XIV La Secte antichrétienne et les compagnonnages
Nous avons recherché jusqu'à présent les traces de la secte antichrétienne dans le monde des savants et des lettrés. Nous les retrouvons aussi dès le XVIème et le XVIIème siècle, se mêlant au mouvement populaire et pénétrant dans les Compagnonnages.
L'origine des
compagnonnages nous reporte au
Moyen-Age. Ils se formèrent d'abord entre les ouvriers du bâtiment, que les nécessités de l'exercice de leur art obligeaient à voyager. De là des signes de reconnaissance particuliers, des
rites spéciaux, l'obligation du secret garantie par un serment, qui leur permettaient de défendre le monopole que recherchaient alors toutes les corporations. C'était là l'
esprit général du temps. Dans les bourgeoisies et les guildes de métier, on exigeait souvent des membres nouvellement reçus le serment de ne pas révéler les secrets intéressant la commune ou la
corporation. Les
compagnonnages connus sous le nom des
Enfants de maître Jacques, des
Enfants du père Soubise, des
Enfants de Salomon, sont des institutions analogues aux
Steinmetzen d'Allemagne, aux
Freemasons d'Angleterre, et les
légendes bizarres qu'ils se sont transmises jusqu'à nos
jours sont des créations de l'imagination populaire semblables à ce récit des
Quatre Couronnés, que se transmettaient les ouvriers du bâtiment en Angleterre dès les temps les plus reculés
(68).
Toutes les corporations régionales devaient avoir plus ou moins leurs signes de reconnaissance. En France, la grande
corporation nationale des merciers, qui rayonnait dans tout le pays et avait à sa tête un chef qui s'intitulait le
Roi des Merciers, avait aussi une hiérarchie et des signes de reconnaissance. Ils furent imités par les vastes associations de gueux ou de mendiants, qui se formèrent dans la seconde moitié du
XVème siècle (69).
Les
compagnonnages se multiplièrent beaucoup en Allemagne au
XVème siècle, quand les habitudes du
tour se répandirent et que les corporations de métier n'offrirent plus aux simples ouvriers les avantages qu'ils y avaient trouvés lors de leur établissement et qu'elles continuaient à offrir exclusivement aux maîtres. Les mêmes causes les firent pénétrer aussi en France dans des professions autres que les arts du bâtiment.
Quels étaient leurs
rites ? Tout ce que nous savons des cérémonies des
Steinmetzen allemands et des
Freemasons anglais du
XVème siècle, quoique renfermant bien des puérilités, n'a rien de contraire à la foi
catholique (70). Le culte de la sainte Vierge et des
Saints tient une large place dans les prescriptions de leurs statuts.
Il n'en fut plus de même après le
protestantisme. Les manuscrits anglais des
Freemasons, qui datent du
XVIème siècle ont éliminé systématiquement toutes les pratiques
catholiques.
En France, vers 1645, un ouvrier cordonnier, Michel Buch, homme de grande piété, fut profondément blessé dans sa foi par les cérémonies qu'il avait dû subir lors de sa réception comme
compagnon ; il les révéla aux autorités ecclésiastiques. Une enquête fut faite, dont te résultat a été consigné dans le Sommaire des pratiques
impies,
sacrilèges et superstitieuses, qui se font par les
compagnons selliers, cordonniers, tailleurs, couteliers et chapelliers lorsqu'ils reçoivent des
compagnons qu'ils appellent du devoir
(71). Ce mémoire fut présenté à la Sorbonne, qui condamna ces pratiques dans une consultation motivée.
La réception était toujours précédée d'un serment exigé du récipiendaire : on lui faisait jurer sur les saints
évangiles qu'il ne révèlera à père ni à mère, femme ni enfans, prestre ni clerc,
pas même en confession, ce qu'il va faire ou voir faire. On lui administrait un nouveau
baptême. Ensuite venait une parodie de la messe et de la passion, dont les détails variaient suivant les métiers. Elle était très développée chez les chapeliers : la description qui en est donnée dans cette relation ressemble étonnamment aux anciens rituels des réceptions au grade de rose-croix. Il est, en la lisant, difficile de ne pas croire que l'un et l'autre rituels proviennent d'une source commune.
La relation termine ce qui a trait à la réception des selliers par ces mots: « Les huguenots sont receus
compagnons par les
catholiques et les
catholiques par les Huguenots. »
Les mêmes pratiques, la parodie du
baptême et de la messe, existaient chez les
compagnons allemands, et furent dénoncées par un ecclésiastique
saxon,
Adam Gerber, qui publia, son livre en 1699
(72).
Nous laissons de côté ici tout ce qui, dans l'institution des
compagnonnages, a trait au besoin d'association des ouvriers et à la nécessité où ils se trouvaient de défendre leurs salaires contre les maîtres des corporations. C'est uniquement avec ce caractère qu'ils sont mentionnés dans les actes administratifs du XVIIème et du
XVIIIème siècle (73). Mais il n'en est pas moins évident que la secte antichrétienne profitant de circonstances que nous allons indiquer, avait cherché à se glisser dans les
compagnonnages en France, comme elle réussit à pénétrer dans les loges d'Ecosse et d'Angleterre.
A quelle époque remonte cette action ?
La seconde moitié du
XVIème siècle fut marquée par une grande agitation dans les classes laborieuses et par une dislocation des anciennes formes corporatives. Nous croyons avoir établi dans les leçons que nous avons faites en 1886 à l'institut
catholique de
Paris, que la guerre déclarée aux confréries par les parlements à cette époque cache une hostilité secrète contre l'
Eglise et le désir de confisquer ses biens. Mais, d'autre part on ne peut se dissimuler que, sous le coup de nouveautés répandues dans les
esprits, les ouvriers ne se fussent montrés particulièrement turbulents.
Lyon, une des villes par où les communications avec l'Allemagne étaient le plus suivies, paraît avoir été un des premiers foyers du
compagnonnage. En 1541,
François Ier rend un édit sur les désordres des
compagnons imprimeurs qu'il fallut renouveler en 1544. Charles IX, en 1560, dans un édit adressé au
sénéchal de
Lyon, ne parle plus seulement des
compagnons imprimeurs, mais se plaint des réunions tumultueuses et des
momeries des
compagnons de tous les métiers et en ordonne la suppression
(74). D'autre part les traditions des
compagnonnages quand elles deviennent un peu plus sûres indiquent
Lyon comme un de leurs principaux centres.
Un érudit très pénétrant, M. Ducellier, dans son
Histoire des classes laborieuses, a émis une hypothèse qui nous paraît fondée.
« C'est à cette époque de fermentation dans les classes laborieuses que certains
adeptes du
compagnonnage rapportent, et avec vraisemblance, la scission la plus grave qui se soit opérée dans son sein. Tandis que la grande masse des
compagnons restait attachée au culte
catholique, une fraction d'entre eux se rapprocha des nouvelles opinions. Quelques-uns se déclarèrent
protestants, un plus grand nombre tolérans ou
politiques, comme on disait alors, et refusèrent de faire de l'hérésie une cause d'exclusion. Ces dissensions étaient bien plus graves que celles qui divisaient les deux anciens devoirs de maître Jacques et du père
Soubise. Il en résulta la naissance d'une troisième régie,
le devoir de Liberté. Les nouveaux
compagnons reçurent et acceptèrent le nom de
GAVEAUX (ou
GAVOTS), qui, dans les plaines de
Provence, désigne encore les habitants des
montagnes, où les
Vaudois s'étaient perpétués et où le fanatisme
calviniste conserva ses plus chauds
adeptes. De même que les
protestants prétendaient ressusciter le véritable
esprit de l'
Eglise, les compagons de
liberté, bien que les derniers venus, prétendirent tenir leurs traditions de l'auteur même du temple et non de ses architectes, et se proclamèrent
enfants de Salomon. Il est fort probable que ces déchirements intérieurs du
compagnonnage donnèrent une grande
animation aux réunions d'ouvriers et jouèrent plus d'une fois un rôle dans les rixes et les démonstrations tumultueuses, qui attirèrent l'attention de l'autorité, sans qu'elle en connût ni cherchât à en connaître les motifs. »
On remarquera que les pratiques
sacrilèges relevées dans la relation de 1645 se rapportent précisément aux
Enfans de Salomon ou
Compagnons du Devoir de la liberté, « qui reçoivent indifféremment huguenots et
catholiques. » Quant aux
légendes se rattachant au
Temple de Salomon, elles sont la base des trois grades
symboliques sur lesquels repose, depuis le commencement, tout l'édifice de la Maçonnerie.
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(68) The early History of Freemasonry in England, by James Orchard Haliwell,
in-12, London, 1840.
(69) Voyez quelques indications sur l'organisation de la
mercerie dans Auguste Vitu,
Le Jargon du XVème siècle étudié philologiquement,
Paris, in-8°, 1884. Introduction. Sur les associations de gueux et leur langage secret au
XVème siècle et au
XVIème siècle, voyez le
Liber vagatorum,
Le Livre des gueux,
, 1862.
Préface. (On y trouvera des détails sur la langue des gueux ou rothwerk.) Au
XVIème siècle, cette organisation passa en Angleterre. Voyez
The fraternity of Vagabonds (1561) et une collection d'écrits de la même époque, qui forment le tome IX de l'
extra-series des publications de l'
Early English Text Society.
(70) Voyez Schanz,
Deutsche Gesellenverbande, Leipzig, 1877, in-8°.
(71) Cette relation a d'abord été publiée par le P. Lebrun dans
Histoire des pratiques superstitieuses,
Paris, 1702. On en trouve un texte plus correct dans les
Archives législatives de la ville de Rheims, statuts, t. II, p. 249.
(72) Voyez l'analyse de son ouvrage et la description de ces
rites dans le travail du docteur Oscar Schade
Von deutschen Handwerksleben in Brauch-Spruch und Lied, dans le
Weimarisches Jahrbuch, t. IV et VI. Outre l'ouvrage de Gerber, il emprunte une grande partie de ses indications au livre de Frid. Frisius, directeur du gymnase d'Altenberg,
Der vornehmsten Kunstler und Handwerker Ceremonial Politica, Leipzig, 1708. M. Oscar Schade pense que ces cérémonies sont beaucoup plus anciennes que le
XVIIème siècle : elles datent, selon lui, de la fondation même des comagnonnages, c'est-à-dire du
XIVème siècle.
(73) Voyez entre autres un chapitre très intéressant sur les
compagnonnages dans l'excellent livre de M. Antoine d u
Bourg,
Les Corporations ouvrières de la ville de Toulouse de 1270 à 1791, 1 vol.
in-12,
Toulouse, 1885 ; A. Gérard,
Les Corporations ouvrières en Lorraine, Saint-Dié ;
Miron de l'Epinay,
François Miron,
Paris, 1865.
(74) Voir ces édits dans Fontanon,
Edits et ordonnances des rois de France, édition de
Paris, 1611, t. I, p. 1086, t. IV, pp. 467, 470, 474, 477. Cf.
Inventaire des Archives municipales de Lyon BB, 66 (1548). (La cote est d'ailleurs inexacte.)