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Clovis Dardentor

Jules Verne
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CHAPITRE XIV
Dans lequel Tlemcen n'est pas visitée avec le soin que mérite cette charmante ville.


      Sebdou, un chef-lieu de cercle, une commune mixte de seize cents habitants, – à peine quelques douzaines de Français, – est située au milieu d'un pays dont les sites sont de toute beauté, le climat d'une salubrité exceptionnelle, la campagne d'une fertilité incomparable. On dit même qu'elle fut la Tafraoua des indigènes !... Et, pourtant, Jean Taconnat s'en « fichait comme un esturgeon d'un cure-dents », ainsi que l'aurait pu dire Clovis Dardentor, au risque de froisser les délicatesses de son fidèle serviteur.

      En effet, ce pauvre Jean n'avait décoléré ni depuis l'arrivée à El-Gor, ni depuis l'arrivée à Sebdou ? Pendant le restant de la journée que la caravane passa dans cette petite bourgade, il ne fut pas possible de le tirer de sa chambre. Marcel Lornans dut l'abandonner à lui-même. Il ne voulait voir ni recevoir personne. Cette reconnaissance qu'il devait, en somme, au courageux Perpignanais, il s'estimait incapable de la ressentir, encore moins de l'exprimer. S'il eût sauté au cou de son sauveur, quelle envie féroce il aurait eue de l'étrangler.

      Il résulte de ceci que seuls M. Dardentor et Marcel Lornans, sans parler de quelques autres touristes, fidèles au programme du voyage, visitèrent consciencieusement Sebdou. Les dames, mal remises encore de leur émotion et de leurs fatigues, avaient pris la résolution de consacrer cette journée au repos – résolution dont fut fort marri Marcel Lornans, car il ne rencontra Louise Elissane qu'au déjeuner et au dîner.

      Au surplus, Sebdou n'offrait rien de très curieux, et une heure eût suffi à parcourir cette bourgade. Cependant Clovis Dardentor y trouva ce contingent habituel de fours à chaux, de tuileries, de moulins, qui fonctionnent dans presque toutes les villes de la province oranaise. Ses compagnons et lui firent le tour de la muraille bastionnée qui ceint la bourgade, laquelle fut pendant quelques années un poste avancé de la colonie française. Mais, comme ce jour-là, jeudi, il y avait grand marché arabe, notre Perpignanais prit un vif intérêt à ce mouvement commercial.

      Bref, la caravane partit le lendemain 19 mai, et de bonne heure, afin d'enlever les quarante kilomètres qui séparent Sebdou de Tlemcen. En sortant, au-delà de l'Oued- Merdja, un affluent de la Tafna, elle longea une large exploitation d'alfaciers, elle traversa des aïns aux eaux limpides, elle franchit de moyennes forêts, elle fit halte pour le déjeuner dans un caravansérail situé à quinze cents mètres d'altitude, puis, par le village de Terni et les Montagnes-Noires, au-delà de l'Oued-Sakaf, elle atteignit Tlemcen.

      Après cette rude étape, un bon hôtel reçut tout ce monde, qui devait y séjourner trente-six heures.

      Durant la route, Jean Taconnat s'était tenu à l'écart, répondant à peine aux démonstrations quasi paternelles de M. Dardentor. A son désappointement se mêlait une certaine dose de honte. Lui, l'obligé de celui dont il voulait faire le sien ! Aussi, ce matin-là, après avoir boudé depuis la veille, sauta-t-il hors de son lit, et réveilla-t-il Marcel Lornans en l'apostrophant de la sorte :

      « Eh bien !... qu'en dis-tu ? »

      Le dormeur n'en pouvait rien dire par la raison que sa bouche n'était pas plus ouverte que ses yeux.

      Et son cousin allait, venait, gesticulait, croisait les bras, se dépensait en récriminations bruyantes. Non ! il ne prendrait plus les choses gaiement, comme il l'avait promis ! Il était décidé à les prendre au tragique.

      Enfin, sur la question qui lui fut de nouveau posée, le Parisien, se redressant, ne trouva que ceci à répondre :

      « Ce que je dis, Jean, c'est que tu te calmes ! Lorsque la malchance se prononce si catégoriquement, le mieux est de se soumettre...

      – Ou de se démettre ! riposta Jean Taconnat. Je la connais, celle-là, et je n'en ferai pas ma devise ! Non, en vérité, c'est trop fort ! Quand je songe que sur trois des conditions imposées par le code, il s'en est présenté deux, les flots et les flammes !

      Et cet inqualifiable Dardentor qui aurait pu être enveloppé par les flammes du train, qui aurait pu disparaître sous les flots du Sâr, et que peut-être toi ou moi nous eussions sauvé... c'est lui qui a joué ce rôle de sauveteur !... Et c'est toi, Marcel, que l'incendie, et moi, Jean, que la noyade ont choisis pour victimes !...

      – Veux-tu mon avis, Jean ?...

      – Va, Marcel.

      – Eh bien ! je trouve cela drôle.

      – Ah !... tu trouves cela drôle ?...

      – Oui... et je pense que si le troisième incident se produisait, par exemple un combat pendant la dernière partie du voyage, je me trompe fort, ou ce serait M. Dardentor qui nous sauverait tous les deux à la fois ! »

      Jean Taconnat frappait du pied, repoussait les chaises, tapait sur les vitres de la fenêtre à les briser, et, – ce qui semblera assez singulier, – c'est que cette fureur fût réellement sérieuse chez un fantaisiste tel que lui !

      « Vois-tu, mon vieux Jean, reprit Marcel Lornans, tu devrais renoncer à te faire adopter par M. Dardentor, comme j'y ai renoncé pour mon compte...

      – Jamais !

      – D'autant que maintenant qu'il t'a sauvé, il va t'adorer comme il m'adore, cet émule de l'immortel Perrichon !

      – Je n'ai pas besoin de ses adorations, Marcel, mais de son adoption, et, que Mahomet m'étrangle, si je ne trouve pas le moyen de devenir son fils !

      – Et de quelle façon t'y prendras-tu, puisque la chance se déclare invariablement en sa faveur ?...

      – Je lui préparerai des traquenards... Je le pousserai dans le premier torrent que nous rencontrerons... Je mettrai, s'il le faut, le feu à sa chambre, à sa maison... Je recruterai une bande de Bédouins ou de Touaregs qui nous attaqueront en route...

      Enfin, je lui tendrai des pièges...

      – Et sais-tu ce qui arrivera de tes pièges, Jean ?...

      – Il arrivera...

      – Que c'est toi qui tomberas dedans, et que tu en seras tiré par M. Dardentor, le protégé des bonnes fées, le favori de la Providence, le prototype de l'homme chanceux, auquel tout a réussi dans la vie, et pour qui la roue de dame Fortune a toujours tourné dans le bon sens...

      – Soit, mais je saurai bien saisir la première occasion de lui fausser sa manivelle !

      – Du reste, Jean, nous voici à Tlemcen...

      – Eh bien ?...

      – Eh bien ! avant trois ou quatre jours, nous serons à Oran, et ce que nous aurons à faire de plus sage, ce sera de jeter toutes nos velléités d'avenir... dans le panier aux oublis, et d'aller signer notre engagement... »

      Au prononcé de cette phrase, la voix de Marcel Lornans s'était visiblement altérée.

      « Dis donc, mon pauvre ami, reprit Jean Taconnat, je croyais que Mlle Louise Elissane...

      – Oui... Jean... oui !... Mais... pourquoi songer ?... Un rêve qui ne saurait jamais être une réalité !... Du moins, je garderai de cette jeune fille un souvenir ineffaçable...

      – Tu es si résigné que cela, Marcel ?...

      – Je le suis...

      – A peu près autant que moi à ne pas devenir le fils adoptif de M. Dardentor !
s'écria Jean Taconnat. Et, s'il faut te dire toute ma pensée, il me semble que, de nous deux, c'est toi qui aurais le plus de chance de réussir...

      – Tu es fou !

      – Non... car enfin le guignon n'est pas acharné contre toi, que je sache, et je crois qu'il serait plus facile à Mlle Elissane de devenir Mme Lornans qu'à Jean Taconnat de devenir Jean Dardentor, bien que pour moi il ne s'agisse que d'un simple changement de nom ! »

      Tandis que les deux jeunes gens s'abandonnaient à une conversation qui dura jusqu'au déjeuner, Clovis Dardentor, aidé de Patrice, s'occupait de sa toilette. La visite de Tlemcen et des environs ne devait commencer que dans l'après-midi.

      « Eh bien ! Patrice, demanda le maître au serviteur, que penses-tu de ces deux jeunes gens ?...

      – M. Jean et M. Marcel ?...

      – Oui.

      – Je pense que l'un aurait péri dans les flammes et l'autre dans les flots, si monsieur ne se fût dévoué, au risque de sa vie, pour les arracher à une mort terrible !

      – Et c'eût été dommage, Patrice, car tous deux méritent une longue et heureuse existence ! Avec leur caractère aimable, leur bonne humeur, leur intelligence, leur esprit, ils feront du chemin en ce monde, n'est-ce pas, Patrice ?...

      – Mon avis est exactement celui de monsieur... Mais monsieur me permettra-t-il une observation qui m'est inspirée par mes réflexions personnelles ?...

      – Je te le permets... si tu ne tricotes pas trop tes phrases !

      – Est-ce que ?... Peut-être monsieur contestera-t-il la justesse de mon observation ?...

      – Va donc, sans chipoter, et ne tourne pas pendant une heure autour du pot !

      – Le pot... le pot !... fit Patrice, déjà choqué du « tricotage » qui visait ses périodes favorites.

      – Lâcheras-tu ta bonde ?...

      – Monsieur consentirait-il à me formuler son opinion sur le fils de M. et Mme Désirandelle ?...

      – Agathocle ?... C'est un brave garçon... un peu... et pas assez... et surtout trop...

      qui ne demande pourtant qu'à partir du pied gauche ! Une de ces natures de jeunes gens qui ne se révèlent qu'après le mariage ! Peut-être est-il en bois... Donne-moi mon peigne à moustaches...

      – Voici le peigne de monsieur.

      – Mais du bois dont on fait les meilleurs maris. On lui a choisi un parti excellent, et je suis certain que le bonheur est assuré dans ce ménage sous tous les rapports !... a propos je ne vois pas encore poindre ton observation, Patrice...

      – Elle poindra naturellement, lorsque monsieur aura bien voulu répondre à la seconde question que sa condescendance m'autorise à lui poser...

      – Pose, propose et dépose !

      – Que pense monsieur de Mlle Elissane ?...

      – Oh ! charmante, délicieuse, et bonne, et bien faite, et spirituelle, et intelligente, à la fois rieuse et sérieuse... les mots me manquent... comme la brosse à tête !... Où est fourrée ma brosse à tête ?...

      – Voici la brosse à tête de Monsieur.

      – Et si j'étais marié, je voudrais en avoir une pareille...

      – Brosse ?...

      – Non, triple nigaud !... une femme comme cette chère Louise !... Et je le répète, Agathocle pourra se vanter d'avoir eu la veine de tirer un fameux numéro !

      – Ainsi, monsieur croit pouvoir affirmer que ce mariage... est chose faite ?...

      – C'est comme si l'écharpe du maire les avait cordés l'un à l'autre ! D'ailleurs, nous ne sommes venus à Oran que pour cela ! Sans doute, j'espérais que les deux futurs se seraient plus intimement rapprochés dans ce voyage. Bon ! la chose s'arrangera, Patrice ! Les jeunes filles, ça hésite un brin... c'est dans leur caractère !
Rappelle-toi ce que je te dis... avant trois semaines, nous danserons à la noce, et si je ne leur pince pas un joli cavalier seul, un peu bien déhanché !... »

      Patrice ne digéra pas sans une visible répulsion ce déhanchement dans une cérémonie aussi solennelle !

      « Allons... me voici prêt, déclara M. Dardentor, et je ne sais rien encore de ton observation inspirée par des réflexions personnelles...

      – Personnelles, et je m'étonne que cette observation ait pu échapper à la perspicacité de monsieur...

      – Mais, nom d'un tonneau ! va donc comme ça te pousse !... Ton observation ?...

      – Elle est si juste que monsieur la fera de lui-même... après une troisième question...

      – Une troisième !

      – Si monsieur ne désire pas...

      – Eh ! arrive donc au fait, animal ! On dirait que tu cherches à me rendre enragé !

      – Monsieur sait bien que je suis incapable d'aucune tentative de ce genre contre sa personne !

      – Veux-tu la déballer, oui ou non, ta troisième question ?...

      – Est-ce que monsieur n'a pas remarqué les façons d'être de M. Marcel Lornans depuis le départ d'Oran ?...

      – Ce cher Marcel ?... En effet, il a semblé fort reconnaissant du petit service que j'ai été assez heureux pour lui rendre... et aussi à son cousin... moins démonstratif...

      – Il s'agit de M. Marcel Lornans et non de M. Jean Taconnat, répondit Patrice.

      Monsieur n'a-t-il pas constaté que Mlle Elissane paraît lui plaire infiniment, qu'il s'occupe d'elle plus qu'il ne convient vis-à-vis d'une jeune fille déjà engagée dans les demi-liens des fiançailles, et que M. et Mme Désirandelle en ont conçu un véritable et légitime ombrage, non sans motif ?...

      – Tu as vu cela, Patrice ?...

      – N'en déplaise à monsieur.

      – Oui... on m'a déjà parlé... cette bonne Mme Désirandelle... je crois !... Bah ! c'est pure imagination...

      – J'ose affirmer à monsieur que Mme Désirandelle n'est pas la seule à s'être aperçu...

      – Vous ne savez ce que vous dites, ni les uns ni les autres ! s'écria Clovis Dardentor. Et, d'ailleurs, quand cela serait, à quoi aboutirait ?... Non ! ce mariage d'Agathocle et de Louise, j'ai promis de le pistonner, je le pistonnerai, et il se fera !

      – Bien que je regrette d'être en contradiction avec monsieur, je dois persister dans ma manière de voir...

      – Persiste... et joue un air de clarinette par là-dessus !

      – Tel qui accuse les gens d'être aveugles !... fit observer sèchement Patrice.

      – Mais cela n'a pas le sens commun, futailles que vous êtes !... Marcel... un garçon que j'ai arraché aux flammes tourbillonnantes... rechercher Louise !... C'est aussi bête que si tu prétendais que ce goinfre d'Oriental songe à demander sa main.

      – Je n'ai point parlé de M. Eustache Oriental, répondit Patrice, et M. Eustache Oriental n'a rien à voir en cette affaire, toute spéciale à M. Marcel Lornans.

      – Où est mon tube ?...

      – Le tube de monsieur ?...

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 209

      – Oui... mon chapeau ?...

      – Voici le chapeau de monsieur, et non son... répondit Patrice indigné.

      – Et, retiens bien ceci, Patrice, c'est que tu ne sais ce que tu dis, c'est que tu n'y connais goutte, et que tu te fourres l'index dans la prunelle jusqu'au-dessus du coude ! »

      Puis, M. Dardentor, prenant son chapeau, laissa Patrice retirer comme il le pouvait le doigt qu'il s'était enfoncé à une telle profondeur.

      Cependant, peut-être notre Perpignanais se sentait-il un peu ébranlé... Ce rossard d'Agathocle qui ne faisait aucun progrès... Les Désirandelle qui s'avisaient de lui battre froid, à lui, comme s'il eût été responsable des idées de Marcel Lornans, en admettant qu'elles fussent telles... Certains menus faits qui lui revinrent à la mémoire... Enfin il se promit d'ouvrir l'œil et le bon.

      Ce matin-là, pendant le déjeuner, Clovis Dardentor ne remarqua rien de suspect.

      Négligeant un peu Marcel Lornans, il reporta toutes ses aménités sur Jean Taconnat, son « dernier sauvetage », qui répondait mollement.

      Quant à Louise Elissane, elle se montra très affectueuse pour lui, et peut-être soupçonna-t-il enfin qu'elle était bien trop charmante pour ce niais dont on voulait faire son mari... et qu'ils semblaient s'accorder comme le sucre et le sel...

      « Monsieur Dardentor ?... dit Mme Désirandelle, lorsqu'on fut au dessert.

      – Excellente amie... répondit M. Dardentor.

      – Il n'y a pas de chemin de fer entre Tlemcen et Sidi-bel-Abbès ?...

      – Si... mais il est en construction...

      – C'est regrettable !

      – Et pourquoi ?...

      – Parce que M. Désirandelle et moi, nous eussions préféré le prendre pour retourner à Oran...

      – Par exemple ! s'écria Clovis Dardentor. La route est superbe jusqu'à Sidi-bel- Abbès ! Aucune fatigue à craindre... ni aucun danger... pour personne... »

      Et il sourit à Marcel Lornans qui ne vit pas son sourire, et à Jean Taconnat, dont les dents grincèrent comme si elles avaient envie de le mordre.

      « Oui, reprit M. Désirandelle, nous sommes très éprouvés par le voyage, et il est regrettable qu'on ne puisse l'abréger... Mme Elissane et Mlle Louise de même que nous, auraient... »

      Avant que la phrase eût été achevée, Marcel Lornans avait regardé la jeune fille qui avait regardé le jeune homme. Cette fois, M. Dardentor dut se dire : « Ça y est ! » Et, se rappelant cette délicieuse pensée du poète, que « Dieu a donné à la femme la bouche pour parler et les yeux pour répondre », il se demanda quelle réponse avaient faite les yeux de Louise.

      « Mille et mille diables !... » murmura-t-il.

      Puis :

      « Que voulez-vous, mes amis, le chemin de fer ne fonctionne pas encore, et pas moyen de disloquer la caravane !

      – Ne pourrait-on partir aujourd'hui même ?... reprit Mme Désirandelle.

      – Aujourd'hui ! s'exclama M. Dardentor. Filer sans avoir visité cette magnifique Tlemcen, ses entrepôts, sa citadelle, ses synagogues, ses mosquées, ses promenades, ses environs, toutes les merveilles que m'a signalées notre guide ?... C'est à peine si deux jours suffiraient...

      – Ces dames sont trop fatiguées pour entreprendre cette excursion, Dardentor, répondit froidement M. Désirandelle, et je leur tiendrai compagnie. Un tour dans la ville, c'est tout ce que nous ferons !... Libre à vous... avec ces messieurs... que vous avez sauvés du tourbillon des flots et des flammes... de visiter à fond... cette magnifique Tlemcen !... Quoi qu'il arrive, n'est-ce pas, il est convenu que nous partirons demain, dès la première heure ! »

      C'était formel, et Clovis Dardentor, un peu estomaqué des railleries de M. Désirandelle, vit se rembrunir à la fois les visages de Marcel Lornans et de Louise Elissane. Sentant, d'ailleurs, qu'il ne fallait point insister, il quitta ces dames, après avoir lancé un dernier regard à la jeune fille attristée :

      « Venez-vous, Marcel, venez-vous, Jean ?... proposa-t-il.

      – Nous vous suivons, répondit l'un.

      – Il finira par nous tutoyer ! » murmura l'autre, non sans quelque dédain.

      Dans les conditions qui leur étaient faites, il ne restait qu'à se mettre à la remorque de Clovis Dardentor. Quant au fils Désirandelle, il avait déjà pris la clef des champs, et, pendant cette journée, on put le voir, en compagnie de M. Eustache Oriental, fréquenter les magasins de comestibles et les boutiques de confiseries. Nul doute que le président de la Société astronomique de Montélimar n'eût reconnu en lui des dispositions naturelles pour les occupations de fine bouche.

      Les deux jeunes gens, étant donné leur état moral, ne pouvaient que fort médiocrement s'intéresser à cette curieuse Tlemcen, la Bab-el-Gharb des Arabes, située au milieu du bassin de l'Isser, dans le demi-cercle de la Tafna. Et pourtant, elle est si jolie, qu'on l'appelle la Grenade africaine. L'ancienne Pomaria des Romains délaissée au sud-est, remplacée par la Tagrart à l'ouest, est devenue la moderne Tlemcen. Mais, son Joanne à la main, M. Dardentor eut beau répéter qu'elle était déjà florissante au XVe siècle, industrieuse, commerçante, artiste, scientifique sous l'influence des races berbères, qu'elle comptait alors vingt-cinq mille familles, qu'elle était actuellement la cinquième ville de l'Algérie, avec sa population de vingt-cinq mille habitants, dont trois mille Français et trois mille juifs, qu'après avoir été prise par les Turcs en 1553, par les Français en 1836, puis cédée à Abd el Kader, elle fut définitivement reprise en 1842, qu'elle constituait un chef-lieu stratégique de grande importance sur la frontière marocaine, – oui ! malgré tous ses efforts, il fut à peine écouté et n'obtint que de vagues réponses.

      Et le digne homme de se demander s'il n'eût pas mieux fait de laisser ces deux       « chagrino-chagrini » dans leur coin à se morfondre !... Mais non ! il les aimait et se défendit de marquer aucune mauvaise humeur.

      Certes, plus d'une fois, M. Dardentor eut envie de questionner Marcel Lornans, de le plaquer au mur, de lui crier :

      « Est-ce vrai ?... Est-ce sérieux ?... Mais ouvrez-moi donc votre bouquin de cœur que je lise dedans !... »

      Il ne le fit pas. A quoi bon ?... Ce jeune homme sans fortune que n'accepterait jamais la pratique et intéressée Mme Elissane !... Et puis... lui... l'ami des Désirandelle...

      Il advint de tout ceci que notre Perpignanais ne tira pas ce qu'il attendait de cette ville, située dans une position vraiment admirable, sur une terrasse à huit cents mètres d'altitude, au flanc des coupures à pic du mont Terni qui se détache des massifs du Nador, d'où la vue s'étend sur les plaines de Pisser et de la Tafna, sur les vallées inférieures dont les vergers succèdent aux jardins, une zone de verdure de douze kilomètres, riche en orangeries et en olivettes, véritable forêt de noyers séculaires, de térébinthes aux puissantes floraisons, sans parler de la variété des arbres à fruits, des plantations d'oliviers par centaines de mille.

      Inutile d'ajouter que tous les rouages de l'administration française fonctionnent à Tlemcen avec une régularité de machine Corliss. En ce qui concerne ses établissements industriels, M. Dardentor eût pu choisir entre les moulins à farine, les huileries, les tissages, principalement ceux qui fabriquent l'étoffe des burnous noirs.

      Il fit même l'acquisition d'une délicieuse paire de babouches dans un magasin de la place Cavaignac.

      « Elles me paraissent un peu petites pour vous, observa Jean Taconnat d'un ton railleur.

      – Parbleu !

      – Et un peu cher ?

      – On a de la monnaie !

      – Alors vous les destinez ?... demanda Marcel Lornans.

      – A une gentille personne », répondit M. Dardentor avec un fin, très fin clignement de l'œil.

      Voilà ce que n'aurait pu se permettre Marcel Lornans, et, pourtant, tout l'argent du voyage, il eût été heureux de le dissiper en cadeaux pour la jeune fille.

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 216

      Si c'est à Tlemcen que se rencontre le commerce de l'Ouest et des tribus marocaines, grains, bétail, peaux, tissus, plumes d'autruche, la ville offre également aux amateurs de l'antique de précieux souvenirs. Ça et là, nombreux débris de l'architecture arabe, les ruines de ses trois vieilles enceintes que remplace le mur moderne de quatre kilomètres et percé de neuf portes, des quartiers mauresques à ruelles voûtées, quelques spécimens des soixante mosquées qu'elle possédait autrefois. Il fallut bien que les deux jeunes gens eussent un regard pour cette vénérable citadelle, le Méchouar, ancien palais du XIIe siècle, et aussi cette Kissaria, devenue une caserne de spahis, où se réunissaient les marchands génois, pisans, provençaux. Puis, les mosquées avec leur profusion de minarets blancs, leurs colonnettes en mosaïque, leurs peintures et leurs faïences, – la mosquée de Djema Kébir, celle d'Abdul-Hassim, dont les trois travées reposent sur des piliers d'onyx, et dans laquelle les gamins arabes piochent la lecture, l'écriture et le calcul, au lieu même ou mourut Boabdil, le dernier des rois de Grenade.

      Ensuite le trio traversa des rues et franchit des places régulièrement dessinées, un quartier hybride où contrastaient des maisons indigènes et européennes, d'autres quartiers modernes. Et partout des fontaines, et la plus jolie, celle de la place Saint- Michel. Enfin, ce fut l'esplanade de Méchouar, ombragée de quatre rangs d'arbres, qui offrit aux touristes, jusqu'au moment de rentrer à l'hôtel, une incomparable vue sur la campagne environnante.

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 224

      Quant aux alentours de Tlemcen, ses hameaux agricoles, les koubbas de Sidi-Daoudi et de Sidi-Abd-es-Salam, la retentissante cascade d'El-Ourit, par laquelle le Saf-Saf se précipite de quatre-vingts mètres, et tant d'autres attractions, Clovis Dardentor dut se borner à les admirer dans le texte officiel de son Joanne.

      Oui ! il aurait fallu plusieurs jours pour étudier Tlemcen et ses environs. Mais, de proposer cette prolongation à des gens qui n'aspiraient qu'à s'en aller par le plus vite et par le plus court, c'eût été peine perdue. Quelque autorité que notre Perpignanais eût sur ses compagnons de voyage, – autorité diminuée, d'ailleurs, – il ne l'osa pas.

      « Maintenant, mon cher Marcel et mon cher Jean, que pensez-vous de Tlemcen ?...

      – Une belle ville, se contenta de répondre le premier distraitement.

      – Belle... oui... ajouta le second du bout des lèvres.

      – Hein ! mes gaillards, ai-je bien fait de vous rattraper, vous, Marcel, par votre collet, et vous, Jean, par le fond de votre culotte ! Que de choses superbes vous n'auriez jamais vues...

      – Vous avez risqué votre vie, monsieur Dardentor, dit Marcel Lornans, et croyez que notre reconnaissance...

      – Ah ça ! monsieur Dardentor, demanda Jean Taconnat, en coupant la parole à son cousin, est-ce que c'est votre habitude de sauver les...

      – Eh ! la chose m'est arrivée plus d'une fois, et je pourrais me coller sur le torse un joli emplâtre de médailles ! C'est ce qui fait que, malgré mon envie de devenir un papa adoptif, vous le savez, je n'ai jamais pu adopter personne !

      – C'est même vous qui étiez dans les conditions, observa Jean Taconnat, pour être...

      – Comme vous dites, mon bébé ! riposta Clovis Dardentor. Mais il s'agit de se tirer les pieds... »

      On rentra à l'hôtel. Le dîner fut maussade. Les convives avaient l'air de gens qui ont bouclé leurs valises et que le train attend. Au dessert, le Perpignanais se décida à offrir les jolies petites babouches à leur destinataire.

      « En souvenir de Tlemcen, chère demoiselle ! » dit-il.

      Mme Elissane ne put qu'acquiescer par un sourire à la gracieuse attention de M. Dardentor, tandis que, dans le groupe Désirandelle, madame se pinçait les lèvres, et monsieur haussait les épaules.

      Quant à Louise, son visage se rasséréna, un éclair de contentement brilla dans ses yeux, et elle dit :

      « Merci, monsieur Dardentor. Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?...

      – Parbleu... je ne les ai achetées que pour cela ! Un baiser par babouche !... »

      Et la jeune fille embrassa de bon cœur M. Dardentor.




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