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813

Maurice Leblanc
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ÉPILOGUE

1

      – A cheval, dit l'Empereur.

      Il se reprit :

      – A âne plutôt, fit-il en voyant le magnifique baudet qu'on lui amenait. Waldemar, es-tu sûr que cet animal soit docile ?

      – J'en réponds comme de moi-même, Sire, affirma le comte.

      – En ce cas, je suis tranquille, dit l'Empereur en riant.

      Et, se retournant vers son escorte d'officiers :

      – Messieurs, à cheval.

      Il y avait là, sur la place principale du village de Capri, toute une foule que contenaient des carabiniers italiens, et, au milieu, tous les ânes du pays réquisitionnés pour faire visiter à l'Empereur l'île merveilleuse.

      – Waldemar, dit l'Empereur, en prenant la tête de la caravane, nous commençons par quoi ?

      – Par la villa de Tibère, Sire.

      On passa sous une porte, puis on suivit un chemin mal pavé qui s'élève peu à peu sur le promontoire oriental de l'île.

      L'Empereur était de mauvaise humeur et se moquait du colossal comte de Waldemar dont les pieds touchaient terre, de chaque côté du malheureux âne qu'il écrasait.

      Au bout de trois quarts d'heure, on arriva d'abord au Saut-de-Tibère, rocher prodigieux, haut de trois cents mètres, d'où le tyran précipitait ses victimes à la mer.

      L'Empereur descendit, s'approcha de la balustrade, et jeta un coup d'œil sur le gouffre. Puis il voulut marcher à pied jusqu'aux ruines de la villa de Tibère, où il se promena parmi les salles et les corridors écroulés.

      Il s'arrêta un instant.

      La vue était magnifique sur la pointe de Sorrente et sur toute l'île de Capri. Le bleu ardent de la mer dessinait la courbe admirable du golfe, et les odeurs fraîches se mêlaient au parfum des citronniers.

      – Sire, dit Waldemar, c'est encore plus beau, de la petite chapelle de l'ermite, qui est au sommet.

      – Allons-y.

      Mais l'ermite descendait lui-même, le long d'un sentier abrupt. C'était un vieillard, à la marche hésitante, au dos voûté. Il portait le registre où les voyageurs inscrivaient d'ordinaire leurs impressions.

      Il installa ce registre sur un banc de pierre.

      – Que dois-je écrire ? dit l'Empereur.

      – Votre nom, Sire, et la date de votre passage et ce qu'il vous plaira.

      L'Empereur prit la plume que lui tendait l'ermite et se baissa.

      – Attention, Sire, attention !

      Des hurlements de frayeur, un grand fracas du côté de la chapelle, l'Empereur se retourna. Il eut la vision d'un rocher énorme qui roulait en trombe au-dessus de lui.

      Au même moment il était empoigné à bras-le-corps par l'ermite et projeté à dix mètres de distance.

      Le rocher vint se heurter au banc de pierre devant lequel se tenait l'Empereur un quart de seconde auparavant, et brisa le banc en morceaux.

      Sans l'intervention de l'ermite, l'Empereur était perdu.

      Il lui tendit la main, et dit simplement :

      – Merci.

      Les officiers s'empressaient autour de lui.

      – Ce n'est rien, messieurs... Nous en serons quitte pour la peur, mais une jolie peur, je l'avoue Tout de même, sans l'intervention de ce brave homme...

      Et, se rapprochant de l'ermite :

      – Votre nom, mon ami ?

      L'ermite avait gardé son capuchon. Il l'écarta un peu, et tout bas, de façon à n'être entendu que de son interlocuteur, il dit :

      – Le nom d'un homme qui est très heureux que vous lui ayez donné la main, Sire.

      L'Empereur tressaillit et recula. Puis, se dominant aussitôt :

      – Messieurs, dit-il aux officiers, je vous demanderai de monter jusqu'à la chapelle. D'autres rocs peuvent se détacher, et il serait peut-être prudent de prévenir les autorités du pays. Vous me rejoindrez ensuite. J'ai à remercier ce brave homme.

      Il s'éloigna, accompagné de l'ermite. Et quand ils furent seuls, il dit :

      – Vous ! Pourquoi ?

      – J'avais à vous parler, Sire. Une demande d'audience me l'auriez-vous accordée ? J'ai préféré agir directement, et je pensais me faire reconnaître pendant que Votre Majesté signait le registre quand ce stupide accident...

      – Bref ? dit l'Empereur.

      – Les lettres que Waldemar vous a remises de ma part, Sire, ces lettres sont fausses.

      L'Empereur eut un geste de vive contrariété.

      – Fausses ? Vous en êtes certain ?

      – Absolument, Sire.

      – Pourtant, ce Malreich...

      – Le coupable n'était pas Malreich.

      – Qui, alors ?

      – Je demande à Votre Majesté de considérer ma réponse comme secrète. Le vrai coupable était Mme Kesselbach.

      – La femme même de Kesselbach ?

      – Oui, Sire. Elle est morte maintenant. C'est elle qui avait fait ou fait faire les copies qui sont en votre possession. Elle gardait les vraies lettres.

      – Mais où sont-elles ? s'écria l'Empereur. C'est là l'important ! Il faut les retrouver à tout prix ! J'attache à ces lettres une valeur considérable...

      – Les voilà, Sire.

      L'Empereur eut un moment de stupéfaction. Il regarda Lupin, il regarda les lettres, leva de nouveau les yeux sur Lupin, puis empocha le paquet sans l'examiner.

      Evidemment, cet homme, une fois de plus, le déconcertait. D'où venait donc ce bandit qui, possédant une arme aussi terrible, la livrait de la sorte, généreusement, sans condition ? Il lui eût été si simple de garder les lettres et d'en user à sa guise ! Non, il avait promis. Il tenait sa parole.

      Et l'Empereur songeait à toutes les choses étonnantes que cet homme avait accomplies.

      Il lui dit :

      – Les journaux ont donné la nouvelle de votre mort...

      – Oui, Sire. En réalité, je suis mort. Et la justice de mon pays, heureuse de se débarrasser de moi, a fait enterrer les restes calcinés et méconnaissables de mon cadavre.

      – Alors, vous êtes libre ?

      – Comme je l'ai toujours été.

      – Plus rien ne vous attache à rien ?

      – Plus rien.

      – En ce cas...

      L'Empereur hésita, puis, nettement :

      – En ce cas, entrez à mon service. Je vous offre le commandement de ma police personnelle. Vous serez le maître absolu. Vous aurez tous pouvoirs, même sur l'autre police.

      – Non, Sire.

      – Pourquoi ?

      – Je suis Français.

      Il y eut un silence. La réponse déplaisait à l'Empereur. Il dit :

      – Cependant, puisqu'aucun lien ne vous attache plus...

      – Celui-là ne peut pas se dénouer, Sire.

      Et il ajouta en riant :

      – Je suis mort comme homme, mais vivant comme Français. Je m'étonne que Votre Majesté ne comprenne pas.

      L'Empereur fit quelques pas de droite et de gauche. Et il reprit :

      – Je voudrais pourtant m'acquitter. J'ai su que les négociations pour le grand-duché de Veldenz étaient rompues.

      – Oui, Sire. Pierre Leduc était un imposteur. Il est mort.

      – Que puis-je faire pour vous ? Vous m'avez rendu ces lettres... Vous m'avez sauvé la vie... Que puis-je faire ?

      – Rien, Sire.

      – Vous tenez à ce que je reste votre débiteur ?

      – Oui, Sire.

      L'Empereur regarda une dernière fois cet homme étrange qui se posait devant lui en égal. Puis il inclina légèrement la tête et, sans un mot de plus, s'éloigna.


      – Eh ! la Majesté, je t'en ai bouché un coin, dit Lupin en le suivant des yeux.

      Et, philosophiquement :

      – Certes, la revanche est mince, et j'aurais mieux aimé reprendre l'Alsace-Lorraine Mais, tout de même...

      Il s'interrompit et frappa du pied.

      – Sacré Lupin ! tu seras donc toujours le même, jusqu'à la minute suprême de ton existence, odieux et cynique ! De la gravité, bon sang ! l'heure est venue, ou jamais, d'être grave !

      Il escalada le sentier qui conduisait à la chapelle et s'arrêta devant l'endroit d'où le roc s'était détaché.

      Il se mit à rire.

      – L'ouvrage était bien fait, et les officiers de Sa Majesté n'y ont vu que du feu. Mais comment auraient-ils pu deviner que c'est moi-même qui ai travaillé ce roc, que, à la dernière seconde, j'ai donné le coup de pioche définitif, et que ledit roc a roulé suivant le chemin que j'avais tracé entre lui et un Empereur dont je tenais à sauver la vie ?

      Il soupira :

      – Ah ! Lupin, que tu es compliqué ! Tout cela parce que tu avais juré que cette Majesté te donnerait la main ! Te voilà bien avancé... « La main d'un Empereur n'a pas plus de cinq doigts », comme eût dit Victor Hugo.

      Il entra dans la chapelle et ouvrit, avec une clef spéciale, la porte basse d'une petite sacristie.

      Sur un tas de paille gisait un homme, les mains et les jambes liées, un bâillon à la bouche.

      – Eh bien ! l'ermite, dit Lupin, ça n'a pas été trop long, n'est-ce pas ? Vingt-quatre heures au plus... Mais ce que j'ai bien travaillé pour ton compte ! Figure-toi que tu viens de sauver la vie de l'Empereur... Oui, mon vieux. Tu es l'homme qui a sauvé la vie de l'Empereur. C'est la fortune. On va te construire une cathédrale et t'élever une statue jusqu'au jour où l'on te maudira... Ça peut faire tant de mal, les individus de cette sorte ! surtout celui-là à qui l'orgueil finira par tourner la tête. Tiens, l'ermite, prends tes habits.

      Abasourdi, presque mort de faim, l'ermite se releva en titubant.

      Lupin se rhabilla vivement et lui dit :

      – Adieu, digne vieillard. Excuse-moi pour tous ces petits tracas. Et prie pour moi. Je vais en avoir besoin. L'éternité m'ouvre ses portes toutes grandes. Adieu !

      Il resta quelques secondes sur le seuil de la chapelle. C'était l'instant solennel où l'on hésite, malgré tout, devant le terrible dénouement. Mais sa résolution était irrévocable et, sans plus réfléchir, il s'élança, redescendit la pente en courant, traversa la plate-forme du Saut-de-Tibère et enjamba la balustrade.

      – Lupin, je te donne trois minutes pour cabotiner. A quoi bon ? diras-tu, il n'y a personne... Et toi, tu n'es donc pas là ? Ne peux-tu jouer ta dernière comédie pour toi-même ? Bigre, le spectacle en vaut la peine... Arsène Lupin, pièce héroï-comique en quatre-vingts tableaux... La toile se lève sur le tableau de la mort et le rôle est tenu par Lupin en personne... Bravo, Lupin ! Touchez mon cœur, mesdames et messieurs soixante-dix pulsations à la minute... Et le sourire aux lèvres ! Bravo ! Lupin ! Ah ! le drôle, en a-t-il du panache ! Eh ! bien, saute marquis... Tu es prêt ? C'est l'aventure suprême, mon bonhomme. Pas de regrets ? Des regrets ? Et pourquoi, mon Dieu ! Ma vie fut magnifique. Ah ! Dolorès ! Si tu n'étais pas venue, monstre abominable ! Et toi, Malreich, pourquoi n'as-tu pas parlé ? Et toi, Pierre Leduc... Me voici ! Mes trois morts, je vais vous rejoindre... Oh ! ma Geneviève, ma chère Geneviève... Ah ! ça, mais est-ce fini, vieux cabot ? Voilà ! Voilà ! j'accours...

      Il passa l'autre jambe, regarda au fond du gouffre la mer immobile et sombre, et relevant la tête :

      – Adieu, nature immortelle et bénie ! Moriturus te salutat ! Adieu, tout ce qui est beau ! Adieu, splendeur des choses ! Adieu, la vie !

      Il jeta des baisers à l'espace, au ciel, au soleil... Et, croisant les bras, il sauta.



2

      Sidi-bel-Abbes. La caserne de la Légion étrangère. Près de la salle des rapports, une petite pièce basse où un adjudant fume et lit son journal.

      A côté de lui, près de la fenêtre ouverte sur la cour, deux grands diables de sous-offs jargonnent un français rauque, mêlé d'expressions germaniques.

      La porte s'ouvrit. Quelqu'un entra. C'était un homme mince, de taille moyenne, élégamment vêtu.

      L'adjudant se leva, de mauvaise humeur contre l'intrus, et grogna :

      – Ah ! ça, que fiche donc le planton de garde ? Et vous, monsieur, que voulez-vous ?

      – Du service.

      Cela fut dit nettement, impérieusement.

      Les deux sous-offs eurent un rire niais. L'homme les regarda de travers.

      – En deux mots, vous voulez vous engager à la Légion ? demanda l'adjudant.

      – Oui, je le veux, mais à une condition.

      – Des conditions, fichtre ! Et laquelle ?

      – C'est de ne pas moisir ici. Il y a une compagnie qui part pour le Maroc. J'en suis.

      L'un des sous-offs ricana de nouveau, et on l'entendit qui disait :

      – Les Marocains vont passer un fichu quart d'heure. Monsieur s'engage...

      – Silence ! cria l'homme, je n'aime pas qu'on se moque de moi.

      Le ton était sec et autoritaire.

      Le sous-off, un géant, l'air d'une brute, riposta :

      – Eh ! le bleu, faudrait me parler autrement... Sans quoi...

      – Sans quoi ?

      – On verrait comment je m'appelle...

      L'homme s'approcha de lui, le saisit par la taille, le fit basculer sur le rebord de la fenêtre et le jeta dans la cour. Puis il dit à l'autre :

      – A ton tour. Va-t'en.

      L'autre s'en alla.

      L'homme revint aussitôt vers l'adjudant et lui dit :

      – Mon lieutenant, je vous prie de prévenir le major que don Luis Perenna, grand d'Espagne et Français de cœur, désire prendre du service dans la Légion étrangère. Allez, mon ami.

      L'autre ne bougeait pas, confondu.

      – Allez, mon ami, et tout de suite, je n'ai pas de temps à perdre.

      L'adjudant se leva, considéra d'un œil ahuri ce stupéfiant personnage, et, le plus docilement du monde, sortit.

      Alors, Lupin prit une cigarette, l'alluma et, à haute voix, tout en s'asseyant à la place de l'adjudant, il précisa :

      – Puisque la mer n'a pas voulu de moi, ou plutôt puisque, au dernier moment, je n'ai pas voulu de la mer, nous allons voir si les balles des Marocains sont plus compatissantes. Et puis, tout de même, ce sera plus chic... Face à l'ennemi, Lupin, et pour la France !




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