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813

Maurice Leblanc
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PREMIÈRE PARTIE – LA DOUBLE VIE D'ARSÈNE LUPIN
CHAPITRE VII – LA REDINGOTE OLIVE

1

Midi et quart. Un restaurant près de la Madeleine. Le prince déjeune. A la table voisine, deux jeunes gens s'assoient. Il les salue, et se met à leur parler comme à des amis de rencontre.

      – Vous êtes de l'expédition, hein ?

      – Oui.

      – Combien d'hommes en tout ?

      – Six, paraît-il. Chacun y va de son côté. Rendez-vous à une heure trois quarts avec M. Weber près de la maison de retraite.

      – Bien, j'y serai.

      – Quoi ?

      – N'est-ce pas moi qui dirige l'expédition ? Et ne faut-il pas que ce soit moi qui retrouve M. Lenormand puisque je l'ai annoncé publiquement ?

      – Vous croyez donc, patron, que M. Lenormand n'est pas mort ?

      – J'en suis sûr. Oui, depuis hier, j'ai la certitude qu'Altenheim et sa bande ont conduit M. Lenormand et Gourel sur le pont de Bougival et qu'ils les ont jetés par-dessus bord. Gourel a coulé, M. Lenormand s'en est tiré. Je fournirai toutes les preuves nécessaires quand le moment sera venu.

      – Mais alors, s'il est vivant, pourquoi ne se montre-t-il pas ?

      – Parce qu'il n'est pas libre.

      – Ce serait donc vrai ce que vous avez dit ? Il se trouve dans les caves de la villa des Glycines ?

      – J'ai tout lieu de le croire.

      – Mais comment savez-vous ? Quel indice ?

      – C'est mon secret. Ce que je puis vous annoncer, c'est que le coup de théâtre sera... comment dirais-je... sensationnel. Vous avez fini ?

      – Oui.

      – Mon auto est derrière la Madeleine. Rejoignez-moi. A Garches, Sernine renvoya la voiture, et ils marchèrent jusqu'au sentier qui conduisait à l'école de Geneviève. Là, il s'arrêta.

      – Ecoutez-moi bien, les enfants. Voici qui est de la plus haute importance. Vous allez sonner à la maison de retraite. Comme inspecteurs, vous avez vos entrées, n'est-ce pas ? Vous irez au pavillon Hortense, celui qui est inoccupé. Là, vous descendrez dans le sous-sol, et vous trouverez un vieux volet qu'il suffit de soulever pour dégager l'orifice d'un tunnel que j'ai découvert ces jours-ci, et qui établit une communication directe avec la villa des Glycines. C'est par là que Gertrude et que le baron Altenheim se retrouvaient. Et c'est par là que M. Lenormand a passé pour, en fin de compte, tomber entre les mains de ses ennemis.

      – Vous croyez, patron ?

      – Oui, je le crois. Et maintenant, voilà de quoi il s'agit. Vous allez vous assurer que le tunnel est exactement dans l'état où je l'ai laissé cette nuit, que les deux portes qui le barrent sont ouvertes, et qu'il y a toujours, dans un trou situé près de la deuxième porte, un paquet enveloppé de serge noire que j'y ai déposé moi-même.

      – Faudra-t-il défaire le paquet ?

      – Inutile, ce sont des vêtements de rechange. Allez, et qu'on ne vous remarque pas trop. Je vous attends.

      Dix minutes plus tard, ils étaient de retour.

      – Les deux portes sont ouvertes, fit Doudeville.

      – Le paquet de serge noire ?

      – A sa place, près de la deuxième porte.

      – Parfait ! Il est une heure vingt-cinq. Weber va débarquer avec ses champions. On surveille la villa. On la cerne dès qu'Altenheim y est entré. Moi, d'accord avec Weber, je sonne. Là, j'ai mon plan. Allons, j'ai idée qu'on ne s'ennuiera pas.

      Et Sernine, les ayant congédiés, s'éloigna par le sentier de l'école, tout en monologuant.

      « Tout est pour le mieux. La bataille va se livrer sur le terrain choisi par moi. Je la gagne fatalement, et je me débarrasse de mes deux adversaires, et je me trouve seul engagé dans l'affaire Kesselbach... seul, avec deux beaux atouts : Pierre Leduc et Steinweg... En plus, le roi, c'est-à-dire Bibi. Seulement, il y a un cheveu... Qu'est-ce que peut bien faire Altenheim ? évidemment, il a, lui aussi, son plan d'attaque. Par où m'attaque-t-il ? Et comment admettre qu'il ne m'ait pas encore attaqué ? C'est inquiétant. M'aurait-il dénoncé à la police ? »

      Il longea le petit préau de l'école, dont les élèves étaient alors en classe, et il heurta la porte d'entrée.

      – Tiens, te voilà ! dit Mme Ernemont, en ouvrant. Tu as donc laissé Geneviève à Paris ?

      – Pour cela il eût fallu que Geneviève fût à Paris, répondit-il.

      – Mais elle y a été, puisque tu l'as fait venir.

      – Qu'est-ce que tu dis ? s'exclama-t-il, en lui empoignant le bras.

      – Comment ? mais tu le sais mieux que moi !

      – Je ne sais rien... je ne sais rien... Parle !...

      – N'as-tu pas écrit à Geneviève de te rejoindre à la gare Saint-Lazare ?

      – Et elle est partie ?

      – Mais oui... Vous deviez déjeuner ensemble à l'hôtel Ritz...

      – La lettre... fais voir la lettre.

      Elle monta la chercher et la lui donna.

      – Mais, malheureuse, tu n'as donc pas vu que c'était un faux ? L'écriture est bien imitée... mais c'est un faux... Cela saute aux yeux.

      Il se colla les poings contre les tempes avec rage :

      – Le voilà le coup que je demandais. Ah ! le misérable ! C'est par elle qu'il m'attaque... Mais comment sait-il ? Eh ! non, il ne sait pas... Voilà deux fois qu'il tente l'aventure... et c'est pour Geneviève, parce qu'il s'est pris de béguin pour elle... Oh ! cela non, jamais ! Ecoute, Victoire... Tu es sûre qu'elle ne l'aime pas ? Ah ça ! mais je perds la tête ! Voyons... voyons... il faut que je réfléchisse... ce n'est pas le moment...

      Il consulta sa montre.

      – Une heure trente-cinq... j'ai le temps... Imbécile ! le temps de quoi faire ? Est-ce que je sais où elle est ?

      Il allait et venait, comme un fou, et sa vieille nourrice semblait stupéfaite de le voir aussi agité, aussi peu maître de lui.

      – Après tout, dit-elle, rien ne prouve qu'elle n'ait pas flairé le piège, au dernier instant...

      – Où serait-elle ?

      – Je l'ignore... peut-être chez Mme Kesselbach...

      – C'est vrai... c'est vrai... tu as raison, s'écria-t-il, plein d'espoir soudain.

      Et il partit en courant vers la maison de retraite.

      Sur la route, près de la porte, il rencontra les frères Doudeville qui entraient chez la concierge, dont la loge avait vue sur la route, ce qui leur permettait de surveiller les abords des Glycines. Sans s'arrêter, il alla droit au pavillon de l'Impératrice, appela Suzanne, et se fit conduire chez Mme Kesselbach.

      – Geneviève ? dit-il.

      – Geneviève ?

      – Oui, elle n'est pas venue ?

      – Non, voici même plusieurs jours.

      – Mais elle doit venir, n'est-ce pas ?

      – Vous croyez ?

      – Mais j'en suis sûr. Où voulez-vous qu'elle soit ? Rappelez-vous ?...

      – J'ai beau chercher. Je vous assure que Geneviève et moi nous ne devions pas nous voir.

      Et subitement effrayée :

      – Mais vous n'êtes pas inquiet ? Il n'est rien arrivé à Geneviève ?...

      – Non, rien.

      Il était parti déjà. Une idée l'avait heurté. Si le baron Altenheim n'était pas à la villa des Glycines ? Si l'heure du rendez-vous avait été changée ?

      « Il faut que je le voie... se disait-il, il le faut, à tout prix. »

      Et il courait, l'allure désordonnée, indifférent à tout. Mais, devant la loge, il recouvra instantanément son sang-froid : il avait aperçu le sous-chef de la Sûreté, qui parlait dans le jardin avec les frères Doudeville. S'il avait eu sa clairvoyance habituelle, il eût surpris le petit tressaillement qui agita M. Weber à son approche, mais il ne vit rien.

      – Monsieur Weber, n'est-ce pas ? dit-il.

      – Oui... A qui ai-je l'honneur ?...

      – Le prince Sernine.

      – Ah ! très bien, M. le Préfet de police m'a averti du service considérable que vous nous rendiez, monsieur.

      – Ce service ne sera complet que quand j'aurai livré les bandits.

      – Cela ne va pas tarder. Je crois que l'un de ces bandits vient d'entrer... un homme assez fort, avec un monocle.

      – En effet, c'est le baron Altenheim. Vos hommes sont là, monsieur Weber ?

      – Oui, cachés sur la route, à deux cents mètres de distance.

      – Eh bien, monsieur Weber, il me semble que vous pourriez les réunir et les amener devant cette loge. De là nous irons jusqu'à la villa. Je sonnerai. Comme le baron Altenheim me connaît, je suppose que l'on m'ouvrira, et j'entrerai... avec vous.

      – Le plan est excellent, dit M. Weber. Je reviens tout de suite.

      Il sortit du jardin et s'en alla par la route, du côté opposé aux Glycines.

      Rapidement, Sernine empoigna l'un des frères Doudeville par le bras.

      – Cours après lui, Jacques... Occupe-le... le temps que j'entre aux Glycines... Et puis retarde l'assaut... le plus possible... invente des prétextes... Il me faut dix minutes... Qu'on entoure la villa... mais qu'on n'y entre pas. Et toi, Jean, va te poster dans le pavillon Hortense, à l'issue du souterrain. Si le baron veut sortir par là, casse-lui la tête.

      Les Doudeville s'éloignèrent. Le prince se glissa dehors, et courut jusqu'à une haute grille, blindée de fer, qui était l'entrée des Glycines.

      Sonnerait-il ?

      Autour de lui, personne. D'un bond il s'élança sur la grille, en posant son pied au rebord de la serrure, et, s'accrochant aux barreaux, s'arc-boutant avec ses genoux, se hissant à la force des poignets, il parvint, au risque de retomber sur la pointe aiguë des barreaux, à franchir la grille et à sauter.

      Il y avait une cour pavée qu'il traversa rapidement, et il monta les marches d'un péristyle à colonnes sur lequel donnaient des fenêtres qui, toutes, étaient recouvertes, jusqu'aux impostes, de volets pleins.

      Comme il réfléchissait au moyen de s'introduire dans la maison, la porte fut entrebâillée avec un bruit de fer qui lui rappela la porte de la villa Dupont, et Altenheim apparut.

      – Dites donc, prince, c'est comme cela que vous pénétrez dans les propriétés particulières ? Je vais être contraint de recourir aux gendarmes, mon cher.

      Sernine le saisit à la gorge, et le renversant contre une banquette :

      – Geneviève... Où est Geneviève ? Si tu ne me dis pas ce que tu as fait d'elle, misérable !...

      – Je te prie de remarquer, bégaya le baron, que tu me coupes la parole.

      Sernine le lâcha.

      – Au fait !... Et vite !... Réponds... Geneviève ?...

      – Il y a une chose, répliqua le baron, qui est beaucoup plus urgente, surtout quand il s'agit de gaillards de notre espèce, c'est d'être chez soi...

      Et, soigneusement, il repoussa la porte qu'il barricada de verrous. Puis, conduisant Sernine dans le salon voisin, un salon sans meubles, sans rideaux, il lui dit :

      – Maintenant, je suis ton homme. Qu'y a-t-il pour ton service, prince ?

      – Geneviève ?

      – Elle se porte à merveille.

      – Ah ! tu avoues ?

      – Parbleu ! Je te dirai même que ton imprudence à cet égard m'a étonné. Comment n'as-tu pas pris quelques précautions ? Il était inévitable...

      – Assez ! Où est-elle ?

      – Tu n'es pas poli.

      – Où est-elle ?

      – Entre quatre murs, libre...

      – Libre ?...

      – Oui, libre d'aller d'un mur à l'autre.

      – Villa Dupont, sans doute ? Dans la prison que tu as imaginée pour Steinweg ?

      – Ah ! tu sais... Non, elle n'est pas là.

      – Mais où alors ? Parle, sinon...

      – Voyons, mon prince, crois-tu que je serai assez bête pour te livrer le secret par lequel je te tiens ? Tu aimes la petite...

      – Tais-toi ! s'écria Sernine, hors de lui... Je te défends...

      – Et après ? c'est donc un déshonneur ? Je l'aime bien, moi, et j'ai bien risqué...

      Il n'acheva pas, intimidé par la colère effrayante de Sernine, colère contenue, silencieuse, qui lui bouleversait les traits.

      Ils se regardèrent longtemps, chacun d'eux cherchant le point faible de l'adversaire. A la fin, Sernine s'avança et, d'une voix nette, en homme qui menace plutôt qu'il ne propose un pacte :

      – Ecoute-moi. Tu te rappelles l'offre d'association que tu m'as faite ? L'affaire Kesselbach pour nous deux... on marcherait ensemble... on partagerait les bénéfices... J'ai refusé... J'accepte aujourd'hui...

      – Trop tard.

      – Attends. J'accepte mieux que cela : j'abandonne l'affaire... je ne me mêle plus de rien... tu auras tout... Au besoin je t'aiderai.

      – La condition ?

      – Dis-moi où se trouve Geneviève ?

      L'autre haussa les épaules.

      – Tu radotes, Lupin. Ça me fait de la peine... à ton âge...

      Une nouvelle pause entre les deux ennemis, terrible. Le baron ricana :

      – C'est tout de même une sacrée jouissance de te voir ainsi pleurnicher et demandant l'aumône. Dis donc, j'ai idée que le simple soldat est en train de flanquer une pile à son général.

      – Imbécile, murmura Sernine.

      – Prince, je t'enverrai mes témoins ce soir... si tu es encore de ce monde.

      – Imbécile ! répéta Sernine avec un mépris infini.

      – Tu aimes mieux en finir tout de suite ? A ta guise, mon prince, ta dernière heure est venue. Tu peux recommander ton âme à Dieu. Tu souris ? C'est un tort. J'ai sur toi un avantage immense : je tue... au besoin...

      – Imbécile ! redit encore une fois Sernine.

      Il tira sa montre.

      – Deux heures, baron. Tu n'as plus que quelques minutes. A deux heures cinq, deux heures dix au plus tard, M. Weber et une demi-douzaine d'hommes solides, sans scrupules, forceront l'entrée de ton repaire et te mettront la main au collet... Ne souris pas, toi non plus. L'issue sur laquelle tu comptes est découverte, je la connais, elle est gardée. Tu es donc bel et bien pris. C'est l'échafaud, mon vieux.

      Altenheim était livide. Il balbutia :

      – Tu as fait ça ?... Tu as eu l'infamie ?...

      – La maison est cernée. L'assaut est imminent. Parle et je te sauve.

      – Comment ?

      – Les hommes qui gardent l'issue du pavillon sont à moi. Je te donne un mot pour eux, et tu es sauvé.

      Altenheim réfléchit quelques secondes, parut hésiter, mais, soudain résolu, déclara :

      – C'est de la blague. Tu n'auras pas été assez naïf pour te jeter toi-même dans la gueule du loup.

      – Tu oublies Geneviève. Sans elle, crois-tu que je serais là ? Parle.

      – Non.

      – Soit. Attendons, dit Sernine. Une cigarette ?

      – Volontiers.

      – Tu entends ? dit Sernine après quelques secondes.

      – Oui... oui... fit Altenheim en se levant.

      Des coups retentissaient à la grille. Sernine prononça :

      – Même pas les sommations d'usage... aucun préliminaire... Tu es toujours décidé ?

      – Plus que jamais.

      – Tu sais que, avec les instruments qu'ils ont, il n'y en a pas pour longtemps ?

      – Ils seraient dans cette pièce que je te refuserais.

      La grille céda. On entendit le grincement des gonds.

      – Se laisser pincer, reprit Sernine, je l'admets, mais qu'on tende soi-même les mains aux menottes, c'est trop idiot. Voyons, ne t'entête pas. Parle, et file.

      – Et toi ?

      – Moi je reste. Qu'ai-je à craindre ?

      – Regarde.

      Le baron lui désignait une fente à travers les volets. Sernine y appliqua son œil et recula avec un sursaut.

      – Ah ! bandit, toi aussi, tu m'as dénoncé ! Ce n'est pas dix hommes, c'est cinquante, cent, deux cents hommes que Weber amène...

      Le baron riait franchement :

      – Et s'il y en a tant, c'est qu'il s'agit de Lupin, évidemment. Une demi-douzaine suffisait pour moi.

      – Tu as prévenu la police ?

      – Oui.

      – Quelle preuve as-tu donnée ?

      – Ton nom... Paul Sernine, c'est-à-dire Arsène Lupin.

      – Et tu as découvert ça tout seul, toi ?... ce à quoi personne n'a jamais pensé ? Allons donc ! C'est l'autre, avoue-le.

      Il regardait par la fente. Des nuées d'agents se répandaient autour de la villa, et ce fut à la porte maintenant que des coups résonnèrent.

      Il fallait cependant songer, ou bien à la retraite, ou bien à l'exécution du projet qu'il avait imaginé. Mais, s'éloigner, ne fût-ce qu'un instant, c'était laisser Altenheim, et qui pouvait assurer que le baron n'avait pas à sa disposition une autre issue pour s'enfuir ? Cette idée bouleversa Sernine. Le baron libre ! le baron maître de retourner auprès de Geneviève, et de la torturer, et de l'asservir à son odieux amour !

      Entravé dans ses desseins, contraint d'improviser un nouveau plan, à la seconde même, et en subordonnant tout au danger que courait Geneviève. Sernine passa là un moment d'indécision atroce. Les yeux fixés aux yeux du baron, il eût voulu lui arracher son secret et partir, et il n'essayait même plus de le convaincre, tellement toute parole lui semblait inutile. Et, tout en poursuivant ses réflexions, il se demandait ce que pouvaient être celles du baron, quels étaient ses armes, son espoir de salut. La porte du vestibule, quoique fortement verrouillée, quoique blindée de fer, commençait à s'ébranler. Les deux hommes étaient devant cette porte, immobiles. Le bruit des voix, le sens des mots leur parvenaient.

      – Tu parais bien sûr de toi, dit Sernine.

      – Parbleu ! s'écria l'autre en lui donnant un croc-en-jambe qui le fit tomber, et en prenant la fuite.

      Sernine se releva aussitôt, franchit sous le grand escalier une petite porte par où Altenheim avait disparu, et, dégringolant les marches de pierre, descendit au sous-sol

      Un couloir, une salle vaste et basse, presque obscure, le baron était à genoux, soulevant le battant d'une trappe.

      – Idiot, s'écria Sernine en se jetant sur lui, tu sais bien que nous trouverons mes hommes au bout de ce tunnel, et ils ont l'ordre de te tuer comme un chien... A moins que... à moins que tu n'aies une issue qui s'amorce sur celle-là... Eh ! voilà, pardieu ! j'ai deviné... et tu t'imagines...

      La lutte était acharnée. Altenheim, véritable colosse doué d'une musculature exceptionnelle, avait ceinturé son adversaire, lui paralysant les bras et cherchant à l'étouffer.

      – Evidemment... évidemment... articulait celui-ci avec peine, évidemment, c'est bien combiné... Tant que je ne pourrai pas me servir de mes mains pour te casser quelque chose, tu auras l'avantage... Mais seulement... pourras-tu ?

      Il eut un frisson. La trappe, qui s'était refermée, et sur le battant de laquelle ils pesaient de tout leur poids, la trappe paraissait bouger sous eux. Il sentait les efforts que l'on faisait pour la soulever, et le baron devait le sentir aussi, car il essayait désespérément de déplacer le terrain du combat pour que la trappe pût s'ouvrir.

      « C'est l'autre ! » pensa Sernine avec la sorte d'épouvante irraisonnée que lui causait cet être mystérieux... « C'est l'autre... S'il passe, je suis perdu. »

      Par des gestes insensibles, Altenheim avait réussi à se déplacer, et il tâchait d'entraîner son adversaire. Mais celui-ci s'accrochait par les jambes aux jambes du baron, en même temps que, peu à peu, il s'ingéniait à dégager une de ses mains.

      Au-dessus d'eux, de grands coups, comme des coups de bélier...

      « J'ai cinq minutes, pensa Sernine... Dans une minute, il faut que ce gaillard-là... »

      Et tout haut :

      – Attention, mon petit. Tiens-toi bien.

      Il rapprocha ses genoux l'un de l'autre avec une énergie incroyable. Le baron hurla, l'une de ses cuisses tordue.

      Alors, Sernine, mettant à profit la souffrance de son adversaire, fit un effort, dégagea sa main droite et le prit à la gorge.

      – Parfait ! Comme cela, nous sommes bien mieux à notre aise... Non, pas la peine de chercher ton couteau... sans quoi je t'étrangle comme un poulet. Tu vois, j'y mets des formes... Je ne serre pas trop... juste assez pour que tu n'aies même pas envie de gigoter.

      Tout en parlant, il sortait de sa poche une cordelette très fine et, d'une seule main, avec une habileté extrême, il lui attachait les poignets. A bout de souffle, d'ailleurs, le baron n'opposait plus aucune résistance. En quelques gestes précis, Sernine le ficela solidement.

      – Comme tu es sage ! A la bonne heure ! Je ne te reconnais plus. Tiens, au cas où tu voudrais t'échapper, voilà un rouleau de fil de fer qui va compléter mon petit travail... Les poignets d'abord... Les chevilles, maintenant... Ça y est... Dieu ! que tu es gentil !

      Le baron s'était remis peu à peu. Il bégaya :

      – Si tu me livres, Geneviève mourra.

      – Vraiment !... Et comment ?... Explique-toi...

      – Elle est enfermée. Personne ne connaît sa retraite. Moi supprimé, elle mourra de faim... Comme Steinweg...

      Sernine frissonna. Il reprit :

      – Oui, mais tu parleras.

      – Jamais.

      – Si, tu parleras. Pas maintenant, c'est trop tard, mais cette nuit.

      Il se pencha sur lui et tout bas, à l'oreille, il prononça :

      – Ecoute, Altenheim, et comprends-moi bien. Tout à l'heure tu vas être pincé. Ce soir tu coucheras au Dépôt. Cela est fatal, irrévocable. Moi-même je ne puis plus rien y changer. Et demain, on t'emmènera à la Santé, et plus tard, tu sais où ?... Eh bien, je te donne encore une chance de salut. Cette nuit, tu entends, cette nuit, je pénétrerai dans ta cellule, au Dépôt, et tu me diras où est Geneviève. Deux heures après, si tu n'as pas menti, tu seras libre. Sinon... c'est que tu ne tiens pas beaucoup à ta tête.

      L'autre ne répondit pas. Sernine se releva et écouta. Là-haut, un grand fracas. La porte d'entrée cédait. Des pas martelèrent les dalles du vestibule et le plancher du salon. M. Weber et ses hommes cherchaient.

      – Adieu, baron, réfléchis jusqu'à ce soir. La cellule est bonne conseillère.

      Il poussa son prisonnier, de façon à dégager la trappe et il souleva celle-ci. Comme il s'y attendait, il n'y avait plus personne en dessous, sur les marches de l'escalier.

      Il descendit, en ayant soin de laisser la trappe ouverte derrière lui, comme s'il avait eu l'intention de revenir.

      Il y avait vingt marches, puis, en bas, c'était le commencement du couloir que M. Lenormand et Gourel avaient parcouru en sens inverse.

      Il s'y engagea et poussa un cri. Il lui avait semblé deviner la présence de quelqu'un.

      Il alluma sa lanterne de poche. Le couloir était vide.

      Alors, il arma son revolver et dit à haute voix :

      – Tant pis pour toi... Je fais feu.

      Aucune réponse. Aucun bruit.

      « C'est une illusion sans doute, pensa-t-il. Cet être-là m'obsède. Allons, si je veux réussir et gagner la porte, il faut me hâter... Le trou, dans lequel j'ai mis le paquet de vêtements, n'est pas loin. Je prends le paquet... et le tour est joué... Et quel tour ! un des meilleurs de Lupin... »

      Il rencontra une porte qui était ouverte et tout de suite s'arrêta. A droite il y avait une excavation, celle que M. Lenormand avait pratiquée pour échapper à l'eau qui montait.

      Il se baissa et projeta sa lumière dans l'ouverture.

      « Oh ! fit-il en tressaillant... Non, ce n'est pas possible... C'est Doudeville qui aura poussé le paquet plus loin. »

      Mais il eut beau chercher, scruter les ténèbres. Le paquet n'était plus là, et il ne douta pas que ce fût encore l'être mystérieux qui l'eût dérobé.

      « Dommage ! la chose était si bien arrangée ! l'aventure reprenait son cours naturel, et j'arrivais au bout plus sûrement... Maintenant il s'agit de me trotter au plus vite... Doudeville est au pavillon... Ma retraite est assurée... Plus de blagues... il faut se dépêcher et remettre la chose sur pied, si possible... Et après, on s'occupera de lui... Ah ! qu'il se gare de mes griffes, celui-là. »

      Mais une exclamation de stupeur lui échappa ; il arrivait à l'autre porte, et cette porte, la dernière avant le pavillon, était fermée. Il se rua contre elle. A quoi bon ? Que pouvait-il faire ?

      « Cette fois-ci, murmura-t-il, je suis bien fichu. »

      Et, pris d'une sorte de lassitude, il s'assit. Il avait l'impression de sa faiblesse en face de l'être mystérieux. Altenheim ne comptait guère. Mais l'autre, ce personnage de ténèbres et de silence, l'autre le dominait, bouleversait toutes ses combinaisons, et l'épuisait par ses attaques sournoises et infernales.

      Il était vaincu.

      Weber le trouverait là, comme une bête acculée, au fond de sa caverne.



2

      « Ah ! non, non ! fit-il en se redressant d'un coup. S'il n'y avait que moi, peut-être !... mais il y a Geneviève, Geneviève, qu'il faut sauver cette nuit... Après tout, rien n'est perdu... Si l'autre s'est éclipsé tout à l'heure, c'est qu'il existe une seconde issue dans les parages. Allons, allons, Weber et sa bande ne me tiennent pas encore. »

      Déjà il explorait le tunnel, et, sa lanterne en main, étudiait les briques dont les parois étaient formées, quand un cri parvint jusqu'à lui, un cri horrible, abominable, qui le fit frémir d'angoisse.

      Cela provenait du côté de la trappe. Et il se rappela soudain qu'il avait laissé cette trappe ouverte alors qu'il avait l'intention de remonter dans la villa des Glycines. Il se hâta de retourner, franchit la première porte. En route, sa lanterne étant éteinte, il sentit quelque chose, quelqu'un plutôt qui frôlait ses genoux, quelqu'un qui rampait le long du mur. Et aussitôt, il eut l'impression que cet être disparaissait, s'évanouissait, il ne savait pas où. A cet instant, il heurta une marche.

      « C'est là l'issue, pensa-t-il, la seconde issue par où il passe. »

      En haut, le cri retentit de nouveau, moins fort, suivi de gémissements, de râles... Il monta l'escalier en courant, surgit dans la salle basse et se précipita sur le baron. Altenheim agonisait, la gorge en sang. Ses liens étaient coupés, mais les fils de fer qui attachaient ses poignets et ses chevilles étaient intacts. Ne pouvant le délivrer, son complice l'avait égorgé.

      Sernine contemplait ce spectacle avec effroi. Une sueur le glaçait. Il songeait à Geneviève emprisonnée, sans secours, puisque le baron, seul, connaissait sa retraite.

      Distinctement il entendit que les agents ouvraient la petite porte dérobée du vestibule. Distinctement, il les entendit qui descendaient l'escalier de service.

      Il n'était plus séparé d'eux que par une porte, celle de la salle basse où il se trouvait. Il la verrouilla au moment même où les agresseurs empoignaient le loquet. La trappe était ouverte à côté de lui... C'était le salut possible, puisqu'il y avait encore la seconde issue.

      « Non, se dit-il, Geneviève d'abord. Après, si j'ai le temps, je songerai à moi... »

      Et, s'agenouillant, il posa la main sur la poitrine du baron. Le cœur palpitait encore. Il s'inclina davantage :

      – Tu m'entends, n'est-ce pas ?

      Les paupières battirent faiblement.

      Il y avait un souffle de vie dans le moribond. De ce semblant d'existence, pouvait-on tirer quelque chose ?

      La porte, dernier rempart, fut attaquée par les agents. Sernine murmura :

      – Je te sauverai... j'ai des remèdes infaillibles... Un mot, seulement... Geneviève ?

      On eût dit que cette parole d'espoir suscitait de la force. Altenheim essaya d'articuler.

      – Réponds, exigeait Sernine, réponds et je te sauve... C'est la vie aujourd'hui... la liberté demain... Réponds !

      La porte tremblait sous les coups.

      Le baron ébaucha des syllabes inintelligibles. Penché sur lui, effaré, toute son énergie, toute sa volonté tendues, Sernine haletait d'angoisse. Les agents, sa capture inévitable, la prison, il n'y songeait même pas, mais Geneviève... Geneviève mourant de faim, et qu'un mot de ce misérable pouvait délivrer !

      – Réponds... il le faut...

      Il ordonnait, il suppliait. Altenheim bégaya, comme hypnotisé, vaincu par cette autorité indomptable :

      – Ri... Rivoli...

      – Rue de Rivoli, n'est-ce pas ? Tu l'as enfermée dans une maison de cette rue... Quel numéro ?

      Un vacarme... des hurlements de triomphe... la porte s'était abattue.

      – Sautez dessus, cria M. Weber, qu'on l'empoigne !... qu'on les empoigne tous les deux !

      – Le numéro... réponds... Si tu l'aimes, réponds... Pourquoi te taire maintenant ?

      – Vingt... Vingt-sept, souffla le baron.

      Des mains touchaient Sernine. Dix revolvers le menaçaient. Il fit face aux agents, qui reculèrent avec une peur instinctive.

      – Si tu bouges, Lupin, cria M. Weber, l'arme braquée, je te brûle.

      – Ne tire pas, dit Sernine gravement, c'est inutile, je me rends.

      – Des blagues ! C'est encore un truc de ta façon...

      – Non, reprit Sernine, la bataille est perdue. Tu n'as pas le droit de tirer. Je ne me défends pas.

      Il exhiba deux revolvers qu'il jeta sur le sol.

      – Des blagues ! reprit M. Weber implacable. Droit au cœur, les enfants ! Au moindre geste : feu ! Au moindre mot : feu !

      Dix hommes étaient là. Il en posta quinze. Il dirigea les quinze bras vers la cible. Et, rageur, tremblant de joie et de crainte, il grinçait :

      – Au cœur ! A la tête ! Et pas de pitié ! S'il remue, s'il parle... à bout portant, feu !

      Les mains dans ses poches, impassible, Sernine souriait. A deux pouces de ses tempes, la mort le guettait. Des doigts se crispaient aux détentes.

      – Ah ! ricana M. Weber, ça fait plaisir de voir ça... Et j'imagine que cette fois nous avons mis dans le mille, et d'une sale façon pour toi, monsieur Lupin...

      Il fit écarter les volets d'un vaste soupirail, par où la clarté du jour pénétra brusquement, et il se retourna vers Altenheim. Mais, à sa grande stupéfaction, le baron qu'il croyait mort ouvrit les yeux, des yeux ternes, effroyables, déjà remplis de néant. Il regarda M. Weber. Puis il sembla chercher, et, apercevant Sernine, il eut une convulsion de colère. On eût dit qu'il se réveillait de sa torpeur, et que sa haine soudain ranimée lui rendait une partie de ses forces.

      Il s'appuya sur ses deux poignets et tenta de parler.

      – Vous le reconnaissez, hein ? dit M. Weber.

      – Oui.

      – C'est Lupin, n'est-ce pas ?

      – Oui... Lupin...

      Sernine, toujours souriant, écoutait.

      – Dieu ! que je m'amuse ! déclara-t-il.

      – Vous avez d'autres choses à dire ? demanda M. Weber qui voyait les lèvres du baron s'agiter désespérément.

      – Oui.

      – A propos de M. Lenormand, peut-être ?

      – Oui.

      – Vous l'avez enfermé ? Où cela ? Répondez...

      De tout son être soulevé, de tout son regard tendu, Altenheim désigna un placard, au coin de la salle.

      – Là... là... dit-il.

      – Ah ! ah ! nous brûlons, ricana Lupin.

      M. Weber ouvrit. Sur l'une des planches, il y avait un paquet enveloppé de serge noire. Il le déplia et trouva un chapeau, une petite boîte, des vêtements... Il tressaillit. Il avait reconnu la redingote olive de M. Lenormand.

      – Ah ! les misérables ! s'écria-t-il, ils l'ont assassiné.

      – Non, fit Altenheim, d'un signe.

      – Alors ?

      – C'est lui... lui...

      – Comment, lui ?... c'est Lupin qui a tué le chef ?

      – Non.

      Avec une obstination farouche, Altenheim se raccrochait à l'existence, avide de parler et d'accuser... Le secret qu'il voulait dévoiler était au bout de ses lèvres, et il ne pouvait pas, il ne savait plus le traduire en mots.

      – Voyons, insista le sous-chef, M. Lenormand est bien mort, pourtant ?

      – Non.

      – Il vit ?

      – Non.

      – Je ne comprends pas... Voyons, ces vêtements ? Cette redingote ?...

      Altenheim tourna les yeux du côté de Sernine. Une idée frappa M. Weber.

      – Ah ! je comprends ! Lupin avait dérobé les vêtements de M. Lenormand, et il comptait s'en servir pour échapper.

      – Oui... Oui...

      – Pas mal, s'écria le sous-chef. C'est bien un coup de sa façon. Dans cette pièce, on aurait trouvé Lupin déguisé en M. Lenormand, enchaîné sans doute. C'était le salut pour lui... Seulement, il n'a pas eu le temps. C'est bien cela, n'est-ce pas ?

      – Oui... Oui...

      Mais, au regard du mourant, M. Weber sentit qu'il y avait autre chose, et que ce n'était pas encore tout à fait cela, le secret. Qu'était-ce alors ? Qu'était-ce, l'étrange et indéchiffrable énigme que le mourant voulait révéler avant de mourir ? Il interrogea :

      – Et M. Lenormand, où est-il ?

      – Là...

      – Comment là ?

      – Oui.

      – Mais il n'y a que nous dans cette pièce !

      – Il y a... il y a...

      – Mais parlez donc...

      – Il y a... Ser... Sernine...

      – Sernine ! Hein ! Quoi ?

      – Sernine... Lenormand...

      M. Weber bondit. Une lueur subite le heurtait.

      – Non, non, ce n'est pas possible, murmura-t-il, c'est de la folie.

      Il épia son prisonnier. Sernine semblait s'amuser beaucoup et assister à la scène en amateur qui se divertit et qui voudrait bien connaître le dénouement.

      Epuisé, Altenheim était retombé tout de son long. Allait-il mourir avant d'avoir donné le mot de l'énigme que posaient ses obscures paroles ? M. Weber, secoué par une hypothèse absurde, invraisemblable, dont il ne voulait pas, et qui s'acharnait après lui, M. Weber se précipita de nouveau.

      – Expliquez-vous... Qu'y a-t-il là-dessous ? Quel mystère ?

      L'autre ne semblait pas entendre, inerte, les yeux fixes. M. Weber se coucha contre lui et scanda nettement, de façon que chaque syllabe pénétrât au fond même de cette âme noyée d'ombre déjà :

      – Ecoute... J'ai bien compris, n'est-ce pas ? Lupin et M. Lenormand...

      Il lui fallut un effort pour continuer, tellement la phrase lui paraissait monstrueuse. Pourtant les yeux ternes du baron semblaient le contempler avec angoisse. Il acheva, palpitant d'émotion, comme s'il eût prononcé un blasphème :

      – C'est cela, n'est-ce pas ? Tu en es sûr ? Tous les deux, ça ne fait qu'un ?

      Les yeux ne bougeaient pas. Un filet de sang suintait au coin de la bouche... Deux ou trois hoquets... Une convulsion suprême. Ce fut tout. Dans la salle basse, encombrée de monde, il y eut un long silence. Presque tous les agents qui gardaient Sernine s'étaient détournés, et stupéfaits, sans comprendre ou se refusant à comprendre, ils écoutaient encore l'incroyable accusation que le bandit n'avait pu formuler.

      M. Weber prit la boîte trouvée dans le paquet de serge noire et l'ouvrit. Elle contenait une perruque grise, des lunettes à branches d'argent, un foulard marron, et, dans un double fond, des pots de maquillage et un casier avec de menues boucles de poils gris – bref, de quoi se faire la tête exacte de M. Lenormand.

      Il s'approcha de Sernine et, l'ayant contemplé quelques instants sans mot dire, pensif, reconstituant toutes les phases de l'aventure, il murmura :

      – Alors, c'est vrai ? »

      Sernine, qui ne s'était pas départi de son calme souriant, répliqua :

      – L'hypothèse ne manque ni d'élégance ni de hardiesse. Mais, avant tout, dis à tes hommes de me ficher la paix avec leurs joujoux.

      – Soit, accepta M. Weber, en faisant un signe à ses hommes. Et maintenant, réponds.

      – A quoi ?

      – Es-tu M. Lenormand ?

      – Oui.

      Des exclamations s'élevèrent. Jean Doudeville, qui était là pendant que son frère surveillait l'issue secrète, Jean Doudeville, le complice même de Sernine, le regardait avec ahurissement. M. Weber, suffoqué, restait indécis.

      – Ça t'épate, hein ? dit Sernine. J'avoue que c'est assez rigolo... Dieu, que tu m'as fait rire quelquefois, quand on travaillait ensemble, toi et moi, le chef et le sous-chef !... Et le plus drôle, c'est que tu le croyais mort, ce brave M. Lenormand... mort comme ce pauvre Gourel. Mais non, mais non, mon vieux, petit bonhomme vivait encore...

      Il montra le cadavre d'Altenheim.

      – Tiens, c'est ce bandit-là qui m'a fichu à l'eau, dans un sac, un pavé autour de la taille. Seulement, il avait oublié de m'enlever mon couteau... Et, avec un couteau, on crève les sacs et on coupe les cordes. Voilà ce que c'est, malheureux Altenheim... Si tu avais pensé à cela, tu n'en serais pas où tu en es... Mais assez causé... Paix à tes cendres !

      M. Weber écoutait, ne sachant que penser. A la fin, il eut un geste de désespoir, comme s'il renonçait à se faire une opinion raisonnable.

      – Les menottes, dit-il, soudain alarmé.

      – C'est tout ce que tu trouves ? dit Sernine... Tu manques d'imagination... Enfin, si ça t'amuse...

      Et, avisant Doudeville au premier rang de ses agresseurs, il lui tendit les mains :

      – Tiens, l'ami, à toi l'honneur, et pas la peine de t'éreinter... Je joue franc jeu... puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement...

      Il disait cela d'un ton qui fit comprendre à Doudeville que la lutte était finie pour l'instant, et qu'il n'y avait qu'à se soumettre. Doudeville lui passa les menottes. Sans remuer les lèvres, sans une contraction du visage, Sernine chuchota :

      « 27, rue de Rivoli... Geneviève. »

      M. Weber ne put réprimer un mouvement de satisfaction à la vue d'un tel spectacle.

      – En route ! dit-il, à la Sûreté !

      – C'est cela, à la Sûreté, s'écria Sernine. M. Lenormand va écrouer Arsène Lupin, lequel va écrouer le prince Sernine.

      – Tu as trop d'esprit, Lupin.

      – C'est vrai, Weber, nous ne pouvons pas nous entendre.

      Durant le trajet, dans l'automobile que trois autres automobiles chargées d'agents escortaient, il ne souffla pas mot. On ne fit que passer à la Sûreté. M. Weber, se rappelant les évasions organisées par Lupin, le fit monter aussitôt à l'anthropométrie, puis l'amena au Dépôt d'où il fut dirigé sur la prison de la Santé. Prévenu par téléphone, le directeur attendait. Les formalités de l'écrou et le passage dans la chambre de la fouille furent rapides.

      A sept heures du soir, le prince Paul Sernine franchissait le seuil de la cellule 14, deuxième division.

      – Pas mal, votre appartement... pas mal du tout, déclara-t-il. La lumière électrique, le chauffage central, les water-closets... Bref, tout le confort moderne... C'est parfait, nous sommes d'accord... Monsieur le Directeur, c'est avec le plus grand plaisir que j'arrête cet appartement.

      Il se jeta tout habillé sur le lit.

      – Ah ! Monsieur le Directeur, j'ai une petite prière à vous adresser.

      – Laquelle ?

      – Qu'on ne m'apporte pas mon chocolat demain matin avant dix heures... je tombe de sommeil.

      Il se retourna vers le mur.

      Cinq minutes après, il dormait profondément.




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