VI LA MORT QUI RÔDE
Après avoir contourné les murs du château, Arsène Lupin revint à son point de départ. Décidément aucune brèche n'existait, et l'on ne pouvait s'introduire dans le vaste domaine de Maupertuis que par une petite porte basse et solidement verrouillée à l'intérieur, ou par la grille principale auprès de laquelle veillait le pavillon du garde.
Soit, dit-il, nous emploierons les grands moyens.
Pénétrant au milieu des taillis où il avait caché
sa motocyclette, il détacha un paquet de corde légère enroulé
sous la selle, et se dirigea vers un endroit qu'il avait noté au cours
de son examen. A cet endroit, situé loin de la route, à la
lisière d'un
bois, de grands
arbres plantés dans le parc
débordaient le mur.
Lupin fixa une pierre à l'extrémité de la corde, et,
l'ayant lancée, attrapa une grosse branche, qu'il lui suffit
dès lors d'attirer à lui et d'enjamber. La branche, en
se redressant, le souleva de terre. Il franchit le mur, glissa le long de l'
arbre,
et sauta doucement sur l'herbe du parc.
C'était l'
hiver. Entre les rameaux dépouillés,
par-dessus le vallonnement des pelouses, il aperçut au loin le petit château
de
Maupertuis. Craignant d'être vu, il se dissimula derrière
un groupe de sapins. Là, à l'aide d'une lorgnette, il
étudia la façade mélancolique et sombre du château.
Toutes les fenêtres étaient closes et comme défendues par
des volets
hermétiques. On eût dit un logis inhabité.
Pristi, murmura
Lupin, pas gai, le manoir ! Ce n'est pas ici que je
finirai mes
jours.
Mais, comme trois heures sonnaient à l'horloge, une des portes du
rez-de-chaussée s'ouvrit sur la terrasse, et une silhouette de femme,
très mince, enveloppée dans un manteau
noir, apparut.
La femme se promena de long en large durant quelques minutes, entourée
aussitôt d'
oiseaux auxquels elle jetait des miettes de pain. Puis elle
descendit les marches de pierre qui conduisaient à la pelouse centrale,
et elle la suivit en prenant l'allée de droite.
Avec sa lorgnette,
Lupin la voyait distinctement venir de son côté.
Elle était grande, blonde, d'une tournure gracieuse, l'
air d'une
toute jeune fille. Elle avançait d'un pas allègre, regardant
le pâle
soleil de décembre, et s'amusant à briser les
petites branches mortes aux arbustes du chemin.
Elle était arrivée à peu près aux deux tiers de la
distance qui la séparait de
Lupin, quand des aboiements furieux éclatèrent,
et un
chien énorme, un danois de taille colossale, surgit d'une cabane
voisine et se dressa au bout de la chaîne qui le retenait.
La jeune fille s'écarta un peu et passa, sans prêter plus d'attention
à un incident qui devait se reproduire chaque
jour. Le
chien redoubla de
colère, debout sur ses pattes, et tirant sur son collier au risque de s'étrangler.
Trente ou quarante pas plus loin, impatientée sans doute, elle se retourna
et fit un geste de la main. Le danois eut un sursaut de rage, recula jusqu'au
fond de sa niche, et bondit de nouveau, irrésistible. La jeune fille poussa
un cri de terreur folle. Le
chien franchissait l'espace, en traînant
derrière lui sa chaîne brisée.
Elle se mit à courir, à courir de toutes ses
forces, et elle appelait
au secours désespérément. Mais, en quelques sauts, le
chien
la rejoignait.
Elle tomba, tout de suite épuisée, perdue. La bête était
déjà sur elle, la touchait presque.
A ce moment précis, il y eut une
détonation. Le
chien fit
une cabriole en avant, se remit d'aplomb, gratta le sol à coups de
patte, puis se coucha en hurlant à diverses reprises, un hurlement rauque,
essoufflé, qui s'acheva en une plainte sourde et en râles indistincts.
Et ce fut tout.
Mort, dit
Lupin, qui était accouru aussitôt,
prêt à décharger son revolver une seconde fois.
La jeune fille s'était relevée, toute pâle, chancelante
encore. Elle examina, très surprise, cet homme qu'elle ne connaissait
pas, et qui venait de lui sauver la vie, et elle murmura :
Merci... J'ai eu bien peur... Il était temps... Je vous remercie,
monsieur.
Lupin ôta son chapeau.
Permettez-moi de me présenter, mademoiselle... Paul Daubreuil...
Mais, avant toute explication, je vous demande un instant...
Il se baissa vers le cadavre du
chien, et examina la chaîne à l'endroit
où l'effort de la bête l'avait brisée.
C'est bien ça ! fit-il entre ses dents... c'est bien ce
que je supposais.
Bigre ! les événements se précipitent...
J'aurais dû arriver plus tôt.
Revenant à la jeune fille, il lui dit vivement :
Mademoiselle, nous n'avons pas une minute à perdre. Ma présence
dans ce parc est tout à fait
insolite. Je ne veux pas qu'on m'y
surprenne, et cela, pour des raisons qui vous concernent
uniquement. Pensez-vous qu'on ait pu, du château, entendre la
détonation
?
La jeune fille semblait remise déjà de son émotion, et elle
répondit avec une assurance où se révélait toute sa
nature courageuse :
Je ne le pense pas.
Monsieur votre père est au château, aujourd'hui ?
Mon père est souffrant, couché depuis des mois. En outre,
sa
chambre donne sur l'autre façade.
Et les domestiques ?
Ils habitent également, et travaillent de l'autre côté.
Personne ne vient jamais par ici. Moi seule m'y promène.
Il est donc probable qu'on ne m'a pas vu non plus, d'autant
que ces
arbres nous cachent.
C'est probable.
Alors, je puis vous parler librement ?
Certes, mais je ne m'explique pas...
Vous allez comprendre.
Il s'approcha d'elle un peu plus et lui dit :
Permettez-moi d'être bref. Voici. Il y a quatre
jours, Mlle
Jeanne Darcieux...
C'est moi, dit-elle en souriant.
Mlle Jeanne Darcieux, continua
Lupin, écrivait une lettre à
l'une de ses amies du nom de Marceline, laquelle habite
Versailles...
Comment savez-vous tout cela ? dit la jeune fille stupéfaite, j'ai
déchiré la lettre avant de l'achever.
Et vous avez jeté les morceaux sur le bord de la route qui va du
château à
Vendôme.
En effet... je me promenais...
Ces morceaux furent recueillis, et j'en eus communication le lendemain
même.
Alors... vous avez lu ?... fit Jeanne Darcieux avec une certaine irritation.
Oui, j'ai commis cette indiscrétion, et je ne le regrette pas,
puisque je puis vous sauver.
Me sauver... de quoi ?
De la mort.
Lupin prononça cette petite phrase d'une voix très nette. La
jeune fille eut un frisson.
Je ne suis pas menacée de mort.
Si, mademoiselle.
Vers la fin d'
octobre, comme vous lisiez sur un
banc de la terrasse où vous aviez coutume de vous asseoir chaque
jour,
à la même heure, un mllon de la corniche s'est détaché,
et il s'en est fallu de quelques centimètres que vous ne fussiez écrasée.
Un hasard...
Par une belle soirée de novembre, vous traversiez le potager, au
clair de la
lune. Un coup de
feu fut tiré, la balle siffla à vos
oreilles.
Du moins... je l'ai cru...
Enfin, la semaine dernière, le petit pont de
bois qui enjambe la
rivière du parc, à deux mètres de la chute d'
eau, s'écroula
au moment où vous passiez. C'est par miracle que vous avez pu vous
accrocher à une racine.
Jeanne Darcieux essaya de sourire.
Soit, mais il n'y a là, ainsi que je l'écrivais
à Marceline, qu'une série de coïncidences, de
hasards...
Non, mademoiselle, non. Un hasard de cette sorte est admissible... Deux
le sont également... et encore !... Mais on n'a pas le droit de supposer
que, trois fois, le hasard s'amuse et parvienne à répéter
le même acte, dans des circonstances aussi extraordinaires. C'est pourquoi
je me suis cru permis de venir à votre secours. Et, comme mon intervention
ne peut être efficace que si elle demeure secrète, je n'ai pas
hésité à m'introduire ici autrement que par la porte.
Il était temps, ainsi que vous le disiez. L'
ennemi vous attaquait
une fois de plus.
Comment !... Est-ce que vous pensez ?... Non, ce n'est pas possible...
Je ne veux pas croire...
Lupin ramassa la chaîne et, la montrant :
Regardez le dernier anneau. Il est hors de doute qu'il a été
limé. Sans quoi, une chaîne de cette
force n'eût pas cédé.
D'ailleurs la marque de la lime est visible.
Jeanne avait pâli, et l'effroi contractait son joli
visage.
Mais qui donc m'en veut ainsi ? balbutia-t-elle. C'est terrible...
Je n'ai fait de mal à personne... Et pourtant il est certain que vous
avez raison... Bien plus...
Elle acheva plus bas :
Bien plus, je me demande si le même danger ne menace pas mon père.
On l'a attaqué, lui aussi ?
Non, car il ne bouge pas de sa
chambre. Mais sa maladie est si mystérieuse
!... Il n'a plus de
forces... il ne peut plus marcher... En outre, il est
sujet à des étouffements, comme si son cur s'arrêtait.
Ah ! quelle horreur !
Lupin sentit toute l'autorité qu'il pouvait prendre sur elle
en un pareil moment, et il lui dit :
Ne craignez rien, mademoiselle. Si vous m'obéissez aveuglément,
je ne doute pas du succès.
Oui... oui... je veux bien... mais tout cela est si affreux...
Ayez confiance, je vous en prie. Et veuillez m'écouter. J'aurais
besoin de quelques renseignements.
Coup sur coup il lui posa des questions, auxquelles Jeanne Darcieux répondit
hâtivement.
Cette bête n'était jamais détachée, n'est-ce
pas ?
Jamais.
Qui la nourrissait ?
Le garde. A la tombée du
jour il lui apportait sa pâtée.
Il pouvait, par conséquent, s'approcher d'elle sans être
mordu ?
Oui, et lui seul, car elle était féroce.
Vous ne soupçonnez pas cet homme ?
Oh ! non... Baptiste !... Jamais...
Et vous ne voyez personne ?
Personne. Nos domestiques nous sont très dévoués.
Ils m'aiment beaucoup.
Vous n'avez pas d'amis au château ?
Non.
Pas de
frère ?
Non.
Votre père est donc seul à vous protéger ?
Oui, et je vous ai dit dans quel état il se trouvait.
Vous lui avez raconté les diverses tentatives ?...
Oui, et j'ai eu tort. Notre médecin, le vieux docteur Guéroult,
m'a défendu de lui donner la moindre émotion.
Votre mère ?
Je ne me souviens pas d'elle. Elle est morte, il y a seize ans...
il y a juste seize ans.
Vous aviez... ?
Un peu moins de cinq ans.
Et vous habitiez ici ?
Nous habitions
Paris. C'est l'année suivante seulement
que mon père a acheté ce château.
Lupin demeura quelques instants silencieux,
puis il conclut :
C'est bien, mademoiselle, je vous remercie. Pour le moment, ces renseignements
me suffisent. D'ailleurs, il ne serait pas prudent de rester plus longtemps
ensemble.
Mais, dit-elle, le garde, tout à l'heure, trouvera ce
chien...
Qui l'aura tué ?
Vous, mademoiselle, vous, pour vous défendre contre une attaque.
Je ne porte jamais d'arme.
Il faut croire que si, dit
Lupin en souriant, puisque vous avez tué
cette bête, et que vous seule pouvez l'avoir tuée. Et puis on
croira ce qu'on voudra. L'essentiel est que, moi, je ne sois pas suspect,
quand je viendrai au château.
Au château ? Vous avez l'intention... ?
Je ne sais pas encore comment... mais je viendrai. Et dès ce soir...
Ainsi donc, je vous le répète, soyez tranquille, je réponds
de tout.
Jeanne le regarda et, dominée par lui, conquise par son
air d'assurance
et de bonne foi, elle dit simplement :
Je suis tranquille.
Alors, tout ira pour le mieux. A ce soir, mademoiselle.
A ce soir.
Elle s'éloigna, et
Lupin, qui la suivit des yeux, jusqu'au moment
où elle disparut à l'
angle du château, murmura :
Jolie créature ! il serait dommage qu'il lui arrivât
malheur. Heureusement, ce brave Arsène veille au grain.
Peu soucieux qu'on le rencontrât, l'oreille aux aguets, il visita
le parc en ses moindres recoins, chercha la petite porte basse qu'il avait
notée à l'extérieur, et qui était celle du potager,
ôta le verrou, prit la
clef, puis longea les murs, et se retrouva près
de l'
arbre qu'il avait escaladé. Deux minutes plus tard, il remontait
sur sa motocyclette.
Le village de
Maupertuis était presque contigu au château.
Lupin
s'informa et apprit que le Dr Guéroult habitait à côté
de l'
église.
Il sonna, fut introduit dans le cabinet de consultation, et se présenta
sous son nom de Paul Daubreuil, demeurant à
Paris, rue de Surène,
et entretenant avec le service de la Sûreté des relations officieuses
sur lesquelles il réclamait le secret. Ayant eu connaissance, par une lettre
déchirée, des incidents qui avaient mis en péril la vie de
Mlle Darcieux, il venait au secours de la jeune fille.
Le Dr Guéroult, vieux médecin de campagne, qui chérissait
Jeanne, admit aussitôt, sur les explications de
Lupin, que ces incidents
constituaient les preuves indéniables d'un complot. Très ému,
il offrit l'hospitalité à son visiteur et le retint à
dîner.
Les deux hommes causèrent longtemps. Le soir, ils se rendirent ensemble
au château.
Le docteur monta dans la
chambre du malade qui était située au premier
étage, et demanda la permission d'amener un de ses jeunes confrères,
auquel, désireux de repos, il avait l'intention de transmettre sa
clientèle à bref délai.
En
entrant,
Lupin aperçut Jeanne Darcieux au
chevet de son père. Elle réprima un geste d'étonnement,
puis, sur un signe du docteur, sortit.
La consultation eut alors lieu en présence de
Lupin. M. Darcieux avait
une figure amaigrie par la souffrance et des yeux brûlés de fièvre.
Ce jour-là, il se plaignit surtout de son cur. Après l'auscultation,
il interrogea le médecin avec une anxiété visible, et chaque
réponse semblait un soulagement pour lui. Il parla aussi de Jeanne, persuadé
qu'on le trompait et que sa fille avait échappé à d'autres
accidents. Malgré les dénégations du docteur, il était
inquiet. Il aurait voulu que la police fût avertie et qu'on fît
des enquêtes.
Mais son agitation l'épuisa, et il s'assoupit peu à peu.
Dans le couloir,
Lupin arrêta le docteur.
Voyons, docteur, votre opinion exacte. Pensez-vous que la maladie de M.
Darcieux puisse être attribuée à une cause étrangère
?
Comment cela ?
Oui, supposons qu'un même
ennemi ait intérêt à
faire disparaître le père et la fille...
Le Dr Guéroult sembla frappé de l'hypothèse.
En effet... en effet... cette maladie affecte parfois un caractère
si anormal !... Ainsi, la paralysie des jambes, qui est presque complète,
devrait avoir pour corollaire...
Le docteur réfléchit un instant, puis il prononça, à
voix basse :
Le poison, alors... mais quel poison ?... Et d'ailleurs, je ne vois
aucun symptôme d'intoxication... il faudrait supposer... Mais que faites-vous
?... Qu'y a-t-il ?
Les deux hommes causaient alors devant une petite salle du premier étage,
où Jeanne, profitant de la présence du docteur chez son père,
avait commencé son repas du soir.
Lupin, qui la regardait par la porte
ouverte, la vit porter à ses lèvres une tasse dont elle but quelques
gorgées.
Soudain il se précipita sur elle et lui saisit le bras.
Qu'est-ce que vous buvez là ?
Mais, dit-elle, interloquée... une infusion... du thé.
Vous avez fait une grimace de dégoût... pourquoi ?
Je ne sais pas... il m'a semblé...
Il vous a semblé ?...
Qu'il y avait... une sorte d'amertume... Mais cela provient sans
doute du médicament que j'y ai mêlé.
Quel médicament ?
Des gouttes que je prends à chaque dîner... selon votre ordonnance,
n'est-ce pas, docteur ?
Oui, déclara le Dr Guéroult, mais ce médicament n'a
aucun
goût... Vous le savez bien, Jeanne, puisque vous en usez depuis quinze
jours, et que c'est la première fois...
En effet, murmura la jeune fille, et celui-là a un
goût...
Ah ! tenez, j'en ai encore la bouche qui me
brûle.
A son tour le Dr Guéroult avala une gorgée de la tasse :
Ah ! pouah ! s'écria-t-il, en recrachant, l'erreur n'est
pas possible !
De son côté,
Lupin examinait le flacon qui contenait le médicament,
et il demanda :
Dans la journée, où range-t-on ce flacon ?
Mais Jeanne ne put répondre. Elle avait porté la main à sa
poitrine, et, le visage blême, les yeux convulsés, elle paraissait
souffrir infiniment.
Ça me fait mal... ça me fait mal, bégaya-t-elle.
Les deux hommes la portèrent vivement dans sa
chambre et l'étendirent
sur le
lit.
Il faudrait un vomitif, dit
Lupin.
Ouvrez l'armoire, ordonna le docteur... Il y a une trousse de pharmacie...
Vous l'avez ? Sortez un des petits tubes... Oui, celui-là... Et de
l'
eau chaude maintenant... Vous en trouverez sur le plateau de la théière.
Appelée par un coup de sonnette, la bonne, qui était plus spécialement
au service de Jeanne, accourut.
Lupin lui expliqua que Mlle Darcieux était
prise d'un malaise inexplicable.
Il revint ensuite à la petite salle à manger, visita le buffet et
les placards, descendit à la cuisine où il prétexta que le
docteur l'avait dépêché pour étudier l'alimentation
de M. Darcieux. Sans en avoir l'
air, il fit causer la cuisinière,
le domestique, et le garde Baptiste, lequel mangeait au château.
En remontant, il trouva le docteur.
Eh bien ?
Elle dort.
Aucun danger ?
Non. Heureusement elle n'avait bu que deux ou trois gorgées.
Mais c'est la seconde fois aujourd'hui que vous lui sauvez la vie. L'analyse
de ce flacon nous en donnera la preuve.
Analyse inutile, docteur. La tentative d'empoisonnement est certaine.
Mais qui ?
Je ne sais pas. Mais le démon qui machine tout cela connaît
évidemment les habitudes du château. Il va et vient à sa guise,
se promène dans le parc, lime la chaîne du
chien, mêle du poison
aux aliments, bref se remue et agit comme s'il vivait de la vie même
de celle ou plutôt de ceux qu'il veut supprimer.
Ah ! vous pensez décidément que le même péril
menace M. Darcieux ?
Sans doute.
Un des domestiques, alors ? Mais c'est inadmissible. Est-ce que vous
croyez... ?
Je ne crois rien. Je ne sais rien. Tout ce que je puis dire, c'est
que la situation est tragique, et qu'il faut redouter les pires événements.
La mort est ici, docteur, elle rôde dans ce château, et, avant peu,
elle atteindra ceux qu'elle poursuit.
Que faire ?
Veiller, docteur. Prétextons que la santé de M. Darcieux
nous inquiète, et couchons dans cette petite salle. Les deux
chambres du
père et de la fille sont proches. En cas d'alerte, nous sommes sûrs
de tout entendre.
Ils avaient un fauteuil à leur
disposition. Il fut convenu qu'ils
y dormiraient à tour de rôle.
En réalité,
Lupin ne dormit que deux ou trois
heures. Au milieu de la nuit, sans prévenir son
compagnon, il quitta la
chambre, fit une ronde minutieuse dans le château, et sortit par la grille
principale.
Vers neuf heures, il arrivait à
Paris avec sa motocyclette. Deux de ses
amis, auxquels il avait téléphoné en cours de route, l'attendaient.
Tous trois, chacun de son côté, passèrent la journée
à faire les recherches que
Lupin avait méditées.
A six heures, il repartit précipitamment, et jamais peut-être,
ainsi qu'il me le raconta par la suite, il ne risqua sa vie avec plus de
témérité qu'en effectuant ce retour à une vitesse
folle, un soir brumeux de décembre, où la lumière de son
phare trouait à peine les ténèbres.
Devant la grille, encore ouverte, il sauta de machine, et courut jusqu'au
château dont il monta le premier étage en quelques bonds.
Dans la petite salle, personne.
Sans hésiter, sans
frapper, il entra dans la
chambre de Jeanne.
Ah ! vous êtes là, dit-il avec un soupir de
soulagement en apercevant Jeanne et le docteur, qui causaient, assis l'un
près de l'autre.
Quoi ? Du nouveau ? fit le docteur inquiet de voir dans un tel état
d'agitation cet homme, dont il savait le sang-froid.
Rien, répondit-il, rien de nouveau. Et ici ?
Ici non plus. Nous venons de quitter M. Darcieux. Il mangeait de bon appétit,
après une excellente journée. Quant à Jeanne, vous voyez,
elle a déjà retrouvé ses belles
couleurs.
Alors il faut partir.
Partir ! mais c'est impossible, protesta la jeune fille.
Il le faut, s'écria
Lupin en frappant du pied et avec une véritable
violence.
Tout de suite, il se maîtrisa, prononça quelques paroles d'excuse,
puis il resta trois ou quatre minutes dans un silence profond que le docteur et
Jeanne se gardèrent de troubler.
Enfin, il dit à la jeune fille :
Vous partirez demain matin, mademoiselle,
et pour une semaine ou deux seulement. Je vous conduirai chez votre amie de
Versailles,
celle à qui vous écrivez. Je vous supplie de préparer tout,
dès ce soir, et ouvertement. Avertissez les domestiques... De son côté,
le docteur voudra bien prévenir M. Darcieux, et lui faire comprendre, avec
toutes les précautions possibles, que ce voyage est indispensable pour
votre sécurité. D'ailleurs il vous rejoindra aussitôt
que ses
forces le lui permettront. C'est convenu, n'est-ce pas ?
Oui, dit-elle, absolument dominée par la voix impérieuse
et douce de
Lupin.
En ce cas, dit-il, faites vite, et ne quittez plus votre
chambre.
Mais, objecta la jeune fille avec un frisson... cette nuit...
Ne craignez rien. S'il y avait le moindre danger, nous reviendrions,
le docteur et moi. N'ouvrez votre porte que si l'on frappe trois coups
très légers.
Jeanne sonna aussitôt la bonne. Le docteur
passa chez M. Darcieux, tandis que
Lupin se faisait servir quelques aliments dans
la petite salle.
Voilà qui est terminé, dit le docteur au bout de vingt minutes.
M. Darcieux n'a pas trop protesté. Au fond, lui aussi, il trouve qu'il
est bon d'éloigner Jeanne.
Ils se retirèrent tous deux et sortirent du château.
Près de la grille,
Lupin appela le garde.
Vous pouvez
fermer, mon ami. Si M. Darcieux avait besoin de nous, qu'on
vienne nous chercher aussitôt.
Dix heures sonnaient à l'
église de
Maupertuis. Des nuages noirs,
entre lesquels la
lune se glissait par moments, pesaient sur la campagne.
Les deux hommes firent une centaine de pas.
Ils approchaient du village quand
Lupin empoigna le bras de son
compagnon.
Halte !
Qu'y a-t-il donc ? s'écria le docteur.
Il y a, prononça
Lupin d'un ton saccadé, que, si mes
calculs sont justes, si je ne me blouse pas du tout au tout dans cette affaire,
il y a que, cette nuit, Mlle Darcieux sera assassinée.
Hein ! que dites-vous ? balbutia le docteur épouvanté...
Mais alors, pourquoi sommes-nous partis ?...
Précisément pour que le criminel, qui suit tous nos gestes
dans l'ombre, ne diffère pas son forfait, et qu'il l'accomplisse,
non pas à l'heure choisie par lui, mais à l'heure que
j'ai fixée.
Nous retournons donc au château ?
Certes, mais chacun de notre côté.
Tout de suite, en ce cas.
Ecoutez-moi bien, docteur, dit
Lupin d'une voix posée,
et ne perdons pas notre temps en paroles inutiles. Avant tout, il faut déjouer
toute surveillance. Pour cela, rentrez directement chez vous, et n'en repartez
que quelques minutes après, lorsque vous aurez la certitude de n'avoir
pas été suivi. Vous gagnerez alors les murs du château vers
la gauche, jusqu'à la petite porte du
potager. En voici la
clef. Quand l'horloge de l'
église sonnera
onze coups, vous ouvrirez doucement, et vous marcherez droit vers la terrasse,
derrière le château. La cinquième fenêtre ferme mal.
Vous n'aurez qu'à enjamber le balcon. Une fois dans la
chambre
de Mlle Darcieux, poussez le verrou et ne bougez plus. Vous entendez, ne bougez
plus, ni l'un ni l'autre, quoi qu'il arrive. J'ai remarqué
que Mlle Darcieux laisse entrouverte la fenêtre de son cabinet de toilette,
n'est-ce pas ?
Oui, une habitude que je lui ai donnée.
C'est par là que l'on viendra.
Mais vous ?
C'est aussi par là que je viendrai.
Et vous savez qui est ce misérable ?
Lupin hésita, puis répondit :
Non... Je ne sais pas... Et
justement, comme cela,
nous le saurons. Mais, je vous en conjure, du sang-froid.
Pas un mot, pas un geste,
quoi qu'il arrive.
Je vous le promets.
Mieux que cela, docteur. Je vous demande votre parole.
Je vous donne ma parole.
Le docteur s'en alla. Aussitôt,
Lupin monta sur un tertre voisin d'où
l'on apercevait les fenêtres du premier et du second étage.
Plusieurs d'entre elles étaient éclairées.
Il attendit assez longtemps. Une à une les lueurs s'éteignirent.
Alors, prenant une direction opposée à celle du docteur, il bifurqua
sur la droite, et longea le mur jusqu'au groupe d'
arbres, près
duquel il avait caché sa motocyclette, la veille.
Onze heures sonnèrent. Il calcula le temps que le docteur pouvait mettre
à traverser le potager et à s'introduire dans le château.
« Et d'un, murmura-t-il. De ce côté-là, tout est
en règle. A la rescousse,
Lupin. L'
ennemi ne va pas tarder
à jouer son dernier atout... et fichtre, il faut que je sois là...
»
Il exécuta la même manuvre que la première fois, attira
la branche et se hissa sur le bord du
mur, d'où il put gagner les plus gros rameaux de l'
arbre.
A ce moment, il dressa l'oreille. Il lui semblait entendre un frémissement
de feuilles mortes. Et, de fait, il discerna une ombre, qui remuait au-dessous
de lui, et trente mètres plus loin.
« Crebleu, se dit-il, je suis fichu, la canaille a flairé le coup...
»
Un rayon de
lune passa. Distinctement,
Lupin vit que l'homme épaulait.
Il voulut sauter à terre et se retourna. Mais il sentit un choc à
la poitrine, perçut le bruit d'une
détonation, poussa un
juron
de colère, et dégringola de branche en branche, comme un cadavre...
Cependant le Dr Guéroult, suivant les prescriptions d'Arsène
Lupin, avait escaladé le rebord de la cinquième fenêtre, et
s'était dirigé à tâtons vers le premier étage.
Arrivé devant la
chambre de Jeanne, il frappa trois coups légers,
fut introduit, et poussa aussitôt le verrou.
Etends-toi sur ton
lit, dit-il tout bas à la jeune fille
qui avait gardé ses vêtements du soir.
Il faut que tu paraisses couchée. Brrrr, il ne fait pas chaud ici. La fenêtre
de ton cabinet de toilette est ouverte ?
Oui... Voulez-vous que...
Non, laisse-la. On va venir.
On va venir ! bredouilla Jeanne effarée.
Oui, sans aucun doute.
Mais qui est-ce que vous soupçonnez ?
Je ne sais pas... Je suppose que quelqu'un est caché dans le
château... ou dans le parc.
Oh ! j'ai peur.
N'aie pas peur. Le gaillard qui te protège semble rudement
fort et ne joue qu'à coup sûr. Il doit être à l'affût
quelque part dans la cour.
Le docteur éteignit la veilleuse et s'approcha de la croisée,
dont il souleva le rideau. Une corniche étroite, qui courait le long du
premier étage, ne lui permettant de voir qu'une partie éloignée
de la cour, il revint s'installer auprès du
lit.
Il s'écoula des minutes très pénibles et qui leur
parurent infiniment longues. L'horloge sonnait au village, mais, absorbés
par tous les petits bruits nocturnes, c'est à peine s'ils en
percevaient le tintement. Ils écoutaient, ils écoutaient de tous
leurs nerfs exaspérés.
Tu as entendu ?... souffla le docteur.
Oui... oui, dit Jeanne qui s'était assise sur son
lit.
Couche-toi... couche-toi, reprit-il au bout d'un instant... On vient...
Un petit claquement s'était produit dehors, contre la corniche. Puis
il y eut une suite de bruits indiscrets, dont ils n'auraient su préciser
la nature. Mais ils avaient l'impression que la fenêtre voisine s'ouvrait
davantage, car des bouffées d'
air froid les enveloppaient.
Soudain ce fut très net : il y avait quelqu'un à côté.
Le docteur, dont la main tremblait un peu, saisit son revolver. Il ne bougea pas
néanmoins, se rappelant l'ordre formel qui lui avait été
donné, et redoutant de prendre une décision
contraire.
L'obscurité était absolue dans la
chambre. Ils ne pouvaient
donc voir où se trouvait l'
ennemi. Mais ils devinaient sa présence.
Ils suivaient ses gestes invisibles, sa marche assourdie par le tapis, et ils
ne doutaient point qu'il n'eût franchi le seuil de la
chambre.
Et l'
ennemi s'arrêta. Cela, ils en furent certains. Il était
debout, à cinq pas du
lit,
immobile, indécis peut-être, cherchant
à percer l'ombre de son regard
aigu.
Dans la main du docteur, la main de Jeanne frissonnait, glacée et couverte
de sueur.
De son autre main, le docteur serrait violemment son arme, le doigt sur la détente.
Malgré sa parole, il n'hésitait pas : que l'
ennemi touchât
l'extrémité du
lit, le coup partait, jeté au hasard.
L'
ennemi fit un pas encore, puis s'arrêta de nouveau. Et c'était
effrayant, ce silence, cette impassibilité, ces ténèbres
où des êtres s'épiaient
éperdument.
Qui donc surgissait ainsi dans la nuit profonde ? Qui était cet homme ?
Quelle haine horrible le poussait contre la jeune fille, et quelle uvre abominable
poursuivait-il ?
Si terrifiés qu'ils fussent, Jeanne et le docteur ne pensaient qu'à
cela : voir, connaître la vérité, contempler le masque de
l'
ennemi.
Il fit un pas encore et ne bougea plus. Il leur semblait que sa silhouette se
détachait, plus noire sur l'espace noir, et que son bras se levait
peu à peu.
Une minute passa, et puis une autre.
Et tout à coup, plus loin que l'homme, vers la droite, un bruit sec...
Une lumière jaillit, ardente, fut projetée contre l'homme,
l'éclaira en pleine face, brutalement.
Jeanne poussa un cri d'épouvante. Elle avait vu, dressé au-dessus
d'elle, un poignard à la main, elle avait vu... son père !
En même temps presque, et, comme la lumière était éteinte,
une
détonation... Le docteur avait tiré.
Crebleu... Ne tirez donc pas, hurla
Lupin.
A bras-le-corps, il empoigna le docteur, qui suffoquait :
Vous avez vu... Vous avez vu... Ecoutez... Il s'enfuit...
Laissez-le s'enfuir... C'est ce qu'il y a de mieux.
Lupin fit jouer de nouveau le ressort de sa lanterne électrique, courut
dans le cabinet de toilette, constata que l'homme avait disparu et, revenant
tranquillement vers la table, alluma la lampe.
Jeanne était couchée sur son
lit, blême, évanouie.
Le docteur, accroupi dans un fauteuil, émettait des sons inarticulés.
Voyons, dit
Lupin en riant, reprenez-vous. Il n'y a pas à se
frapper, puisque c'est fini.
Son père... son père... gémissait le vieux médecin.
Je vous en prie, docteur, Mlle Darcieux est
malade. Soignez-la.
Sans plus s'expliquer,
Lupin regagna le cabinet de toilette et passa sur
la corniche. Une échelle s'y trouvait appuyée. Il descendit
rapidement. En longeant le mur, vingt pas plus loin, il se heurta aux barreaux
d'une échelle de corde à laquelle il grimpa, et qui le conduisit
dans la
chambre de M. Darcieux. Cette
chambre était vide.
« Parfait, se dit-il. Le client a jugé la situation mauvaise, et
il a décampé. Bon voyage... Et, sans doute, la porte est-elle barricadée
?
Justement... C'est ainsi que notre malade, roulant ce brave docteur, se
relevait la nuit en toute sécurité, fixait au balcon son échelle
de corde, et préparait ses petits coups.
Pas si bête, le Darcieux
! »
Il ôta les verrous et revint à la
chambre de Jeanne. Le docteur,
qui en sortait, l'entraîna vers la petite salle.
Elle dort, ne la dérangeons pas. La secousse a été
rude, et il lui faudra du temps pour se remettre.
Lupin prit une carafe et but un verre d'
eau. Puis il s'assit et, paisiblement
:
Bah ! demain il n'y paraîtra plus.
Que dites-vous ?
Je dis que demain il n'y paraîtra plus.
Et pourquoi ?
D'abord parce qu'il ne m'a pas semblé que Mlle Darcieux
éprouvât pour son père une affection très grande...
Qu'importe ! Pensez à cela... un père qui veut tuer
sa fille ! un père qui, pendant des mois, recommence quatre, cinq, six
fois sa tentative monstrueuse !... Voyons, n'y a-t-il pas là de quoi
flétrir à jamais une
âme moins sensible que celle de Jeanne
? Quel souvenir odieux !
Elle oubliera.
On n'oublie pas cela.
Elle oubliera, docteur, et pour une raison très simple...
Mais parlez donc !
Elle n'est pas la fille de M. Darcieux !
Hein ?
Je vous répète qu'elle n'est pas la fille de ce
misérable.
Que dites-vous ? M. Darcieux...
M. Darcieux n'est que son beau-père. Elle venait de naître
quand son père, son vrai père est mort. La mère de Jeanne
épousa alors un cousin de son mari, qui portait le même nom que lui,
et elle mourut l'année même de ses secondes noces. Elle laissait
Jeanne aux soins de M. Darcieux. Celui-ci l'emmena d'abord à
l'étranger, puis acheta ce château, et, comme personne ne le
connaissait dans le pays, il présenta l'
enfant comme sa fille. Elle-même
ignore la vérité sur sa naissance.
Le docteur demeurait confondu. Il murmura :
Vous êtes certain de ces détails ?
J'ai passé ma journée dans les mairies de
Paris. J'ai
compulsé les états civils, j'ai interrogé deux notaires,
j'ai vu tous les actes. Le doute n'est pas possible.
Mais cela n'explique pas le crime, ou plutôt
la série des crimes.
Si, déclara
Lupin, et, dès le début, dès la
première heure où j'ai été mêlé
à cette affaire, une phrase de Mlle Darcieux me fit pressentir la direction
qu'il fallait donner à mes recherches. « J'avais presque
cinq ans lorsque ma mère est morte, me dit-elle. Il y a de cela seize ans.
» Donc Mlle Darcieux allait prendre vingt et un ans, c'est-à-dire
qu'elle était sur le point de devenir majeure. Tout de suite, je vis
là un détail important. La majorité, c'est l'âge
où l'on vous rend des comptes. Quelle était la situation de
fortune de Mlle Darcieux, héritière naturelle de sa mère
? Bien entendu, je ne songeai pas une seconde au père. D'abord on
ne peut imaginer pareille chose, et puis la comédie que jouait Darcieux
impotent, couché, malade...
Réellement malade, interrompit le docteur.
Tout cela écartait de lui les soupçons... d'autant plus
que, lui-même, je le croyais en butte aux attaques criminelles. Mais n'y
avait-il point dans leur famille quelque personne intéressée à
leur disparition ? Mon voyage à
Paris m'a révélé
la vérité. Mlle Darcieux tient de sa mère une grosse fortune
dont son beau-père a l'usufruit. Le mois prochain, il devait y avoir
à
Paris, sur convocation du notaire, une réunion du conseil de famille.
La vérité éclatait, c'était la ruine pour Darcieux.
Il n'a donc pas mis d'
argent de côté ?
Si, mais il a subi de grosses pertes par suite de spéculations malheureuses.
Mais enfin, quoi ! Jeanne ne lui eût pas retiré la gestion
de sa fortune.
Il est un détail que vous ignorez, docteur, et que j'ai connu
par la lecture de la lettre déchirée, c'est que Mlle Darcieux
aime le
frère de son amie de
Versailles, Marceline, et que, M. Darcieux
s'opposant au
mariage, vous en comprenez maintenant la raison ,
elle attendait sa majorité pour se marier.
En effet, dit le docteur, en effet... C'était la ruine.
La ruine, je vous le répète. Une seule chance de salut lui
restait, la mort de sa belle-fille, dont il
est l'héritier le plus direct.
Certes, mais à condition qu'on ne le soupçonnât
point.
Evidemment, et c'est pourquoi il a machiné la série
des accidents, afin que la mort parût fortuite. Et c'est pourquoi,
de mon côté, voulant précipiter les choses, je vous ai prié
de lui apprendre le départ
imminent de Mlle Darcieux. Dès lors,
il ne suffisait plus que le soi-disant malade errât dans le parc ou dans
les couloirs, à la faveur de la nuit, et mît à exécution
un coup longuement combiné. Non, il fallait agir, et agir tout de suite,
sans préparation, brutalement, à main armée. Je ne doutais
pas qu'il ne s'y déterminât. Il est venu.
Il ne se méfiait donc pas ?
De moi, si. Il a pressenti mon retour cette nuit, et il veillait à l'endroit même où j'avais déjà franchi le mur.
Eh bien ?
Eh bien, dit
Lupin en riant, j'ai reçu une balle en pleine poitrine... ou plutôt mon portefeuille a reçu une balle... Tenez, on peut voir le trou... Alors, j'ai dégringolé de l'
arbre, comme un homme mort. Se croyant délivré de son seul adversaire, il est parti vers le château. Je l'ai vu rôder pendant deux heures. Puis, se décidant, il a pris dans la remise une échelle qu'il a appliquée contre la fenêtre. Je n'avais plus qu'à le suivre.
Le docteur réfléchit et dit :
Vous auriez pu lui mettre la main au collet, auparavant. Pourquoi l'avoir laissé monter ? L'épreuve était dure pour Jeanne... et inutile...
Indispensable ! Jamais Mlle Darcieux n'aurait pu admettre la vérité. Il fallait qu'elle vît la face même de l'assassin. Dès son réveil, vous lui direz la situation. Elle guérira vite.
Mais... M. Darcieux...
Vous expliquerez sa disparition comme bon vous semblera... un voyage subit... un coup de folie... On fera quelques recherches... Et soyez sûr qu'on n'entendra plus parler de lui...
Le docteur hocha la tête.
Oui... en effet.. vous avez raison... Vous avez mené tout cela avec une habileté extraordinaire, et Jeanne vous doit la vie... Elle vous remerciera elle-même. Mais, de mon côté, ne puis-je vous être utile en quelque chose ? Vous m'avez dit que vous étiez en relations avec le service de la Sûreté... Me permettrez-vous d'écrire, de louer votre conduite, votre courage ?
Lupin se mit à rire.
Certainement ! une lettre de ce genre me sera profitable. Ecrivez donc à mon chef direct, l'inspecteur principal Ganimard. Il sera enchanté de savoir que son protégé, Paul Daubreuil, de la rue de Surène, s'est encore signalé par une action d'éclat. Je viens précisément de mener une belle campagne sous ses ordres, dans une affaire dont vous avez dû entendre parler, l'affaire de « l'écharpe rouge »... Ce brave M. Ganimard, ce qu'il va se réjouir !