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813

Maurice Leblanc
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PREMIÈRE PARTIE – LA DOUBLE VIE D'ARSÈNE LUPIN
CHAPITRE III – LE PRINCE SERNINE À L'OUVRAGE

1

Un rez-de-chaussée, au coin du boulevard Haussmann et de la rue de Courcelles... C'est là qu'habite le prince Sernine, un des membres les plus brillants de la colonie russe à Paris, et dont le nom revient à chaque instant dans les « Déplacements et Villégiatures » des journaux.

      Onze heures du matin. Le prince entre dans son cabinet de travail. C'est un homme de trente-cinq à trente-huit ans, dont les cheveux châtains se mêlent de quelques fils d'argent. Il a un teint de belle santé, de fortes moustaches, et des favoris coupés très courts, à peine dessinés sur la peau fraîche des joues. Il est correctement vêtu d'une redingote grise qui lui serre la taille, et d'un gilet à dépassant de coutil blanc.

      – Allons, dit-il à mi-voix, je crois que la journée va être rude. Il ouvrit une porte qui donnait dans une grande pièce où quelques personnes attendaient, et il dit :

      – Varnier est là ? Entre donc, Varnier.

      Un homme, à l'allure de petit bourgeois, trapu, solide, bien d'aplomb sur ses jambes, vint à son appel. Le prince referma la porte sur lui.

      – Eh bien, où en es-tu Varnier ?

      – Tout est prêt pour ce soir, patron.

      – Parfait. Raconte, en quelques mots.

      – Voilà. Depuis l'assassinat de son mari, Mme Kesselbach, sur la foi du prospectus que vous lui avez fait envoyer, a choisi comme demeure la maison de retraite pour dames, située à Garches. Elle habite, au fond du jardin, le dernier des quatre pavillons que la direction loue aux dames qui désirent vivre tout à fait à l'écart des autres pensionnaires, le pavillon de l'Impératrice.

      – Comme domestiques ?

      – Sa demoiselle de compagnie, Gertrude, avec laquelle elle est arrivée quelques heures après le crime, et la sœur de Gertrude, Suzanne, qu'elle a fait venir de Monte-Carlo, et qui lui sert de femme de chambre. Les deux sœurs lui sont toutes dévouées.

      – Edwards, le valet de chambre ?

      – Elle ne l'a pas gardé. Il est retourné dans son pays.

      – Elle voit du monde ?

      – Personne. Elle passe son temps étendue sur un divan. Elle semble très faible, malade. Elle pleure beaucoup. Hier, le juge d'instruction est resté deux heures auprès d'elle.

      – Bien. La jeune fille, maintenant ?

      – Mlle Geneviève Ernemont habite de l'autre côté de la route une ruelle qui s'en va vers la pleine campagne, et, dans cette ruelle, la troisième maison à droite. Elle tient une école libre et gratuite pour enfants retardataires. Sa grand-mère, Mme Ernemont, demeure avec elle.

      – Et, d'après ce que tu m'as écrit, Geneviève Ernemont et Mme Kesselbach ont fait connaissance ?

      – Oui. La jeune fille a été demander à Mme Kesselbach des subsides pour son école. Elles ont dû se plaire, car voici quatre jours qu'elles sortent ensemble dans le parc de Villeneuve, dont le jardin de la maison de retraite n'est qu'une dépendance.

      – A quelle heure sortent-elles ?

      – De cinq à six. A six heures juste, la jeune fille rejoint son école.

      – Donc, tu as organisé la chose ?

      – Pour aujourd'hui, six heures. Tout est prêt.

      – Il n'y aura personne ?

      – Il n'y a jamais personne dans le parc à cette heure-là.

      – C'est bien. J'y serai. Va.

      Il le fit sortir par la porte du vestibule, et revenant vers la salle d'attente, il appela :

      – Les frères Doudeville.

      Deux jeunes gens entrèrent, habillés avec une élégance un peu trop recherchée, les yeux vifs, l'air sympathique.

      – Bonjour, Jean. Bonjour, Jacques. Quoi de nouveau à la Préfecture ?

      – Pas grand-chose, patron.

      – M. Lenormand a toujours confiance en vous ?

      – Toujours. Après Gourel, nous sommes ses inspecteurs favoris. La preuve, c'est qu'il nous a installés au Palace-Hôtel pour surveiller les gens qui habitaient le couloir du premier étage, au moment de l'assassinat de Chapman. Tous les matins Gourel vient, et nous lui faisons le même rapport qu'à vous.

      – Parfait. Il est essentiel que je sois au courant de tout ce qui se fait et de tout ce qui se dit à la Préfecture de police. Tant que Lenormand vous croira ses hommes, je suis maître de la situation. Et dans l'hôtel, avez-vous découvert une piste quelconque ? Jean Doudeville, l'aîné, répondit :

      – L'Anglaise, celle qui habitait une des chambres, l'Anglaise est partie.

      – Celle-là ne m'intéresse pas. J'ai mes renseignements. Mais son voisin, le major Parbury ?

      Ils semblèrent embarrassés. Enfin l'un des deux répondit :

      – Ce matin, le major Parbury a commandé qu'on transportât ses bagages à la gare du Nord, pour le train de midi cinquante, et il est parti de son côté en automobile. Nous avons été au départ du train. Le major n'est pas venu.

      – Et les bagages ?

      – Il les a fait reprendre à la gare.

      – Par qui ?

      – Par un commissionnaire, nous a-t-on dit.

      – De sorte que sa trace est perdue ?

      – Oui.

      – Enfin ! s'écria joyeusement le prince. Les autres le regardèrent, étonnés.

      – Eh oui, dit-il voilà un indice !

      – Vous croyez ?

      – évidemment. L'assassinat de Chapman n'a pu être commis que dans une des chambres de ce couloir. C'est là, chez un complice, que le meurtrier de M. Kesselbach avait conduit le secrétaire, c'est là qu'il l'a tué, c'est là qu'il a changé de vêtements, et c'est le complice qui, une fois l'assassin parti, a déposé le cadavre dans le couloir. Mais quel complice ? La manière dont disparaît le major Parbury tendrait à prouver qu'il n'est pas étranger à l'affaire. Vite, téléphonez la bonne nouvelle à M. Lenormand ou à Gourel. Il faut qu'on soit au courant le plus vite possible à la Préfecture. Ces messieurs et moi, nous marchons la main dans la main.

      Il leur fit encore quelques recommandations, concernant leur double rôle d'inspecteurs de la police au service du prince Sernine, et il les congédia.

      Dans la salle d'attente, il restait deux visiteurs. Il introduisit l'un deux.

      – Mille excuses, docteur, lui dit-il. Je suis tout à toi. Comment va Pierre Leduc ?

      – Mort.

      – Oh ! oh ! dit Sernine. Je m'y attendais depuis ton mot de ce matin. Mais, tout de même, le pauvre garçon n'a pas été long...

      – Il était usé jusqu'à la corde. Une syncope, et c'était fini.

      – Il n'a pas parlé ?

      – Non.

      – Tu es sûr que, depuis le jour où nous l'avons cueilli ensemble sous la table d'un café à Belleville, tu es sûr que personne, dans ta clinique, n'a soupçonné que c'était lui, Pierre Leduc, que la police recherche, ce mystérieux Pierre Leduc que Kesselbach voulait trouver à tout prix ?

      – Personne. Il occupait une chambre à part. En outre, j'avais enveloppé sa main gauche d'un pansement pour qu'on ne pût voir la blessure du petit doigt. Quant à la cicatrice de la joue, elle est invisible sous la barbe.

      – Et tu l'as surveillé toi-même ?

      – Moi-même. Et, selon vos instructions, j'ai profité, pour l'interroger, de tous les instants où il semblait plus lucide. Mais je n'ai pu obtenir que des balbutiements indistincts.

      Le prince murmura pensivement :

      – Mort... Pierre Leduc est mort... Toute l'affaire Kesselbach reposait évidemment sur lui, et voilà... voilà qu'il disparaît sans une révélation, sans un seul mot sur lui, sur son passé... Faut-il m'embarquer dans cette aventure à laquelle je ne comprends encore rien ? C'est dangereux... Je peux sombrer...

      Il réfléchit un moment et s'écria :

      – Ah ! tant pis ! je marche quand même. Ce n'est pas une raison parce que Pierre Leduc est mort pour que j'abandonne la partie. Au contraire ! Et l'occasion est trop tentante. Pierre Leduc est mort. Vive Pierre Leduc ! Va, docteur. Rentre chez toi. Ce soir je te téléphonerai.

      Le docteur sortit.

      – A nous deux, Philippe, dit Sernine au dernier visiteur, un petit homme aux cheveux gris, habillé comme un garçon d'hôtel, mais d'hôtel de dixième ordre.

      – Patron, commença Philippe, je vous rappellerai que, la semaine dernière, vous m'avez fait entrer comme valet de chambre à l'hôtel des Deux-Empereurs, à Versailles, pour surveiller un jeune homme.

      – Eh oui, je sais... Gérard Baupré. Où en est-il ?

      – A bout de ressources.

      – Toujours des idées noires ?

      – Toujours. Il veut se tuer.

      – Est-ce sérieux ?

      – Très sérieux. J'ai trouvé dans ses papiers cette petite note au crayon.

      – Ah ! ah ! fit Sernine, en lisant la note, il annonce sa mort et ce serait pour ce soir !

      – Oui, patron, la corde est achetée et le crochet fixé au plafond. Alors, selon vos ordres, je suis entré en relation avec lui, il m'a raconté sa détresse, et je lui ai conseillé de s'adresser à vous. « Le prince Sernine est riche, lui ai-je dit, il est généreux, peut-être vous aidera-t-il. »

      – Tout cela est parfait. De sorte qu'il va venir ?

      – Il est là.

      – Comment le sais-tu ?

      – Je l'ai suivi. Il a pris le train de Paris, et maintenant il se promène de long en large sur le boulevard. D'un moment à l'autre il se décidera.

      A cet instant un domestique apporta une carte. Le prince lut et dit :

      – Introduisez M. Gérard Baupré. Et s'adressant à Philippe :

      – Passe dans ce cabinet, écoute et ne bouge pas.

      Resté seul, le prince murmura :

      – Comment hésiterais-je ? C'est le destin qui l'envoie, celui-là...

      Quelques minutes après, entrait un grand jeune homme blond, mince, au visage amaigri, au regard fiévreux, et qui se tint sur le seuil, embarrassé, hésitant, dans l'attitude d'un mendiant qui voudrait tendre la main et qui n'oserait pas.

      La conversation fut courte.

      – C'est vous, M. Gérard Baupré ?

      – Oui... oui... c'est moi.

      – Je n'ai pas l'honneur...

      – Voilà monsieur... voilà... on m'a dit...

      – Qui, on ?

      – Un garçon d'hôtel qui prétend avoir servi chez vous...

      – Enfin, bref ?

      – Eh bien...

      Le jeune homme s'arrêta, intimidé, bouleversé par l'attitude hautaine du prince. Celui-ci s'écria :

      – Cependant, monsieur, il serait peut-être nécessaire...

      – Voilà, monsieur, on m'a dit que vous étiez très riche et généreux... Et j'ai pensé qu'il vous serait possible...

      Il s'interrompit, incapable de prononcer la parole de prière et d'humiliation. Sernine s'approcha de lui.

      – Monsieur Gérard Baupré, n'avez-vous pas publié un volume de vers intitulé : Le sourire du printemps ?

      – Oui, oui, s'écria le jeune homme dont le visage s'éclaira... vous avez lu ?

      – Oui... Très jolis, vos vers... très jolis... seulement, est-ce que vous comptez vivre avec ce qu'ils vous rapporteront ?

      – Certes un jour ou l'autre...

      – Un jour ou l'autre... plutôt l'autre, n'est-ce pas ? Et, en attendant, vous venez me demander de quoi vivre ?

      – De quoi manger, monsieur.

      Sernine lui mit la main sur l'épaule, et froidement :

      – Les poètes ne mangent pas, monsieur. Ils se nourrissent de rimes et de rêves. Faites ainsi. Cela vaut mieux que de tendre la main.

      Le jeune homme frissonna sous l'insulte. Sans une parole il se dirigea vivement vers la porte.

      Sernine l'arrêta.

      – Un mot encore, monsieur. Vous n'avez plus la moindre ressource ?

      – Pas la moindre.

      – Et vous ne comptez sur rien ?

      – J'ai encore un espoir... J'ai écrit à un de mes parents, le suppliant de m'envoyer quelque chose. J'aurai sa réponse aujourd'hui. C'est la dernière limite.

      – Et, si vous n'avez pas de réponse, vous êtes décidé sans doute, ce soir même, à...

      – Oui, monsieur.

      Ceci fut dit simplement et nettement.

      Sernine éclata de rire.

      – Dieu ! que vous êtes comique, brave jeune homme ! Et quelle conviction ingénue ! Revenez me voir l'année prochaine voulez-vous ? Nous reparlerons de tout cela... C'est si curieux, si intéressant... et si drôle surtout... ah ! ah ! ah !

      Et, secoué de rires, avec des gestes affectés et des salutations, il le mit à la porte.

      – Philippe, dit-il en ouvrant au garçon d'hôtel, tu as entendu ?

      – Oui, patron.

      – Gérard Baupré attend cet après-midi un télégramme, une promesse de secours...

      – Oui, sa dernière cartouche.

      – Ce télégramme, il ne faut pas qu'il le reçoive. S'il arrive, cueille-le au passage et déchire-le.

      – Bien, patron.

      – Tu es seul dans ton hôtel ?

      – Oui, seul avec la cuisinière qui ne couche pas. Le patron est absent.

      – Bon. Nous sommes les maîtres. A ce soir, vers onze heures. File.



2

      Le prince Sernine passa dans sa chambre et sonna son domestique.

      – Mon chapeau, mes gants et ma canne. L'auto est là ?

      – Oui, monsieur.

      Il s'habilla, sortit et s'installa dans une vaste et confortable limousine qui le conduisit au bois de Boulogne, chez le marquis et la marquise de Gastyne, où il était prié à déjeuner.

      A deux heures et demie, il quittait ses hôtes, s'arrêtait avenue Kléber, prenait deux de ses amis et un docteur, et arrivait à trois heures moins cinq au parc des Princes.

      A trois heures, il se battait au sabre avec le commandant italien Spinelli, dès la première reprise coupait l'oreille à son adversaire, et, à trois heures trois quarts, taillait au cercle de la rue Cambon une banque d'où il se retirait, à cinq heures vingt, avec un bénéfice de quarante-sept mille francs.

      Et tout cela sans hâte, avec une sorte de nonchalance hautaine, comme si le mouvement endiablé qui semblait emporter sa vie dans un tourbillon d'actes et d'événements était la règle même de ses journées les plus paisibles.

      – Octave, dit-il à son chauffeur, nous allons à Garches.

      Et, à six heures moins dix, il descendait devant les vieux murs du parc de Villeneuve.


      Dépecé maintenant, abîmé, le domaine de Villeneuve conserve encore quelque chose de la splendeur qu'il connut au temps où l'impératrice Eugénie venait s'y reposer. Avec ses vieux arbres, son étang, l'horizon de feuillage que déroulent les bois de Saint-Cloud, le paysage a de la grâce et de la mélancolie.

      Une partie importante du domaine fut donnée à l'Institut Pasteur. Une portion plus petite, et séparée de la première par tout l'espace réservé au public, forme une propriété encore assez vaste, et où s'élèvent, autour de la maison de retraite, quatre pavillons isolés.

      « C'est là que demeure Mme Kesselbach », se dit le prince en voyant de loin les toits de la maison et des quatre pavillons.

      Cependant, il traversait le parc et se dirigeait vers l'étang.

      Soudain il s'arrêta derrière un groupe d'arbres. Il avait aperçu deux dames accoudées au parapet du pont qui franchit l'étang.

      « Varnier et ses hommes doivent être dans les environs. Mais, fichtre, ils se cachent rudement bien. J'ai beau chercher... »

      Les deux dames foulaient maintenant l'herbe des pelouses, sous les grands arbres vénérables. Le bleu du ciel apparaissait entre les branches que berçait une brise calme, et il flottait dans l'air des odeurs de printemps et de jeune verdure.

      Sur les pentes de gazon qui descendaient vers l'eau immobile, les marguerites, les pommeroles, les violettes, les narcisses, le muguet, toutes les petites fleurs d'avril et de mai se groupaient et formaient çà et là comme des constellations de toutes les couleurs. Le soleil se penchait à l'horizon.

      Et tout à coup trois hommes surgirent d'un bosquet et vinrent à la rencontre des promeneuses.

      Ils les abordèrent.

      Il y eut quelques paroles échangées. Les deux dames donnaient des signes visibles de frayeur. L'un des hommes s'avança vers la plus petite et voulut saisir la bourse en or qu'elle tenait à la main.

      Elles poussèrent des cris, et les trois hommes se jetèrent sur elles.

      « C'est le moment ou jamais de surgir », se dit le prince.

      Et il s'élança.

      En dix secondes il avait presque atteint le bord de l'eau.

      A son approche les trois hommes s'enfuirent.

      Fuyez, malandrins, ricana-t-il, fuyez à toutes jambes. Voilà le sauveur qui émerge.

      Et il se mit à les poursuivre. Mais une des dames le supplia :

      – Oh ! monsieur, je vous en prie mon amie est malade. La plus petite des promeneuses, en effet, était tombée sur le gazon, évanouie. Il revint sur ses pas et, avec inquiétude :

      – Elle n'est pas blessée ? dit-il. Est-ce que ces misérables ?

      – Non non... c'est la peur seulement, l'émotion... Et puis vous allez comprendre : cette dame est Mme Kesselbach...

      – Oh ! dit-il.

      Il offrit un flacon de sels que la jeune femme fit aussitôt respirer à son amie. Et il ajouta :

      – Soulevez l'améthyste qui sert de bouchon Il y a une petite boîte, et dans cette boîte, des pastilles. Que madame en prenne une... une, pas davantage, c'est très violent...

      Il regardait la jeune femme soigner son amie. Elle était blonde, très simple d'aspect, le visage doux et grave, avec un sourire qui animait ses traits alors même qu'elle ne souriait pas.

      « C'est Geneviève », pensa-t-il.

      Et il répéta en lui-même, tout ému.

      « Geneviève... Geneviève »

      Mme Kesselbach cependant se remettait peu à peu. étonnée d'abord, elle parut ne pas comprendre. Puis, la mémoire lui revenant, d'un signe de tête elle remercia son sauveur.

      Alors il s'inclina profondément et dit :

      – Permettez-moi de me présenter : Le prince Sernine.

      Elle dit à voix basse :

      – Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.

      – En ne l'exprimant pas, madame. C'est le hasard qu'il faut remercier, le hasard qui a dirigé ma promenade de ce côté. Mais puis-je vous offrir mon bras ?

      Quelques minutes après, Mme Kesselbach sonnait à la maison de retraite, et elle disait au prince :

      – Je réclamerai de vous un dernier service, monsieur. Ne parlez pas de cette agression.

      – Cependant, madame, ce serait le seul moyen de savoir...

      – Pour savoir, il faudrait une enquête, et ce serait encore du bruit autour de moi, des interrogatoires, de la fatigue, et je suis à bout de forces.

      Le prince n'insista pas. La saluant, il demanda :

      – Me permettrez-vous de prendre de vos nouvelles ?

      – Mais certainement...

      Elle embrassa Geneviève et rentra.

      La nuit cependant commençait à tomber. Sernine ne voulut pas que Geneviève retournât seule. Mais ils ne s'étaient pas engagés dans le sentier qu'une silhouette détachée de l'ombre accourut au-devant d'eux.

      – Grand-mère ! s'écria Geneviève.

      Elle se jeta dans les bras d'une vieille femme qui la couvrit de baisers.

      – Ah ! ma chérie, ma chérie, que s'est-il passé ? Comme tu es en retard ; toi si exacte !

      Geneviève présenta :

      – Mme Ernemont, ma grand-mère. Le prince Sernine...

      Puis elle raconta l'incident et Mme Ernemont répétait :

      – Oh ! ma chérie, comme tu as dû avoir peur ! je n'oublierai jamais, monsieur, je vous le jure... Mais comme tu as dû avoir peur, ma pauvre chérie !

      – Allons, bonne-maman, tranquillise-toi puisque me voilà...

      – Oui, mais la frayeur a pu te faire mal On ne sait jamais les conséquences... Oh ! c'est horrible...

      Ils longèrent une haie par-dessus laquelle on devinait une cour plantée d'arbres, quelques massifs, un préau, et une maison blanche.

      Derrière la maison s'ouvrait, à l'abri d'un bouquet de sureaux disposés en tonnelle, une petite barrière.

      La vieille dame pria le prince Sernine d'entrer et le conduisit dans un petit salon qui servait à la fois de parloir.

      Geneviève demanda au prince la permission de se retirer un instant, pour aller voir ses élèves, dont c'était l'heure du souper.

      Le prince et Mme Ernemont restèrent seuls.


      La vieille dame avait une figure pâle et triste, sous ses cheveux blancs dont les bandeaux se terminaient par deux anglaises. Trop forte, de marche lourde, elle avait, malgré son apparence et ses vêtements de dame, quelque chose d'un peu vulgaire, mais les yeux étaient infiniment bons.

      Tandis qu'elle mettait un peu d'ordre sur la table, tout en continuant à dire son inquiétude, le prince Sernine s'approcha d'elle, lui saisit la tête entre les deux mains et l'embrassa sur les deux joues.

      – Eh bien, la vieille, comment vas-tu ?

      Elle demeura stupide, les yeux hagards, la bouche ouverte.

      Le prince l'embrassa de nouveau en riant.

      Elle bredouilla :

      – Toi ! c'est toi ! Ah ! Jésus-Marie... Jésus-Marie... Est-ce possible ! Jésus-Marie !

      – Ma bonne Victoire !

      – Ne m'appelle pas ainsi, s'écria-t-elle en frissonnant. Victoire est morte Ta vieille nourrice n'existe plus. J'appartiens tout entière à Geneviève...

      Elle dit encore à voix basse :

      – Ah ! Jésus j'avais bien lu ton nom dans les journaux... Alors, c'est vrai, tu recommences ta mauvaise vie ?

      – Comme tu vois.

      – Tu m'avais pourtant juré que c'était fini, que tu partais pour toujours, que tu voulais devenir honnête.

      – J'ai essayé. Voilà quatre ans que j'essaie... Tu ne prétendras point que pendant ces quatre ans j'aie fait parler de moi ?

      – Eh bien ?

      – Eh bien, ça m'ennuie.

      Elle soupira :

      – Toujours le même... Tu n'as pas changé... Ah ! c'est bien fini, tu ne changeras jamais... Ainsi, tu es dans l'affaire Kesselbach ?

      – Parbleu ! Sans quoi me serais-je donné la peine d'organiser contre Mme Kesselbach, à six heures, une agression pour avoir l'occasion, à six heures cinq, de l'arracher aux griffes de mes hommes ? Sauvée par moi, elle est obligée de me recevoir. Me voilà au cœur de la place, et, tout en protégeant la veuve, je surveille les alentours. Ah ! que veux-tu, la vie que je mène ne me permet pas de flâner et d'employer le régime des petits soins et des hors-d'œuvre. Il faut que j'agisse par coups de théâtre, par victoires brutales. Elle l'observait avec effarement, et elle balbutia :

      – Je comprends... je comprends tout ça, c'est du mensonge... Mais alors Geneviève...

      – Eh ! d'une pierre, je faisais deux coups. Tant qu'à préparer un sauvetage, autant marcher pour deux. Pense à ce qu'il m'eût fallu de temps, d'efforts inutiles, peut-être, pour me glisser dans l'intimité de cette enfant ! Qu'étais-je pour elle ? Que serais-je encore ? Un inconnu, un étranger. Maintenant je suis le sauveur. Dans une heure je serai l'ami.

      Elle se mit à trembler.

      – Ainsi tu n'as pas sauvé Geneviève... ainsi tu vas nous mêler à tes histoires... Et soudain, dans un accès de révolte, l'agrippant aux épaules :

      – Eh bien, non, j'en ai assez, tu entends ? Tu m'as amené cette petite un jour en me disant : « Tiens, je te la confie, ses parents sont morts prends-la sous ta garde. » Eh bien, elle y est, sous ma garde, et je saurai la défendre contre toi et contre toutes tes manigances.

      Debout, bien d'aplomb, ses deux poings crispés, le visage résolu, Mme Ernemont semblait prête à toutes les éventualités.

      Posément, sans brusquerie, le prince Sernine détacha l'une après l'autre les deux mains qui l'étreignaient, à son tour empoigna la vieille dame par les épaules, l'assit dans un fauteuil, se baissa vers elle, et, d'un ton très calme, lui dit :

      – Zut !

      Elle se mit à pleurer, vaincue tout de suite, et, croisant ses mains devant Sernine :

      – Je t'en prie, laisse-nous tranquilles. Nous étions si heureuses ! Je croyais que tu nous avais oubliées, et je bénissais le ciel chaque fois qu'un jour s'écoulait. Mais oui je t'aime bien, cependant. Mais Geneviève vois-tu, je ne sais pas ce que je ferais pour cette enfant. Elle a pris ta place dans mon cœur.

      – Je m'en aperçois, dit-il en riant. Tu m'enverrais au diable avec plaisir. Allons, assez de bêtises ! Je n'ai pas de temps à perdre. Il faut que je parle à Geneviève.

      – Tu vas lui parler !

      – Eh bien ! c'est donc un crime ?

      – Et qu'est-ce que tu as à lui dire ?

      – Un secret... un secret très grave, très émouvant...

      La vieille dame s'effara :

      – Et qui lui fera de la peine, peut-être ? Oh ! je crains tout... je crains tout pour elle...

      – La voilà, dit-il.

      – Non, pas encore.

      – Si, si je l'entends, essuie tes yeux et sois raisonnable...

      – écoute, fit-elle vivement, écoute, je ne sais pas quels sont les mots que tu vas prononcer, quel secret tu vas révéler à cette enfant que tu ne connais pas... Mais, moi qui la connais, je te dis ceci : Geneviève est une nature vaillante, forte, mais très sensible. Fais attention à tes paroles Tu pourrais blesser en elle des sentiments qu'il ne t'est pas possible de soupçonner...

      – Et pourquoi, mon Dieu ?

      – Parce qu'elle est d'une race différente de la tienne, d'un autre monde je parle d'un autre monde moral Il... y a des choses qu'il t'est défendu de comprendre maintenant. Entre vous deux, l'obstacle est infranchissable... Geneviève a la conscience la plus pure et la plus haute et toi...

      – Et moi ?

      – Et toi, tu n'es pas un honnête homme.



3

      Geneviève entra, vive et charmante.

      – Toutes mes petites sont au dortoir, j'ai dix minutes de répit... Eh bien, grand-mère, qu'est-ce que c'est ? Tu as une figure toute drôle... Est-ce encore cette histoire ?

      – Non, mademoiselle, dit Sernine, je crois avoir été assez heureux pour rassurer votre grand-mère. Seulement, nous causions de vous, de votre enfance, et c'est un sujet, semble-t-il, que votre grand-mère n'aborde pas sans émotion.

      – De mon enfance ? dit Geneviève en rougissant... Oh ! grand-mère !

      – Ne la grondez pas, mademoiselle, c'est le hasard qui a amené la conversation sur ce terrain. Il se trouve que j'ai passé souvent par le petit village où vous avez été élevée.

      – Aspremont ?

      – Aspremont, près de Nice... Vous habitiez là une maison neuve, toute blanche...

      – Oui, dit-elle, toute blanche, avec un peu de peinture bleue autour des fenêtres... J'étais bien jeune, puisque j'ai quitté Aspremont à sept ans ; mais je me rappelle les moindres choses de ce temps-là. Et je n'ai pas oublié l'éclat du soleil sur la façade blanche, ni l'ombre de l'eucalyptus au bout du jardin...

      – Au bout du jardin, mademoiselle, il y avait un champ d'oliviers, et, sous un de ces oliviers, une table où votre mère travaillait les jours de chaleur

      – C'est vrai, c'est vrai, dit-elle, toute remuée... moi, je jouais à côté...

      – Et c'est là, dit-il, que j'ai vu votre mère plusieurs fois... Tout de suite, en vous voyant, j'ai retrouvé son image plus gaie, plus heureuse.

      – Ma pauvre mère, en effet, n'était pas heureuse. Mon père était mort le jour même de ma naissance, et rien n'avait pu la consoler. Elle pleurait beaucoup. J'ai gardé de cette époque un petit mouchoir avec lequel j'essuyais ses larmes.

      – Un petit mouchoir à dessins rosés.

      – Quoi ! fit-elle, saisie d'étonnement, vous savez...

      – J'étais là, un jour, quand vous la consoliez Et vous la consoliez si gentiment que la scène est restée précise dans ma mémoire. Elle le regarda profondément, et murmura, presque en elle-même :

      – Oui, oui... il me semble bien... l'expression de vos yeux et puis le son de votre voix...

      Elle baissa les paupières un instant, et se recueillit comme si elle cherchait vainement à fixer un souvenir qui lui échappait. Et elle reprit :

      – Alors vous la connaissiez ?

      – J'avais des amis près d'Aspremont, chez qui je la rencontrais. La dernière fois, elle m'a paru plus triste encore... plus pâle, et quand je suis revenu...

      – C'était fini, n'est-ce pas ? dit Geneviève oui, elle est partie très vite en quelques semaines et je suis restée seule avec des voisins qui la veillaient et un matin on l'a emportée... Et le soir de ce jour, comme je dormais, il est venu quelqu'un qui m'a prise dans ses bras, qui m'a enveloppée de couvertures...

      – Un homme ? dit le prince.

      – Oui, un homme. Il me parlait tout bas, très doucement... sa voix me faisait du bien et, en m'emmenant sur la route, puis en voiture dans la nuit, il me berçait et me racontait des histoires de sa même voix... de sa même voix...

      Elle s'était interrompue peu à peu, et elle le regardait de nouveau, plus profondément encore et avec un effort visible pour saisir l'impression fugitive qui l'effleurait par instants.

      Il lui dit :

      – Et après ? Où vous a-t-il conduite ?

      – Là, mon souvenir est vague... C'est comme si j'avais dormi plusieurs jours... Je me retrouve seulement dans le bourg de Vendée où j'ai passé toute la seconde moitié de mon enfance, à Montégut, chez le père et la mère Izereau, de braves gens qui m'ont nourrie, qui m'ont élevée, et dont je n'oublierai jamais le dévouement et la tendresse.

      – Et ils sont morts aussi, ceux-là ?

      – Oui, dit-elle, une épidémie de fièvre typhoïde dans la région... mais je ne le sus que plus tard... Dès le début de leur maladie, j'avais été emportée comme la première fois, et dans les mêmes conditions, la nuit, par quelqu'un qui m'enveloppa également de couvertures... Seulement, j'étais plus grande, je me débattis, je voulus crier et il dut me fermer la bouche avec un foulard.

      – Vous aviez quel âge ?

      – Quatorze ans... il y a de cela quatre ans.

      – Donc, vous avez pu distinguer cet homme ?

      – Non, celui-là se cachait davantage, et il ne m'a pas dit un seul mot... Cependant j'ai toujours pensé que c'était le même car j'ai gardé le souvenir de la même sollicitude, des mêmes gestes attentifs, pleins de précaution.

      – Et après ?

      – Après, comme jadis, il y a de l'oubli, du sommeil... Cette fois, j'ai été malade, paraît-il, j'ai eu la fièvre... Et je me réveille dans une chambre gaie, claire. Une dame à cheveux blancs est penchée sur moi et me sourit. C'est grand-mère et la chambre, c'est celle que j'occupe là-haut.

      Elle avait repris sa figure heureuse, sa jolie expression lumineuse, et elle termina en souriant :

      – Et voilà... comme quoi Mme Ernemont m'a trouvée un soir au seuil de sa porte, endormie, paraît-il, comme quoi elle m'a recueillie, comme quoi elle est devenue ma grand-mère, et comme quoi, après quelques épreuves, la petite fille d'Aspremont goûte les joies d'une existence calme, et apprend le calcul et la grammaire à des petites filles rebelles ou paresseuses mais qui l'aiment bien.

      Elle s'exprimait gaiement, d'un ton à la fois réfléchi et allègre, et l'on sentait en elle l'équilibre d'une nature raisonnable.

      Sernine l'écoutait avec une surprise croissante, et sans chercher à dissimuler son trouble.

      Il demanda :

      – Vous n'avez jamais entendu parler de cet homme, depuis ?

      – Jamais.

      – Et vous seriez contente de le revoir ?

      – Oui, très contente.

      – Eh bien, mademoiselle...

      Geneviève tressaillit.

      – Vous savez quelque chose la vérité peut-être...

      – Non... non, seulement...

      Il se leva et se promena dans la pièce. De temps à autre son regard s'arrêtait sur Geneviève, et il semblait qu'il était sur le point de répondre par des mots plus précis à la question qui lui était posée. Allait-il parler ?

      Mme Ernemont attendait avec angoisse la révélation de ce secret dont pouvait dépendre le repos de la jeune fille.

      Il revint s'asseoir auprès de Geneviève, parut encore hésiter, et lui dit enfin :

      – Non... non... une idée m'était venue... un souvenir...

      – Un souvenir ? Et alors ?

      – Je me suis trompé. Il y avait dans votre récit certains détails qui m'ont induit en erreur.

      – Vous en êtes sûr ?

      Il hésita encore, puis affirma :

      – Absolument sûr.

      – Eh ! dit-elle, désappointée, j'avais cru deviner que vous connaissiez...

      Elle n'acheva pas, attendant une réponse à la question qu'elle lui posait, sans oser la formuler complètement.

      Il se tut. Alors, n'insistant pas davantage, elle se pencha vers Mme Ernemont.

      – Bonsoir, grand-mère, mes petites doivent être au lit, mais aucune d'elles ne pourrait dormir avant que je l'aie embrassée. Elle tendit la main au prince.

      – Merci encore...

      – Vous partez ? dit-il vivement.

      – Excusez-moi ; grand-mère vous reconduira...

      Il s'inclina devant elle et lui baisa la main. Au moment d'ouvrir la porte, elle se retourna et sourit.

      Puis elle disparut.

      Le prince écouta le bruit de ses pas qui s'éloignait, et il ne bougeait point, la figure pâle d'émotion.

      – Eh bien, dit la vieille dame, tu n'as pas parlé ?

      – Non...

      – Ce secret...

      – Plus tard... aujourd'hui, c'est étrange... Je n'ai pas pu.

      – était-ce donc si difficile ? Ne l'a-t-elle pas senti, elle, que tu étais l'inconnu qui, deux fois, l'avait emportée ? Il suffisait d'un mot...

      – Plus tard... plus tard, dit-il en reprenant toute son assurance. Tu comprends bien, cette enfant me connaît à peine... Il faut d'abord que je conquière des droits à son affection, à sa tendresse... Quand je lui aurai donné l'existence qu'elle mérite, une existence merveilleuse, comme on en voit dans les contes de fées, alors je parlerai.

      La vieille dame hocha la tête.

      – J'ai bien peur que tu ne te trompes... Geneviève n'a pas besoin d'une existence merveilleuse... Elle a des goûts simples.

      – Elle a les goûts de toutes les femmes, et la fortune, le luxe, la puissance procurent des joies qu'aucune d'elles ne méprise.

      – Si, Geneviève. Et tu ferais mieux...

      – Nous verrons bien. Pour l'instant, laisse-moi faire. Et sois tranquille. Je n'ai nullement l'intention, comme tu dis, de mêler Geneviève à toutes mes manigances. C'est à peine si elle me verra... Seulement, quoi, il fallait bien prendre contact C'est fait, Adieu.

      Il sortit de l'école, et se dirigea vers son automobile.

      Il était tout heureux.

      – Elle est charmante et si douce, si grave ! Les yeux de sa mère, ces yeux qui m'attendrissaient jusqu'aux larmes... Mon Dieu, comme tout cela est loin ! Et quel joli souvenir un peu triste, mais si joli !

      Et il dit à haute voix :

      – Certes oui, je m'occuperai de son bonheur. Et tout de suite encore ! Et dès ce soir ! Parfaitement, dès ce soir, elle aura un fiancé ! Pour les jeunes filles, n'est-ce pas la condition du bonheur ?



4

      Il retrouva son auto sur la grand-route.

      – Chez moi, dit-il à Octave.

      Chez lui il demanda la communication de Neuilly, téléphona ses instructions à celui de ses amis qu'il appelait le Docteur, puis s'habilla.

      Il dîna au cercle de la rue Cambon, passa une heure à l'Opéra, et remonta dans son automobile.

      – A Neuilly, Octave. Nous allons chercher le Docteur. Quelle heure est-il ?

      – Dix heures et demie.

      – Fichtre ! Active !

      Dix minutes après, l'automobile s'arrêtait à l'extrémité du boulevard Inkermann, devant une villa isolée. Au signal de la trompe, le Docteur descendit. Le prince lui demanda :

      – L'individu est prêt ?

      – Empaqueté, ficelé, cacheté.

      – En bon état ?

      – Excellent. Si tout se passe comme vous me l'avez téléphoné, la police n'y verra que du feu.

      – C'est son devoir. Embarquons-le.

      Ils transportèrent dans l'auto une sorte de sac allongé qui avait la forme d'un individu, et qui semblait assez lourd. Et le prince dit :

      – A Versailles, Octave, rue de la Vilaine, devant l'hôtel des Deux-Empereurs.

      – Mais c'est un hôtel borgne, fit remarquer le Docteur, je le connais.

      – A qui le dis-tu ? Et la besogne sera dure, pour moi du moins... Mais sapristi, je ne donnerais pas ma place pour une fortune ! Qui donc prétendait que la vie est monotone ?

      L'hôtel des Deux-Empereurs... une allée boueuse deux marches à descendre, et l'on pénètre dans un couloir où veille la lueur d'une lampe.

      Du poing, Sernine frappa contre une petite porte.

      Un garçon d'hôtel apparut. C'était Philippe, celui-là même à qui, le matin, Sernine avait donné des ordres au sujet de Gérard Baupré.

      – Il est toujours là ? demanda le prince.

      – Oui.

      – La corde ?

      – Le nœud est fait.

      – Il n'a pas reçu le télégramme qu'il espérait ?

      – Le voici, je l'ai intercepté. Sernine saisit le papier bleu et lut.

      – Bigre, dit-il avec satisfaction, il était temps. On lui annonçait pour demain un billet de mille francs. Allons, le sort me favorise. Minuit moins un quart. Dans un quart d'heure le pauvre diable s'élancera dans l'éternité. Conduis-moi, Philippe. Reste là. Docteur.

      Le garçon prit la bougie. Ils montèrent au troisième étage et suivirent, en marchant sur la pointe des pieds, un corridor bas et puant, garni de mansardes, et qui aboutissait à un escalier de bois où moisissaient les vestiges d'un tapis.

      – Personne ne pourra m'entendre ? demanda Sernine.

      – Personne. Les deux chambres sont isolées. Mais ne vous trompez pas, il est dans celle de gauche.

      – Bien. Maintenant, redescends. A minuit, le Docteur, Octave et toi, vous apporterez l'individu là où nous sommes, et vous attendrez.

      L'escalier de bois avait dix marches que le prince gravit avec des précautions infinies. En haut, un palier et deux portes. Il fallut cinq longues minutes à Sernine pour ouvrir celle de droite sans qu'un grincement rompît le silence.

      Une lumière luisait dans l'ombre de la pièce. A tâtons, pour ne pas heurter une des chaises, il se dirigea vers cette lumière. Elle provenait de la chambre voisine et filtrait à travers une porte vitrée que recouvrait un lambeau de tenture.

      Le prince écarta ce lambeau. Les carreaux étaient dépolis, mais abîmés, rayés par endroits, de sorte que, en appliquant un œil, on pouvait voir aisément tout ce qui se passait dans l'autre pièce.

      Un homme s'y trouvait, qu'il aperçut de face, assis devant une table... C'était le poète Gérard Baupré.

      Il écrivait à la clarté d'une bougie.

      Au-dessus de lui pendait une corde qui était attachée à un crochet fixé dans le plafond. A l'extrémité inférieure de la corde, un nœud coulant s'arrondissait.

      Un coup léger tinta à une horloge de la ville. « Minuit moins cinq, pensa Sernine. Encore cinq minutes. » Le jeune homme écrivait toujours. Au bout d'un instant il déposa sa plume, mit en ordre les dix ou douze feuillets de papier qu'il avait noircis d'encre, et se mit à les relire.

      Cette lecture ne parut pas lui plaire, car une expression de mécontentement passa sur son visage. Il déchira son manuscrit et en brûla les morceaux à la flamme de la bougie. Puis, d'une main fiévreuse, il traça quelques mots sur une feuille blanche, signa brutalement et se leva. Mais, ayant aperçu, à dix pouces au-dessus de sa tête, la corde, il se rassit d'un coup avec un grand frisson d'épouvante.

      Sernine voyait distinctement sa pâle figure, ses joues maigres contre lesquelles il serrait ses poings crispés. Une larme coula, une seule, lente et désolée. Les yeux fixaient le vide, des yeux effrayants de tristesse, et qui semblaient voir déjà le redoutable néant.

      Et c'était une figure si jeune ! des joues si tendres encore, que ne rayait la cicatrice d'aucune ride ! et des yeux bleus, d'un bleu de ciel oriental.

      Minuit, les douze coups tragiques de minuit, auxquels tant de désespérés ont accroché la dernière seconde de leur existence !

      Au douzième, il se dressa de nouveau et, bravement cette fois, sans trembler, regarda la corde sinistre. Il essaya même un sourire – pauvre sourire, lamentable grimace du condamné que la mort a déjà saisi.

      Rapidement il monta sur la chaise et prit la corde d'une main.

      Un instant il resta là, immobile, non point qu'il hésitât ou manquât de courage, mais c'était l'instant suprême, la minute de grâce que l'on s'accorde avant le geste fatal.

      Il contempla la chambre infâme où le mauvais destin l'avait acculé, l'affreux papier des murs, le lit misérable.

      Sur la table, pas un livre : tout avait été vendu. Pas une photographie, pas une enveloppe de lettre ! il n'avait plus ni père, ni mère, plus de famille... Qu'est-ce qui le rattachait à l'existence ? Rien, ni personne.

      D'un mouvement brusque, il engagea sa tête dans le nœud coulant et tira sur la corde jusqu'à ce que le nœud lui serrât bien le cou. Et, des deux pieds renversant la chaise, il sauta dans le vide.



5

      Dix secondes, vingt secondes s'écoulèrent, vingt secondes formidables, éternelles...

      Le corps avait eu deux ou trois convulsions. Les jambes avaient instinctivement cherché un point d'appui. Plus rien maintenant ne bougeait...

      Quelques secondes encore... La petite porte vitrée s'ouvrit.

      Sernine entra.

      Sans la moindre hâte, il saisit la feuille de papier où le jeune homme avait apposé sa signature et il lut :

« Las de la vie, malade, sans argent, sans espoir, je me tue. Qu'on n'accuse personne de ma mort.
30 avril. – Gérard Baupré.
»

      Il remit la feuille sur la table, bien en vue, approcha la chaise et la posa sous les pieds du jeune homme. Lui-même il escalada la table, et, tout en tenant le corps serré contre lui, il le souleva, élargit le nœud coulant et dépassa la tête.

      Le corps fléchit entre ses bras. Il le laissa glisser sur le long de la table, et, sautant à terre, il retendit sur le lit.

      Puis, toujours avec le même flegme, il entrebâilla la porte de sortie.

      – Vous êtes là tous les trois ? murmura-t-il.

      Près de lui, au pied de l'escalier de bois, quelqu'un répondit :

      – Nous sommes là. Faut-il hisser notre paquet ?

      – Allez-y !

      Il prit le bougeoir et les éclaira.

      Péniblement les trois hommes montèrent l'escalier en portant le sac où était ficelé l'individu.

      – Déposez-le ici, dit-il en montrant la table.

      A l'aide d'un canif il coupa les ficelles qui entouraient le sac. Un drap blanc apparut qu'il écarta. Dans ce drap, il y avait un cadavre, le cadavre de Pierre Leduc.

      – Pauvre Pierre Leduc, dit Sernine, tu ne sauras jamais ce que tu as perdu en mourant si jeune ! Je t'aurais mené loin, mon bonhomme. Enfin, on se passera de tes services... Allons, Philippe, grimpe sur la table, et toi, Octave, sur la chaise. Soulevez-lui la tête et engagez le nœud coulant.

      Deux minutes plus tard le corps de Pierre Leduc se balançait au bout de la corde.

      – Parfait, ce n'est pas plus difficile que cela, une substitution de cadavres. Maintenant vous pouvez vous retirer tous. Toi, Docteur, tu repasseras ici demain matin, tu apprendras le suicide du sieur Gérard Baupré, tu entends, de Gérard Baupré – voici sa lettre d'adieu – tu feras appeler le médecin légiste et le commissaire, tu t'arrangeras pour que ni l'un ni l'autre ne constatent que le défunt a un doigt coupé et une cicatrice à la joue

      – Facile.

      – Et tu feras en sorte que le procès-verbal soit écrit aussitôt et sous ta dictée.

      – Facile.

      – Enfin, évite l'envoi à la Morgue et qu'on donne le permis d'inhumer séance tenante.

      – Moins facile.

      – Essaie. Tu as examiné celui-là ?

      Il désignait le jeune homme qui gisait inerte sur le lit.

      – Oui, affirma le Docteur. La respiration redevient normale. Mais on risquait gros... la carotide eût pu...

      – Qui ne risque rien... Dans combien de temps reprendra-t-il connaissance ?

      – D'ici quelques minutes.

      – Bien. Ah ! ne pars pas encore. Docteur. Reste en bas. Ton rôle n'est pas fini ce soir.

      Demeuré seul, le prince alluma une cigarette et fuma tranquillement, en lançant vers le plafond de petits anneaux de fumée bleue.

      Un soupir le tira de sa rêverie. Il s'approcha du lit. Le jeune homme commençait à s'agiter, et sa poitrine se soulevait et s'abaissait violemment, ainsi qu'un dormeur sous l'influence d'un cauchemar.

      Il porta ses mains à sa gorge comme s'il éprouvait une douleur, et ce geste le dressa d'un coup, terrifié, pantelant

      Alors, il aperçut, en face de lui, Sernine.

      – Vous ! murmura-t-il sans comprendre. Vous ! Il le contemplait d'un regard stupide, comme il eût contemplé un fantôme.

      De nouveau il toucha sa gorge, palpa son cou, sa nuque. Et soudain il eut un cri rauque, une folie d'épouvante agrandit ses yeux, hérissa le poil de son crâne, le secoua tout entier comme une feuille ! Le prince s'était effacé, et il avait vu, il voyait au bout de la corde, le pendu !

      Il recula jusqu'au mur. Cet homme, ce pendu, c'était lui ! c'était lui-même. Il était mort, et il se voyait mort ! Rêve atroce qui suit le trépas ? Hallucination de ceux qui ne sont plus, et dont le cerveau bouleversé palpite encore d'un reste de vie ?

      Ses bras battirent l'air. Un moment il parut se défendre contre l'ignoble vision. Puis, exténué, vaincu une seconde fois, il s'évanouit.

      – A merveille, ricana le prince. Nature sensible impression­nable... Actuellement, le cerveau est désorbité... Allons, l'instant est propice... Mais si je n'enlève pas l'affaire en vingt minutes, il m'échappe...

      Il poussa la porte qui séparait les deux mansardes, revint vers le lit, enleva le jeune homme, et le transporta sur le lit de l'autre pièce.

      Puis il lui bassina les tempes avec de l'eau fraîche et lui fit respirer des sels.

      La défaillance, cette fois, ne fut pas longue.

      Timidement, Gérard entrouvrit les paupières et leva les yeux vers le plafond. La vision était finie.

      Mais la disposition des meubles, l'emplacement de la table et de la cheminée, certains détails encore, tout le surprenait – et puis le souvenir de son acte, la douleur qu'il ressentait à la gorge...

      Il dit au prince :

      – J'ai fait un rêve, n'est-ce pas ?

      – Non.

      – Comment, non ?

      Et soudain, se rappelant :

      – Ah ! c'est vrai, je me souviens... j'ai voulu mourir et même...

      Il se pencha anxieusement :

      – Mais le reste ? la vision ?

      – Quelle vision ?

      – L'homme... la corde... cela, c'est un rêve ?

      – Non, affirma Sernine, cela aussi, c'est la réalité.

      – Que dites-vous ? que dites-vous ? oh ! non... non, je vous en prie... éveillez-moi si je dors ou bien que je meure ! Mais je suis mort, n'est-ce pas ? et c'est le cauchemar d'un cadavre... Ah ! je sens ma raison qui s'en va... Je vous en prie...

      Sernine posa doucement sa main sur les cheveux du jeune homme, et s'inclinant vers lui :

      – Ecoute-moi... écoute-moi bien, et comprends. Tu es vivant. Ta substance et ta pensée sont identiques et vivent. Mais Gérard Baupré est mort. Tu me comprends, n'est-ce pas ? L'être social qui avait nom Gérard Baupré n'existe plus. Tu l'as supprimé, celui-là. Demain, sur les registres de l'état civil, en face de ce nom que tu portais, on inscrira la mention : « décédé » – et la date de ton décès.

      – Mensonge ! balbutia le jeune homme terrifié, mensonge ! puisque me voilà, moi, Gérard Baupré !

      – Tu n'es pas Gérard Baupré, déclara Sernine.

      Et désignant la porte ouverte :

      – Gérard Baupré est là, dans la chambre voisine. Veux-tu le voir ? Il est suspendu au clou où tu l'as accroché. Sur la table se trouve la lettre par laquelle tu as signé sa mort. Tout cela est bien régulier, tout cela est définitif. Il n'y a plus à revenir sur ce fait irrévocable et brutal : Gérard Baupré n'existe plus !

      Le jeune homme écoutait éperdument. Plus calme, maintenant que les faits prenaient une signification moins tragique, il commençait à comprendre.

      – Et alors ?

      – Et alors, causons...

      – Oui... oui causons...

      – Une cigarette ? dit le prince. Tu acceptes ? Ah ! je vois que tu te rattaches à la vie. Tant mieux, nous nous entendrons, et cela rapidement.

      Il alluma la cigarette du jeune homme, la sienne, et, tout de suite, en quelques mots, d'une voix sèche, il s'expliqua :

      – Feu Gérard Baupré, tu étais las de vivre, malade, sans argent, sans espoir Veux-tu être bien portant, riche, puissant ?

      – Je ne saisis pas.

      – C'est bien simple. Le hasard t'a mis sur mon chemin, tu es jeune, joli garçon, poète, tu es intelligent, et – ton acte de désespoir le prouve – d'une belle honnêteté. Ce sont là des qualités que l'on trouve rarement réunies. Je les estime et je les prends à mon compte.

      – Elles ne sont pas à vendre.

      – Imbécile ! Qui te parle de vente ou d'achat ? Garde ta conscience. C'est un joyau trop précieux pour que je t'en délivre.

      – Alors qu'est-ce que vous me demandez ?

      – Ta vie !

      Et, désignant la gorge encore meurtrie du jeune homme :

      – Ta vie ! ta vie que tu n'as pas su employer ! Ta vie que tu as gâchée, perdue, détruite, et que je prétends refaire, moi, et suivant un idéal de beauté, de grandeur et de noblesse qui te donnerait le vertige, mon petit, si tu entrevoyais le gouffre où plonge ma pensée secrète...

      Il avait saisi entre ses mains la tête de Gérard, et il continuait avec une emphase ironique :

      – Tu es libre ! Pas d'entraves ! Tu n'as plus à subir le poids de ton nom ! Tu as effacé ce numéro matricule que la société avait imprimé sur toi comme un fer rouge sur l'épaule. Tu es libre ! Dans ce monde d'esclaves où chacun porte son étiquette, toi tu peux, ou bien aller et venir inconnu, invisible, comme si tu possédais l'anneau de Gygès ou bien choisir ton étiquette, celle qui te plaît ! Comprends-tu ? comprends-tu le trésor magnifique que tu représentes pour un artiste, pour toi si tu le veux ? Une vie vierge, toute neuve ! Ta vie, c'est de la cire que tu as le droit de modeler à ta guise, selon les fantaisies de ton imagination ou les conseils de ta raison.

      Le jeune homme eut un geste de lassitude.

      – Eh ! que voulez-vous que je fasse de ce trésor ? Qu'en ai-je fait jusqu'ici ? Rien.

      – Donne-le-moi.

      – Qu'en pourrez-vous faire ?

      – Tout. Si tu n'es pas un artiste, j'en suis un, moi ! et enthousiaste, inépuisable, indomptable, débordant. Si tu n'as pas le feu sacré, je l'ai, moi ! Où tu as échoué, je réussirai, moi ! Donne-moi ta vie.

      – Des mots, des promesses ! s'écria le jeune homme dont le visage s'animait. Des songes creux ! Je sais bien ce que je vaux ! Je connais ma lâcheté, mon découragement, mes efforts qui avortent, toute ma misère. Pour recommencer ma vie, il me faudrait une volonté que je n'ai pas...

      – J'ai la mienne

      – Des amis...

      – Tu en auras !

      – Des ressources...

      – Je t'en apporte, et quelles ressources ! Tu n'auras qu'à puiser, comme on puiserait dans un coffre magique.

      – Mais qui êtes-vous donc ? s'écria le jeune homme avec égarement.

      – Pour les autres, le prince Sernine... Pour toi qu'importe ! Je suis plus que prince, plus que roi, plus qu'empereur.

      – Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? balbutia Baupré.

      – Le Maître... celui qui veut et qui peut... celui qui agit... Il n'y a pas de limites à ma volonté, il n'y en a pas à mon pouvoir. Je suis plus riche que le plus riche, car sa fortune m'appartient... Je suis plus puissant que les plus forts, car leur force est à mon service.

      Il lui saisit de nouveau la tête, et le pénétrant de son regard :

      – Sois riche aussi... sois fort... c'est le bonheur que je t'offre... c'est la douceur de vivre... la paix pour ton cerveau de poète... c'est la gloire aussi. Acceptes-tu ?

      – Oui... oui, murmura Gérard, ébloui et dominé. Que faut-il faire ?

      – Rien.

      – Cependant...

      – Rien, te dis-je. Tout l'échafaudage de mes projets repose sur toi, mais tu ne comptes pas. Tu n'as pas à jouer de rôle actif. Tu n'es, pour l'instant, qu'un figurant... même pas ! un pion que je pousse.

      – Que ferai-je ?

      – Rien... des vers ! Tu vivras à ta guise. Tu auras de l'argent. Tu jouiras de la vie. Je ne m'occuperai même pas de toi. Je te le répète, tu ne joues pas de rôle dans mon aventure.

      – Et qui serai-je ?

      Sernine tendit le bras et montra la chambre voisine :

      – Tu prendras la place de celui-là. Tu es celui-là.

      Gérard tressaillit de révolte et de dégoût.

      – Oh non ! celui-là est mort... et puis c'est un crime... non, je veux une vie nouvelle, faite pour moi, imaginée pour moi... un nom inconnu...

      – Celui-là, te dis-je, s'écria Sernine, irrésistible d'énergie et d'autorité, tu seras celui-là et pas un autre ! Celui-là, parce que son destin est magnifique, parce que son nom est illustre et qu'il te transmet un héritage dix fois séculaire de noblesse et d'orgueil.

      – C'est un crime, gémit Baupré, tout défaillant.

      – Tu seras celui-là, proféra Sernine avec une violence inouïe... celui-là ! Sinon tu redeviens Baupré, et sur Baupré, j'ai droit de vie ou de mort. Choisis.

      Il tira son revolver, l'arma et le braqua sur le jeune homme.

      – Choisis ! répéta-t-il.

      L'expression de son visage était implacable. Gérard eut peur et s'abattit sur le lit en sanglotant.

      – Je veux vivre !

      – Tu le veux fermement, irrévocablement ?

      – Oui, mille fois oui ! Après la chose affreuse que j'ai tentée, la mort m'épouvante... Tout... tout plutôt que la mort ! Tout ! la souffrance, la faim, la maladie, toutes les tortures, toutes les infamies, le crime même, s'il le faut mais pas la mort.

      Il frissonnait de fièvre et d'angoisse, comme si la grande ennemie rôdait encore autour de lui et qu'il se sentît impuissant à fuir l'étreinte de ses griffes.

      Le prince redoubla d'efforts, et d'une voix ardente, le tenant sous lui comme une proie :

      – Je ne te demande rien d'impossible, rien de mal. S'il y a quelque chose, j'en suis responsable... Non, pas de crime... un peu de souffrance, tout au plus un peu de ton sang qui coulera. Mais qu'est-ce que c'est, auprès de l'effroi de mourir ?

      – La souffrance m'est indifférente.

      – Alors, tout de suite ! clama Sernine. Tout de suite ! dix secondes de souffrance, et ce sera tout... dix secondes, et la vie de l'autre t'appartiendra.

      Il l'avait empoigné à bras-le-corps, et, courbé sur une chaise, il lui tenait la main gauche à plat sur la table, les cinq doigts écartés. Rapidement il sortit de sa poche un couteau, en appuya le tranchant contre le petit doigt, entre la première et la deuxième jointure, et ordonna :

      – Frappe ! frappe toi-même ! un coup de poing et c'est tout ! Il lui avait pris la main droite et cherchait à l'abattre sur l'autre comme un marteau. Gérard se tordit, convulsé d'horreur. Il comprenait.

      – Jamais ! bégaya-t-il, jamais !

      – Frappe ! un seul coup et c'est fait, un seul coup, et tu seras pareil à cet homme, nul ne te reconnaîtra.

      – Son nom...

      – Frappe d'abord

      – Jamais ! oh ! quel supplice... Je vous en prie plus tard...

      – Maintenant... je le veux... il le faut...

      – Non... non je ne peux pas...

      – Mais frappe donc, imbécile, c'est la fortune, la gloire, l'amour.

      Gérard leva le poing, dans un élan.

      – L'amour, dit-il, oui... pour cela, oui...

      – Tu aimeras et tu seras aimé, proféra Sernine. Ta fiancée t'attend. C'est moi qui l'ai choisie. Elle est plus pure que les plus pures, plus belle que les plus belles. Mais il faut la conquérir. Frappe !

      Le bras se raidit pour le mouvement fatal, mais l'instinct fut plus fort.

      Une énergie surhumaine convulsa le jeune homme. Brusquement il rompit l'étreinte de Sernine et s'enfuit.

      Il courut comme un fou vers l'autre pièce. Un hurlement de terreur lui échappa, à la vue de l'abominable spectacle, et il revint tomber auprès de la table, à genoux devant Sernine.

      – Frappe ! dit celui-ci en étalant de nouveau les cinq doigts et en disposant la lame du couteau.

      Ce fut mécanique. D'un geste d'automate, les yeux hagards, la face livide, le jeune homme leva son poing et frappa.

      – Ah ! fit-il, dans un gémissement de douleur. Le petit bout de chair avait sauté. Du sang coulait. Pour la troisième fois, il s'était évanoui.

      Sernine le regarda quelques secondes et prononça doucement :

      – Pauvre gosse ! Va, je te revaudrai ça, et au centuple. Je paie toujours royalement.

      Il descendit et retrouva le Docteur en bas :

      – C'est fini. A ton tour. Monte et fais-lui une incision dans la joue droite, pareille à celle de Pierre Leduc. Il faut que les deux cicatrices soient identiques. Dans une heure, je viens le rechercher.

      – Où allez-vous ?

      – Prendre l'air. J'ai le cœur qui chavire.

      Dehors il respira longuement, puis il alluma une autre cigarette.

      – Bonne journée, murmura-t-il. Un peu chargée, un peu fatigante, mais féconde, vraiment féconde. Me voici l'ami de Dolorès Kesselbach. Me voici l'ami de Geneviève. Je me suis confectionné un nouveau Pierre Leduc fort présentable et entièrement à ma dévotion. Et enfin, j'ai trouvé pour Geneviève un mari comme on n'en trouve pas à la douzaine. Maintenant, ma tâche est finie. Je n'ai plus qu'à recueillir le fruit de mes efforts. A vous de travailler, monsieur Lenormand. Moi, je suis prêt.

      Et il ajouta, en songeant au malheureux mutilé qu'il avait ébloui de ses promesses :

      – Seulement, il y a un seulement, j'ignore tout à fait ce qu'était ce Pierre Leduc dont j'ai octroyé généreusement la place à ce bon jeune homme. Et ça, c'est embêtant... Car, enfin, rien ne me prouve que Pierre Leduc n'était pas le fils d'un charcutier !




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