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813

Maurice Leblanc
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DEUXIÈME PARTIE – LES TROIS CRIMES D'ARSÈNE LUPIN
CHAPITRE IV – CHARLEMAGNE

1

– Silence, dit vivement l'étranger. Ne prononcez pas ce mot-là.

      – Comment dois-je appeler Votre... ?

      – D'aucun nom.

      Ils se turent tous les deux, et ce moment de répit n'était pas de ceux qui précèdent la lutte de deux adversaires prêts à combattre. L'étranger allait et venait, en maître qui a coutume de commander et d'être obéi. Lupin, immobile, n'avait plus son attitude ordinaire de provocation ni son sourire d'ironie. Il attendait, le visage grave. Mais, au fond de son être, ardemment, follement, il jouissait de la situation prodigieuse où il se trouvait, là, dans cette cellule de prisonnier, lui détenu, lui l'aventurier, lui l'escroc et le cambrioleur, lui, Arsène Lupin et, en face de lui, ce demi-dieu du monde moderne, entité formidable, héritier de César et de Charlemagne.

      Sa propre puissance le grisa un moment. Il eut des larmes aux yeux, en songeant à son triomphe.

      L'étranger s'arrêta.

      Et tout de suite, dès la première phrase, on fut au cœur de la position.

      – C'est demain le 22 août. Les lettres doivent être publiées demain, n'est-ce pas ?

      – Cette nuit même. Dans deux heures, mes amis doivent déposer au Grand Journal, non pas encore les lettres, mais la liste exacte de ces lettres, annotée par le grand-duc Hermann.

      – Cette liste ne sera pas déposée.

      – Elle ne le sera pas.

      – Vous me la remettrez.

      – Elle sera remise entre les mains de Votre... entre vos mains.

      – Toutes les lettres également.

      – Toutes les lettres également.

      – Sans qu'aucune ait été photographiée.

      – Sans qu'aucune ait été photographiée.

      L'étranger parlait d'une voix calme, où il n'y avait pas le moindre accent de prière, pas la moindre inflexion d'autorité. Il n'ordonnait ni ne questionnait : il énonçait les actes inévitables d'Arsène Lupin. Cela serait ainsi. Et cela serait, quelles que fussent les exigences d'Arsène Lupin, quel que fût le prix auquel il taxerait l'accomplissement de ces actes. D'avance, les conditions étaient acceptées.

      « Bigre, se dit Lupin, j'ai affaire à forte partie. Si l'on s'adresse à ma générosité, je suis perdu.»

      La façon même dont la conversation était engagée, la franchise des paroles, la séduction de la voix et des manières, tout lui plaisait infiniment.

      Il se raidit pour ne pas faiblir et pour ne pas abandonner tous les avantages qu'il avait conquis si âprement.


      Et l'étranger reprit :

      – Vous avez lu ces lettres ?

      – Non.

      – Mais quelqu'un des vôtres les a lues ?

      – Non.

      – Alors ?

      – Alors, j'ai la liste et les annotations du grand-duc. Et en outre, je connais la cachette où il a mis tous ses papiers.

      – Pourquoi ne les avez-vous pas pris déjà ?

      – Je ne connais le secret de la cachette que depuis mon séjour ici. Actuellement, mes amis sont en route.

      – Le château est gardé : deux cents de mes hommes les plus sûrs l'occupent.

      – Dix mille ne suffiraient pas.

      Après une minute de réflexion, le visiteur demanda :

      – Comment connaissez-vous le secret ?

      – Je l'ai deviné.

      – Mais vous aviez d'autres informations, des éléments que les journaux n'ont pas publiés ?

      – Rien.

      – Cependant, durant quatre jours, j'ai fait fouiller le château...

      – Herlock Sholmès a mal cherché.

      – Ah ! fit l'étranger en lui-même, c'est bizarre... c'est bizarre... Et vous êtes sûr que votre supposition est juste ?

      – Ce n'est pas une supposition, c'est une certitude.

      – Tant mieux, tant mieux, murmura-t-il... Il n'y aura de tranquillité que quand ces papiers n'existeront plus.

      Et, se plaçant brusquement en face d'Arsène Lupin :

      – Combien ?

      – Quoi ? dit Lupin interloqué.

      – Combien pour les papiers ? Combien pour la révélation du secret ?

      Il attendait un chiffre. Il proposa lui-même :

      – Cinquante mille... cent mille ?

      Et comme Lupin ne répondait pas, il dit, avec un peu d'hésitation :

      – Davantage ? Deux cent mille ? Soit ! J'accepte.

      Lupin sourit et dit à voix basse :

      – Le chiffre est joli. Mais n'est-il point probable que tel monarque, mettons le roi d'Angleterre, irait jusqu'au million ? En toute sincérité ?

      – Je le crois.

      – Et que ces lettres, pour l'Empereur, n'ont pas de prix, qu'elles valent aussi bien deux millions que deux cent mille francs... aussi bien trois millions que deux millions ?

      – Je le pense.

      – Et, s'il le fallait, l'Empereur les donnerait, ces trois millions ?

      – Oui.

      – Alors, l'accord sera facile.

      – Sur cette base ? s'écria l'étranger non sans inquiétude.

      – Sur cette base, non... Je ne cherche pas l'argent. C'est autre chose que je désire, une autre chose qui vaut beaucoup plus pour moi que des millions.

      – Quoi ?

      – La liberté.

      L'étranger sursauta :

      – Hein ! votre liberté... mais je ne puis rien... Cela regarde votre pays... la justice... Je n'ai aucun pouvoir.

      Lupin s'approcha et, baissant encore la voix :

      – Vous avez tout pouvoir, Sire... Ma liberté n'est pas un événement si exceptionnel qu'on doive vous opposer un refus.

      – Il me faudrait donc la demander ?

      – Oui.

      – A qui ?

      – A Valenglay, président du Conseil des ministres.

      – Mais M. Valenglay lui-même, ne peut pas plus que moi...

      – Il peut m'ouvrir les portes de cette prison.

      – Ce serait un scandale.

      – Quand je dis : ouvrir... entrouvrir me suffirait... On simulerait une évasion... le public s'y attend tellement qu'il n'exigerait aucun compte.

      – Soit... soit... Mais jamais M. Valenglay ne consentira...

      – Il consentira.

      – Pourquoi ?

      – Parce que vous lui en exprimerez le désir.

      – Mes désirs ne sont pas des ordres pour lui.

      – Non, mais entre gouvernements, ce sont des choses qui se font. Et Valenglay est trop politique...

      – Allons donc, vous croyez que le gouvernement français va commettre un acte aussi arbitraire pour la seule joie de m'être agréable ?

      – Cette joie ne sera pas la seule.

      – Quelle sera l'autre ?

      – La joie de servir la France en acceptant la proposition qui accompagnera la demande de liberté.

      – Je ferai une proposition, moi ?

      – Oui, Sire.

      – Laquelle ?

      – Je ne sais pas, mais il me semble qu'il existe toujours un terrain favorable pour s'entendre... il y a des possibilités d'accord...


      L'étranger le regardait, sans comprendre. Lupin se pencha, et, comme s'il cherchait ses paroles, comme s'il imaginait une hypothèse :

      – Je suppose que deux pays soient divisés par une question insignifiante... qu'ils aient un point de vue différent sur une affaire secondaire... une affaire coloniale, par exemple, où leur amour-propre soit en jeu plutôt que leurs intérêts... Est-il impossible que le chef d'un de ces pays en arrive de lui-même à traiter cette affaire dans un esprit de conciliation nouveau ?... et à donner les instructions nécessaires... pour...

      – Pour que je laisse le Maroc à la France, dit l'étranger en éclatant de rire.

      L'idée que suggérait Lupin lui semblait la chose du monde la plus comique, et il riait de bon cœur. Il y avait une telle disproportion entre le but à atteindre et les moyens offerts !

      – Evidemment... évidemment... reprit l'étranger, s'efforçant en vain de reprendre son sérieux, évidemment l'idée est originale... Toute la politique moderne bouleversée pour qu'Arsène Lupin soit libre ! les desseins de l'Empire détruits, pour permettre à Arsène Lupin de continuer ses exploits... Non, mais pourquoi ne me demandez-vous pas l'Alsace et la Lorraine ?

      – J'y ai pensé, Sire, dit Lupin.

      L'étranger redoubla d'allégresse.

      – Admirable ! Et vous m'avez fait grâce ?

      – Pour cette fois, oui.

      Lupin s'était croisé les bras. Lui aussi s'amusait à exagérer son rôle, il continua avec un sérieux affecté :

      – Il peut se produire un jour une série de circonstances telles que j'aie entre les mains le pouvoir de réclamer et d'obtenir cette restitution. Ce jour-là, je n'y manquerai certes pas. Pour l'instant, les armes dont je dispose m'obligent à plus de modestie. La paix du Maroc me suffit.

      – Rien que cela ?

      – Rien que cela.

      – Le Maroc contre votre liberté ?

      – Pas davantage... ou plutôt, car il ne faut pas perdre absolument de vue l'objet même de cette conversation, ou plutôt : un peu de bonne volonté de la part de l'un des deux grands pays en question... et, en échange, l'abandon des lettres qui sont en mon pouvoir.

      – Ces lettres !... Ces lettres !... murmura l'étranger avec irritation... Après tout, elles ne sont peut-être pas d'une valeur...

      – Il en est de votre main. Sire, et auxquelles vous avez attribué assez de valeur pour venir à moi jusque dans cette cellule.

      – Eh bien ! qu'importe ?

      – Mais il en est d'autres dont vous ne connaissez pas la provenance, et sur lesquelles je puis vous fournir quelques renseignements.

      – Ah ! répondit l'étranger, l'air inquiet.

      Lupin hésita.

      – Parlez, parlez sans détours, ordonna l'étranger... parlez nettement.

      Dans le silence profond, Lupin déclara avec une certaine solennité :

      – Il y a vingt ans, un projet de traité fut élaboré entre l'Allemagne, l'Angleterre et la France.

      – C'est faux ! C'est impossible ! Qui aurait pu ?...

      – Le père de l'Empereur actuel et la reine d'Angleterre, sa grand-mère, tous deux sous l'influence de l'Impératrice.

      – Impossible ! je répète que c'est impossible !

      – La correspondance est dans la cachette du château de Veldenz, cachette dont je suis seul à savoir le secret.

      L'étranger allait et venait avec agitation. Il s'arrêta et dit :

      – Le texte du traité fait partie de cette correspondance ?

      – Oui, Sire. Il est de la main même de votre père.

      – Et que dit-il ?

      – Par ce traité, l'Angleterre et la France concédaient et promettaient à l'Allemagne un empire colonial immense, cet empire qu'elle n'a pas et qui lui est indispensable aujourd'hui pour assurer sa grandeur, assez grand pour qu'elle abandonne ses rêves d'hégémonie, et qu'elle se résigne à n'être... que ce qu'elle est.

      – Et contre cet empire, l'Angleterre exigeait ?

      – La limitation de la flotte allemande.

      – Et la France ?

      – L'Alsace et la Lorraine.

      L'Empereur se tut, appuyé contre la table, pensif. Lupin poursuivit :

      – Tout était prêt. Les cabinets de Paris et de Londres, pressentis, acquiesçaient. C'était chose faite. Le grand traité d'alliance allait se conclure, fondant la paix universelle et définitive. La mort de votre père anéantit ce beau rêve. Mais je demande à Votre Majesté ce que pensera son peuple, ce que pensera le monde quand on saura que Frédéric III, un des héros de 70, un Allemand, un Allemand pur sang, respecté de tous ses concitoyens et même de ses ennemis, acceptait, et par conséquent considérait comme juste, la restitution de l'Alsace-Lorraine ?

      Il se tut un instant, laissant le problème se poser en termes précis devant la conscience de l'Empereur, devant sa conscience d'homme, de fils et de souverain.

      Puis il conclut :

      – C'est à Sa Majesté de savoir si elle veut ou si elle ne veut pas que l'histoire enregistre ce traité. Quant à moi. Sire, vous voyez que mon humble personnalité n'a pas beaucoup de place dans ce débat.


      Un long silence suivit les paroles de Lupin. Il attendit, l'âme angoissée. C'était son destin qui se jouait, en cette minute qu'il avait conçue, et qu'il avait en quelque sorte mise au monde avec tant d'efforts et tant d'obstination... Minute historique née de son cerveau, et où son « humble personnalité », quoi qu'il en dît, pesait lourdement sur le sort des empires et sur la paix du monde

      En face, dans l'ombre, César méditait.

      Qu'allait-il dire ? Quelle solution allait-il donner au problème ?

      Il marcha en travers de la cellule, pendant quelques instants qui parurent interminables à Lupin.

      Puis il s'arrêta et dit :

      – Il y a d'autres conditions ?

      – Oui, Sire, mais insignifiantes.

      – Lesquelles ?

      – J'ai retrouvé le fils du grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz. Le grand-duché lui sera rendu.

      – Et puis ?

      – Il aime une jeune fille, qui l'aime également, la plus belle et la plus vertueuse des femmes. Il épousera cette jeune fille.

      – Et puis ?

      – C'est tout.

      – Il n'y a plus rien ?

      – Rien. Il ne reste plus à Votre Majesté qu'à faire porter cette lettre au directeur du Grand Journal pour qu'il détruise, sans le lire, l'article qu'il va recevoir d'un moment à l'autre.

      Lupin tendit la lettre, le cœur serré, la main tremblante. Si l'Empereur la prenait, c'était la marque de son acceptation.

      L'Empereur hésita, puis d'un geste furieux, il prit la lettre, remit son chapeau, s'enveloppa dans son vêtement, et sortit sans un mot.

      Lupin demeura quelques secondes chancelant, comme étourdi...

      Puis, tout à coup, il tomba sur sa chaise en criant de joie et d'orgueil...



2

      – Monsieur le juge d'instruction, c'est aujourd'hui que j'ai le regret de vous faire mes adieux.

      – Comment, monsieur Lupin, vous auriez donc l'intention de nous quitter ?

      – A contrecœur, monsieur le juge d'instruction, soyez-en sûr, car nos relations étaient d'une cordialité charmante. Mais il n'y a pas de plaisir sans fin. Ma cure à Santé-Palace est terminée. D'autres devoirs me réclament. Il faut que je m'évade cette nuit.

      – Bonne chance donc, monsieur Lupin.

      – Je vous remercie, monsieur le juge d'instruction.

      Arsène Lupin attendit alors patiemment l'heure de son évasion, non sans se demander comment elle s'effectuerait, et par quels moyens la France et l'Allemagne, réunies pour cette œuvre méritoire, arriveraient à la réaliser sans trop de scandale.

      Au milieu de l'après-midi, le gardien lui enjoignit de se rendre dans la cour d'entrée. Il y alla vivement et trouva le directeur qui le remit entre les mains de M. Weber, lequel M. Weber le fit monter dans une automobile où quelqu'un déjà avait pris place.

      Tout de suite, Lupin eut un accès de fou rire.

      – Comment ! c'est toi, mon pauvre Weber, c'est toi qui écopes de la corvée ! C'est toi qui seras responsable de mon évasion ? Avoue que tu n'as pas de veine ! Ah ! mon pauvre vieux, quelle tuile ! Illustré par mon arrestation, te voilà immortel maintenant par mon évasion.

      Il regarda l'autre personnage.

      – Allons, bon, monsieur le Préfet de police, vous êtes aussi dans l'affaire ? Fichu cadeau qu'on vous a fait là, hein ? Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de rester dans la coulisse. A Weber tout l'honneur ! Ça lui revient de droit. Il est solide, le bougre !


      On filait vite, le long de la Seine et par Boulogne. A Saint-Cloud on traversa.

      – Parfait, s'écria Lupin, nous allons à Garches ! On a besoin de moi pour reconstituer la mort d'Altenheim. Nous descendrons dans les souterrains, je disparaîtrai, et l'on dira que je me suis évanoui par une autre issue, connue de moi seul. Dieu ! que c'est idiot !

      Il semblait désolé.

      – Idiot, du dernier idiot ! je rougis de honte... Et voilà les gens qui nous gouvernent !... Quelle époque ! Mais malheureux, il fallait vous adresser à moi. Je vous aurais confectionné une petite évasion de choix, genre miracle. J'ai ça dans mes cartons ! Le public aurait hurlé au prodige et se serait trémoussé de contentement. Au lieu de cela... Enfin, il est vrai que vous avez été pris un peu de court... Mais tout de même...

      Le programme était bien tel que Lupin l'avait prévu. On pénétra par la maison de retraite jusqu'au pavillon Hortense. Lupin et ses deux compagnons descendirent et traversèrent le souterrain. A l'extrémité, le sous-chef lui dit :

      – Vous êtes libre.

      – Et voilà ! dit Lupin, ce n'est pas plus malin que ça ! Tous mes remerciements, mon cher Weber, et mes excuses pour le dérangement. Monsieur le Préfet, mes hommages à votre dame.

      Il remonta l'escalier qui conduisait à la villa des Glycines, souleva la trappe et sauta dans la pièce.

      Une main s'abattit sur son épaule. En face de lui se trouvait son premier visiteur de la veille, celui qui accompagnait l'Empereur. Quatre hommes le flanquaient de droite et de gauche.

      – Ah ! ça mais, dit Lupin, qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Je ne suis donc pas libre ?

      – Si, si, grogna l'Allemand de sa voix rude, vous êtes libre... libre de voyager avec nous cinq si ça vous va.

      Lupin le contempla une seconde avec l'envie folle de lui apprendre la valeur d'un coup de poing sur le nez.

      Mais les cinq hommes semblaient diablement résolus. Leur chef n'avait pas pour lui une tendresse exagérée, et il pensa que le gaillard serait trop heureux d'employer les moyens extrêmes. Et puis, après tout, que lui importait ?

      Il ricana :

      – Si ça me va ! Mais c'était mon rêve !

      Dans la cour, une forte limousine attendait. Deux hommes montèrent en avant, deux autres à l'intérieur. Lupin et l'étranger s'installèrent sur la banquette du fond.

      – En route, s'écria Lupin en allemand, en route pour Veldenz.

      Le comte lui dit :

      – Silence ! ces gens-là ne doivent rien savoir. Parlez français. Ils ne comprennent pas. Mais pourquoi parler ?

      « Au fait, se dit Lupin, pourquoi parler ? »


      Tout le soir et toute la nuit on roula, sans aucun incident. Deux fois on fit de l'essence dans de petites villes endormies.

      A tour de rôle, les Allemands veillèrent leur prisonnier qui, lui, n'ouvrit les yeux qu'au petit matin.

      On s'arrêta pour le premier repas, dans une auberge située sur une colline, près de laquelle il y avait un poteau indicateur. Lupin vit qu'on se trouvait à égale distance de Metz et de Luxembourg. Là on prit une route qui obliquait vers le nord-est du côté de Trêves.

      Lupin dit à son compagnon de voyage :

      – C'est bien au comte de Waldemar que j'ai l'honneur de parler, au confident de l'Empereur, à celui qui fouilla la maison d'Hermann III à Dresde ?

      L'étranger demeura muet.

      « Toi, mon petit, pensa Lupin, tu as une tête qui ne me revient pas. Je me la paierai un jour ou l'autre. Tu es laid, tu es gros, tu es massif ; bref, tu me déplais. »

      Et il ajouta à haute voix :

      – Monsieur le comte a tort de ne pas me répondre. Je parlais dans son intérêt : j'ai vu, au moment où nous remontions, une automobile qui débouchait derrière nous à l'horizon. Vous l'avez vue ?

      – Non, pourquoi ?

      – Pour rien.

      – Cependant...

      – Mais non, rien du tout... une simple remarque... D'ailleurs, nous avons dix minutes d'avance... et notre voiture est pour le moins une quarante chevaux.

      – Une soixante, fit l'Allemand, qui l'observa du coin de l'œil avec inquiétude.

      – Oh ! alors, nous sommes tranquilles.

      On escalada une petite rampe. Tout en haut, le comte se pencha à la portière.

      – Sacré nom ! jura-t-il.

      – Quoi ? fit Lupin.

      Le comte se retourna vers lui, et d'une voix menaçante :

      – Gare à vous... S'il arrive quelque chose, tant pis.

      – Eh ! eh ! il paraît que l'autre approche... Mais que craignez-vous, mon cher comte ? C'est sans doute un voyageur... peut-être même du secours qu'on vous envoie.

      – Je n'ai pas besoin de secours, grogna l'Allemand.

      Il se pencha de nouveau. L'auto n'était plus qu'à deux ou trois cents mètres. Il dit à ses hommes en leur désignant Lupin :

      – Qu'on l'attache ! Et s'il résiste...

      Il tira son revolver.

      – Pourquoi résisterais-je, doux Teuton ? ricana Lupin.

      Et il ajouta tandis qu'on lui liait les mains :

      – Il est vraiment curieux de voir comme les gens prennent des précautions quand c'est inutile, et n'en prennent pas quand il le faut. Que diable peut vous faire cette auto ? Des complices à moi ? Quelle idée !

      Sans répondre, l'Allemand donnait des ordres au mécanicien :

      – A droite ! Ralentis... Laisse-les passer... S'ils ralentissent aussi, halte !

      Mais à son grand étonnement, l'auto semblait au contraire redoubler de vitesse. Comme une trombe elle passa devant la voiture, dans un nuage de poussière.

      Debout, à l'arrière de la voiture qui était en partie découverte, on distingua la forme d'un homme vêtu de noir.

      Il leva le bras.

      Deux coups de feu retentirent.

      Le comte, qui masquait toute la portière gauche, s'affaissa dans la voiture.

      Avant même de s'occuper de lui, les deux compagnons sautèrent sur Lupin et achevèrent de le ligoter.

      – Gourdes ! Butors ! cria Lupin qui tremblait de rage. Lâchez-moi au contraire ! Allons, bon, voilà qu'on arrête ! Mais triples idiots, courez donc dessus... Rattrapez-le !... C'est l'homme noir... l'assassin... Ah ! les imbéciles...

      On le bâillonna. Puis on s'occupa du comte. La blessure ne paraissait pas grave et l'on eût vite fait de la panser. Mais le malade, très surexcité, fut pris d'un accès de fièvre et se mit à délirer.

      Il était huit heures du matin. On se trouvait en rase campagne, loin de tout village. Les hommes n'avaient aucune indication sur le but exact du voyage. Où aller ? Qui prévenir ?

      On rangea l'auto le long d'un bois et l'on attendit.

      Toute la journée s'écoula de la sorte. Ce n'est qu'au soir qu'un peloton de cavalerie arriva, envoyé de Trêves à la recherche de l'automobile.


      Deux heures plus tard, Lupin descendait de la limousine, et, toujours escorté de ses deux Allemands, montait, à la lueur d'une lanterne, les marches d'un escalier qui conduisait dans une petite chambre aux fenêtres barrées de fer.

      Il y passa la nuit.

      Le lendemain matin un officier le mena, à travers une cour encombrée de soldats, jusqu'au centre d'une longue série de bâtiments qui s'arrondissaient au pied d'un monticule où l'on apercevait des ruines monumentales.

      On l'introduisit dans une vaste pièce sommairement meublée. Assis devant un bureau, son visiteur de l'avant-veille lisait des journaux et des rapports qu'il biffait à gros traits de crayon rouge.

      – Qu'on nous laisse, dit-il à l'officier.

      Et s'approchant de Lupin :

      – Les papiers.

      Le ton n'était plus le même. C'était maintenant le ton impérieux et sec du maître qui est chez lui, et qui s'adresse à un inférieur – et quel inférieur ! un escroc, un aventurier de la pire espèce, devant lequel il avait été contraint de s'humilier !

      – Les papiers, répéta-t-il.

      Lupin ne se démonta pas. Il dit calmement :

      – Ils sont dans le château de Veldenz.

      – Nous sommes dans les communs du château de Veldenz.

      – Les papiers sont dans ces ruines.

      – Allons-y. Conduisez-moi.

      Lupin ne bougea pas.

      – Eh bien ?

      – Eh bien ! Sire, ce n'est pas aussi simple que vous le croyez. Il faut un certain temps pour mettre en jeu les éléments nécessaires à l'ouverture de cette cachette.

      – Combien d'heures vous faut-il ?

      – Vingt-quatre.

      Un geste de colère, vite réprimé.

      – Ah ! il n'avait pas été question de cela entre nous.

      – Rien n'a été précisé, Sire... cela pas plus que le petit voyage que Sa Majesté m'a fait faire entre six gardes du corps. Je dois remettre les papiers, voilà tout.

      – Et moi je ne dois vous donner la liberté que contre la remise de ces papiers.

      – Question de confiance, Sire. Je me serais cru tout aussi engagé à rendre ces papiers si j'avais été libre, au sortir de prison, et Votre Majesté peut être sûre que je ne les aurais pas emportés sous mon bras. L'unique différence, c'est qu'ils seraient déjà en votre possession. Sire. Car nous avons perdu un jour. Et un jour, dans cette affaire... c'est un jour de trop... Seulement, voilà, il fallait avoir confiance.

      L'Empereur regardait avec une certaine stupeur ce déclassé, ce bandit qui semblait vexé qu'on se méfiât de sa parole.

      Sans répondre, il sonna.

      – L'officier de service, ordonna-t-il.

      Le comte de Waldemar apparut, très pâle.

      – Ah ! c'est toi, Waldemar ? Tu es remis ?

      – A vos ordres. Sire.

      – Prends cinq hommes avec toi, les mêmes puisque tu es sûr d'eux. Tu ne quitteras pas ce... monsieur jusqu'à demain matin.

      Il regarda sa montre.

      – Jusqu'à demain matin, dix heures... Non, je lui donne jusqu'à midi. Tu iras où il lui plaira d'aller, tu feras ce qu'il te dira de faire. Enfin, tu es à sa disposition. A midi, je te rejoindrai. Si, au dernier coup de midi, il ne m'a pas remis le paquet de lettres, tu le remonteras dans ton auto, et, sans perdre une seconde, tu le ramèneras droit à la prison de la Santé.

      – S'il cherche à s'évader...

      – Arrange-toi.

      Il sortit.

      Lupin prit un cigare sur la table et se jeta dans un fauteuil.

      – A la bonne heure ! J'aime mieux cette façon d'agir. C'est franc et catégorique.

      Le comte avait fait entrer ses hommes. Il dit à Lupin :

      – En marche !

      Lupin alluma son cigare et ne bougea pas.

      – Liez-lui les mains ! fit le comte.

      Et lorsque l'ordre fut exécuté, il répéta :

      – Allons... en marche !

      – Non.

      – Comment, non ?

      – Je réfléchis.

      – A quoi ?

      – A l'endroit où peut se trouver cette cachette.

      Le comte sursauta.

      – Comment ! vous ignorez ?

      – Parbleu ! ricana Lupin, et c'est ce qu'il y a de plus joli dans l'aventure, je n'ai pas la plus petite idée sur cette fameuse cachette, ni les moyens de la découvrir. Hein, qu'en dites-vous, mon cher Waldemar ? Elle est drôle, celle-là... pas la plus petite idée...




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