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Clovis Dardentor

Jules Verne
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CHAPITRE X
Dans lequel s'offre une première et sérieuse occasion
sur le chemin de fer d'Oran à Saïda.


      Le voyage organisé par la Compagnie des Chemins de fer algériens était de nature à plaire aux touristes oranais. Aussi le public accepta-t-il avec faveur cet itinéraire de six cent cinquante kilomètres à travers la province, – soit trois cents en wagon, et trois cent cinquante dans les voitures ou autres modes de transport entre Saïda, Daya, Sebdou, Tlemcen et Sidi-bel-Abbès. Une promenade, on le voit, une simple promenade, que les amateurs pourraient exécuter de mai à octobre, à leur choix, c'est-à-dire pendant les mois de l'année que ne compromettent point les grands troubles atmosphériques.

      D'ailleurs, – il importe d'y insister, – il ne s'agissait aucunement de ces voyages économiques des Agences Lubin, Cook ou autres, qui vous astreignent à un itinéraire impérieux, vous obligent à visiter au même jour et à la même heure les mêmes villes et les mêmes monuments, programme qui gêne et géhenne la clientèle, et dont on ne saurait s'écarter. Non, et Patrice se trompait à cet égard. Nulle servitude, nulle promiscuité. Les billets étaient valables pour toute la belle saison. On partait quand on voulait, et l'on s'arrêtait à son gré. De cette faculté que chacun avait de ne se mettre en route qu'à sa convenance, il résulta que ce premier départ du 10 mai ne réunit qu'une trentaine d'excursionnistes.

      L'itinéraire avait été convenablement choisi. Des trois sous-préfectures que possède la province d'Oran, Mostaganem, Tlemcen et Mascara, ledit itinéraire traversait les deux dernières, et, des subdivisions militaires – Mostaganem, Saïda, Oran, Mascara, Tlemcen et Sidi-bel-Abbès – en comprenait trois sur cinq. Dans ces limites, la province que borne au nord la Méditerranée, à l'est le département d'Alger, à l'ouest le Maroc, et le Sahara au sud, présente des aspects variés, montagnes d'une altitude supérieure à mille mètres, forêts dont la superficie totale n'est pas inférieure à quatre cent mille hectares, puis des lacs, des cours d'eau, la Macta, l'Habra, le Chélif, le Mekena, le Sig. Si la caravane ne la parcourait pas tout entière, du moins en visiterait-elle les plus beaux territoires.

      Ce jour-là, Clovis Dardentor n'allait point manquer le train comme il avait manqué le paquebot. Il était en avance à la gare. Promoteur du voyage, il ne faisait que son devoir en précédant ses compagnons, lesquels étaient tous d'accord pour voir en lui le chef de l'expédition.

      Froid et silencieux, Patrice se tenait près de son maître, attendant les bagages qu'il devait faire enregistrer, – bagages peu encombrants, – quelques valises, quelques sacs, quelques couvertures, rien que le nécessaire.

      Il était déjà huit heures et demie, et le train partait à neuf heures cinq.

      « Eh bien ! s'écria Clovis Dardentor, que font-ils donc ?... Est-ce qu'elle ne va pas montrer son nez, notre smala ? »

      Patrice voulut bien accepter ce mot indigène, puisqu'on se trouvait en pays arabe, et il répondit qu'il apercevait un groupe se dirigeant vers la gare.

      C'était la famille Désirandelle, avec Mme et Mlle Elissane.

      M. Dardentor leur fit mille amitiés. Il était si heureux que ses vieux amis de France et ses nouveaux amis d'Afrique eussent accepté sa proposition... A l'entendre, ce voyage leur laisserait d'impérissables souvenirs... Mme Elissane lui paraissait être en bonne santé, ce matin... Et Mlle Louise... délicieuse dans son costume de touriste !... Que personne ne s'inquiétât des places... cela le regardait... Il prendrait les billets pour toute la société... La chose se réglerait plus tard... Quant aux bagages, c'était l'affaire de Patrice... On pouvait s'en fier au soin minutieux qu'il apportait à ses moindres actes... En ce qui le concernait, lui, Dardentor, de tout son être jaillissait comme une gerbe de bonne humeur.

      Les deux familles entrèrent dans la salle d'attente, abandonnant à Patrice les quelques colis qu'elles ne désiraient point conserver dans le wagon. Le mieux même serait de les laisser en consigne pendant les haltes à Saint-Denis du Sig, à Mascara, jusqu'à l'arrivée en gare de Saïda.

      Après avoir prié Mme Désirandelle et Agathocle de rester avec Mme Elissane et sa fille dans la salle d'attente, Clovis Dardentor, d'un pied léger, – un sylphe, – et M. Désirandelle d'un pas lourd, – un pachyderme, – vinrent se poster près du guichet où se délivraient les billets circulaires. Une vingtaine de voyageurs y faisaient queue, impatients de défiler à leur tour devant la buraliste.

      Or, parmi eux, que distingua d'abord M. Désirandelle ?... M. Eustache Oriental en personne, le président de la Société astronomique de Montélimar, son inséparable longue-vue en bandoulière. Oui ! cet original s'était laissé séduire par l'appât d'un voyage de quinze jours à prix réduits.

      « Comment, murmura M. Dardentor, il va en être !... Eh bien ! nous veillerons à ce qu'il n'ait pas toujours la meilleure place à la table et les meilleurs morceaux dans son assiette ! Que diable ! les dames avant tout ! »

      Cependant, lorsque M. Oriental et M. Dardentor se rencontrèrent devant le guichet, ils crurent devoir échanger une inclinaison de tête. Puis, M. Dardentor prit six billets de première classe pour la famille Elissane, la famille Désirandelle et lui, plus un billet de seconde classe pour Patrice, qui n'eût point accepté de voyager en troisième.

      Presque aussitôt la cloche retentit, les portes de la salle d'attente furent ouvertes, et les voyageurs affluèrent sur le quai le long duquel stationnait le train, sa locomotive ronflant sous ses tôles frémissantes et se couronnant de vapeurs qui fusaient à travers le joint des soupapes.

      Les partants sont assez nombreux dans ce train direct d'Oran à Alger, et, comme à l'ordinaire, il ne se composait que d'une demi-douzaine de voitures. Les touristes, d'ailleurs, devaient le quitter à Perregaux, afin de prendre la voix ferrée qui descend vers le sud dans la direction de Saïda.

      Six personnes ne trouvent pas aisément six places libres à l'intérieur du même compartiment, lorsqu'il y a une certaine affluence de voyageurs. Heureusement, Clovis Dardentor, qui avait la pièce de deux francs facile, parvint, grâce au zèle d'un employé, à se loger avec son petit monde dans un compartiment dont les deux autres places furent aussitôt prises. Donc, complet. Les trois dames disposèrent de la banquette arrière, les trois hommes de la banquette avant. Il convient de remarquer que Clovis Dardentor faisait face à Louise Elissane, et que tous deux occupaient les angles de ce côté du wagon.

      Quant à M. Eustache Oriental, on ne l'avait point revu et on ne s'en inquiéta pas autrement. Il devait être monté dans la première voiture, et, très certainement, on apercevrait son appareil dioptrique passant à travers la portière.

      Au surplus, cette partie du trajet ne comporte qu'une soixante-dizaine de kilomètres entre Oran et Saint-Denis du Sig, où l'horaire indiquait la première halte.

      A neuf heures cinq juste, rossignolade du chef de gare, claquement des portières que l'on ferme et dont on rabat le crochet, sifflet strident de la locomotive, et démarrage bruyant du train qui sursauta au passage des plaques tournantes.

      En sortant de la capitale oranaise, la vue du voyageur s'arrête d'abord sur un cimetière et sur un hôpital, à droite de la voie, – deux établissements dont l'un complète évidemment l'autre, – dont l'aspect n'a rien de récréatif. A gauche se succèdent une suite de chantiers, et, au-delà, apparaît la verdoyante campagne d'une plus réjouissante apparence.

      C'est ce côté qui s'offrit aux regards de M. Dardentor et de sa gracieuse vis-à-vis.

      Six kilomètres en amont, après avoir côtoyé le petit lac Morselli, le train fit halte à la station de la Sènia. A vrai dire, c'est à peine si les meilleurs yeux purent distinguer la bourgade, située à douze cents mètres, au point où se bifurque la route départementale d'Oran à Mascara.

      Cinq kilomètres au-delà, après avoir laissé sur la droite l'ancienne redoute d'Abd el Kader, il y eut un arrêt à la station de Valmy, où le chemin de fer coupe la route sus- indiquée.

      A gauche, se développe un large segment du grand lac salé de Sebgha, dont l'altitude atteint déjà près de quatre-vingt-douze mètres au-dessus du niveau méditerranéen.

      Des angles qu'ils occupaient dans leur compartiment, Clovis Dardentor et Louise Elissane n'aperçurent ce lac qu'imparfaitement. Dans tous les cas, si vaste qu'il soit, il n'eût obtenu qu'un regard dédaigneux de Jean Taconnat, car ses eaux étaient déjà très basses à cette époque, et il ne tarderait pas à s'assécher totalement sous les ardeurs de la saison chaude.

      Jusqu'alors, la direction de la ligne avait été sud-est ; mais elle se releva vers la bourgade du Tlélat, où le train vint bientôt stationner.

      Clovis Dardentor s'était muni d'un plan de poche sur toile à plis rectangulaires, comprenant l'itinéraire du voyage. Cela ne saurait étonner de la part d'un homme si pratique et si précautionné. S'adressant à ses compagnons :

      « C'est ici, dit-il, que s'embranche la ligne de Sidi-bel-Abbès, qui nous ramènera à Oran au retour de notre excursion.

      – Mais, demanda M. Désirandelle, est-ce que cette ligne ne se prolonge pas jusqu'à Tlemcen ?...

      – Elle doit se prolonger, après s'être bifurquée à Boukhanéfès, répondit M. Dardentor, et n'est point encore achevée.

      – Peut-être est-ce fâcheux, fit observer Mme Elissane. Si nous avions pu...

      – Bonté divine, ma chère dame, s'écria Clovis Dardentor, c'eût été supprimer notre cheminement en caravane ! De l'intérieur d'un wagon on ne voit rien ou peu de chose, et on y cuit dans son jus ! Aussi me tarde-t-il d'être arrivé à Saïda !... Est-ce que ce n'est pas votre avis, mademoiselle Louise ?... »

      Comment la jeune fille ne se serait-elle pas rangée à l'opinion de M. Dardentor ?

      A partir du Tlélat, le chemin de fer prit franchement la direction de l'est, en traversant les petits cours d'eau sinueux et murmurants des oueds, fidèles tributaires du Sig. Le train redescendit vers Saint-Denis, après avoir franchi le fleuve, lequel, sous le nom de Macta, va se jeter dans une vaste baie entre Arzeu et Mostaganem.

      Les voyageurs arrivèrent à Saint-Denis à onze heures et quelques minutes. En cet endroit descendirent la plupart de ceux qui faisaient le voyage de touristes.

      Du reste, le programme particulier de M. Dardentor comportait une journée et une nuit passées dans cette bourgade, d'où l'on repartirait le lendemain vers dix heures.

      Comme ses compagnes et ses compagnons s'en remettaient à lui des détails du voyage, il était décidé à suivre de point en point sa devise : transire videndo.

      Notre Perpignanais fut le premier à quitter le wagon, ne doutant pas qu'il serait suivi par Agathocle, lequel s'empresserait d'offrir la main à Louise Elissane pour descendre sur le quai. Mais ce déplorable garçon devait être devancé par la jeune fille, et ce fut avec l'aide de M. Dardentor qu'elle sauta d'un pied léger.

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 153

      « Ah ! fit-elle, en laissant échapper un petit cri, au moment où elle se retournait.

      Vous vous êtes fait mal, mademoiselle ?... demanda Clovis Dardentor.

      – Non... non... répondit Louise, je vous remercie, monsieur... mais je croyais... que...

      – Vous croyiez ?...

      – Je croyais... que messieurs Lornans et Taconnat n'étaient pas du voyage...

      – Eux ? » s'écria Clovis Dardentor d'une voix éclatante.

      Et, faisant une volte, il se trouva en présence de ses amis, auxquels il ouvrit ses deux bras, tandis que les jeunes gens saluaient Mme Elissane et sa fille.

      « Vous... vous ?... répétait-il.

      – Nous-mêmes ! répliqua Jean Taconnat.

      – Et l'engagement au 7e chasseurs ?...

      – Nous avons pensé qu'il serait tout aussi valable dans une quinzaine... dit Marcel Lornans, et... dans le but d'utiliser ce temps...

      – Il nous a semblé qu'un voyage circulaire... ajouta Jean Taconnat.

      – Ah ! l'excellente idée, s'écria M. Dardentor, et quelle joie elle nous cause à tous ! »

      A tous ?... peut-être le mot était-il excessif. Pour ne point parler de Louise, comment Mme Elissane, les Désirandelle, envisageaient-ils l'incident ?... Avec un réel déplaisir. Aussi, les saluts rendus aux deux Parisiens furent-ils secs de la part des femmes, raides de la part des hommes. Quant à Clovis Dardentor, nul doute qu'il était de bonne foi, lorsqu'il avait dit à Mme Elissane que ni Marcel Lornans ni Jean Taconnat ne devaient l'accompagner. Il n'y avait donc pas lieu de lui en vouloir.

      Néanmoins, peut-être se montrait-il trop satisfait.

      « En voilà une veine ! » s'écria-t-il.

      – Le train allait partir, lorsque nous sommes arrivés à la gare, expliqua Jean Taconnat. Ce que j'avais eu de peine à décider Marcel... à moins que ce ne soit lui qui ait eu non moins de peine à me décider... Enfin... des hésitations jusqu'à la dernière limite... »

      Bref, Clovis Dardentor et sa smala étaient à Saint-Denis du Sig, la première étape du voyage, et les deux jeunes gens furent acceptés dans la caravane. A présent, il fallait s'enquérir d'un hôtel où l'on pourrait déjeuner, dîner, dormir convenablement.

      On ne se séparerait plus... Il n'y aurait pas deux groupes, – le groupe Dardentor, d'une part, et le groupe Lornans-Taconnat de l'autre. Non ! par exemple ! Cette résolution fit sans doute des contents et des mécontents, mais personne n'en laissa rien paraître.

      « Décidément, murmura Jean Taconnat, ce Pyrénéen a pour nous des entrailles de père ! »

      Si les touristes fussent débarqués à Saint-Denis du Sig quatre jours plus tôt, – le dimanche et non le mercredi, – ils y auraient rencontré quelques milliers d'Arabes.

      En effet, c'eût été jour de marché, et la question de l'hôtel se fût résolue dans des conditions moins faciles. En effet, d'ordinaire, la population de cette bourgade se réduit à six mille habitants, dont le cinquième est d'origine juive, plus quatre mille étrangers.

      L'hôtel trouvé, on y déjeuna gaiement – une gaieté débordante dont M. Dardentor fit surtout les frais. Dans la pensée de glisser peu à peu à une franche intimité avec ces compagnons de voyage auxquels ils s'étaient imposés en somme, les deux Parisiens affectèrent de se tenir sur une discrète réserve.

      « Voyons, mes jeunes amis, observa même Clovis Dardentor, je ne vous reconnais pas !... Vos nounous vous ont changés en route !... Vous... si joyeux...

      – Ce n'est plus de notre âge, monsieur Dardentor, répondit Jean Taconnat. Nous ne sommes pas si jeunes que vous...

      – Ah ! les bons apôtres ! Tiens... je n'ai point aperçu M. Oriental à la gare...

      – Est-ce que ce personnage planétaire était dans le train ? demanda Marcel Lornans.

      – Oui, et, sans doute, il aura continué sur Saïda.

      – Diable ! fit Jean Taconnat. Cela vaut une nuée de sauterelles, un particulier de cette espèce-là, et il va tout dévorer sur son passage ! »

      Le déjeuner fini, puisqu'on ne devait repartir que le lendemain matin, à neuf heures, il fut convenu que la journée entière serait employée à visiter Saint-Denis du Sig. Il est vrai, ces bourgades algériennes ressemblent furieusement à des chefs-lieux de canton de la mère patrie, et rien n'y manque, commissaire de police, juge de paix, notaire, receveur des contributions, conducteur des ponts et chaussées... et gendarmes !

      Saint-Denis du Sig possède quelques rues assez belles, des places régulièrement dessinées, des plantations de vigoureuse venue, – en platanes surtout – une jolie église de ce style gothique du XIIème siècle. En réalité, ce sont plutôt les alentours de la ville qui méritent d'attirer les touristes.

      On se promena donc aux environs. M. Dardentor fit admirer à ces dames qui ne s'y intéressaient guère, et aux deux cousins dont l'esprit était ailleurs – dans le brouillard de l'avenir probablement, – des terres d'une exceptionnelle fertilité, des vignobles superbes qui tapissaient le massif isolé auquel s'appuie la bourgade, sorte de forteresse naturelle facile à défendre. Notre Perpignanais appartenait à cette catégorie de gens qui admirent uniquement parce qu'ils ne sont plus chez eux, et auxquels il ne faudrait pas confier la rédaction d'un Guide des Voyageurs.

      Cette promenade de l'après-midi fut favorisée par un temps à souhait. On alla, en amont de la ville, par la rive du Sig, jusqu'à ce barrage, qui oblige les eaux à refluer sur quatre kilomètres au-dessus, et dont la contenance est de quatorze millions de mètres cubes, destinés à l'arrosage des cultures industrielles. Ledit barrage a bien cédé quelquefois, et il cédera encore, sans doute. Mais les ingénieurs veillent, et du moment que veillent les représentants de ce docte corps, il n'y a rien à craindre... à les en croire.

      Après cette excursion prolongée, l'excuse de la fatigue était très admissible. Aussi, lorsque Clovis Dardentor parla d'une visite qui exigerait un cheminement de plusieurs heures, Mme Elissane et Mme Désirandelle, à laquelle crut devoir se joindre son mari, demandèrent-elles grâce.

      Louise dut les accompagner à l'hôtel, sous la protection d'Agathocle. Quelle occasion pour ce prétendu d'offrir son bras à sa prétendue... s'il n'eût été amputé des deux – au moral s'entend.

      Marcel Lornans et Jean Taconnat n'auraient pas mieux demandé que de rentrer avec ces dames, s'il ne leur avait fallu se résigner à suivre M. Dardentor.

      Celui-ci s'était mis dans la tête d'aller visiter, à huit kilomètres de là, une ferme de deux mille hectares, l'Union du Sig, dont l'origine phalanstérienne remonte à l'année 1844. Par bonheur, le trajet put s'effectuer à dos de mules, sans trop de retard ni de fatigue. Et, en traversant cette campagne riche et tranquille, Jean Taconnat de se dire :

      « C'est désespérant !... Il y a quelque soixante-quatre ans, peut-être... alors que l'on se battait à travers la brousse pour prendre possession de la province oranaise...

      peut-être aurais-je pu ?...

      Bref, aucune occasion de sauvetage ne s'était offerte, lorsque tous les trois revinrent à l'hôtel pour le dîner. La soirée ne se prolongea pas. Chacun regagna sa chambre dès neuf heures. Agathocle, qui ne rêvait jamais, ne rêva pas de Louise, et Louise, dont le sommeil était toujours embelli d'agréables rêves, ne rêva pas d'Agathocle...

      Le lendemain, à huit heures, Patrice heurta toutes les portes d'un petit coup discret.

      On obéit au signal de ce ponctuel serviteur, on prit un premier déjeuner au café ou au chocolat, chacun selon son goût, on régla les dépenses de l'hôtel, et l'on se rendit pédestrement à la gare.

      Cette fois, M. Dardentor et ses compagnons occupèrent à eux seuls les huit places du compartiment. Ce ne devait d'ailleurs être que pour un trajet très court, entre Saint-Denis du Sig et la station de Perregaux.

      Après un court arrêt à Mocta-Douz, hameau européen, situé à dix-sept kilomètres de Saint-Denis, le train stoppa huit kilomètres plus loin.

      Perregaux, simple bourgade de trois mille habitants, dont seize cents indigènes, est arrosée par l'Habra au centre d'une plaine de trente-six mille hectares, d'une fécondité merveilleuse. C'est en cet endroit que se coupent le chemin de fer d'Oran à Alger, et celui d'Arzeu, port de la côte septentrionale, qui descend jusqu'à Saïda.

      Tracé du nord au sud à travers la province, en desservant les immenses territoires où se récolte l'alfa, il se prolongera jusqu'à Aïn-Safra, presque à la frontière marocaine.

      Les touristes durent donc changer de train à cette petite station, et, vingt et un kilomètres plus loin, s'arrêter à la halte de Crève-Cœur.

      En effet, la ligne d'Arzeu à Saïda laisse Mascara sur la gauche. Or, « brûler », comme on dit, ce chef-lieu d'arrondissement, peut-être cela eût-il correspondu à l'état d'âme de Jean Taconnat, en quête d'incendies. Mais Clovis Dardentor aurait protesté de la belle façon, car le programme circulaire comprenait Mascara. Aussi, pour les vingt kilomètres qu'il y avait à franchir, des véhicules réquisitionnés par la compagnie se tenaient-ils devant la gare, à la disposition de sa clientèle.

      Le même omnibus reçut la société Dardentor, et le hasard, qui est un malin arrangeur de choses, fit que Marcel Lornans se trouva placé près de Louise Elissane.

      Non ! jamais vingt kilomètres ne lui parurent si courts ! Et, pourtant, l'omnibus avait marché lentement, attendu que la route s'élève jusqu'à la cote de cent trente-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer.

      Enfin, court ou non, le dernier kilomètre s'acheva vers trois heures et demie.

      Conformément au plan adopté, on devait passer à Mascara la soirée du 11, puis la nuit, puis la journée du 12 et partir pour Saïda.

      « Pourquoi ne prendrions-nous pas le train dès ce soir ?... demanda Mme Elissane.

      – Oh ! chère excellente dame, répondit M. Dardentor, vous ne le voudriez pas, et si vous le vouliez, si j'avais la faiblesse de vous obéir, vous me le reprocheriez toute ma vie...

      – Mère, dit Louise en riant, peux-tu exposer M. Dardentor à encourir de si longs reproches ?...

      – Et si justifiés ? ajouta Marcel Lornans, dont l'intervention parut plaire à Mlle Elissane.

      – Oui... justifiés, reprit M. Dardentor, car Mascara est une des plus jolies villes de l'Algérie, et le temps que nous lui consacrerons ne sera pas perdu ! Je veux que le loup me croque depuis la nuque jusqu'à l'échiné...

      – Hum !... fit Patrice.

      – Tu es enrhumé ?... dit son maître.

      – Non... J'ai simplement voulu chasser à temps le loup de monsieur...

      – Animal ! »

      Bref, la petite troupe se rendit aux désirs de son chef, qui ressemblaient singulièrement à des ordres.

      Mascara est une ville forte. Couchée sur le versant méridional de la première chaîne de l'Atlas, au pied du Chareb-er-Rih, elle domine la spacieuse plaine d'Eghris. Trois cours d'eau y confluent, l'Oued-Toudman, l'Aïn-Béïda, le Ben-Arrach. Prise en 1835 par le duc d'Orléans et le maréchal Clausel, puis abandonnée presque aussitôt, elle ne fut reconquise qu'en 1841 par les généraux Bugeaud et Lamoricière.

      Avant dîner, les touristes purent reconnaître que M. Dardentor n'avait pas exagéré.

      Mascara est dans une position délicieuse, étagée sur les deux collines entre lesquelles coule l'Oued-Toudman. La promenade s'effectua à travers ses cinq quartiers dont quatre sont ceints d'un boulevard planté d'arbres, – ledit rempart percé de six portes, défendu par dix tours et huit bastions. Enfin les promeneurs s'arrêtèrent sur la place d'armes.

      « Quel phénomène !... s'écria M. Dardentor, lorsqu'il se campa, les jambes écartées, les bras levés au ciel, devant un arbre énorme, deux ou trois fois centenaire.

      – Une forêt à lui seul ! » répondit Marcel Lornans.

      C'était un mûrier, qui mériterait d'avoir sa légende, et sur lequel plusieurs siècles ont passé sans l'abattre.

      Clovis Dardentor voulut en cueillir une feuille :

      « Cette première robe à traîne des élégantes du Paradis terrestre... dit Jean Taconnat.

      – Et qui se confectionne sans couturières ! » riposta M. Dardentor.

      Enfin un excellent et copieux dîner rendit leurs forces aux convives. On n'y épargna guère ce vin de Mascara, qui occupe un bon coin dans la cave des gourmets d'outre-mer. Puis, comme la veille, les dames se retirèrent de bonne humeur. On n'exigerait pas qu'elles fussent debout dès l'aube. MM. Désirandelle père et fils pourraient même faire la grasse matinée. On se reverrait à l'heure du déjeuner. L'après-midi serait consacrée aux principaux édifices de la ville dans une visite en commun.

      Par suite de cet arrangement, le lendemain, à huit heures, les trois inséparables furent aperçus dans le quartier du commerce. Ses vieux instincts de négociant et d'industriel y avaient attiré l'ancien tonnelier de Perpignan. Ce vil flatteur de Jean Taconnat les excitait, au grand ennui de Marcel Lornans que les moulins à huile et à farine, les fabriques indigènes, n'intéressaient en aucune façon. Ah ! si Mlle Elissane eût été confiée aux soins paternels de M. Dardentor !... Mais elle n'y était pas, et, à cette heure, c'est à peine si ses jolis yeux ouvraient leurs fines paupières.

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 160

      Pendant la promenade le long des rues de ce quartier, quelques acquisitions furent faites par Clovis Dardentor, – entre autres une paire de ces burnous noirs, connus sous le nom de « zerdanis », dont il comptait se revêtir à l'occasion, tout comme le font les Arabes de l'Afrique du Nord.

      Vers midi, reconstitution de la troupe visitante au complet. Elle se rendit aux trois mosquées de la ville, – la première celle d'Aïn-Béïda, qui date de 1761, et dans laquelle Abd el Kader prêchait la guerre sainte, – la seconde transformée en église pour la fabrication du pain de l'âme, –: la troisième en magasin à blé pour la fabrication du pain du corps (textuel, d'après Jean Taconnat). Après la place Gambetta, ornée d'une élégante fontaine à vasque de marbre blanc, on visita successivement le beylik, qui est un ancien palais d'architecture arabe, le bureau arabe, de construction mauresque, le jardin public, dessiné au fond du ravin de l'Oued-Toudman, ses riches pépinières, ses plantations d'oliviers et de figuiers dont les fruits servent à faire une sorte de pâte comestible. Au dîner, M. Dardentor se fit servir une grosse miche de cette pâte qu'il déclara excellente, et que Jean Taconnat crut devoir gratifier de la même épithète... au superlatif.

      Vers huit heures, l'omnibus reprit ses voyageurs de la veille et quitta Mascara.

      Cette fois, le véhicule, au lieu de revenir à Crève-Cœur, remonta vers la station de Tizi, en traversant la plaine d'Eghris, dont les vignobles produisent un vin blanc de bonne renommée.

      Le train partit à onze heures. Ce soir-là, malgré que Clovis Dardentor eût semé les pièces de quarante sols sous les pas des employés, se produisit la dislocation de son groupe.

      En effet, le train, composé de quatre voitures, était presque bondé. Il s'ensuivit que Mme Désirandelle, Mme Elissane et sa fille ne purent trouver de place que dans le compartiment réservé aux dames, et déjà occupé par deux vieilles personnes de leur sexe. M. Désirandelle, la bouche en cœur, essaya bien de s'y faire admettre ; mais, sur la réclamation des deux irréductibles voyageuses que leur âge rendait féroces, il dut chercher ailleurs.

      Clovis Dardentor le fit monter avec lui dans le compartiment des fumeurs, tout bougonnant :

      « Voilà bien ces compagnies !... En Afrique c'est aussi stupide qu'en Europe !...

      Économies de voitures, sans parler des économies d'employés ! »

      Comme ce compartiment renfermait déjà cinq voyageurs, il restait encore une place, après que MM. Dardentor et Désirandelle se furent assis en face l'un de l'autre.

      « Ma foi, dit Jean Taconnat à son cousin, je préfère encore être avec lui... »

      Marcel Lornans n'avait pas à demander à qui s'appliquait ce pronom personnel, et, en riant, il répondit :

      « Tu as raison... Monte à ses côtés... On ne sait pas... »

      Quant à lui, il n'était pas fâché de se caser dans une voiture moins occupée, où il pourrait rêver à son aise. La dernière du train contenait trois voyageurs seulement, et il y prit place.

      La nuit était obscure, sans lune, sans étoiles, l'horizon embrumé. Du reste, le pays n'offrait rien de curieux sur ce parcours, qui traverse les territoires de colonisation.

      Rien que des fermes, des oueds, tout un réseau liquide.

      Marcel Lornans, accoté dans son coin, s'abandonna à ces rêves que l'on fait sans dormir. Il pensait à Louise Elissane, au charme de sa conversation, aux grâces de sa personne... Qu'elle devînt la femme de cet Agathocle, non ! ce n'était pas possible !... L'univers entier protesterait... et M. Dardentor lui-même finirait par se faire le porte-parole de l'univers...

      « Froha... Froha !... »

      Ce nom, qui semble un cri de corbeau, fut jeté par la voix stridente du conducteur.

      Aucun voyageur ne descendit du compartiment où le jeune homme se berçait dans ses pensées. Il l'aimait... Oui ! il aimait cette ravissante jeune fille... Cela datait du jour où il l'avait vue pour la première fois sur le pont de l'Argèlès... C'était ce fameux coup de foudre qui frappe même quand le ciel est sans nuages...

      « Thiersville... Thiersville ! » fut-il crié vingt minutes après.

      Le nom de cet homme d'Etat, donné à cette station perdue, – un hameau de quelques maisons arabes, – ne tira pas Marcel Lornans de sa rêverie, et Louise Elissane éclipsa totalement l'illustre « libérateur du territoire ».

      Le train ne marchait qu'à petite vitesse, en s'élevant vers la station de Traria, sur l'oued du même nom, et dont l'altitude est à cent vingt-six mètres.

      A cette station descendirent les trois compagnons de Marcel Lornans, qui demeura seul dans le compartiment.

      De la position verticale, il put donc passer à la position horizontale, tandis que le train, après la bourgade de Charrier, longeait la base de montagnes boisées jusqu'à la crête. Sur ses yeux s'appesantirent alors ses paupières, bien qu'il essayât de résister aux exigences d'un sommeil, qui eût peut-être effacé l'image encadrée dans sa rêverie. Mais il succomba, et le nom de Franchetti fut le dernier qu'il crut entendre.

      Combien de temps dormit-il, et pourquoi, à demi éveillé, éprouva-t-il un commencement de suffocation ?... De sa poitrine s'échappaient des gémissements précipités... Il étouffait... La respiration lui manquait... Une acre fumée remplissait le compartiment... Il s'y mêlait des lèchements de flammes fuligineuses, qui gagnaient en dessous, activées par la marche du train...

      Marcel Lornans voulut se relever, afin de briser une des vitres... Il retomba, à demi asphyxié...

      Et, une heure plus tard, lorsque le jeune Parisien reprit connaissance en gare de Saïda, grâce aux soins qui lui furent donnés, quand il rouvrit les yeux, il aperçut M. Dardentor, Jean Taconnat... et aussi Louise Elissane...

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 161

      Le feu avait pris à son wagon, et dès que le train s'était enfin arrêté au signal du conducteur, Clovis Dardentor n'avait pas hésité à se jeter au milieu des flammes, risquant sa vie pour sauver celle de Marcel Lornans.

      « Ah ! monsieur Dardentor ! murmura celui-ci d'une voix reconnaissante.

      – C'est bon... c'est bon !... répondit le Perpignanais. Croyez-vous donc que j'allais vous laisser rôtir comme une poularde !... Votre ami Jean ou vous en auriez fait autant pour moi...

      – Certes ! s'écria Jean Taconnat. Mais voilà... cette fois, c'est vous qui... et ce n'est pas la même chose ! »

      Et plus bas, à l'oreille de son cousin :

      « Décidément... pas de chance ! »




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