Publications du Rite Maç:.
de Misraïm
Conférence du F:. Orateur - 18 novembre 1897
Publié par les soins de la Grande Loge Misraïmite
(Arc-en-Ciel,
Buisson Ardent, Pyramides) et avec l'autorisation de la P:. S:.

Vénérable maître, Très chers frères, Depuis quelque temps, les voix les
plus autorisées s'élèvent l'une après l'autre pour
annoncer tristement la prochaine décadence de notre institution. L'ingratitude
habituelle à la société moderne ne justifierait pas de telles
craintes, car nos aînés ont souffert de dures persécutions
sans que la bonne cause se soit jamais trouvée sérieusement compromise.
Mais le danger qui s'affirme aujourd'hui n'a point d'analogue dans notre
histoire.
Ce n'est pas à la méchanceté des hommes, c'est à notre
propre imprudence que nous le devons. Il faut bien le reconnaître : en abandonnant
cette haute culture des facultés humaines qui devait rester pour elle un
souci constant, la Maçonnerie a largement ouvert aux passions
profanes
les portes de ses temples et voici qu'elle ne pratique plus elle-même cette
universelle
tolérance à laquelle elle voulait conquérir le
monde.
C'est pourtant à un respect absolu
de la
liberté morale que notre ordre a dû ses plus beaux succès.
Sans remonter bien haut, ne voyait-on pas encore au siècle dernier les
génies les plus divers porter avec orgueil le tablier d'apprenti ? Apôtres
des idées nouvelles ou défenseurs zélés des vieilles
doctrines, tous voulaient prendre part à ces travaux de haute philosophie
qui devaient assurer un
jour l'union des curs et des
âmes. Aujourd'hui,
il n'en va plus de même : de fort bons
esprits hésitent à
se
joindre à nous, parce qu'ils ne nous ont pas toujours vu rester fidèles
à notre programme.
On se plaît à
répéter que la lutte a ses exigences et qu'en face d'adversaires
sans loyauté, toutes les armes sont bonnes, mais quelle étrange
justification ! Et de quel mépris ne témoigne-t-elle pas à
l'égard de nos traditions les plus sacrées ! Ce qu'il faut combattre,
n'est-il pas vrai, ce ne sont pas des hommes, mais bien des passions dont ces
hommes sont esclaves : quel succès peut-il donc espérer, celui qui
ne prend soin tout d'abord de s'affranchir lui-même ? Et puis, ne l'oublions
pas, ceux-là seulement n'hésitent devant aucune manœuvre qui sentent
la victoire leur échapper. On ne sacrifie sa conscience, on ne vend son
âme qu'aux heures de désespoir. Or, il est impossible que le triomphe
final du bien soit douteux pour aucun de nous, car celui qu'un tel scepticisme
aurait saisi ne serait plus maçon. Sans doute, aujourd'hui comme hier,
les pires instincts peuvent s'unir pour d'horribles attentats, mais qu'importe,
puisque leur règne ne durera jamais plus d'un
jour ! Notre foi dans les
destinées de l'humanité est inébranlable. L'évolution
de l'espèce peut être lente aux yeux de l'individu, elle n'en est
pas moins certaine. Quant à notre institution, tant que nous ne travaillerons
pas nous-mêmes à la détruire, les
dissolvants les plus énergiques
ne pourront rien sur elle car elle est le dernier anneau de la grande chaîne
d'or qui rattache l'avenir au passé.
Ne pouvant
douter de nos
forces, d'où vient donc que nous manquons si souvent de sang-froid
? Pourquoi l'aspect de l'obstacle à vaincre nous porte-t-il à la
violence, au lieu d'exciter simplement notre activité ? Pourquoi la sottise
des uns, l'injustice des autres nous irritent-elles, nous qui cherchons, pour
les détruire, toutes les formes de l'erreur ? Est-ce la passion même
de la vérité qui nous égare ? Ceux qu'éclaire la lumière
divine n'ont-ils pu résister au désir de la répandre en tout
lieu, au risque d'aveugler à jamais des yeux trop faibles pour de si purs
rayons ? Il serait à souhaiter, mes
Frères, que nous ayons péché
par excès de zèle, mais nos regrets seront, hélas! d'un autre
ordre. Loin de nous attacher trop étroitement à la science traditionnelle,
jugeant sans doute pénible les efforts qu'exige à toute heure son
intelligence intégrale, nous n'avons pas craint de substituer à
l'expérience des siècles notre expérience d'un
jour et voilà
l'unique cause de nos déceptions. Si le serment prêté semble
à beaucoup difficile à tenir, c'est qu'ils ont négligé
d'en étudier la formule. Si l'impartialité absolue leur paraît
impossible à garder, c'est qu'ils ne savent plus au nom de quelle loi prononcer
leurs
jugements. Il est nécessaire, pour s'en convaincre, de bien définir
cette
tolérance dont le règne a si malheureusement cessé
et d'éviter certaine confusion en laquelle notre siècle paraît
se complaire.
La mode est aujourd'hui fort répandue
de rester impassible en face des crimes les mieux caractérisés comme
d'écouter sans trouble les plus mauvais paradoxes. L'indignation vertueuse
ayant été jugée de mauvais
goût, on pardonne les fautes
commises en accusant la nature de les avoir exigées, comme si la nature
n'était pas simplement le champ toujours ouvert à l'exercice de
nos facultés. La vie, dit-on volontiers, n'est-elle pas trop dure, pour
qu'on ajoute aux difficultés matérielles des obstacles tirés
d'une prétendue loi morale ? Et, puis, la science moderne n'a-t-elle pas
à tout jamais ruiné la vieille
conception du
libre arbitre ? Hérédité,
influence du milieu, lutte pour la vie, ne voilà-t-il pas de quoi justifier
les pires
défaillances ? Tant il est vrai, mes
Frères, que grâce
à une imprudente vulgarisation, l'idée devient parfois la servante
des instincts ! Mais de tels abus sont de tous les temps et, pour les avoir commis
à son tour, notre époque ne mérite pas l'
anathème.
D'ailleurs, en bonne justice, l'intention n'importe
pas moins que l'acte lui-même et certes, si les tendances nouvelles étaient
nées d'un véritable
esprit de
charité, si leur unique effet
devait être d'amener l'association humaine à châtier sans colère,
à réprimer avec douceur, il faudrait se réjouir d'un tel
progrès. Malheureusement, l'apparente générosité dont
nous sommes témoins n'est guère qu'une impuissance déguisée.
Privé de toute culture philosophique, ne pouvant tirer aucun enseignement
du passé, ne se sachant pas responsable de l'avenir, le monde accueille
tout ce qui s'offre à lui, action ou pensée, avec indifférence.
C'est assez pour satisfaire quelques optimistes peu clairvoyants, mais pour nous,
quel que soit notre désir d'universelle
harmonie, nous ne croirons pas
aussi vite à l'apaisement des passions. Nous ne prendrons pas le dédain
de l'
ignorant pour l'
indulgence du sage, nous n'appellerons pas
tolérance
un scepticisme sans valeur.
Un homme qui s'efforcerait
de ne plus penser, de ne plus rien croire et de ne plus rien vouloir, afin d'éviter
tout conflit avec ses semblables, se tromperait, certes, grossièrement.
Il sentirait son
cœur se
fermer peu à peu à toute espèce
d'affections ; satisfaire ses besoins matériels deviendrait son unique
souci, et c'est à l'égoïsme absolu qu'il parviendrait en fin de
compte. Pour devenir juste et bon, il faut au contraire s'intéresser à
toutes les manifestations de l'activité humaine et chercher à reconnaître
en chacune d'elles le vrai, le beau et le bien qui peuvent y être contenus.
Mais cette curiosité sympathique ne va pas sans une science profonde et,
s'il faut tout dire, l'impartialité parfaite n'appartient qu'aux
initiés
puisqu'eux seuls possèdent la vérité suprême.
Ici, une comparaison s'impose, bien simple et bien claire.
Que faut-il pour qu'au sein d'une grande nation, les intérêts de
tous soient sauvegardés ? Il faut des magistrats libres et instruits, qui
ne tremblent devant personne, mais qui sachent déterminer exactement les
droits de chacun, qui n'appartiennent à aucun parti tout en connaissant
les besoins des différentes classes sociales. De même, pour juger
les doctrines qui se partagent la foi de l'humanité, il faut des
esprits
hardis et cultivés qui n'hésitent devant aucune étude et
que des connaissances d'ordre supérieur guident dans leurs recherches.
Ces deux conditions sont également nécessaires et la bonne volonté
serait inutile où la science ferait défaut. Comment se prononcer
sur un essai métaphysique, si on ne possède une
vue synthétique
de l'univers ? Comment apprécier un système politique, si on ne
se fait une idée nette de la société
idéale ? Comment
enfin examiner une doctrine
religieuse si on n'est pas encore parvenu à
une
conception raisonnable du Grand Architecte des Mondes ? La société
antique ne s'y trompait pas et pour s'assurer des chefs capables de la diriger,
donnait une instruction vraiment complète à ceux qui s'en montraient
dignes. Il nous appartient de rebâtir ces écoles modèles où
le développement des facultés humaines était poussé
si loin.
Nous sommes aujourd'hui les seuls héritiers
des civilisations mortes. Les vieux
sanctuaires abolis, la pensée des sages
a pris nos demeures pour asile et dès lors les choses et les êtres
nous sont apparus sous un aspect nouveau. Les nombres nous ont laissé surprendre
leur intime signification. Nous avons pu concevoir la gradation hiérarchique
ternaire qui règle la constitution du monde et de l'homme, retrouver l'unité
de la Raison suprême à travers le dualisme qui caractérise
la vie, reconnaître la réalisation progressive de l'
idéal
divin sous la lutte apparente du bien et du mal. Nous n'ignorons plus ni la puissance
de la parole, ni la
force créatrice de l'imagination. Nous savons enfin
comment la Volonté humaine peut se faire obéir de la Nature. Voyez,
mes
Frères, de quelle
hauteur l'
initié va descendre, l'homme qui
a vu flamboyer l'étoile du mystère ne participera plus, à
moins d'une étrange folie, aux œuvres de ténèbres.
Mais ce n'est pas tout. En même temps que la science
elle-même, la méthode nous fut transmise qui seule fait des savants.
Il ne s'agit pas ici d'imposer à la mémoire quelques formules plus
on moins heureuses ; c'est l'être entier qui doit en quelque sorte s'imprégner
de la vérité. De là ce
symbolisme merveilleux qui s'adresse
à la fois aux sens, à l'entendement et à l'intelligence.
S'il faut quelques exemples, est-il difficile de trouver dans le
triangle et les
colonnes du temple les principes philosophiques essentiels dont nous parlions
tout à l'heure ? Le
compas et l'
équerre, la
perpendiculaire et le
niveau ne résument-ils pas, à eux seuls, une morale et une sociologie
parfaites ? L'épreuve par les
éléments n'attire-t-elle pas
notre attention dès le premier
jour sur les quatre modalités de
l'
agent universel, objet de toute physique ? Certes, il y a là une synthèse
propre à satisfaire l'
esprit le plus exigeant et si quelque danger accompagne
une semblable révélation, c'est bien l'orgueil qu'elle peut faire
naître au
cœur du nouvel
adepte. Mais cet orgueil même, ne nous pressons
pas trop de le maudire. A défaut de sentiments plus élevés,
c'est lui qui contiendra les instincts rebelles à une volonté imparfaitement
développée. C'est grâce à lui que le savant encore
timide trouvera un noble emploi à ses
forces et s'élèvera
peu à peu au-dessus des désirs grossiers et des
jugements iniques.
Plus tard, l'
âme devenue maîtresse d'elle-même saura bien se
débarrasser de cet orgueil désormais inutile et la
tolérance
trouvera dans le
cœur du sage de moins compromettants défenseurs.
Personne en effet ne peut espérer rompre d'un coup
avec l'injustice. Il faut se fatiguer longtemps avant de connaître la valeur
de l'effort et le plus heureux résultat de la difficulté vaincue,
c'est d'apprendre à juger sans rigueur ceux qui ont lutté courageusement
avec des succès divers. On se montre moins exigeant en matière de
morale, quand on a senti l'égoïsme maudit s'opposer aux plus nobles mouvements
de l'
âme, moins dédaigneux en matière de science, quand on
a vu l'erreur se glisser sournoisement au milieu des recherches les plus précises,
plus indulgent en matière de
religion quand on sait quelles étranges
rêveries le seul désir de la foi peut mêler aux inductions
les plus logiques. Une part de notre respect appartient à tous les hommes
de bonne volonté, à tous les ouvriers du temple futur, aux moins
habiles comme aux plus adroits. Si nous tenons à être sévères
malgré tout, que ce soit à l'égard des
esprits négatifs
qui ont détruit sans songer à rebâtir. Ceux-là, on
ne peut guère les aimer, mais encore faut-il ne pas oublier que leur œuvre
était une conséquence inéluctable de l'imperfection générale.
Les philosophes et les
historiens modernes ont entrevu la vérité,
en reconnaissant que tels désastres dont un malheureux avait répondu
au prix de son honneur ou de sa vie avaient eu pour cause réelle l'imprudence
d'une nation on d'une race. Mais nous en savons plus à ce sujet que les
profanes n'en peuvent deviner et nous l'affirmons sans crainte : chaque fois qu'un
juste est mort pour la bonne cause, c'est l'humanité tout entière
qui l'a tué. La loi, du reste, est en quelque sorte réversible ;
l'effort et la douleur d'un homme servent au développement de tous les
peuples. Telle est cette notion de solidarité absolue dont l'
esprit de
charité et l'
esprit de justice découlent logiquement, et qui, bien
comprise, fait voir dans l'intolérance une simple absurdité.
L'erreur existera tant que les hommes ne se seront
pas unis pour appeler la vérité de toute la
force de leur
désir. Si nous pouvions examiner l'une après l'autre les
différentes doctrines qui ont su sortir de l'ombre, nous reconnaîtrions
dans chacune d'elles deux portions bien distinctes, l'une faite d'idées
secondaires, intéressantes seulement pour le siècle qui
les a vu naître et souvent fausses, l'autre, expression plus ou
moins pure de quelque sublime notion. Il en est ainsi non seulement
pour les philosophies dont les auteurs ont eu des rapports certains
avec quelque centre d'
initiation, mais pour tous les systèmes
logiquement construits, non seulement pour les
religions inspirées
à leur origine par l'
esprit même qui nous guide encore,
mais pour toutes les croyances des peuples civilisés. Dans chaque
doctrine, il y a un peu de cette science que la Maçonnerie possède
en entier et qu'elle saura répandre autour d'elle quand de nombreux
essais de synthèse auront préparé les
esprits pour
une révélation complète. Rejeter comme inutile
et sans examen sérieux l'un ou l'autre de ces essais serait donc
bien à la fois injuste et maladroit.
Il faudrait maintenant
rappeler à ceux qui ne s'en souviennent plus que le respect de la conscience
d'autrui est nécessaire à l'
harmonie sociale. Il faudrait enfin,
après avoir parlé à la raison, s'adresser au
cœur et lui
faire reconnaître dans la
tolérance une forme de l'
amour. Mais il
nous suffit, pour l'instant, d'avoir signalé un oubli de nos devoirs qui
menace de nous perdre et qui provient, on a pu s'en convaincre, d'une fausse direction
donnée à nos travaux. Personne ici ne songe à faire le procès
de tel ou tel
atelier. Ce serait méconnaître cette loi de solidarité,
qui, si elle, est vraie pour le genre humain, l'est a fortiori pour notre institution.
Ce que nous proclamons, c'est la nécessité pour la Maçonnerie
tout entière d'étudier plus sérieusement son dogme et ses
symboles. Là est le salut pour elle et pour les principes dont elle a la
garde. Le chemin tracé par la sagesse antique conduit aux plus hautes vérités intelligibles. A nous de nous élever chaque
jour pour atteindre enfin ces cimes baignées d'
air pur où les passions, humaines ne sauraient nous suivre.