DEUXIÈME PARTIE
Le Grand Orient de France au XIXème siècle
De 1800 à 1883
La Révolution, en consacrant, dans une nouvelle organisation sociale et politique, les larges et libérales doctrines de la franc-maçonnerie, en donnant au monde nouveau l'immortelle
Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, et à la France la Constitution si loyalement démocratique de 1791, substitua son action plus énergique, plus militante et plus pratique, à la
propagande spéculative qui caractérisa jusqu'en 1789 l'action de la franc-maçonnerie. Des programmes, des vux émis dans les Cahiers, après avoir été préparés dans les Loges, l'Assemblée nationale avait passé aux actes ; et en réalité chaque maçon, s'aidant de l'idée, se préparait à prendre place dans le drame encore mystérieux, mais qu'on pressentait formidable, qui allait marquer le douloureux enfantement de cette société nouvelle ayant pour base et justification le principe indéfectible de la Souveraineté nationale et la suprématie nécessaire de la Raison et de la Science sur la tradition
théocratique et militaire du passé.
En 1789, à l'ouverture des Etats généraux, la grande famille maçonnique française est dans son plein épanouissement. Elle compte parmi ses
adeptes les plus grands
esprits du temps. Elle a reçu Voltaire sous le respectueux et fraternel patronage de Franklin, dans cette loge fameuse des
Neuf Surs, alors présidée par l'
illustre Lalande. Elle connaît
Condorcet,
Mirabeau, Danton, Robespierre, Camille Desmoulins ; elle a pour grand-maître le
duc d'
Orléans. Mais voici venir l'épreuve : Les
frères qui appartiennent à la noblesse et au clergé vont émigrer en grand nombre, et s'armer contre la Patrie ; les autres, ceux qui restent, et les plus
illustres, vont, dans un effort grandiose, fonder l'édifice social et politique nouveau sur ces principes lumineux,
liberté, égalité, fraternité ; mais quand ils auront accompli leur tâche sublime, tous seront morts. Selon la parole énergique de Cambon, le grand financier de la Révolution française : « L'Assemblée constituante avait allumé sur la France un phare superbe : la législative a tout obscurci, et sous la Convention, dans la nuit terrible, nous nous sommes tous tués. » Et, en effet, après la mort tragique du dernier grand-maître, la franc-maçonnerie entra elle-même dans ce sommeil, sommeil de deuil, dont elle aura tant de peine à se réveiller.
En 1795, un homme de cur, Roeltier de Montaleau, qui occupait une haute place d'estime et de considération dans la Maçonnerie française, entreprit de réveiller les loges. On lui offrit la grande maîtrise : il refusa, et ne voulut accepter que le titre de Grand
Vénérable, pour accomplir son uvre de reconstitution.
Dix-huit loges seulement du G
:. O
:. de France, à sa première impulsion, reprirent leur activité; et, suivant un arrêté du 24
février 1797, le Grand Orient décida de consacrer le souvenir de ce réveil par une grande fête de bienfaisance.
L'uvre patiente du rétablissement de la chaîne d'union, se poursuivit jusqu'à l'époque du 18 Brumaire, sans autre particularité que la reprise des conflits entre le Grand Orient de France et le Suprême Conseil Ecossais.
L'homme sinistre de Brumaire connaissait trop la puissance de notre association pour lui laisser sa libre action : et ayant fait reculer la Révolution par delà 1789 ; ayant rétabli le catholicisme d'Etat par le
Concordat de 1801, il ne pouvait tolérer la
propagande de la libre pensée, qui est la seule raison d'être de notre doctrine.
Aussi, les hommes qui dirigeaient le Grand Orient de France durent-ils se préoccuper de le sauver des menaces dont il était l'objet ; et c'est pour accomplir cet acte de sauvetage et de contrainte morale, qu'une députation du G
:. O
:. se rendit en 1805 auprès du F
:. Cambacérès, archi-chancelier de l'Empire et grand dignitaire du Suprême conseil.
Le F
:. Cambacérès promit de transmettre à l'Empereur les sentiments de respect et de dévouement de la franc-maçonnerie ; et il annonça bientôt au G
:. O
:. que l'Empereur était disposé à lui donner comme grand-maître le prince Joseph Napoléon.
En même temps, il intervenait pour mettre fin aux querelles du Grand Orient et de l'Ecossisme ; il les amenait à conclure un
Concordat, constituant une sorte de partage d'attributions, en ce qui touchait la
collation des hauts grades ; et enfin, pour donner à cette uvre de transaction subie bien plus que consentie, une apparence de consécration, il se fit déférer la Grande-Maîtrise de tous les
rites.
Ce n'était et ce ne pouvait être qu'une trêve. Le 17 septembre 1805, l'union était rompue et chaque obédience reprenait sa
liberté d'action.
Cette
division funeste des
forces maçonniques n'a point encore fait place à l'union qui a toujours été l'objectif du Grand Orient ; et elle a privé la Maçonnerie française d'une puissance de cohésion qui eut rendu à la sainte cause de la
liberté les plus grands services. Cependant, au fond de tous les conflits, on ne rencontre comme résidu que de mesquines rivalités personnelles, des vanités incompressibles et les plus misérables ambitions.
Quoiqu'il en soit, sous le premier Empire, le Grand Orient conserva la suprême
influence ; il sauvegarda avec soin, en s'appuyant sur le suffrage démocratique des Loges, la tradition d'égalité qui est le véritable lien philosophique et social des hommes libres ; et laissa au Suprême Conseil le gouvernement des hauts grades, dans lequel, comme sous la Constitution impériale, toute autorité venait d'en haut, et n'avait rien à demander au suffrage direct des
ateliers.
Si l'on apprécie la prospérité d'une institution par la surface numérique qu'elle expose, on doit considérer la Franc-Maçonnerie française sous l'Empire, comme ayant atteint son plus haut degré de puissance et d'éclat : en 1810, elle compte 878 Loges, dont 65 Loges militaires ; en 1814, 905 Loges, dont 73 militaires.
Assurément, c'est là un beau chiffre. Mais ce grand
corps n'avait plus l'
âme des hommes du XIIIème siècle. Il était devenu l'un des organes de la servitude qui était le régime de la France ; la Maçonnerie avait le droit d'aduler le despote qui, à cette condition, lui permettait de vivre ; mais toute discussion de philosophie sociale ou
religieuse était interdite, et la censure impitoyable était attentive à mettre, dans nos temples, sa main compressive sur toute bouche indiscrète, et à réprimer, à l'extérieur, toute manifestation, toute publicité.
Rien de plus misérable que ces adulations, ces flagorneries au pouvoir, qui sont le fonds invariable de toutes les harangues maçonniques ; rien de plus triste que ces lieux communs sur la morale ; rien de plus lamentable que cette
ignorance profonde de la tradition maçonnique, dont les gloires sont encore si nouvelles et si hautes.
Dans les banquets de ce temps, on a le souci des paroles vides, on mange bien, on boit mieux encore, on chante
Bacchus et
Cupidon.
Mais il y avait dans cette masse de francs-maçons asservis, quelques
âmes, quelques consciences d'élite qui non seulement se tenaient debout et
nères devant ces honteuses faiblesses, mais qui protestaient contre cet avilissement.
Le F
:. des Etangs écrivait ceci sur la maçonnerie impériale :
« Celui qui venait d'être leur dominateur (
Napoléon Ier) connaissait l'
esprit de cette institution, et se doutait bien qu'elle n'approuvait pas ce qu'il faisait. Il résolut, non de la détruire, mais de la corrompre et de la défigurer. Il la fit embrasser par son monde, par ses officiers, ses magistrats, par sa cour et par son armée.
Son archi-chancelier même, dont il avait fait un prince, fut nommé le Grand Maître. Aussi, quand Bonaparte tomba du trône, tous les francs-maçons s'envolèrent comme des
oiseaux épouvantés ; tous ses salariés, grands et petits, désertèrent ; les serments maçonniques furent foulés aux pieds comme tant d'autres serments ; et il ne resta plus, pour ainsi dire, que des gens du peuple qui, comprenant la maçonnerie moins encore que les déserteurs, se mirent à la diriger à leur profit et selon leur pauvre intelligence. »