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813

Maurice Leblanc
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PREMIÈRE PARTIE – LA DOUBLE VIE D'ARSÈNE LUPIN
CHAPITRE VI – PARBURY-RIBEIRA-ALTENHEIM

1

Les petites filles jouaient dans le jardin, sous la surveillance de Mlle Charlotte, nouvelle collaboratrice de Geneviève. Mme Ernemont leur fit une distribution de gâteaux, puis rentra dans la pièce qui servait de salon et de parloir, et s'installa devant un bureau dont elle rangea les papiers et les registres.

      Soudain, elle eut l'impression d'une présence étrangère dans la pièce. Inquiète, elle se retourna.

      – Toi ! s'écria-t-elle... D'où viens-tu ? Par où ?...

      – Chut, fit le prince Sernine. Ecoute-moi et ne perdons pas une minute. Geneviève ?

      – En visite chez Mme Kesselbach.

      – Elle sera ici ?

      – Pas avant une heure.

      – Alors, je laisse venir les frères Doudeville. J'ai rendez-vous avec eux. Comment va Geneviève ?

      – Très bien.

      – Combien de fois a-t-elle revu Pierre Leduc depuis mon départ, depuis dix jours ?

      – Trois fois, et elle doit le retrouver aujourd'hui chez Mme Kesselbach à qui elle l'a présenté, selon tes ordres. Seulement, je te dirai que ce Pierre Leduc ne me dit pas grand-chose, à moi. Geneviève aurait plutôt besoin de trouver quelque bon garçon de sa classe. Tiens, l'instituteur.

      – Tu es folle ! Geneviève épouser un maître d'école !

      – Ah ! si tu considérais d'abord le bonheur de Geneviève...

      – Flûte, Victoire. Tu m'embêtes avec tous tes papotages. Est-ce que j'ai le temps de faire du sentiment ? Je joue une partie d'échecs, et je pousse mes pièces sans me soucier de ce qu'elles pensent. Quand j'aurai gagné la partie, je m'inquiéterai de savoir si le cavalier Pierre Leduc et la reine Geneviève ont un cœur.

      Elle l'interrompit.

      – Tu as entendu ? un coup de sifflet...

      – Ce sont les deux Doudeville. Va les chercher, et laisse-nous. Dès que les deux frères furent entrés, il les interrogea avec sa précision habituelle :

      – Je sais ce que les journaux ont dit sur la disparition de Lenormand et de Gourel. En savez-vous davantage ?

      – Non. Le sous-chef, M. Weber, a pris l'affaire en main. Depuis huit jours nous fouillons le jardin de la maison de retraite et l'on n'arrive pas à s'expliquer comment ils ont pu disparaître. Tout le service est en l'air... On n'a jamais vu ça... un chef de la Sûreté qui disparaît, et sans laisser de trace !

      – Les deux servantes ?

      – Gertrude est partie. On la recherche.

      – Sa sœur Suzanne ?

      – M. Weber et M. Formerie l'ont questionnée. Il n'y a rien contre elle.

      – Voilà tout ce que vous avez à me dire ?

      – Oh ! non, il y a d'autres choses, tout ce que nous n'avons pas dit aux journaux.

      Ils racontèrent alors les événements qui avaient marqué les deux derniers jours de M. Lenormand, la visite nocturne des deux bandits dans la villa de Pierre Leduc, puis, le lendemain, la tentative d'enlèvement commise par Ribeira et la chasse à travers les bois de Saint-Cucufa, puis l'arrivée du vieux Steinweg, son interrogatoire à la Sûreté devant Mme Kesselbach, son évasion du Palais.

      – Et personne, sauf vous, ne connaît aucun de ces détails ?

      – Dieuzy connaît l'incident Steinweg, c'est même lui qui nous l'a raconté.

      – Et l'on a toujours confiance en vous à la Préfecture ?

      – Tellement confiance qu'on nous emploie ouvertement. M. Weber ne jure que par nous.

      – Allons, dit le prince, tout n'est pas perdu. Si M. Lenormand a commis quelque imprudence qui lui a coûté la vie, comme je le suppose, il avait tout de même fait auparavant de la bonne besogne, et il n'y a qu'à continuer. L'ennemi a de l'avance, mais on le rattrapera.

      – Nous aurons du mal, patron.

      – En quoi ? Il s'agit tout simplement de retrouver le vieux Steinweg, puisque c'est lui qui a le mot de l'énigme.

      – Oui, mais où Ribeira l'a-t-il coffré, le vieux Steinweg ?

      – Chez lui, parbleu.

      – Il faudrait donc savoir où Ribeira demeure.

      – Parbleu !

      Les ayant congédiés, il se rendit à la maison de retraite. Des automobiles stationnaient à la porte, et deux hommes allaient et venaient, comme s'ils montaient la garde.

      Dans le jardin, près du pavillon de Mme Kesselbach, il aperçut sur un banc Geneviève, Pierre Leduc et un monsieur de taille épaisse qui portait un monocle. Tous trois causaient. Aucun d'eux ne le vit.

      Mais plusieurs personnes sortirent du pavillon. C'étaient M. Formerie, M. Weber, un greffier et deux inspecteurs. Geneviève rentra, le monsieur au monocle adressa la parole au juge et au sous-chef de la Sûreté, et s'éloigna lentement avec eux. Sernine vint à côté du banc où Pierre Leduc était assis, et murmura :

      – Ne bouge pas, Pierre Leduc, c'est moi.

      – Vous !... vous !...

      C'était la troisième fois que le jeune homme voyait Sernine depuis l'horrible soir de Versailles, et chaque fois cela le bouleversait.

      – Réponds... Qui est l'individu au monocle ?

      Pierre Leduc balbutiait, tout pâle. Sernine lui pinça le bras.

      – Réponds, crebleu ! qui est-ce ?

      – Le baron Altenheim.

      – D'où vient-il ?

      – C'était un ami de M. Kesselbach. Il est arrivé d'Autriche, il y a six jours, et il s'est mis à la disposition de Mme Kesselbach.

      Les magistrats cependant étaient sortis du jardin ainsi que le baron Altenheim.

      – Le baron t'a interrogé ?

      – Oui, beaucoup. Mon cas l'intéresse. Il voudrait m'aider à retrouver ma famille, il fait appel à mes souvenirs d'enfance.

      – Et que dis-tu ?

      – Rien, puisque je ne sais rien. Est-ce que j'ai des souvenirs, moi ? Vous m'avez mis à la place d'un autre, et je ne sais même pas qui est cet autre.

      – Moi non plus ! ricana le prince, et voilà justement en quoi consiste la bizarrerie de ton cas.

      – Ah ! vous riez... vous riez toujours... Mais moi, je commence à en avoir assez... Je suis mêlé à des tas de choses malpropres... sans compter le danger que je cours à jouer un personnage que je ne suis pas.

      – Comment... que tu n'es pas ? Tu es duc pour le moins autant que je suis prince... Peut-être davantage même... Et puis, si tu ne l'es pas, deviens-le, sapristi ! Geneviève ne peut épouser qu'un duc. Regarde-la... Geneviève ne vaut-elle pas que tu vendes ton âme pour ses beaux yeux ?

      Il ne l'observa même pas, indifférent à ce qu'il pensait. Ils étaient entrés et, au bas des marches, Geneviève apparaissait, gracieuse et souriante.

      – Vous voilà revenu ? dit-elle au prince... Ah ! tant mieux ! Je suis contente... vous voulez voir Dolorès ?

      Après un instant, elle l'introduisit dans la chambre de Mme Kesselbach. Le prince eut un saisissement. Dolorès était plus pâle encore, plus émaciée qu'au dernier jour où il l'avait vue. Couchée sur un divan, enveloppée d'étoffes blanches, elle avait l'air de ces malades qui renoncent à lutter. C'était contre la vie qu'elle ne luttait plus, elle, contre le destin qui l'accablait de ses coups.

      Sernine la regardait avec une pitié profonde, et avec une émotion qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Elle le remercia de la sympathie qu'il lui témoignait. Elle parla aussi du baron Altenheim, en termes amicaux.

      – Vous le connaissiez autrefois ? demanda-t-il.

      – De nom, oui, et par mon mari avec qui il était fort lié.

      – J'ai rencontré un Altenheim qui demeurait rue Daru. Pensez-vous que ce soit celui-là ?

      – Oh non ! celui-là demeure... Au fait, je n'en sais trop rien, il m'a donné son adresse, mais je ne pourrais dire...

      Après quelques minutes de conversation, Sernine prit congé. Dans le vestibule, Geneviève l'attendait.

      – J'ai à vous parler, dit-elle vivement... des choses graves... Vous l'avez vu ?

      – Qui ?

      – Le baron Altenheim... mais ce n'est pas son nom... ou du moins il en a un autre... je l'ai reconnu... il ne s'en doute pas...

      Elle l'entraînait dehors et elle marchait très agitée.

      – Du calme, Geneviève...

      – C'est l'homme qui a voulu m'enlever... Sans ce pauvre M. Lenormand, j'étais perdue... Voyons, vous devez savoir, vous qui savez tout.

      – Alors, son vrai nom ?

      – Ribeira.

      – Vous êtes sûre ?

      – Il a eu beau changer sa tête, son accent, ses manières, je l'ai deviné tout de suite, à l'horreur qu'il m'inspire. Mais je n'ai rien dit... jusqu'à votre retour.

      – Vous n'avez rien dit non plus à Mme Kesselbach ?

      – Rien. Elle paraissait si heureuse de retrouver un ami de son mari. Mais vous lui en parlerez, n'est-ce pas ? Vous la défendrez... Je ne sais ce qu'il prépare contre elle, contre moi... Maintenant que M. Lenormand n'est plus là, il ne craint plus rien, il agit en maître. Qui est-ce qui pourrait le démasquer ?

      – Moi. Je réponds de tout. Mais pas un mot à personne.

      Ils étaient arrivés devant la loge des concierges. La porte s'ouvrit. Le prince dit encore :

      – Adieu, Geneviève, et surtout soyez tranquille. Je suis là.

      Il ferma la porte, se retourna et, tout de suite, eut un léger mouvement de recul.

      En face de lui, se tenait, la tête haute, les épaules larges, la carrure puissante, l'homme au monocle, le baron Altenheim.

      Ils se regardèrent deux ou trois secondes, en silence. Le baron souriait.

      Il dit :

      – Je t'attendais, Lupin.

      Si maître de lui qu'il fût, Sernine tressaillit. Il venait pour démasquer son adversaire, et c'était son adversaire qui l'avait démasqué, du premier coup. Et, en même temps, cet adversaire s'offrait à la lutte, hardiment, effrontément, comme s'il était sûr de la victoire. Le geste était crâne et prouvait une rude force.

      Les deux hommes se mesuraient des yeux, violemment hostiles.

      – Et après ? dit Sernine.

      – Après ? ne penses-tu pas que nous ayons besoin de nous voir ?

      – Pourquoi ?

      – J'ai à te parler.

      – Quel jour veux-tu ?

      – Demain. Nous déjeunerons ensemble au restaurant.

      – Pourquoi pas chez toi ?

      – Tu ne connais pas mon adresse.

      – Si.

      Le prince saisit rapidement un journal qui dépassait de la poche d'Altenheim, un journal qui avait encore sa bande d'envoi, et il dit :

      – 29, villa Dupont.

      – Bien joué, fit l'autre. Donc, à demain, chez moi.

      – A demain, chez toi. Ton heure ?

      – Une heure.

      – J'y serai. Mes hommages.

      Ils allaient se séparer. Altenheim s'arrêta.

      – Ah ! un mot encore, prince. Emporte tes armes.

      – Pourquoi ?

      – J'ai quatre domestiques, et tu seras seul.

      – J'ai mes poings, dit Sernine, la partie sera égale.

      Il lui tourna le dos, puis, le rappelant :

      – Ah ! un mot encore, baron. Engage quatre autres domestiques.

      – Pourquoi ?

      – J'ai réfléchi. Je viendrai avec ma cravache.



2

      A une heure exactement, un cavalier franchissait la grille de la villa Dupont, paisible rue provinciale dont l'unique issue donne sur la rue Pergolèse, à deux pas de l'avenue du Bois.

      Des jardins et de jolis hôtels la bordent. Et tout au bout elle est fermée par une sorte de petit parc où s'élève une vieille et grande maison contre laquelle passe le chemin de fer de Ceinture.

      C'est là, au numéro 29, qu'habitait le baron Altenheim.

      Sernine jeta la bride de son cheval à un valet de pied qu'il avait envoyé d'avance, et lui dit :

      – Tu le ramèneras à deux heures et demie.

      Il sonna. La porte du jardin s'étant ouverte, il se dirigea vers le perron où l'attendaient deux grands gaillards en livrée qui l'introduisirent dans un immense vestibule de pierre, froid et sans le moindre ornement. La porte se referma derrière lui avec un bruit sourd, et, quel que fût son courage indomptable, il n'en eut pas moins une impression pénible à se sentir seul, environné d'ennemis, dans cette prison isolée.

      – Vous annoncerez le prince Sernine.

      Le salon était proche. On l'y fit entrer aussitôt.

      – Ah ! vous voilà, mon cher prince, fit le baron en venant au-devant de lui... Eh bien ! figurez-vous... Dominique, le déjeuner dans vingt minutes... D'ici là qu'on nous laisse. Figurez-vous, mon cher prince, que je ne croyais pas beaucoup à votre visite.

      – Ah ! pourquoi ?

      – Dame, votre déclaration de guerre, ce matin, est si nette que toute entrevue est inutile.

      – Ma déclaration de guerre ?

      Le baron déplia un numéro du Grand Journal et signala du doigt un article ainsi conçu : Communiqué.

      « La disparition de M. Lenormand n'a pas été sans émouvoir Arsène Lupin. Après une enquête sommaire, et, comme suite à son projet d'élucider l'affaire Kesselbach, Arsène Lupin a décidé qu'il retrouverait M. Lenormand vivant ou mort, et qu'il livrerait à la justice le ou les auteurs de cette abominable série de forfaits. »


      – C'est bien de vous, ce communiqué, mon cher prince ?

      – C'est de moi, en effet.

      – Par conséquent, j'avais raison, c'est la guerre.

      – Oui.

      Altenheim fit asseoir Sernine, s'assit, et lui dit d'un ton conciliant :

      – Eh bien, non, je ne puis admettre cela. Il est impossible que deux hommes comme nous se combattent et se fassent du mal. Il n'y a qu'à s'expliquer, qu'à chercher les moyens : nous sommes faits pour nous entendre.

      – Je crois au contraire que deux hommes comme nous ne sont pas faits pour s'entendre.

      L'autre réprima un geste d'impatience et reprit :

      – Ecoute, Lupin... A propos, tu veux bien que je t'appelle Lupin ?

      – Comment t'appellerai-je, moi ? Altenheim, Ribeira, ou Parbury ?...

      – Oh ! oh ! je vois que tu es encore plus documenté que je ne croyais ! Peste, tu es d'attaque... Raison de plus pour nous accorder.

      Et, se penchant vers lui :

      – Ecoute, Lupin, réfléchis bien à mes paroles, il n'en est pas une que je n'aie mûrement pesée. Voici... Nous sommes de force tous les deux... Tu souris ? C'est un tort... Il se peut que tu aies des ressources que je n'ai pas, mais j'en ai, moi, que tu ignores. En plus, comme tu le sais, pas beaucoup de scrupules... de l'adresse... et une aptitude à changer de personnalité qu'un maître comme toi doit apprécier. Bref, les deux adversaires se valent. Mais il reste une question : Pourquoi sommes-nous adversaires ? Nous poursuivons le même but, diras-tu ? Et après ? Sais-tu ce qu'il en adviendra de notre rivalité ? C'est que chacun de nous paralysera les efforts et détruira l'œuvre de l'autre, et que nous le raterons tous les deux, le but ! Au profit de qui ? D'un Lenormand quelconque, d'un troisième larron... C'est trop bête.

      – C'est trop bête, en effet, confessa Sernine, mais il y a un moyen.

      – Lequel ?

      – Retire-toi.

      – Ne blague pas. C'est sérieux. La proposition que je vais te faire est de celles qu'on ne rejette pas sans les examiner. Bref, en deux mots, voici : Associons-nous.

      – Oh ! oh !

      – Bien entendu, nous resterons libres, chacun de notre côté, pour tout ce qui nous concerne. Mais pour l'affaire en question nous mettons nos efforts en commun. Ça va-t-il ? La main dans la main, et part à deux.

      – Qu'est-ce que tu apportes ?

      – Moi ?

      – Oui. Tu sais ce que je vaux, moi ; j'ai fait mes preuves. Dans l'union que tu me proposes, tu connais pour ainsi dire le chiffre de ma dot... Quelle est la tienne ?

      – Steinweg.

      – C'est peu.

      – C'est énorme. Par Steinweg, nous apprenons la vérité sur Pierre Leduc. Par Steinweg, nous savons ce qu'est le fameux projet Kesselbach.

      Sernine éclata de rire.

      – Et tu as besoin de moi pour cela ?

      – Comment ?

      – Voyons, mon petit, ton offre est puérile. Du moment que Steinweg est entre tes mains, si tu désires ma collaboration, c'est que tu n'as pas réussi à le faire parler. Sans quoi tu te passerais de mes services.

      – Et alors ?

      – Alors, je refuse !

      Les deux hommes se dressèrent de nouveau, implacables et violents.

      – Je refuse, articula Sernine. Lupin n'a besoin de personne, lui, pour agir. Je suis de ceux qui marchent seuls. Si tu étais mon égal, comme tu le prétends, l'idée ne te serait jamais venue d'une association. Quand on a la taille d'un chef, on commande. S'unir, c'est obéir. Je n'obéis pas !

      – Tu refuses ? tu refuses ? répéta Altenheim, tout pâle sous l'outrage.

      – Tout ce que je puis faire pour toi, mon petit, c'est de t'offrir une place dans ma bande. Simple soldat, pour commencer. Sous mes ordres, tu verras comment un général gagne une bataille et comment il empoche le butin, à lui tout seul, et pour lui tout seul. Ça colle, pioupiou ?

      Altenheim grinçait des dents, hors de lui. Il mâchonna :

      – Tu as tort, Lupin... tu as tort... Moi non plus je n'ai besoin de personne, et cette affaire-là ne m'embarrasse pas plus qu'un tas d'autres que j'ai menées jusqu'au bout... Ce que j'en disais, c'était pour arriver plus vite au but, et sans se gêner.

      – Tu ne me gênes pas, dit Lupin, dédaigneusement.

      – Allons donc ! si l'on ne s'associe pas, il n'y en a qu'un qui arrivera.

      – Ça me suffit.

      – Et il n'arrivera qu'après avoir passé sur le corps de l'autre. Es-tu prêt à cette sorte de duel, Lupin ?... duel à mort, comprends-tu ? Le coup de couteau, c'est un moyen que tu méprises, mais si tu le reçois là, Lupin, en pleine gorge ?

      – Ah ! ah ! en fin de compte, voilà ce que tu me proposes ?

      – Non, je n'aime pas beaucoup le sang, moi... Regarde mes poings... je frappe... et l'on tombe... j'ai des coups à moi... Mais l'autre tue... rappelle-toi la petite blessure à la gorge... Ah ! celui-là. Lupin, prends garde à lui... Il est terrible et implacable... Rien ne l'arrête.

      Il prononça ces mots à voix basse et avec une telle émotion que Sernine frissonna au souvenir abominable de l'inconnu.

      – Baron, ricana-t-il, on dirait que tu as peur de ton complice !

      – J'ai peur pour les autres, pour ceux qui nous barrent la route, pour toi. Lupin. Accepte ou tu es perdu. Moi-même, s'il le faut, j'agirai. Le but est trop près... j'y touche... Va-t'en Lupin !

      Il était puissant d'énergie et de volonté exaspérée, et si brutal qu'on l'eût dit prêt à frapper l'ennemi sur-le-champ.

      Sernine haussa les épaules.

      – Dieu ! que j'ai faim ! dit-il en bâillant. Comme on mange tard chez toi ! La porte s'ouvrit.

      – Monsieur est servi, annonça le maître d'hôtel.

      – Ah ! que voilà une bonne parole !

      Sur le pas de la porte, Altenheim lui agrippa le bras, et, sans se soucier de la présence du domestique :

      – Un bon conseil... accepte. L'heure est grave... Et accedil;a vaut mieux, je te jure, ça vaut mieux... accepte...

      – Du caviar ! s'écria Sernine... ah ! c'est tout à fait gentil... Tu t'es souvenu que tu traitais un prince russe.

      Ils s'assirent l'un en face de l'autre, et le lévrier du baron, une grande bête aux longs poils d'argent, prit place entre eux.

      – Je vous présente Sirius, mon plus fidèle ami.

      – Un compatriote, dit Sernine. Je n'oublierai jamais celui que voulut bien me donner le tsar quand j'eus l'honneur de lui sauver la vie.

      – Ah ! vous avez eu l'honneur... un complot terroriste, sans doute ?

      – Oui, complot que j'avais organisé. Figurez-vous que ce chien, qui s'appelait Sébastopol...

      Le déjeuner se poursuivit gaiement, Altenheim avait repris sa bonne humeur, et les deux hommes firent assaut d'esprit et de courtoisie. Sernine raconta des anecdotes auxquelles le baron riposta par d'autres anecdotes, et c'étaient des récits de chasse, de sport, de voyage, où revenaient à tout instant les plus vieux noms d'Europe, grands d'Espagne, lords anglais, magyars hongrois, archiducs autrichiens.

      – Ah ! dit Sernine, quel joli métier que le nôtre ! Il nous met en relation avec tout ce qu'il y a de bien sur terre. Tiens, Sirius, un peu de cette volaille truffée.

      Le chien ne le quittait pas de l'œil, happant d'un coup de gueule tout ce que Sernine lui tendait.

      – Un verre de Chambertin, prince ?

      – Volontiers, baron.

      – Je vous le recommande, il vient des caves du roi Léopold.

      – Un cadeau ?

      – Oui, un cadeau que je me suis offert.

      – Il est délicieux... Un bouquet !... Avec ce pâté de foie, c'est une trouvaille. Mes compliments, baron, votre chef est de premier ordre.

      – Ce chef est une cuisinière, prince. Je l'ai enlevée à prix d'or à Levraud, le député socialiste. Tenez, goûtez-moi ce chaud-froid de glace au cacao, et j'attire votre attention sur les gâteaux secs qui l'accompagnent. Une invention de génie, ces gâteaux.

      – Ils sont charmants de forme, en tout cas, dit Sernine, qui se servit. Si leur ramage répond à leur plumage... Tiens, Sirius, tu dois adorer cela. Locuste n'aurait pas mieux fait.

      Vivement il avait pris un des gâteaux et l'avait offert au chien. Celui-ci l'avala d'un coup, resta deux ou trois secondes immobile, comme stupide, puis tournoya sur lui-même et tomba, foudroyé.

      Sernine s'était jeté en arrière pour n'être pas pris en traître par un des domestiques, et, se mettant à rire :

      – Dis donc, baron, quand tu veux empoisonner un de tes amis, tâche que ta voix reste calme et que tes mains ne frémissent pas... Sans quoi on se méfie... Mais je croyais que tu répugnais à l'assassinat ?

      – Au coup de couteau, oui, dit Altenheim sans se troubler. Mais j'ai toujours eu envie d'empoisonner quelqu'un. Je voulais savoir quel goût ça avait.

      – Bigre ! mon bonhomme, tu choisis bien tes morceaux. Un prince russe !

      Il s'approcha d'Altenheim et lui dit d'un ton confidentiel :

      – Sais-tu ce qui serait arrivé si tu avais réussi, c'est-à-dire si mes amis ne m'avaient pas vu revenir à trois heures au plus tard ? Eh bien, à trois heures et demie, le préfet de Police savait exactement à quoi s'en tenir sur le compte du soi-disant baron Altenheim, lequel baron était cueilli avant la fin de la journée et coffré au Dépôt.

      – Bah ! dit Altenheim, de prison on s'évade... tandis qu'on ne revient pas du royaume où je t'envoyais.

      – Evidemment, mais il eût d'abord fallu m'y envoyer, et cela ce n'est pas facile.

      – Il suffisait d'une bouchée d'un de ces gâteaux.

      – En es-tu bien sûr ?

      – Essaie.

      – Décidément, mon petit, tu n'as pas encore l'étoffe d'un grand maître de l'Aventure, et sans doute ne l'auras-tu jamais, puisque tu me tends des pièges de cette sorte. Quand on se croit digne de mener la vie que nous avons l'honneur de mener, on doit aussi en être capable, et, pour cela, être prêt à toutes les éventualités, même à ne pas mourir si une fripouille quelconque tente de vous empoisonner... Une âme intrépide dans un corps inattaquable, voilà l'idéal qu'il faut se proposer et atteindre. Travaille, mon petit. Moi, je suis intrépide et inattaquable. Rappelle-toi le roi Mithridate.

      Et, se rasseyant :

      – A table, maintenant ! Mais comme j'aime à prouver les vertus que je me décerne, et comme, d'autre part, je ne veux pas faire de peine à ta cuisinière, donne-moi donc cette assiette de gâteaux.

      Il en prit un, le cassa en deux, et tendit une moitié au baron :

      – Mange !

      L'autre eut un geste de recul.

      – Froussard ! dit Sernine.

      Et, sous les yeux ébahis du baron et de ses acolytes, il se mit à manger la première, puis la seconde moitié du gâteau, tranquillement, consciencieusement, comme on mange une friandise dont on serait désolé de perdre la plus petite miette.



3

      Ils se revirent.

      Le soir même, le prince Sernine invitait le baron Altenheim au Cabaret Vatel, et le faisait dîner avec un poète, un musicien, un financier et deux jolies comédiennes, sociétaires du Théâtre-Français.

      Le lendemain, ils déjeunèrent ensemble au Bois, et le soir ils se retrouvèrent à l'Opéra.

      Et chaque jour, durant une semaine, ils se revirent.

      On eût dit qu'ils ne pouvaient se passer l'un de l'autre, et qu'une grande amitié les unissait, faite de confiance, d'estime et de sympathie. Ils s'amusaient beaucoup, buvaient de bons vins, fumaient d'excellents cigares, et riaient comme des fous.

      En réalité, ils s'épiaient férocement. Ennemis mortels, séparés par une haine sauvage, chacun d'eux, sûr de vaincre et le voulant avec une volonté sans frein, ils attendaient la minute propice, Altenheim pour supprimer Sernine, et Sernine pour précipiter Altenheim dans le gouffre qu'il creusait devant lui. Tous deux savaient que le dénouement ne pouvait tarder. L'un ou l'autre y laisserait sa peau, et c'était une question d'heures, de jours, tout au plus.

      Drame passionnant, et dont un homme comme Sernine devait goûter l'étrange et puissante saveur. Connaître son adversaire et vivre à ses côtés, savoir que, au moindre pas, à la moindre étourderie, c'est la mort qui vous guette, quelle volupté !


      Un jour, dans le jardin du cercle de la rue Cambon, dont Altenheim faisait également partie, ils étaient seuls, à cette heure de crépuscule où l'on commence à dîner au mois de juin, et où les joueurs du soir ne sont pas encore là. Ils se promenaient autour d'une pelouse, le long de laquelle il y avait, bordé de massifs, un mur que perçait une petite porte. Et soudain, pendant qu'Altenheim parlait, Sernine eut l'impression que sa voix devenait moins assurée, presque tremblante. Du coin de l'œil il l'observa. La main d'Altenheim était engagée dans la poche de son veston, et Sernine vit, à travers l'étoffe, cette main qui se crispait au manche d'un poignard, hésitante, indécise, tour à tour résolue et sans force.

      Moment délicieux ! Allait-il frapper ? Qui remporterait, de l'instinct peureux et qui n'ose pas, ou de la volonté consciente, toute tendue vers l'acte de tuer ?

      Le buste droit, les bras derrière le dos, Sernine attendait, avec des frissons d'angoisse et de plaisir. Le baron s'était tu, et dans le silence ils marchaient tous les deux côte à côte.

      – Mais frappe donc ! s'écria le prince.

      Il s'était arrêté, et, tourné vers son compagnon :

      – Frappe donc, disait-il, c'est l'instant ou jamais ! Personne ne peut te voir. Tu files par cette petite porte dont la clef se trouve par hasard accrochée au mur, et bonjour, baron... ni vu ni connu... Mais j'y pense, tout cela était combiné... C'est toi qui m'as amené ici... Et tu hésites ? Mais frappe donc !

      Il le regardait au fond des yeux. L'autre était livide, tout frémissant d'énergie impuissante.

      – Poule mouillée ! ricana Sernine. Je ne ferai jamais rien de toi. La vérité, veux-tu que je te la dise ? Eh bien, je te fais peur. Mais oui, tu n'es jamais très sûr de ce qui va t'arriver quand tu es en face de moi. C'est toi qui veux agir, et ce sont mes actes, mes actes possibles, qui dominent la situation. Non, décidément, tu n'es pas encore celui qui fera pâlir mon étoile !

      Il n'avait pas achevé ce mot qu'il se sentit pris au cou et attiré en arrière. Quelqu'un, qui se cachait dans le massif, près de la petite porte, l'avait happé par la tête. Il vit un bras qui se levait, armé d'un couteau dont la lame était toute brillante. Le bras s'abattit, la pointe du couteau l'atteignit en pleine gorge.

      Au même moment, Altenheim sauta sur lui pour l'achever, et ils roulèrent dans les plates-bandes. Ce fut l'affaire de vingt à trente secondes, tout au plus. Si fort qu'il fût, si entraîné aux exercices de lutte, Altenheim céda presque aussitôt, en poussant un cri de douleur. Sernine se releva et courut vers la petite porte qui venait de se refermer sur une silhouette sombre. Trop tard ! Il entendit le bruit de la clef dans la serrure. Il ne put l'ouvrir.

      – Ah ! bandit ! jura-t-il, le jour où je t'aurai, ce sera le jour de mon premier crime ! Mais pour Dieu !

      Il revint, se baissa, et recueillit les morceaux du poignard qui s'était brisé en le frappant.

      Altenheim commençait à bouger. Il lui dit :

      – Eh bien, baron, ça va mieux ? Tu ne connaissais pas ce coup-là, hein ? C'est ce que j'appelle le coup direct au plexus solaire, c'est-à-dire que ça vous mouche votre soleil vital, comme une chandelle. C'est propre, rapide, sans douleur... et infaillible. Tandis qu'un coup de poignard ?... Peuh ! il n'y a qu'à porter un petit gorgerin à mailles d'acier, comme j'en porte moi-même, et l'on se fiche de tout le monde, surtout de ton petit camarade noir, puisqu'il frappe toujours à la gorge, le monstre idiot ! Tiens, regarde son joujou favori... Des miettes !

      Il lui tendit la main.

      – Allons, relève-toi, baron. Je t'invite à dîner. Et veuille bien te rappeler le secret de ma supériorité : une âme intrépide dans un corps inattaquable.

      Il rentra dans les salons du cercle, retint une table pour deux personnes, s'assit sur un divan et attendit l'heure du dîner en songeant :

      « Evidemment la partie est amusante, mais ça devient dangereux. Il faut en finir... Sans quoi, ces animaux-là m'enverront au paradis plus tôt que je ne veux... L'embêtant, c'est que je ne peux rien faire contre eux avant d'avoir retrouvé le vieux Steinweg... Car, au fond, il n'y a que cela d'intéressant, le vieux Steinweg, et si je me cramponne au baron, c'est que j'espère toujours recueillir un indice quelconque... Que diable en ont-ils fait ? Il est hors de doute qu'Altenheim est en communication quotidienne avec lui, il est hors de doute qu'il tente l'impossible pour lui arracher des informations sur le projet Kesselbach. Mais où le voit-il ? Où l'a-t-il fourré ? chez des amis ? chez lui, au 29 de la villa Dupont ? »

      Il réfléchit assez longtemps, puis alluma une cigarette dont il tira trois bouffées et qu'il jeta. Ce devait être un signal, car deux jeunes gens vinrent s'asseoir à côté de lui, qu'il semblait ne point connaître, mais avec lesquels il s'entretint furtivement.

      C'étaient les frères Doudeville, en hommes du monde ce jour-là.

      – Qu'y a-t-il, patron ?

      – Prenez six de nos hommes, allez au 29 de la villa Dupont, et entrez.

      – Fichtre ! Comment ?

      – Au nom de la loi. N'êtes-vous pas inspecteurs de la Sûreté ? Une perquisition.

      – Mais nous n'avons pas le droit...

      – Prenez-le.

      – Et les domestiques ? S'ils résistent ?

      – Ils ne sont que quatre.

      – S'ils crient ?

      – Ils ne crieront pas.

      – Si Altenheim revient ?

      – Il ne reviendra pas avant dix heures. Je m'en charge. Ça vous fait deux heures et demie. C'est plus qu'il ne vous en faut pour fouiller la maison de fond en comble. Si vous trouvez le vieux Steinweg, venez m'avertir.

      Le baron Altenheim s'approchait, il alla au-devant de lui.

      – Nous dînons, n'est-ce pas ? Le petit incident du jardin m'a creusé l'estomac. A ce propos, mon cher baron, j'aurais quelques conseils à vous donner...

      Ils se mirent à table.

      Après le repas, Sernine proposa une partie de billard, qui fut acceptée. Puis, la partie de billard terminée, ils passèrent dans la salle de baccara. Le croupier justement clamait :

      – La banque est à cinquante louis, personne n'en veut ?...

      – Cent louis, dit Altenheim.

      Sernine regarda sa montre. Dix heures. Les Doudeville n'étaient pas revenus. Donc les recherches demeuraient infructueuses.

      – Banco, dit-il.

      Altenheim s'assit et répartit les cartes.

      – J'en donne.

      – Non.

      – Sept.

      – Six.

      – J'ai perdu, dit Sernine. Banco du double ?

      – Soit, fit le baron.

      Il distribua les cartes.

      – Huit, dit Sernine.

      – Neuf, abattit le baron.

      Sernine tourna sur ses talons en murmurant :

      « Ça me coûte trois cents louis, mais je suis tranquille, le voilà cloué sur place. »

      Un instant après, son auto le déposait devant le 29 de la villa Dupont, et, tout de suite, il trouva les Doudeville et leurs hommes réunis dans le vestibule.

      – Vous avez déniché le vieux ?

      – Non.

      – Tonnerre ! Il est pourtant quelque part ! Où sont les domestiques ?

      – Là, dans l'office, attachés.

      – Bien. J'aime autant n'être pas vu. Partez tous. Jean, reste en bas et fais le guet. Jacques, fais-moi visiter la maison.

      Rapidement, il parcourut la cave, le grenier. Il ne s'arrêtait pour ainsi dire point, sachant bien qu'il ne découvrirait pas en quelques minutes ce que ses hommes n'avaient pu découvrir en trois heures. Mais il enregistrait fidèlement la forme et l'enchaînement des pièces.

      Quand il eut fini, il revint vers une chambre que Doudeville lui avait indiquée comme celle d'Altenheim, et l'examina attentivement.

      – Voilà qui fera mon affaire, dit-il en soulevant un rideau qui masquait un cabinet noir rempli de vêtements. D'ici, je vois toute la chambre.

      – Et si le baron fouille sa maison ?

      – Pourquoi ?

      – Mais il saura que l'on est venu, par ses domestiques.

      – Oui, mais il n'imaginera pas que l'un de nous s'est installé chez lui. Il se dira que la tentative a manqué, voilà tout. Par conséquent, je reste.

      – Et comment sortirez-vous ?

      – Ah ! tu m'en demandes trop. L'essentiel était d'entrer. Va, Doudeville, ferme les portes. Rejoins ton frère et filez... A demain ou plutôt...

      – Ou plutôt...

      – Ne vous occupez pas de moi. Je vous ferai signe en temps voulu.

      Il s'assit sur une petite caisse placée au fond du placard. Une quadruple rangée de vêtements suspendus le protégeait. Sauf le cas d'investigations, il était évidemment là en toute sûreté.

      Dix minutes s'écoulèrent. Il entendit le trot sourd d'un cheval, du côté de la villa, et le bruit d'un grelot. Une voiture s'arrêta, la porte d'en bas claqua, et presque aussitôt il perçut des voix, des exclamations, toute une rumeur qui s'accentuait au fur et à mesure, probablement, qu'un des captifs était délivré de son bâillon.

      « On s'explique, pensa-t-il... La rage du baron doit être à son comble... Il comprend maintenant la raison de ma conduite de ce soir, au cercle, et que je l'ai roulé proprement... Roulé, ça dépend, car enfin, Steinweg m'échappe toujours... Voilà la première chose dont il va s'occuper : lui a-t-on repris Steinweg ? Pour le savoir, il va courir à la cachette. S'il monte, c'est que la cachette est en haut. S'il descend, c'est qu'elle est dans les sous-sols. »

      Il écouta. Le bruit des voix continuait dans les pièces du rez-de-chaussée, mais il ne semblait point que l'on bougeât. Altenheim devait interroger ses acolytes. Ce ne fut qu'après une demi-heure que Sernine entendit des pas qui montaient l'escalier.

      « Ce serait donc en haut, se dit-il, mais pourquoi ont-ils tant tardé ? »

      – Que tout le monde se couche, dit la voix d'Altenheim.

      Le baron entra dans la chambre avec un de ses hommes et referma la porte.

      – Et moi aussi, Dominique, je me couche. Quand nous discuterions toute la nuit, nous n'en serions pas plus avancés.

      – Moi, mon avis, dit l'autre, c'est qu'il est venu pour chercher Steinweg.

      – C'est mon avis, aussi, et c'est pourquoi je rigole, au fond, puisque Steinweg n'est pas là.

      – Mais, enfin, où est-il ? Qu'est-ce que vous avez pu en faire ?

      – Ça, c'est mon secret, et tu sais que, mes secrets, je les garde pour moi. Tout ce que je peux te dire, c'est que la prison est bonne et qu'il n'en sortira qu'après avoir parlé.

      – Alors, bredouille, le prince ?

      – Je te crois. Et encore, il a dû casquer pour arriver à ce beau résultat. Non, vrai, ce que je rigole !... Infortuné prince !...

      – N'importe, reprit l'autre, il faudrait bien s'en débarrasser.

      – Sois tranquille, mon vieux, ça ne tardera pas. Avant huit jours, je t'offrirai un portefeuille d'honneur, fabriqué avec de la peau de Lupin. Laisse-moi me coucher, je tombe de sommeil.

      Un bruit de porte qui se ferme. Puis Sernine entendit le baron qui mettait le verrou, puis qui vidait ses poches, qui remontait sa montre et qui se déshabillait.

      Il était joyeux, sifflotait et chantonnait, parlant même à haute voix.

      – Oui, en peau de Lupin... et avant huit jours... avant quatre jours ! sans quoi c'est lui qui nous boulottera, le sacripant !... Ça ne fait rien, il a raté son coup ce soir Le calcul était juste, pourtant Steinweg ne peut être qu'ici... Seulement, voilà...

      Il se mit au lit et tout de suite éteignit l'électricité. Sernine s'était avancé près du rideau, qu'il souleva légèrement, et il voyait la lumière vague de la nuit qui filtrait par les fenêtres, laissant le lit dans une obscurité profonde.

      « Décidément, c'est moi la poire, se dit-il. Je me suis blousé jusqu'à la gauche. Dès qu'il ronflera, je m'esquive... »

      Mais un bruit étouffé l'étonna, un bruit dont il n'aurait pu préciser la nature et qui venait du lit. C'était comme un grincement, à peine perceptible d'ailleurs.

      – Eh bien, Steinweg, où en sommes-nous ?

      C'était le baron qui parlait ! Il n'y avait aucun doute que ce fût lui qui parlât, mais comment se pouvait-il qu'il parlât à Steinweg, puisque Steinweg n'était pas dans la chambre ? Et Altenheim continua :

      – Es-tu toujours intraitable ?... Oui ?... Imbécile ! Il faudra pourtant bien que tu te décides à raconter ce que tu sais... Non ?... Bonsoir, alors, et à demain...

      « Je rêve, je rêve, se disait Sernine. Ou bien c'est lui qui rêve à haute voix. Voyons, Steinweg n'est pas à côté de lui, il n'est pas dans la chambre voisine... il n'est même pas dans la maison. Altenheim l'a dit... Alors, qu'est-ce que c'est que cette histoire ahurissante ? »

      Il hésita. Allait-il sauter sur le baron, le prendre à la gorge et obtenir de lui, par la force et la menace, ce qu'il n'avait pu obtenir par la ruse ? Absurdité ! Jamais Altenheim ne se laisserait intimider.

      « Allons, je pars, murmura-t-il, j'en serai quitte pour une soirée perdue. »

      Il ne partit point. Il sentit qu'il lui était impossible de partir, qu'il devait attendre, que le hasard pouvait encore le servir.

      Il décrocha avec des précautions infinies quatre ou cinq costumes et paletots, les étendit par terre, s'installa, et, le dos appuyé au mur, s'endormit le plus tranquillement du monde.

      Le baron ne fut pas matinal. Une horloge quelque part sonna neuf coups quand il sauta du lit et fit venir son domestique.

      Il lut le courrier que celui-ci apportait, s'habilla sans dire un mot, et se mit à écrire des lettres, pendant que le domestique suspendait soigneusement dans le placard les vêtements de la veille, et que Sernine, les poings en bataille, se disait :

      « Voyons, faut-il que je défonce le plexus solaire de cet individu ? »

      A dix heures, le baron ordonna :

      – Va-t'en !

      – Voilà, encore ce gilet...

      – Vas-t'en, je te dis. Tu reviendras quand je t'appellerai... pas avant.

      Il poussa la porte lui-même sur le domestique, attendit, en homme qui n'a guère confiance dans les autres, et, s'approchant d'une table où se trouvait un appareil téléphonique, il décrocha le récepteur.

      – Allô ! mademoiselle, je vous prie de me donner Garches... C'est cela, mademoiselle, vous me sonnerez...

      Il resta près de l'appareil.

      Sernine frémissait d'impatience. Le baron allait-il communiquer avec son mystérieux compagnon de crime ?

      La sonnerie retentit.

      – Allô, fit Altenheim... Ah ! c'est Garches... parfait Mademoiselle, je voudrais le numéro 38... Oui, 38, deux fois quatre...

      Et au bout de quelques secondes, la voix plus basse, aussi basse et aussi nette que possible, il prononça :

      – Le numéro 38 ?... C'est moi, pas de mots inutiles... Hier ? Oui, tu l'as manqué dans le jardin... Une autre fois, évidemment... mais ça presse... il a fait fouiller la maison le soir... je te raconterai... Rien trouvé, bien entendu... Quoi ?... allô ! Non, le vieux Steinweg refuse de parler... les menaces, les promesses, rien n'y a fait... Allô... Eh oui, parbleu, il sait que nous ne pouvons rien... Nous ne connaissons le projet de Kesselbach et l'histoire de Pierre Leduc qu'en partie... Lui seul a le mot de l'énigme... Oh ! il parlera, ça j'en réponds... et cette nuit même... sans quoi... Eh ! qu'est-ce que tu veux, tout plutôt que de le laisser échapper ! Vois-tu que le prince nous le chipe ! Oh ! celui-là, dans trois jours, il faut qu'il ait son compte... Tu as une idée ?... En effet... l'idée est bonne... Oh ! oh ! excellente... je vais m'en occuper... Quand se voit-on ? mardi, veux-tu ? Ça va. Je viendrai mardi... à deux heures...

      Il remit l'appareil en place et sortit. Sernine l'entendit qui donnait des ordres.

      – Attention, cette fois, hein ? ne vous laissez pas pincer bêtement comme hier, je ne rentrerai pas avant la nuit.

      La lourde porte du vestibule se referma, puis ce fut le claquement de la grille dans le jardin et le grelot d'un cheval qui s'éloignait.

      Après vingt minutes, deux domestiques survinrent, qui ouvrirent les fenêtres et firent la chambre.

      Quand ils furent partis, Sernine attendit encore assez longtemps, jusqu'à l'heure présumée de leur repas. Puis, les supposant dans la cuisine, attablés, il se glissa hors du placard et se mit à inspecter le lit et la muraille à laquelle ce lit était adossé.

      « Bizarre, dit-il, vraiment bizarre... Il n'y a rien là de particulier. Le lit n'a aucun double fond... Dessous, pas de trappe. Voyons la chambre voisine. »

      Doucement, il passa à côté. C'était une pièce vide, sans aucun meuble.

      « Ce n'est pas là que gîte le vieux... Dans l'épaisseur de ce mur ? Impossible, c'est plutôt une cloison, très mince. Sapristi ! Je n'y comprends rien, moi. »

      Pouce par pouce, il interrogea le plancher, le mur, le lit, perdant son temps à des expériences inutiles. Décidément, il y avait là un truc, fort simple peut-être, mais que, pour l'instant, il ne saisissait pas.

      « A moins que, se dit-il, Altenheim n'ait positivement déliré... C'est la seule supposition acceptable. Et, pour la vérifier, je n'ai qu'un moyen, c'est de rester. Et je reste. Advienne que pourra. ».

      De crainte d'être surpris, il réintégra son repaire et n'en bougea plus, rêvassant et sommeillant, tourmenté, d'ailleurs, par une faim violente.

      Et le jour baissa. Et l'obscurité vint.

      Altenheim ne rentra qu'après minuit. Il monta dans sa chambre, seul cette fois, se dévêtit, se coucha, et, aussitôt, comme la veille, éteignit l'électricité.

      Même attente anxieuse. Même petit grincement inexplicable. Et, de sa même voix railleuse, Altenheim articula :

      – Et alors, comment ça va, l'ami... Des injures ?... Mais non, mais non, mon vieux, ce n'est pas du tout ce qu'on te demande ! Tu fais fausse route. Ce qu'il me faut, ce sont de bonnes confidences, bien complètes, bien détaillées, concernant tout ce que tu as révélé à Kesselbach... l'histoire de Pierre Leduc, etc. C'est clair ?

      Sernine écoutait avec stupeur. Il n'y avait pas à se tromper, cette fois : le baron s'adressait réellement au vieux Steinweg. Colloque impressionnant ! Il lui semblait surprendre le dialogue mystérieux d'un vivant et d'un mort, une conversation avec un être innommable, respirant dans un autre monde, un être invisible, impalpable, inexistant.

      Le baron reprit, ironique et cruel :

      – Tu as faim ? Mange donc, mon vieux. Seulement, rappelle-loi que je t'ai donné d'un coup toute ta provision de pain, et que, en la grignotant, à raison de quelques miettes en vingt-quatre heures, tu en as tout au plus pour une semaine... Mettons dix jours ! Dans dix jours, couic, il n'y aura plus de père Steinweg. A moins que d'ici là tu aies consenti à parler. Non ? On verra ça demain... Dors, mon vieux.


      Le lendemain, à une heure, après une nuit et une matinée sans incident, le prince Sernine sortait paisiblement de la villa Dupont et, la tête faible, les jambes molles, tout en se dirigeant vers le plus proche restaurant, il résumait la situation :

      « Ainsi, mardi prochain, Altenheim et l'assassin du Palace Hôtel ont rendez-vous à Garches dans une maison dont le téléphone porte le numéro 38. C'est donc mardi que je livrerai les deux coupables et que je délivrerai M. Lenormand. Le soir même, ce sera le tour du vieux Steinweg, et j'apprendrai enfin si Pierre Leduc est, oui ou non, le fils d'un charcutier, et si je peux dignement en faire le mari de Geneviève. Ainsi soit-il ! »


      Le mardi matin, vers onze heures, Valenglay, président du Conseil, faisait venir le préfet de Police, le sous-préfet de la Sûreté, M. Weber, et leur montrait un pneumatique, signé prince Sernine, qu'il venait de recevoir.

      « Monsieur le Président du Conseil,

      Sachant tout l'intérêt que vous portiez à M. Lenormand, je viens vous mettre au courant des faits que le hasard m'a révélés.

      M. Lenormand est enfermé dans les caves de la villa des Glycines, à Garches, auprès de la maison de retraite.

      Les bandits du Palace-Hôtel ont résolu de l'assassiner aujourd'hui à deux heures.

      Si la police a besoin de mon concours, je serai à une heure et demie dans le jardin de la maison de retraite, ou chez Mme Kesselbach, dont j'ai l'honneur d'être l'ami.

      Recevez, Monsieur le Président du Conseil, etc.

      Signé : Prince Sernine
»


      – Voilà qui est extrêmement grave, mon cher monsieur Weber, fit Valenglay. J'ajouterai que nous devons avoir toute confiance dans les affirmations du prince Paul Sernine. J'ai dîné plusieurs fois avec lui. C'est un homme sérieux, intelligent...

      – Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, dit le sous-chef de la Sûreté, de vous communiquer une autre lettre que j'ai reçue également ce matin ?

      – Sur la même affaire ?

      – Oui.

      – Voyons.

      Il prit la lettre et lut :

      « Monsieur,

      Vous êtes averti que le prince Paul Sernine, qui se dit l'ami de Mme Kesselbach, n'est autre qu'Arsène Lupin.

      Une seule preuve suffira : Paul Sernine est l'anagramme d'Arsène Lupin. Ce sont les mêmes lettres. Il n'y en a pas une de plus, pas une de moins.

      Signé : L.M
. »


      Et M. Weber ajouta, tandis que Valenglay restait confondu :

      – Pour cette fois, notre ami Lupin trouve un adversaire à sa taille. Pendant qu'il le dénonce, l'autre nous le livre. Et voilà le renard pris au piège.

      – Et alors ? dit Valenglay.

      – Et alors, monsieur le Président, nous allons tâcher de les mettre d'accord tous les deux Et, pour cela, j'emmène deux cents hommes.




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