la
Franc-Maçonnerie moderne fut présentée au monde comme une institution
une dans son universalité. Ce devait être une confraternité morale unissant les hommes de bien de tous les pays, de toutes les langues, de toutes les races et de toutes les positions sociales, en dépit des opinions politiques ou
religieuses qui les
divisent. Il s'agissait de réaliser le rapprochement de tous les hommes de bonne volonté, en une alliance constructive d'une société humaine plus harmonique. Un
Temple devait être bâti : celui de la Paix basée sur l'estime et la compréhension réciproque.
Nouvelle en son
esprit, l'organisation naissante se rattachait à un lointain passé. Elle prétendait révéler des mystères traditionnels en se conformant à des usages d'une
vénérable antiquité. Ce fut là pour la
Franc-Maçonnerie un notable élément de succès, car la curiosité lui valut au dix-huitième siècle le plus grand nombre de ses
adeptes.
Ceux-ci furent généralement déçus par les révélations qui leur étaient faites, sous la garantie d'un serment solennel les liant au secret le plus absolu. Ils avaient subi des épreuves déconcertantes que les
esprits forts jugèrent puériles, alors qu'elles laissaient une impression indéfinissable au plus grand nombre des
néophytes. Le cérémonial, accompagné de paroles énigmatiques se rapportant à des
symboles, n'était plus de notre époque : il troublait en évoquant un passé prestigieux, devant lequel s'inclinait l'incompréhension des
initiés d'apparat.
L'
initiation de ces confrères de la
truelle restait
superficielle. Ils participaient à des
rites dont ils ignoraient la portée,
exécutaient des gestes par imitation et prononçaient des paroles
inintelligibles. La tradition le voulait ainsi ; cela leur suffisait. Ils étaient
Maçons comme on est Chrétien,
Juif ou
Musulman, en se conformant aux usages de sa confession. Tel est le cas de nos
jours de quatre millions de
Francs-Maçons qui peuplent l'immense ensemble des Loges régulières. Ils forment une
Eglise unitaire en dépit des rivalités qui opposent les gouvernements maçonniques les uns aux autres. Si l'on considère les choses de haut, il est permis de faire abstraction des chapelles qui s'excommunient à propos de
landmarks. C'est là le côté grotesque de la
Franc-Maçonnerie, dont rougissent les Maçons éclairés, non moins que le candide
adepte qu'
anime de purs sentiments maçonniques. En réalité, la Maçonnerie est
une dans le cur des Maçons, qui souffrent des restrictions à la fraternité qu'imposent cerlaint's oUdiences imbues d'
esprit profane.
Ce sentiment d'unité vient de donner naissance en 1929, à la
Ligue internationale des Francs-Maçons, qui donne
corps au besoin d'union que contrarient les
Grandes-Loges, jalouses de la discipline qu'elles imposent. Sans se faire illusion sur le résultat de l'activité de cette ligue, sa fondation est un précieux symptôme. Elle manifeste un état d'
âme caractéristique d'une évolution dans la mentalité des
Francs-Maçons, qui sont las d'être gouvernés par des
pontifes inconsciemment traîtres à l'
esprit de la
Franc-Maçonnerie.
L'union poursuivie se borne à faire appel aux bons sentiments. Nous voulons être
frères parce que nous nous estimons et nous nous aimons en dépit de nos divergences d'opinion. Que chacun pense librement selon les lumières qu'il possède ; nous n'avons à juger ni des croyances, ni des incroyances, mais de la sentimentalité qui se traduit par des actes. Qui agit bien et désire le bien général mérite d'être des nôtres.
Ainsi la
Franc-Maçonnerie s'ouvre, non au premier venu stimulé par la curiosité, la vanité ou l'appât d'avantages matériels, mais à tout honnête
idéaliste, soucieux de se perfectionner en compagnie de sages modestes aspirant à travailler à l'amélioration du sort commun des hommes.
A ce point de
vue, la
Franc-Maçonnerie peut devenir une très vaste association, surtout si elle se spiritualise en répandant ses principes, sans exiger que ceux qui les acceptent viennent participer aux mystères des Loges. Les
Maçons sans tablier sont souvent les meilleurs. Pourquoi ne pas favoriser leur auto-formation ? Cessons d'être esclaves de nos organisations administratives. Elles ont leur utilité, mais elles ne représententent que le
corps de la Maçonnerie dont l'
âme ne doit pas être perdue de
vue. Cette mère a toujours compté des
enfants spirituels qu'en son sein elle n'a point portés. Pourquoi seraient-ils exclus de la grande fraternisation des réels
adeptes ?
Ici se pose la question du dédoublement de la
Franc-Maçonnerie.
En l'institution
une, ne convient-il pas de distinguer le
corps et l'
âme,
en concevant une
Maçonnerie spirituelle répondant à
un
idéal supérieur irréalisable par les Loges, contraintes
de s'adapter aux nécessités pratiques de temps et de lieu ?
Si, selon la formule anglaise, la Maçonnerie se ramenait
purement et simplement à un enseignement moral basé sur des
symboles,
il n'y aurait pas à chercher mieux que ce qui se fait depuis deux siècles.
Les mystères traditionnels resteraient mystérieux et se justifieraient
par des interprétations morales élémentaires, assimilables
par toutes les intelligences. Cette simplification de la Maçonnerie se
prête à son succès numérique ; elle facilite le recrutement
des Loges qui aiment à se sentir fortes en effectif et en matière
financière, car elles ont des charges en raison du local qu'elles occupent
et des contributions que leur impose leur gouvernement maçonnique. Il y
a là un lourd côté matériel rappelant des
hauteurs
d'une trop sublime
idéalité. La sagesse veut que nous en prenions
notre parti, en prenant l'organisation maçonnique, telle qu'elle s'offre
à nous et en nous efforçant d'en tirer le meilleur rendement initiatique
possible.
A quoi pouvons-nous
initier la masse des braves gens qu'attire le prestige de
la
Franc-Maçonnerie ? Au côté enfantin de l'
Initiation, aux
rites qui frappent les sens, aux
symboles envisagés comme sacrés
et aux règles de bonne conduite de l'
Initié. Les Loges se sont tenues
jusqu'ici à ce programme qu'elles estiment raisonnable à très
juste titre.
Tous les Maçons ne se contentent cependant pas de pratiquer la Maçonnerie
avec dévotion, sans s'expliquer la raison d'être de ses allures mystérieuses.
Pour prêcher la morale de la fraternité universelle, la mise en scène
rituélique est superflue, de même que l'affectation de mystère
et de secret. Cette argumentation ne manque pas de logique et sa
force détermina
quantité de Loges à renoncer aux simagrées archaïques.
Ces
ateliers eurent alors la surprise de constater, qu'en renonçant au
formalisme traditionnel, ils se
dépouillaient de tout caractère
maçonnique. Sans
symbolisme, plus de Maçonnerie !
Puisque les
symboles s'imposent à ceux qui veulent rester Maçons, il faut, ou les accepter aveuglément, par piété envers la
tradition, ou les étudier, afin de découvrir ce qu'ils signifient. C'est en faveur de l'étude que nous nous sommes décidés en France.
Il en résulte que la Maçonnerie s'est révélée
à nous sous un
jour nouveau. Ses
mystères sont réels,
mais ils ne s'adressent pas au premier venu, fût-il animé des plus
respectables sentiments. Pour comprendre ce que signifie le rituel maçonnique,
il faut faire preuve de qualités intellectuelles particulières,
qu'on ne saurait exiger de quatre millions de citoyens « nés libres
et de bonnes murs ».
Il faut s'attendre à la constitution d'une nouvelle
Maçonnerie qui ne sera plus celle du grand nombre. Se donnera-t-elle une
organisation ? Ce n'est pas indispensable, puisque la Maçonnerie déjà
organisée répond aux besoins d'association et de travail en commun
des
Initiés. Ce qui est essentiellement d'ordre intellectuel répugne
à trop de corporisation. Pour qui sait comprendre, l'expression passe au
second plan, l'
ésotérisme primant la forme par laquelle il se traduit.
Le
symbole conserve sa valeur, mais uniquement par rapport au
symbolisé
; il est le
contenant nécessaire d'un
contenu seul vraiment
précieux.
Dans ces conditions, la
Maçonnerie cérémonielle
demeure utile et même indispensable. Il est bon que les
rites soient fidèlement
accomplis, fût-ce par des acteurs qui n'en saisissent pas l'
esprit
ce qui est regrettable, car, pénétrés de la signification
de leurs gestes, ils rempliraient mieux leur rôle ; mais le pieux
ignorant
respecte les formes qu'il répète sans les altérer, afin de
les transmettre intactes à ceux qui sauront comprendre.
Soyons reconnaissant
aux Maçons qui, sans y entendre malice, ont eu la piété du
rituel.
De nos
jours, le cérémonial initiatique est
connu à la suite d'innombrables divulgations imprimées. Les
profanes
ont pu s'esclaffer du ridicule des « mystères » maçonniques.
C'est leur droit ; mais s'ils s'imaginent avoir surpris le secret de. la Maçonnerie,
ils se font de candides illusions. Une outre grotesque peut renfermer un vin délicieux
: tant pis pour qui s'en tient à l'aspect du contenant.
Mais le spirituel n'est pas accessible au vulgaire et ne saurait être mis
à sa portée cérémoniellement.
Aux appelés qui subissent les épreuves
symboliques
ne correspond qu'un petit nombre d'élus, qui devinent le sens de la représentation
à laquelle ils ont participé. Ce sont ces élus de l'intelligence
qui deviennent les
adeptes d'une Maçonnerie spirituelle indépendante
de l'organisation administrative des Loges.
Ces
adeptes du Maçonnisme pur se rencontrent partout,
car l'
Esprit souffle où il veut, sans tenir compte des sacrements initiatiques,
si bien que les porteurs d'insignes maçonniques sont parfois moins qualifiés
pour s'en parer que les
Maçons sans tablier, restés étrangers
à la pratique des Loges. Ces
Maçons de l'esprit s'ignorent
comme tels et n'ont pas conscience de former une communauté spirituelle.
Il convient de les appeler, non pas à faire
corps, mais à se sentir
unis animiquement par l'identité des aspirations sentimentales et en la
poursuite d'un même
idéal de compréhension constructive. Car
pour être Maçon, il faut vouloir bâtir spirituellement et non
se contenter de parader avec les outils de la Maçonnerie ; il faut être
résolu à travailler effectivement, après avoir joué
en imitant les ouvriers.
A l'école enfantine préparatoire de la
Maçonnerie
symbolique, il est temps de superposer les classes plus sérieuses d'une
Maçonnerie réellement
initiatique. Les fondateurs des hauts-grades
y avaient songé, mais ils ont manqué de spiritualité. En
créant de nouvelles distinctions ostensibles, ils ont attiré des
vaniteux, tout aussi incapables de comprendre la Maçonnerie que les Maçons
demeurés «
symboliques », en ce sens qu'ils s'en tiennent aux
symboles de la Maçonnerie, sans s'attacher à découvrir
ce qu'ils signifient. Des grades dits « philosophiques » semblaient
promettre une étude approfondie dusymbolisme, mais au lieu de s'attacher
à ce qui est traditionnel, ils engageaient l'
esprit sur la fausse piste
d'
allégories fantastiques, dépourvues de valeur initiatique.
Ainsi les hauts-grades n'aboutirent qu'à faire échanger
les rubans bleus contre des cordons successivement rouges, noirs et blancs. Ils
eurent cependant l'avantage de grouper des Maçons zélés et
d'aboutir à la seule organisation internationale de la
Franc-Maçonnerie.
Leur avenir ne saurait être assuré que par leur retour à la
pure tradition initiatique. Sans se laisser distraire par les inventions du dix-huitième
siècle, leurs titulaires doivent s'attacher à l'
ésotérisme
des trois degrés fondamentaux de l'Art Royal. Instruits de ce que devraient
savoir les Apprentis, les
Compagnons et les Maîtres, ils iront porter la
lumière dans les Loges et travailleront ainsi à la régénération
initiatique de la
Franc-Maçonnerie.
Tous les Maçons n'étant pas réellement
initiables, il est
à prévoir que la
Maçonnerie bleue conservera, dans son ensemble,
un caractère primaire, les hauts-grades assumant l'enseignement secondaire
et supérieur du Maçonnisme. Souhaitons qu'il en soit ainsi.
Il y aurait de la sorte dédoublement déjà
au sein du
corps de la Maçonnerie, sans préjudice d'un autre dédoublement
qui nous semble être dans la nature des choses. Il y aura des Maçons
selon la
lettre et d'autres selon l'
esprit. Normalement, la lettre
doit conduire à l'
esprit ; mais la lettre suffit à ceux qui manquent
de
pneumatisme et, d'un autre côté, les
pneumatiques
arrivent à la lettre par l'
esprit.
Gardons-nous donc de dédaigner le support de l'
esprit,
son véhicule objectif et formel. Le subtil ne nous devient accessible que
par condensation. L'
air transparent est invisible, mais le
brouillard tombe sous
nos sens et devient révélateur pour qui ne s'en tient pas à
l'aspect superficiel de ce que l'observation lui montre. Des images sont d'ailleurs
à la base de tout enseignement. Nous débutons par elles dans la
formation de nos idées, puis revenons à elles pour retenir et
fixer
nos
conceptions les plus élevées. C'est dire qu'il n'y a pas de
spiritualité qui veuille rester éthérée. La
légende
nous dit que les
esprits célestes devinrent amoureux des filles d'
Adam
et s'unirent à elles. C'est là l'expression poétique d'une
vérité de tous les
jours : la pensée pure tend à s'appliquer
en se mariant avec l'objectivité de la vie.
Mais revenons à la Maçonnerie de l'
esprit.
Elle aussi semble attirée par les intelligences terrestres, comme si son
idéalisme se proposait d'engendrer une future race de
géants. Prise
au sérieux, comprise, approfondie et mise en uvre dans la vie pratique,
l'
Initiation formera de réels
Initiés. Puisse la Maçonnerie
contemporaine, dite
symbolique, se prêter au dédoublement
qui la rendra
initiatique en plus de ce qu'elle a été jusqu'ici.
Un travail méthodique doit se poursuivre en ce sens au sein des Loges,
plus spécialement grâce aux FF
:. revêtus de grades supérieurs.
Il importe d'
initier les
initiables, déjà
Francs-Maçons,
sans oublier les autres, les « gentils » qui ont droit, eux aussi,
à la bonne nouvelle initiatique. Envisageons donc un dédoublement
opérant à la fois à l'intérieur de la
Franc-Maçonnerie
et dans le monde
profane, celui qui distinguera les Maçons spéculatifs
attachés à la lettre de ceux, moins nombreux, qu'illuminera l'
esprit.
Le culte des formes traditionnelles est à maintenir, car il est respectable et utile en sa puérilité ; mais il doit conduire à la découverte de la
Vraie Lumière et à la
transfiguration du vieux formalisme. L'image incomprise a régné jusqu'ici en Maçonnerie ; après deux siècles d'enfance, il est temps que vienne un âge de saine compréhension. Sachons ce que signifient nos
symboles et affirmons-nous Maçons de l'
esprit.
Oswald Wirth