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813

Maurice Leblanc
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DEUXIÈME PARTIE – LES TROIS CRIMES D'ARSÈNE LUPIN
CHAPITRE VII – L'HOMME NOIR

1

En cet instant, Arsène Lupin eut l'impression, la certitude, qu'il avait été attiré dans un guet-apens, par des moyens qu'il n'avait pas le loisir de discerner, mais dont il devinait l'habileté et l'adresse prodigieuses.

      Tout était combiné, tout était voulu : l'éloignement de ses hommes, la disparition ou la trahison des domestiques, sa présence même dans la maison de Mme Kesselbach.

      Evidemment tout cela avait réussi au gré de l'ennemi, grâce à des circonstances heureuses jusqu'au miracle – car enfin il aurait pu survenir avant que le faux message ne fît partir ses amis. Mais alors c'était la bataille de sa bande à lui contre la bande Altenheim. Et Lupin, se rappelant la conduite de Malreich, l'assassinat d'Altenheim, l'empoisonnement de la folle à Veldenz, Lupin se demanda si le guet-apens était dirigé contre lui seul, et si Malreich n'avait pas entrevu comme possibles une mêlée générale et la suppression de complices qui, maintenant, le gênaient.

      Intuition plutôt chez lui, idée fugitive qui l'effleura. L'heure était à l'action. Il fallait défendre Dolorès dont l'enlèvement, en toute hypothèse, était la raison même de l'attaque.

      Il entrebâilla la fenêtre de la rue, et braqua son revolver. Un coup de feu, l'alarme donnée dans le quartier, et les bandits s'enfuiraient.

      « Eh bien ! non, murmura-t-il, non. Il ne sera pas dit que j'aurai esquivé la lutte. L'occasion est trop belle... Et puis qui sait s'ils s'enfuiraient !... Ils sont en nombre et se moquent des voisins. »

      Il rentra dans la chambre de Dolorès. En bas, du bruit. Il écouta, et, comme cela provenait de l'escalier, il ferma la serrure à double tour.

      Dolorès pleurait et se convulsait sur le divan.

      Il la supplia :

      – Avez-vous la force ? Nous sommes au premier étage. Je pourrais vous aider à descendre... Des draps à la fenêtre...

      – Non, non, ne me quittez pas... Ils vont me tuer... Défendez-moi.

      Il la prit dans ses bras et la porta dans la chambre voisine. Et, se penchant sur elle :

      – Ne bougez pas et soyez calme. Je vous jure que, moi vivant, aucun de ces hommes ne vous touchera.

      La porte de la première chambre fut ébranlée. Dolorès s'écria, en s'accrochant à lui :

      – Ah ! les voilà... les voilà... Ils vous tueront, vous êtes seul...

      Il lui dit ardemment :

      – Je ne suis pas seul : vous êtes là... vous êtes là près de moi.

      Il voulut se dégager. Elle lui saisit la tête entre ses deux mains, le regarda profondément dans les yeux, et murmura :

      – Où allez-vous ? Qu'allez-vous faire ? Non... ne mourez pas... je ne veux pas... il faut vivre... il le faut...

      Elle balbutia des mots qu'il n'entendit pas et qu'elle semblait étouffer entre ses lèvres pour qu'il ne les entendît point, et, à bout d'énergie, exténuée, elle retomba sans connaissance.

      Il se pencha sur elle, et la contempla un instant. Doucement il effleura ses cheveux d'un baiser.

      Puis il retourna dans la première chambre, ferma soigneusement la porte qui séparait les deux pièces et alluma l'électricité.

      – Minute, les enfants ! cria-t-il. Vous êtes donc bien pressés de vous faire démolir ?... Vous savez que c'est Lupin qui est là ? Gare la danse !

      Tout en parlant il avait déplié un paravent de façon à cacher le sofa où reposait tout à l'heure Mme Kesselbach, et il avait jeté sur ce sofa des robes et des couvertures.

      La porte allait se briser sous l'effort des assaillants.

      – Voilà ! j'accours ! Vous êtes prêts ? Eh bien ! au premier de ces messieurs !

      Rapidement, il tourna la clef et tira le verrou.

      Des cris, des menaces, un grouillement de brutes haineuses dans l'encadrement de la porte ouverte.

      Et pourtant nul n'osait avancer. Avant de se ruer sur Lupin, ils hésitaient, saisis d'inquiétude, de peur...

      C'est là ce qu'il avait prévu.

      Debout au milieu de la pièce, bien en lumière, le bras tendu, il tenait entre ses doigts une liasse de billets de banque avec lesquels il faisait, en les comptant un à un, sept parts égales. Et tranquillement, il déclarait :

      – Trois mille francs de prime pour chacun si Lupin est envoyé ad patres ? C'est bien ça, n'est-ce pas, qu'on vous a promis ? En voilà le double.

      Il déposa les paquets sur une table, à portée des bandits.

      Le Brocanteur hurla :

      – Des histoires ! Il cherche à gagner du temps. Tirons dessus !

      Il leva le bras. Ses compagnons le retinrent. Et Lupin continuait :

      – Bien entendu, cela ne change rien à votre plan de campagne. Vous vous êtes introduit ici : 1° pour enlever Mme Kesselbach ; 2° et accessoirement, pour faire main basse sur ses bijoux. Je me considérerais comme le dernier des misérables si je m'opposais à ce double dessein.

      – Ah ! ça, où veux-tu en venir ? grogna le Brocanteur qui écoutait malgré lui.

      – Ah ! ah ! le Brocanteur, je commence à t'intéresser. Entre donc, mon vieux... Entrez donc tous... Il y a des courants d'air au haut de cet escalier et des mignons comme vous risqueraient de s'enrhumer... Eh quoi ! nous avons peur ? Je suis pourtant tout seul... Allons, du courage, mes agneaux.

      Ils pénétrèrent dans la pièce, intrigués et méfiants.

      – Pousse la porte, le Brocanteur on sera plus à l'aise. Merci, mon gros. Ah ! je vois, en passant, que les billets de mille se sont évanouis. Par conséquent, on est d'accord. Comme on s'entend tout de même entre honnêtes gens !

      – Après ?

      – Après ? eh bien ! puisque nous sommes associés...

      – Associés !

      – Dame ! n'avez-vous pas accepté mon argent ? On travaille ensemble, mon gros, et c'est ensemble que nous allons : 1° enlever la jeune personne ; 2° enlever les bijoux.

      Le Brocanteur ricana :

      – Pas besoin de toi.

      – Si mon gros.

      – En quoi ?

      – En ce que vous ignorez où se trouve la cachette aux bijoux, et que, moi, je la connais.

      – On la trouvera.

      – Demain. Pas cette nuit.

      – Alors, cause. Qu'est-ce que tu veux ?

      – Le partage des bijoux.

      – Pourquoi n'as-tu pas tout pris, puisque tu connais la cachette ?

      – Impossible de l'ouvrir seul. Il y a un secret, mais je l'ignore. Vous êtes là, je me sers de vous.

      Le Brocanteur hésitait.

      – Partager... partager... Quelques cailloux et un peu de cuivre peut-être...

      – Imbécile ! Il y en a pour plus d'un million.

      Les hommes frémirent, impressionnés.

      – Soit, dit le Brocanteur, mais si la Kesselbach fiche le camp ? Elle est dans l'autre chambre, n'est-ce pas ?

      – Non, elle est ici.

      Lupin écarta un instant l'une des feuilles du paravent et laissa entrevoir l'amas de robes et de couvertures qu'il avait préparé sur le sofa.

      – Elle est ici, évanouie. Mais je ne la livrerai qu'après le partage.

      – Cependant...

      – C'est à prendre ou à laisser. J'ai beau être seul. Vous savez ce que je vaux. Donc...

      Les hommes se consultèrent et le Brocanteur dit :

      – Où est la cachette ?

      – Sous le foyer de la cheminée. Mais il faut, quand on ignore le secret, soulever d'abord toute la cheminée, la glace, les marbres, et tout cela d'un bloc, paraît-il. Le travail est dur.

      – Bah ! nous sommes d'attaque. Tu vas voir ça. En cinq minutes...

      Il donna des ordres, et aussitôt ses compagnons se mirent à l'œuvre avec un entrain et une discipline admirables. Deux d'entre eux, montés sur des chaises, s'efforçaient de soulever la glace. Les quatre autres s'attaquèrent à la cheminée elle-même. Le Brocanteur, à genoux, surveillait le foyer et commandait :

      – Hardi, les gars !... Ensemble, s'il vous plaît... Attention !... une, deux... Ah ! tenez, ça bouge.

      Immobile, derrière eux, les mains dans ses poches, Lupin les considérait avec attendrissement, et, en même temps, il savourait de tout son orgueil, en artiste et en maître, cette épreuve si violente de son autorité, de sa force, de l'empire incroyable qu'il exerçait sur les autres. Comment ces bandits avaient-ils pu admettre une seconde cette invraisemblable histoire, et perdre toute notion des choses, au point de lui abandonner toutes les chances de la bataille ?

      Il tira de ses poches deux grands revolvers, massifs et formidables, tendit les deux bras, et, tranquillement, choisissant les deux premiers hommes qu'il abattrait, et les deux autres qui tomberaient à la suite, il visa comme il eût visé sur deux cibles, dans un stand. Deux coups de feu à la fois, et deux encore...

      Des hurlements... Quatre hommes s'écroulèrent les uns après les autres, comme des poupées au jeu de massacre.

      – Quatre ôtés de sept, reste trois, dit Lupin. Faut-il continuer ?

      Ses bras demeuraient tendus, ses deux revolvers braqués sur le groupe que formaient le Brocanteur et ses deux compagnons.

      – Salaud ! gronda le Brocanteur, tout en cherchant une arme.

      – Haut les pattes ! cria Lupin, ou je tire... Parfait ! maintenant, vous autres, désarmez-le... sinon...

      Les deux bandits, tremblants de peur, paralysaient leur chef, et l'obligeaient à la soumission.

      – Ligotez-le !... Ligotez-le, sacré nom ! Qu'est-ce que ça peut vous faire ?... Moi parti, vous êtes tous libres... Allons, nous y sommes ? Les poignets d'abord... avec vos ceintures... Et les chevilles. Plus vite que ça...

      Désemparé, vaincu, le Brocanteur ne résistait plus. Tandis que ses compagnons l'attachaient, Lupin se baissa sur eux et leur assena deux terribles coups de crosse sur la tête. Ils s'affaissèrent.

      – Voilà de la bonne besogne, dit-il en respirant. Dommage qu'il n'y en ait pas encore une cinquantaine... J'étais en train... Et tout cela avec une aisance... le sourire aux lèvres... Qu'en penses-tu, le Brocanteur ?

      Le bandit maugréait. Il lui dit :

      – Sois pas mélancolique, mon gros. Console-toi en te disant que tu coopères à une bonne action, le salut de Mme Kesselbach. Elle va te remercier elle-même de ta galanterie.

      Il se dirigea vers la porte de la seconde chambre et l'ouvrit.

      – Ah ! fit-il, en s'arrêtant sur le seuil, interdit, bouleversé.

      La chambre était vide. Il s'approcha de la fenêtre, et vit une échelle appuyée au balcon, une échelle d'acier démontable.

      – Enlevée... enlevée... murmura-t-il. Louis de Malreich... Ah ! le forban...



2

      Il réfléchit une minute, tout en s'efforçant de dominer son angoisse, et se dit qu'après tout, comme Mme Kesselbach ne semblait courir aucun danger immédiat, il n'y avait pas lieu de s'alarmer. Mais une rage soudaine le secoua, et il se précipita sur les bandits, distribua quelques coups de botte aux blessés qui s'agitaient, chercha et reprit ses billets de banque, puis bâillonna des bouches, lia des mains avec tout ce qu'il trouva, cordons de rideaux, embrasses, couvertures et draps réduits en bandelettes, et finalement aligna sur le tapis, devant le canapé, sept paquets humains, serrés les uns contre les autres, et ficelés comme des colis.

      – Brochette de momies sur canapé, ricana-t-il. Mets succulent pour un amateur ! Tas d'idiots, comment avez-vous fait votre compte ? Vous voilà comme des noyés à la Morgue... Mais aussi on s'attaque à Lupin, à Lupin défenseur de la veuve et de l'orphelin !... Vous tremblez ? Faut pas, les agneaux ! Lupin n'a jamais fait de mal à une mouche... Seulement, Lupin est un honnête homme qui n'aime pas la fripouille, et Lupin connaît ses devoirs. Voyons, est-ce qu'on peut vivre avec des chenapans comme vous ? Alors quoi ? plus de respect pour la vie du prochain ? plus de respect pour le bien d'autrui ? plus de lois ? plus de société ? plus de conscience ? plus rien ? Où allons-nous, Seigneur, où allons-nous ?

      Sans même prendre la peine de les enfermer, il sortit de la chambre, gagna la rue, et marcha jusqu'à ce qu'il eût rejoint son taxi-auto. Il envoya le chauffeur à la recherche d'une autre automobile, et ramena les deux voitures devant la maison de Mme Kesselbach.

      Un bon pourboire, donné d'avance, évita les explications oiseuses. Avec l'aide des deux hommes il descendit les sept prisonniers et les installa dans les voitures, pêle-mêle, sur les genoux les uns des autres. Les blessés criaient, gémissaient. Il ferma les portes.

      – Gare les mains, dit-il.

      Il monta sur le siège de la première voiture.

      – En route !

      – Où va-t-on ? demanda le chauffeur.

      – 36, quai des Orfèvres, à la Sûreté.

      Les moteurs ronflèrent... un bruit de déclenchements, et l'étrange cortège se mit à dévaler par les pentes du Trocadéro.

      Dans les rues on dépassa quelques charrettes de légumes. Des hommes, armés de perches, éteignaient des réverbères.

      Il y avait des étoiles au ciel. Une brise fraîche flottait dans l'espace.

      Lupin chantait.

      La place de la Concorde, le Louvre... Au loin, la masse noire de Notre-Dame...

      Il se retourna et entrouvrit la portière :

      – Ça va bien, les camarades ? Moi aussi, merci. La nuit est délicieuse, et on respire un air !...

      On sauta sur les pavés plus inégaux des quais. Et aussitôt, ce fut le Palais de Justice et la porte de la Sûreté.

      – Restez-là, dit Lupin aux deux chauffeurs, et surtout soignez bien vos sept clients.

      Il franchit la première cour et suivit le couloir de droite qui aboutissait aux locaux du service central.

      Des inspecteurs s'y trouvaient en permanence.

      – Du gibier, messieurs, dit-il en entrant et du gros. M. Weber est là ? Je suis le nouveau commissaire de police d'Auteuil.

      – M. Weber est dans son appartement. Faut-il le prévenir ?

      – Une seconde. Je suis pressé. Je vais lui laisser un mot. Il s'assit devant une table et écrivit :

      « Mon cher Weber,

      Je t'amène les sept bandits qui composaient la bande d'Altenheim, ceux qui ont tué Gourel et bien d'autres, qui m'ont tué également sous le nom de M. Lenormand.

      Il ne reste plus que leur chef. Je vais procéder à son arrestation immédiate. Viens me rejoindre. Il habite à Neuilly, rue Delaizement, et se fait appeler Léon Massier.

      Cordiales salutations.


Arsène LUPIN,
Chef de la Sûreté.
»

      Il cacheta.

      – Voici pour M. Weber. C'est urgent. Maintenant, il me faut sept hommes pour prendre livraison de la marchandise. Je l'ai laissée sur le quai.

      Devant les autos, il fut rejoint par un inspecteur principal.

      – Ah ! c'est vous, monsieur Lebœuf, lui dit-il. J'ai fait un beau coup de filet... Toute la bande d'Altenheim... Ils sont là dans les autos.

      – Où donc les avez-vous pris ?

      – En train d'enlever Mme Kesselbach et de piller sa maison. Mais j'expliquerai tout cela, en temps opportun.

      L'inspecteur principal le prit à part, et, d'un air étonné :

      – Mais, pardon, on est venu me chercher de la part du commissaire d'Auteuil. Et il ne me semble pas... A qui ai-je l'honneur de parler ?...

      – A la personne qui vous fait le joli cadeau de sept apaches de la plus belle qualité.

      – Encore voudrais-je savoir ?

      – Mon nom ?

      – Oui.

      – Arsène Lupin.

      Il donna vivement un croc-en-jambe à son interlocuteur, courut jusqu'à la rue de Rivoli, sauta dans une automobile qui passait et se fit conduire à la porte des Ternes.

      Les immeubles de la route de la Révolte étaient proches ; il se dirigea vers le numéro 3.

      Malgré tout son sang-froid, et l'empire qu'il avait sur lui-même, Arsène Lupin ne parvenait pas à dominer l'émotion qui l'envahissait. Retrouverait-il Dolorès Kesselbach ? Louis de Malreich avait-il ramené la jeune femme, soit chez lui, soit dans la remise du Brocanteur ?

      Lupin avait pris au Brocanteur la clef de cette remise, de sorte qu'il lui fut facile, après avoir sonné et après avoir traversé toutes les cours, d'ouvrir la porte et de pénétrer dans le magasin de bric-à-brac.

      Il alluma sa lanterne et s'orienta. Un peu à droite, il y avait l'espace libre où il avait vu les complices tenir un dernier conciliabule.

      Sur le canapé désigné par le Brocanteur, il aperçut une forme noire.

      Enveloppée de couvertures, bâillonnée, Dolorès gisait là...

      Il la secourut.

      – Ah ! vous voilà... vous voilà, balbutia-t-elle... Ils ne vous ont rien fait ?

      Et aussitôt, se dressant et montrant le fond du magasin :

      – Là, il est parti de ce côté... j'ai entendu... je suis sûre... Il faut aller, je vous en prie...

      – Vous d'abord, dit-il.

      – Non, lui... frappez-le... je vous en prie... frappez-le.

      La peur, cette fois, au lieu de l'abattre, semblait lui donner des forces inusitées, et elle répéta, dans un immense désir de livrer l'effroyable ennemi qui la torturait :

      – Lui d'abord... Je ne peux plus vivre, il faut que vous me sauviez de lui... il le faut... je ne peux plus vivre...

      Il la délia, retendit soigneusement sur le canapé et lui dit :

      – Vous avez raison... D'ailleurs, ici vous n'avez rien à craindre... Attendez-moi, je reviens...

      Comme il s'éloignait, elle saisit sa main vivement :

      – Mais vous ?

      – Eh bien ?

      – Si cet homme...

      On eût dit qu'elle appréhendait pour Lupin ce combat suprême auquel elle l'exposait, et que, au dernier moment, elle eût été heureuse de le retenir.

      Il murmura :

      – Merci, soyez tranquille. Qu'ai-je à redouter ? Il est seul.

      Et, la laissant, il se dirigea vers le fond. Comme il s'y attendait, il découvrit une échelle dressée contre le mur, et qui le conduisit au niveau de la petite lucarne grâce à laquelle il avait assisté à la réunion des bandits. C'était le chemin que Malreich avait pris pour rejoindre sa maison de la rue Delaizement.

      Il refit ce chemin, comme il l'avait fait quelques heures plus tôt, passa dans l'autre remise et descendit dans le jardin. Il se trouvait derrière le pavillon même occupé par Malreich.

      Chose étrange, il ne douta pas une seconde que Malreich ne fût là. Inévitablement il allait le rencontrer, et le duel formidable qu'ils soutenaient l'un contre l'autre touchait à sa fin. Quelques minutes encore, et tout serait terminé.

      Il fut confondu ! Ayant saisi la poignée d'une porte, cette poignée tourna et la porte céda sous son effort. Le pavillon n'était même pas fermé.

      Il traversa une cuisine, un vestibule, et monta un escalier, et il avançait délibérément, sans chercher à étouffer le bruit de ses pas.

      Sur le palier, il s'arrêta. La sueur coulait de son front et ses tempes battaient sous l'afflux du sang.

      Pourtant, il restait calme, maître de lui et conscient de ses moindres pensées.

      Il déposa sur une marche ses deux revolvers.

      – Pas d'armes, se dit-il, mes mains seules, rien que l'effort de mes deux mains... ça suffit... ça vaut mieux.

      En face de lui, trois portes. Il choisit celle du milieu, et fit jouer la serrure. Aucun obstacle. Il entra.

      Il n'y avait point de lumière dans la chambre, mais, par la fenêtre grande ouverte, pénétrait la clarté de la nuit, et dans l'ombre il apercevait les draps et les rideaux blancs du lit.

      Et là quelqu'un se dressait.

      Brutalement, sur cette silhouette, il lança le jet de sa lanterne.

      – Malreich !

      Le visage blême de Malreich, ses yeux sombres, ses pommettes de cadavre, son cou décharné...

      Et tout cela était immobile, à cinq pas de lui, et il n'aurait su dire si ce visage inerte, si ce visage de mort exprimait la moindre terreur ou même seulement un peu d'inquiétude.

      Lupin fit un pas, et un deuxième, et un troisième.

      L'homme ne bougeait point.

      Voyait-il ? Comprenait-il ? On eût dit que ses yeux regardaient dans le vide et qu'il se croyait obsédé par une hallucination plutôt que frappé par une image réelle.

      Encore un pas...

      « Il va se défendre, pensa Lupin, il faut qu'il se défende. »

      Et Lupin avança le bras vers lui.

      L'homme ne fit pas un geste, il ne recula point, ses paupières ne battirent pas. Le contact eut lieu.

      Et ce fut Lupin qui, bouleversé, épouvanté, perdit la tête. Il renversa l'homme, le coucha sur son lit, le roula dans ses draps, le sangla dans ses couvertures, et le tint sous son genou comme une proie sans que l'homme eût tenté le moindre geste de résistance.

      – Ah ! clama Lupin, ivre de joie et de haine assouvie, je t'ai enfin écrasée, bête odieuse ! Je suis le maître enfin !...

      Il entendit du bruit dehors, dans la rue Delaizement, des coups que l'on frappait contre la grille. Il se précipita vers la fenêtre et cria :

      – C'est toi, Weber ! Déjà ! A la bonne heure ! Tu es un serviteur modèle ! Force la grille, mon bonhomme, et accours, tu seras le bienvenu.

      En quelques minutes, il fouilla les vêtements de son prisonnier, s'empara de son portefeuille, rafla les papiers qu'il put trouver dans les tiroirs du bureau et du secrétaire, les jeta tous sur la table et les examina.

      Il eut un cri de joie : le paquet de lettres était là, le paquet des fameuses lettres qu'il avait promis de rendre à l'Empereur.

      Il remit les papiers à leur place et courut à la fenêtre.

      – Voilà qui est fait, Weber ! Tu peux entrer ! Tu trouveras l'assassin de Kesselbach dans son lit, tout préparé et tout ficelé... Adieu, Weber...

      Et Lupin, dégringolant rapidement l'escalier, courut jusqu'à la remise et, tandis que Weber s'introduisait dans la maison, il rejoignit Dolorès Kesselbach.

      A lui seul, il avait arrêté les sept compagnons d'Altenheim ! Et il avait livré à la justice le chef mystérieux de la bande, le monstre infâme, Louis de Malreich !



3

      Sur un large balcon de bois, assis devant une table, un jeune homme écrivait.

      Parfois il levait la tête et contemplait d'un regard vague l'horizon des coteaux où les arbres, dépouillés par l'automne, laissaient tomber leurs dernières feuilles sur les toits rouges des villas et sur les pelouses des jardins. Puis il recommençait à écrire.

      Au bout d'un moment, il prit sa feuille de papier et lut à haute voix :

Nos jours s'en vont à la dérive,
Comme emportés par un courant
Qui les pousse vers une rive
Que l'on n'aborde qu'en mourant.

      – Pas mal, fit une voix derrière lui, Mme Amable Tastu n'eût pas fait mieux. Enfin, tout le monde ne peut pas être Lamartine.

      – Vous !... Vous ! balbutia le jeune homme avec égarement.

      – Mais oui, poète, moi-même, Arsène Lupin qui vient voir son cher ami Pierre Leduc.

      Pierre Leduc se mit à trembler, comme grelottant de fièvre. Il dit à voix basse :

      – L'heure est venue ?

      – Oui, mon excellent Pierre Leduc, l'heure est venue pour toi de quitter ou plutôt d'interrompre la molle existence de poète que tu mènes depuis plusieurs mois aux pieds de Geneviève Ernemont et de Mme Kesselbach, et d'interpréter le rôle que je t'ai réservé dans ma pièce... une jolie pièce, je t'assure, un bon petit drame bien charpenté, selon les règles de l'art, avec trémolos, rires et grincements de dents. Nous voici arrivés au cinquième acte, le dénouement approche, et c'est toi, Pierre Leduc, qui en est le héros. Quelle gloire !

      Le jeune homme se leva :

      – Et si je refuse ?

      – Idiot !

      – Oui, si je refuse ? Après tout, qui m'oblige à me soumettre à votre volonté ? Qui m'oblige à accepter un rôle que je ne connais pas encore, mais qui me répugne d'avance, et dont j'ai honte ?

      – Idiot ! répéta Lupin.

      Et, forçant Pierre Leduc à s'asseoir, il prit place auprès de lui et, de sa voix la plus douce :

      – Tu oublies tout à fait, bon jeune homme, que tu ne t'appelles pas Pierre Leduc, mais Gérard Baupré. Si tu portes le nom admirable de Pierre Leduc, c'est que toi, Gérard Baupré, tu as assassiné Pierre Leduc et lui as volé sa personnalité.

      Le jeune homme sauta d'indignation :

      – Vous êtes fou ! vous savez bien que c'est vous qui avez tout combiné...

      – Parbleu, oui, je le sais bien, mais la justice, quand je lui fournirai la preuve que le véritable Pierre Leduc est mort de mort violente, et que, toi, tu as pris sa place ?

      Atterré le jeune homme bégaya :

      – On ne le croira pas... Pourquoi aurais-je fait cela ? Dans quel but ?

      – Idiot ! Le but est si visible que Weber lui-même l'eût aperçu. Tu mens quand tu dis que tu ne veux pas accepter un rôle que tu ignores. Ce rôle, tu le connais. C'est celui qu'eût joué Pierre Leduc, s'il n'était pas mort.

      – Mais Pierre Leduc, pour moi, pour tout le monde, ce n'est encore qu'un nom. Qui était-il ? Qui suis-je ?

      – Qu'est-ce que ça peut te faire ?

      – Je veux savoir. Je veux savoir où je vais.

      – Et si tu le sais, marcheras-tu droit devant toi ?

      – Oui, si ce but dont vous parlez en vaut la peine.

      – Sans cela, crois-tu que je me donnerais tant de mal ?

      – Qui suis-je ? Et quel que soit mon destin, soyez sûr que j'en serai digne. Mais je veux savoir. Qui suis-je ?

      Arsène Lupin ôta son chapeau, s'inclina et dit :

      – Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince de Berncastel, électeur de Trêves, et seigneur d'autres lieux.


      Trois jours plus tard. Lupin emmenait Mme Kesselbach en automobile du côté de la frontière. Le voyage fut silencieux.

      Lupin se rappelait avec émotion le geste effrayé de Dolorès et les paroles qu'elle avait prononcées dans la maison de la rue des Vignes au moment où il allait la défendre contre les complices d'Altenheim. Et elle devait s'en souvenir aussi car elle restait gênée en sa présence, et visiblement troublée.

      Le soir, ils arrivèrent dans un petit château tout vêtu de feuilles et de fleurs, coiffé d'un énorme chapeau d'ardoises, et entouré d'un grand jardin aux arbres séculaires.

      Ils y trouvèrent Geneviève déjà installée, et qui revenait de la ville voisine où elle avait choisi des domestiques du pays.

      – Voici votre demeure, madame, dit Lupin. C'est le château de Bruggen. Vous y attendrez en toute sécurité la fin de ces événements. Demain, Pierre Leduc, que j'ai prévenu, sera votre hôte.

      Il repartit aussitôt, se dirigea sur Veldenz et remit au comte de Waldemar le paquet des fameuses lettres qu'il avait reconquises.

      – Vous connaissez mes conditions, mon cher Waldemar, dit Lupin... Il s'agit, avant tout, de relever la maison de Deux-Ponts-Veldenz et de rendre le grand-duché au grand-duc Hermann IV.

      – Dès aujourd'hui je vais commencer les négociations avec le conseil de régence. D'après mes renseignements, ce sera chose facile. Mais ce grand-duc Hermann...

      – Son Altesse habite actuellement, sous le nom de Pierre Leduc, le château de Bruggen. Je donnerai sur son identité toutes les preuves qu'il faudra.

      Le soir même, Lupin reprenait la route de Paris, avec l'intention d'y pousser activement le procès de Malreich et des sept bandits.


      Ce que fut cette affaire, la façon dont elle fut conduite, et comment elle se déroula, il serait fastidieux d'en parler, tellement les faits, et tellement même les plus petits détails, sont présents à la mémoire de tous. C'est un de ces événements sensationnels, que les paysans les plus frustes des bourgades les plus lointaines commentent et racontent entre eux.

      Mais ce que je voudrais rappeler, c'est la part énorme que prit Arsène Lupin à la poursuite de l'affaire, et aux incidents de l'instruction.

      En fait, l'instruction ce fut lui qui la dirigea. Dès le début, il se substitua aux pouvoirs publics, ordonnant les perquisitions, indiquant les mesures à prendre, prescrivant les questions à poser aux prévenus, ayant réponse à tout...

      Qui ne se souvient de l'ahurissement général, chaque matin, quand on lisait dans les journaux ces lettres irrésistibles de logique et d'autorité, ces lettres signées tour à tour :

      Arsène Lupin, juge d'instruction.
      Arsène Lupin, procureur général.
      Arsène Lupin, garde des Sceaux.
      Arsène Lupin, flic.


      Il apportait à la besogne un entrain, une ardeur, une violence même, qui étonnaient de sa part à lui, si plein d'ironie habituellement, et, somme toute, par tempérament, si disposé à une indulgence en quelque sorte professionnelle.

      Non, cette fois, il haïssait.

      Il haïssait ce Louis de Malreich, bandit sanguinaire, bête immonde, dont il avait toujours eu peur, et qui, même enfermé, même vaincu, lui donnait encore cette impression d'effroi et de répugnance que l'on éprouve à la vue d'un reptile.

      En outre, Malreich n'avait-il pas eu l'audace de persécuter Dolorès ?

      « Il a joué, il a perdu, se disait Lupin, sa tête sautera. »

      C'était cela qu'il voulait, pour son affreux ennemi : l'échafaud, le matin blafard où le couperet de la guillotine glisse et tue.


      Etrange prévenu, celui que le juge d'instruction questionna durant des mois entre les murs de son cabinet ! Etrange personnage que cet homme osseux, à figure de squelette, aux yeux morts !

      Il semblait absent de lui-même. Il n'était pas là, mais ailleurs. Et si peu soucieux de répondre !

      – Je m'appelle Léon Massier.

      Telle fut l'unique phrase dans laquelle il se renferma.

      Et Lupin ripostait :

      – Tu mens. Léon Massier, né à Périgueux, orphelin à l'âge de dix ans, est mort il y a sept ans. Tu as pris ses papiers. Mais tu oublies son acte de décès. Le voilà.

      Et Lupin envoya au Parquet une copie de l'acte.

      – Je suis Léon Massier, affirmait de nouveau le prévenu.

      – Tu mens, répliquait Lupin, tu es Louis de Malreich, le dernier descendant d'un petit noble établi en Allemagne au XVIIIème siècle. Tu avais un frère, qui tour à tour s'est fait appeler Parbury, Ribeira et Altenheim : ce frère, tu l'as tué. Tu avais une sœur, Isilda de Malreich : cette sœur, tu l'as tuée.

      – Je suis Léon Massier.

      – Tu mens. Tu es Malreich. Voilà ton acte de naissance. Voici celui de ton frère, celui de ta sœur.

      Et les trois actes, Lupin les envoya.

      D'ailleurs, sauf en ce qui concernait son identité, Malreich ne se défendait pas, écrasé sans doute sous l'accumulation des preuves que l'on relevait contre lui. Que pouvait-il dire ? On possédait quarante billets écrits de sa main – la comparaison des écritures le démontra –, écrits de sa main à la bande de ses complices, et qu'il avait négligé de déchirer, après les avoir repris.

      Et tous ces billets étaient des ordres visant l'affaire Kesselbach, l'enlèvement de M. Lenormand et de Gourel, la poursuite du vieux Steinweg, l'établissement des souterrains de Garches, etc. était-il possible de nier ?

      Une chose assez bizarre déconcerta la justice. Confrontés avec leur chef, les sept bandits affirmèrent tous qu'ils ne le connaissaient point. Ils ne l'avaient jamais vu. Ils recevaient ses instructions, soit par téléphone, soit dans l'ombre, au moyen précisément de ces petits billets que Malreich leur transmettait rapidement, sans un mot.

      Mais, du reste, la communication entre le pavillon de la rue Delaizement et la remise du Brocanteur n'était-elle pas une preuve suffisante de complicité ? De là, Malreich voyait et entendait. De là, le chef surveillait ses hommes.

      Les contradictions ? les faits en apparence inconciliables ? Lupin expliqua tout. Dans un article célèbre, publié le matin du procès, il prit l'affaire à son début, en révéla les dessous, en débrouilla l'écheveau, montra Malreich habitant, à l'insu de tous, la chambre de son frère, le faux major Parbury, allant et venant, invisible, par les couloirs du Palace-Hôtel, et assassinant Kesselbach, assassinant le garçon d'hôtel, assassinant le secrétaire Chapman.

      On se rappelle les débats. Ils furent terrifiants à la fois et mornes ; terrifiants par l'atmosphère d'angoisse qui pesa sur la foule et par les souvenirs de crime et de sang qui obsédaient les mémoires ; mornes, lourds, obscurs, étouffants, par suite du silence formidable que garda l'accusé.

      Pas une révolte. Pas un mouvement. Pas un mot.

      Figure de cire, qui ne voyait pas et qui n'entendait pas ! Vision effrayante de calme et d'impassibilité ! Dans la salle on frissonnait. Les imaginations affolées, plutôt qu'un homme, évoquaient une sorte d'être surnaturel, un génie des légendes orientales, un de ces dieux de l'Inde qui sont le symbole de tout ce qui est féroce, cruel, sanguinaire et destructeur.

      Quant aux autres bandits, on ne les regardait même pas, comparses insignifiants qui se perdaient dans l'ombre de ce chef démesuré.

      La déposition la plus émouvante fut celle de Mme Kesselbach. A l'étonnement de tous, et à la surprise même de Lupin, Dolorès qui n'avait répondu à aucune des convocations du juge, et dont on ignorait la retraite, Dolorès apparut, veuve douloureuse, pour apporter un témoignage irrécusable contre l'assassin de son mari.

      Elle dit simplement, après l'avoir regardé longtemps :

      – C'est celui-là qui a pénétré dans ma maison de la rue des Vignes, c'est lui qui m'a enlevée, et c'est lui qui m'a enfermée dans la remise du Brocanteur. Je le reconnais.

      – Vous l'affirmez ?

      – Je le jure devant Dieu et devant les hommes.

      Le surlendemain, Louis de Malreich, dit Léon Massier, était condamné à mort. Et sa personnalité absorbait tellement, pourrait-on dire, celle de ses complices que ceux-ci bénéficièrent des circonstances atténuantes.

      – Louis de Malreich, vous n'avez rien à dire ? demanda le Président des assises.

      Il ne répondit pas.

      Une seule question resta obscure aux yeux de Lupin. Pourquoi Malreich avait-il commis tous ces crimes ? Que voulait-il ? Quel était son but ?

      Lupin ne devait pas tarder à l'apprendre et le jour était proche où, tout pantelant d'horreur, frappé de désespoir, mortellement atteint, le jour était proche où il allait savoir l'épouvantable vérité.


      Pour le moment, sans que l'idée néanmoins cessât de l'effleurer, il ne s'occupa plus de l'affaire Malreich. Résolu à faire peau neuve, comme il disait, rassuré d'autre part sur le sort de Mme Kesselbach et de Geneviève, dont il suivait de loin l'existence paisible, et enfin tenu au courant par Jean Doudeville qu'il avait envoyé à Veldenz, tenu au courant de toutes les négociations qui se poursuivaient entre la Cour d'Allemagne et la Régence de Deux-Ponts-Veldenz, il employait, lui, tout son temps à liquider le passé et à préparer l'avenir.

      L'idée de la vie différente qu'il voulait mener sous les yeux de Mme Kesselbach l'agitait d'ambitions nouvelles et de sentiments imprévus, où l'image de Dolorès se trouvait mêlée sans qu'il s'en rendît un compte exact.

      En quelques semaines, il supprima toutes les preuves qui auraient pu un jour le compromettre, toutes les traces qui auraient pu conduire jusqu'à lui. Il donna à chacun de ses anciens compagnons une somme d'argent suffisante pour les mettre à l'abri du besoin, et il leur dit adieu en leur annonçant qu'il partait pour l'Amérique du Sud.

      Un matin, après une nuit de réflexions minutieuses et une étude approfondie de la situation, il s'écria :

      – C'est fini. Plus rien à craindre. Le vieux Lupin est mort. Place au jeune.

      On lui apporta une dépêche d'Allemagne. C'était le dénouement attendu. Le Conseil de Régence, fortement influencé par la Cour de Berlin, avait soumis la question aux électeurs du grand-duché, et les électeurs, fortement influencés par le Conseil de Régence, avaient affirmé leur attachement inébranlable à la vieille dynastie des Veldenz. Le comte Waldemar était chargé, ainsi que trois délégués de la noblesse, de l'armée et de la magistrature, d'aller au château de Bruggen, d'établir rigoureusement l'identité du grand-duc Hermann IV, et de prendre avec Son Altesse toutes dispositions relatives à son entrée triomphale dans la principauté de ses pères, entrée qui aurait lieu vers le début du mois suivant.

      « Cette fois, ça y est, se dit Lupin, le grand projet de M. Kesselbach se réalise. Il ne reste plus qu'à faire avaler mon Pierre Leduc au Waldemar. Jeu d'enfant ! Demain les bans de Geneviève et de Pierre seront publiés. Et c'est la fiancée du grand-duc que l'on présentera à Waldemar ! »

      Et, tout heureux, il partit en automobile pour le château de Bruggen. Il chantait dans sa voiture, il sifflait, il interpellait son chauffeur.

      – Octave, sais-tu qui tu as l'honneur de conduire ? Le maître du monde... Oui, mon vieux, ça t'épate, hein ? Parfaitement, c'est la vérité. Je suis le maître du monde.

      Il se frottait les mains, et, continuant à monologuer :

      – Tout de même, ce fut long. Voilà un an que la lutte a commencé. Il est vrai que c'est la lutte la plus formidable que j'aie soutenue... Nom d'un chien, quelle guerre de géants !...

      Et il répéta :

      – Mais cette fois ça y est. Les ennemis sont à l'eau. Plus d'obstacles entre le but et moi. La place est libre, bâtissons ! J'ai les matériaux sous la main, j'ai les ouvriers, bâtissons. Lupin ! Et que le palais soit digne de toi !

      Il se fit arrêter à quelques centaines de mètres du château pour que son arrivée fût plus discrète, et il dit à Octave :

      – Tu entreras d'ici vingt minutes, à quatre heures, et tu iras déposer mes valises dans le petit chalet qui est au bout du parc. C'est là que j'habiterai.

      Au premier détour du chemin, le château lui apparut, à l'extrémité d'une sombre allée de tilleuls. De loin, sur le perron, il aperçut Geneviève qui passait.

      Son cœur s'émut doucement.

      – Geneviève, Geneviève, dit-il avec tendresse... Geneviève... le vœu que j'ai fait à ta mère mourante se réalise également... Geneviève, grande-duchesse... Et moi, dans l'ombre, près d'elle, veillant à son bonheur... et poursuivant les grandes combinaisons de Lupin.

      Il éclata de rire, sauta derrière un groupe d'arbres qui se dressaient à gauche de l'allée, et fila le long d'épais massifs. De la sorte il parvenait au château sans qu'on eût pu le surprendre des fenêtres du salon ou des chambres principales.

      Son désir était de voir Dolorès avant qu'elle ne le vît, et, comme il avait fait pour Geneviève, il prononça son nom plusieurs fois, mais avec une émotion qui l'étonnait lui-même :

      – Dolorès... Dolorès...

      Furtivement il suivit les couloirs et gagna la salle à manger. De cette pièce, par une glace sans tain, il pouvait apercevoir la moitié du salon.

      Il s'approcha.

      Dolorès était allongée sur une chaise longue, et Pierre Leduc, à genoux devant elle, la regardait d'un air extasié.




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