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L'Aiguille creuse

Maurice Leblanc
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III - LE CADAVRE

Vers six heures du soir, ses opérations terminées, M. Filleul attendait, en compagnie de son greffier, M. Brédoux, la voiture qui devait le ramener à Dieppe. Il paraissait agité, nerveux. Par deux fois il demanda :

      – Vous n'avez pas aperçu le jeune Beautrelet ?

      – Ma foi non, monsieur le juge.

      – Où diable peut-il être ? On ne l'a pas vu de la journée.

      Soudain, il eut une idée, confia son portefeuille à Brédoux, fit en courant le tour du château et se dirigea vers les ruines.

      Près de la grande arcade, à plat ventre sur le sol tapissé des longues aiguilles de pin, un de ses bras replié sous sa tête, Isidore semblait assoupi.

      – Eh quoi ! Que devenez-vous, jeune homme ? Vous dormez ?

      – Je ne dors pas. Je réfléchis.

      – Il s'agit bien de réfléchir ! Il faut voir d'abord. Il faut étudier les faits, chercher les indices, établir les points de repère. C'est après que, par la réflexion, on coordonne tout cela et que l'on découvre la vérité.

      – Oui, je sais... c'est la méthode usuelle... la bonne sans doute. Moi, j'en ai une autre... je réfléchis d'abord, je tâche avant tout de trouver l'idée générale de l'affaire, si je peux m'exprimer ainsi. Puis j'imagine une hypothèse raisonnable, logique, en accord avec cette idée générale. Et c'est après, seulement, que j'examine si les faits veulent bien s'adapter à mon hypothèse.

      – Drôle de méthode et rudement compliquée !

      – Méthode sûre, monsieur Filleul, tandis que la vôtre ne l'est pas.

      – Allons donc, les faits sont les faits.

      – Avec des adversaires quelconques, oui. Mais pour peu que l'ennemi ait quelque ruse, les faits sont ceux qu'il a choisis. Ces fameux indices sur lesquels vous bâtissez votre enquête, il fut libre, lui, de les disposer à son gré. Et vous voyez alors, quand il s'agit d'un homme comme Lupin, où cela peut vous conduire, vers quelles erreurs et quelles inepties ! Sholmès lui-même est tombé dans le piège.

      – Arsène Lupin est mort.

      – Soit. Mais sa bande reste, et les élèves d'un tel maître sont des maîtres eux-mêmes.

      M. Filleul prit Isidore par le bras, et l'entraînant :

      – Des mots, jeune homme. Voici qui est plus important. Ecoutez bien. Ganimard, retenu à Paris à l'heure actuelle, n'arrive que dans quelques jours. D'autre part, le comte de Gesvres a télégraphié à Herlock Sholmès, lequel a promis son concours pour la semaine prochaine. Jeune homme, ne pensez-vous pas qu'il y aurait quelque gloire à dire à ces deux célébrités, le jour de leur arrivée : « Mille regrets, chers messieurs, mais nous n'avons pu attendre davantage. La besogne est finie » ?

      Il était impossible de confesser son impuissance avec plus d'ingéniosité que ne le faisait ce bon M. Filleul. Beautrelet réprima un sourire et, affectant d'être dupe, répondit :

      – Je vous avouerai, monsieur le juge d'instruction, que, si je n'ai pas assisté tantôt à votre enquête, c'était dans l'espoir que vous consentiriez à m'en communiquer les résultats. Voyons, que savez-vous ?

      – Eh bien ! voici. Hier soir, à 11 heures, les trois gendarmes que le brigadier Quevillon avait laissés de faction au château, recevaient dudit brigadier un petit mot les appelant en toute hâte à Ouville où se trouve leur brigade. Ils montèrent aussitôt à cheval, et quand ils arrivèrent...

      – Ils constatèrent qu'ils avaient été joués, que l'ordre était faux et qu'ils n'avaient plus qu'à retourner à Ambrumésy.

      – C'est ce qu'ils firent, sous la conduite du brigadier. Mais leur absence avait duré une heure et demie, et pendant ce temps, le crime avait été commis.

      – Dans quelles conditions ?

      – Dans les conditions les plus simples. Une échelle empruntée aux bâtiments de la ferme fut apposée contre le second étage du château. Un carreau fut découpé, une fenêtre ouverte. Deux hommes, munis d'une lanterne sourde, pénétrèrent dans la chambre de Mlle de Gesvres et la bâillonnèrent avant qu'elle n'ait eu le temps d'appeler. Puis, l'ayant attachée avec des cordes, ils ouvrirent très doucement la porte de la chambre où dormait Mlle de Saint-Véran. Mlle de Gesvres entendit un gémissement étouffé, puis le bruit d'une personne qui se débat. Une minute plus tard, elle aperçut les deux hommes qui portaient sa cousine également liée et bâillonnée. Ils passèrent devant elle et s'en allèrent par la fenêtre. Epuisée, terrifiée, Mlle de Gesvres s'évanouit.

      – Mais les chiens ? M. de Gesvres n'avait-il pas acheté deux molosses ?

      – On les a retrouvés morts, empoisonnés.

      – Mais par qui ? Personne ne pouvait les approcher.

      – Mystère ! Toujours est-il que les deux hommes ont traversé sans encombre les ruines et sont sortis par la fameuse petite porte. Ils ont franchi le bois-taillis, en contournant les anciennes carrières... Ce n'est qu'à cinq cents mètres du château, au pied de l'arbre appelé le Gros-Chêne, qu'ils se sont arrêtés... et qu'ils ont mis leur projet à exécution.

      – Pourquoi, s'ils étaient venus avec l'intention de tuer Mlle de Saint-Véran, ne l'ont-ils pas frappée dans sa chambre ?

      – Je ne sais. Peut-être l'incident qui les a déterminés ne s'est-il produit qu'à leur sortie du château. Peut-être la jeune fille avait-elle réussi à se débarrasser de ses liens. Ainsi, pour moi, l'écharpe ramassée avait servi à lui attacher les poignets. En tout cas, c'est au pied du Gros-Chêne qu'ils ont frappé. Les preuves que j'ai recueillies sont irréfutables...

      – Mais le corps ?

      – Le corps n'a pas été retrouvé, ce qui d'ailleurs ne saurait nous surprendre outre mesure. La piste suivie m'a conduit, en effet, jusqu'à l'église de Varengeville, à l'ancien cimetière suspendu au sommet de la falaise. Là, c'est le précipice... un gouffre de plus de cent mètres. Et, en bas, les rochers, la mer. Dans un jour ou deux, une marée plus forte ramènera le corps sur la grève.

      – Evidemment, tout cela est fort simple.

      – Oui, tout cela est fort simple et ne m'embarrasse pas. Lupin est mort, ses complices l'ont appris et pour se venger, ainsi qu'ils l'avaient écrit, ils ont assassiné Mlle de Saint-Véran, ce sont là des faits qui n'avaient même pas besoin d'être contrôlés. Mais Lupin ?

      – Lupin ?

      – Oui, qu'est-il devenu ? Tout probablement, ses complices ont enlevé son cadavre en même temps qu'ils emportaient la jeune fille, mais quelle preuve avons-nous de cet enlèvement ? Aucune. Pas plus que de son séjour dans les ruines, pas plus que de sa mort ou de sa vie. Et c'est là tout le mystère, mon cher Beautrelet. Le meurtre de Mlle Raymonde n'est pas un dénouement. Au contraire, c'est une complication. Que s'est-il passé depuis deux mois au château d'Ambrumésy ? Si nous ne déchiffrons pas cette énigme, d'autres vont venir qui nous brûleront la politesse.

      – Quel jour vont-ils venir, ces autres ?

      – Mercredi... mardi, peut-être...

      Beautrelet sembla faire un calcul, puis déclara :

      – Monsieur le juge d'instruction, nous sommes aujourd'hui samedi. Je dois rentrer au lycée lundi soir. Eh bien ! lundi matin, si vous voulez être ici à dix heures, je tâcherai de vous le révéler, le mot de l'énigme.

      – Vraiment, monsieur Beautrelet... vous croyez ? Vous êtes sûr ?

      – Je l'espère, du moins.

      – Et maintenant, où allez-vous ?

      – Je vais voir si les faits veulent bien s'accommoder à l'idée générale que je commence à discerner.

      – Et s'ils ne s'accommodent pas ?

      – Eh bien monsieur le juge d'instruction, ce sont eux qui auront tort, dit Beautrelet en riant, et j'en chercherai d'autres plus dociles. A lundi, n'est-ce pas ?

      – A lundi.

      Quelques minutes après, M. Filleul roulait vers Dieppe, tandis qu'Isidore, muni d'une bicyclette que lui avait prêtée le comte de Gesvres, filait sur la route de Yerville et de Caudebec-en-Caux.

      Il y avait un point sur lequel le jeune homme tenait à se faire avant tout une opinion nette, parce que ce point lui semblait justement le point faible de l'ennemi. On n'escamote pas des objets de la dimension des quatre Rubens. Il fallait qu'ils fussent quelque part. S'il était impossible pour le moment de les retrouver, ne pouvait-on connaître le chemin par où ils avaient disparu ?

      L'hypothèse de Beautrelet était celle-ci : l'automobile avait bien emporté les quatre tableaux, mais avant d'arriver à Caudebec elle les avait déchargés sur une autre automobile qui avait traversé la Seine en amont ou en aval de Caudebec. En aval, le premier bac était celui de Quillebeuf, passage fréquenté, par conséquent dangereux. En amont, il y avait le bac de La Mailleraie, gros bourg isolé, en dehors de toute communication.

      Vers minuit, Isidore avait franchi les dix-huit lieues qui le séparaient de la Mailleraie, et frappait à la porte d'une auberge située au bord de l'eau. Il y couchait, et dès le matin, interrogeait les matelots du bac. On consulta le livre des passagers. Aucune automobile n'avait passé jeudi le 23 avril.

      – Alors, une voiture à chevaux ? insinua Beautrelet, une charrette ? un fourgon ?

      – Non plus.

      Toute la matinée, Isidore s'enquit. Il allait partir pour Quillebeuf, quand le garçon de l'auberge où il avait couché lui dit :

      – Ce matin-là, j'arrivais de mes treize jours, et j'ai bien vu une charrette, mais elle n'a pas passé.

      – Comment ?

      – Non. On l'a déchargée sur une sorte de bateau plat, de péniche, comme ils disent, qui était amarrée au quai.

      – Et cette charrette, d'où venait-elle ?

      – Oh ! je l'ai bien reconnue. C'était à maître Vatinel, le charretier.

      – Qui demeure ?

      – Au hameau de Louvetot.

      Beautrelet regarda sa carte d'état-major. Le hameau de Louvetot était situé au carrefour de la route d'Yvetot à Caudebec et d'une petite route tortueuse qui s'en venait à travers bois jusqu'à la Mailleraie !

      Ce n'est qu'à six heures du soir qu'Isidore réussit à découvrir dans un cabaret maître Vatinel, un de ces vieux Normands finauds qui se tiennent toujours sur leurs gardes, qui se méfient de l'étranger, mais qui ne savent pas résister à l'attrait d'une pièce d'or et à l'influence de quelques petits verres.

      – Bien oui, monsieur, ce matin-là, les gens à l'automobile m'avaient donné rendez-vous à cinq heures au carrefour. Ils m'ont remis quatre grandes machines, hautes comme ça. Il y en a un qui m'a accompagné. Et nous avons porté la chose jusqu'à la péniche.

      – Vous parlez d'eux comme si vous les connaissiez déjà.

      – Je vous crois que je les connaissais ! C'était la sixième fois que je travaillais pour eux.

      Isidore tressaillit.

      – Vous dites la sixième fois ?... Et depuis quand ?

      – Mais tous les jours d'avant celui-là, parbleu ! Mais alors, c'étaient d'autres machines... des gros morceaux de pierre... ou bien des plus petites assez longues qu'ils avaient enveloppées et qu'ils portaient comme le saint sacrement. Ah ! fallait pas y toucher à celles-là... Mais qu'est-ce que vous avez ? Vous êtes tout blanc.

      – Ce n'est rien... la chaleur...

      Beautrelet sortit en titubant. La joie, l'imprévu de la découverte l'étourdissaient.

      Il s'en retourna tout tranquillement, coucha le soir au village de Varengeville, passa, le lendemain matin, une heure à la mairie avec l'instituteur, et revint au château. Une lettre l'y attendait « aux bons soins de M. le comte de Gesvres ».

      Elle contenait ces lignes :

Deuxième avertissement. Tais-toi. Sinon...


      – Allons, murmura-t-il, il va falloir prendre quelques précautions pour ma sûreté personnelle. Sinon, comme ils disent...

      Il était neuf heures ; il se promena parmi les ruines, puis s'allongea près de l'arcade et ferma les yeux.

      – Eh bien ! jeune homme, êtes-vous content de votre campagne ?

      C'était M. Filleul qui arrivait à l'heure fixée.

      – Enchanté, monsieur le juge d'instruction.

      – Ce qui veut dire ?

      – Ce qui veut dire que je suis prêt à tenir ma promesse, malgré cette lettre qui ne m'y engage guère.

      Il montra la lettre à M. Filleul.

      – Bah ! des histoires, s'écria celui-ci, et j'espère que cela ne vous empêchera pas...

      – De vous dire ce que je sais ? Non, monsieur le juge d'instruction. J'ai promis : je tiendrai. Avant dix minutes, nous saurons... une partie de la vérité.

      – Une partie ?

      – Oui, à mon sens, la cachette de Lupin, cela ne constitue pas tout le problème. Mais pour la suite, nous verrons.

      – Monsieur Beautrelet, rien ne m'étonne de votre part. Mais comment avez-vous pu découvrir ?...

      – Oh ! tout naturellement. Il y a dans la lettre du sieur Harlington à M. Etienne de Vaudreix, ou plutôt à Lupin...

      – La lettre interceptée ?

      – Oui. Il y a une phrase qui m'a toujours intrigué. C'est celle-ci : « A l'envoi des tableaux, vous joindrez le reste, si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort. »

      – En effet, je me souviens.

      – Quel était ce reste ? Un objet d'art, une curiosité ? Le château n'offrait rien de précieux que les Rubens et les tapisseries. Des bijoux ? Il y en a fort peu et de valeur médiocre. Alors quoi ? Et, d'autre part, pouvait-on admettre que des gens comme Lupin, d'une habileté aussi prodigieuse, n'eussent pas réussi à joindre à l'envoi ce reste, qu'ils avaient évidemment proposé ? Entreprise difficile, c'est probable, exceptionnelle, soit, mais possible, donc certaine, puisque Lupin le voulait.

      – Cependant, il a échoué : rien n'a disparu.

      – Il n'a pas échoué : quelque chose a disparu.

      – Oui, les Rubens... mais...

      – Les Rubens, et autre chose... quelque chose que l'on a remplacé par une chose identique, comme on a fait pour les Rubens, quelque chose de beaucoup plus extraordinaire, de plus rare et de plus précieux que les Rubens.

      – Enfin, quoi ? vous me faites languir.

      Tout en marchant à travers les ruines, les deux hommes s'étaient dirigés vers la petite porte et longeaient la Chapelle-Dieu.

      Beautrelet s'arrêta.

      – Vous voulez le savoir, monsieur le juge d'instruction ?

      – Si je le veux !

      Beautrelet avait une canne à la main, un bâton solide et noueux. Brusquement, d'un revers de cette canne, il fit sauter en éclats l'une des statuettes qui ornaient le portail de la chapelle.

      – Mais vous êtes fou ! clama M. Filleul, hors de lui, et en se précipitant vers les morceaux de la statuette. Vous êtes fou ! ce vieux saint était admirable...

      – Admirable ! proféra Isidore en exécutant un moulinet qui jeta bas la Vierge Marie.

      M. Filleul l'empoigna à bras-le-corps.

      – Jeune homme, je ne vous laisserai pas commettre...

      Un roi mage encore voltigea, puis une crèche avec l'Enfant Jésus...

      – Un mouvement de plus et je tire.

      Le comte de Gesvres était survenu et armait son revolver.

      Beautrelet éclata de rire.

      – Tirez donc là-dessus, monsieur le comte... tirez là-dessus, comme à la foire... Tenez... ce bonhomme qui porte sa tête à pleines mains.

      Le saint Jean-Baptiste sauta.

      – Ah ! fit le comte... en braquant son revolver, une telle profanation !... de pareils chefs-d'œuvre !

      – Du toc, monsieur le comte !

      – Quoi ? Que dites-vous ? hurla M. Filleul, tout en désarmant le comte.

      – Du toc, du carton-pâte !

      – Ah ! çà... est-ce possible ?

      – Du soufflé ! du vide ! du néant !

      Le comte se baissa et ramassa un débris de statuette.

      – Regardez bien, monsieur le comte... du plâtre ! du plâtre patiné, moisi, verdi comme de la pierre ancienne... mais du plâtre, des moulages de plâtre... voilà tout ce qui reste du pur chef-d'œuvre... voilà ce qu'ils ont fait en quelques jours !... voilà ce que le sieur Charpenais, le copiste des Rubens, a préparé, il y a un an.

      A son tour, il saisit le bras de M. Filleul.

      – Qu'en pensez-vous, monsieur le juge d'instruction ? Est-ce beau ? est-ce énorme ? gigantesque ? la chapelle enlevée ! Toute une chapelle gothique recueillie pierre par pierre ! Tout un peuple de statuettes, captivé ! et remplacé par des bonshommes en stuc ! un des plus magnifiques spécimens d'une époque d'art incomparable, confisqué ! la Chapelle-Dieu, enfin, volée ! N'est-ce pas formidable ! Ah ! monsieur le juge d'instruction, quel génie que cet homme !

      – Vous vous emballez, monsieur Beautrelet.

      – On ne s'emballe jamais trop, monsieur, quand il s'agit de pareils individus. Tout ce qui dépasse la moyenne vaut qu'on l'admire. Et celui-là plane au-dessus de tout. Il y a dans ce vol une richesse de conception, une force, une puissance, une adresse et une désinvolture qui me donnent le frisson.

      – Dommage qu'il soit mort, ricana M. Filleul... sans quoi il eût fini par voler les tours de Notre-Dame.

      Isidore haussa les épaules.

      – Ne riez pas, monsieur. Même mort, celui-là vous bouleverse.

      – Je ne dis pas... monsieur Beautrelet, et j'avoue que ce n'est pas sans une certaine émotion que je m'apprête à le contempler... si toutefois ses camarades n'ont pas fait disparaître son cadavre.

      – Et en admettant surtout, remarqua le comte de Gesvres, que ce fut bien lui que blessa ma pauvre nièce.

      – Ce fut bien lui, monsieur le comte, affirma Beautrelet, ce fut bien lui qui tomba dans les ruines sous la balle que tira Mlle de Saint-Véran ; ce fut lui qu'elle vit se relever, et qui retomba encore, et qui se traîna vers la grande arcade pour se relever une dernière fois – cela par un miracle dont je vous donnerai l'explication tout à l'heure – et parvenir jusqu'à ce refuge de pierre... qui devait être son tombeau.

      Et de sa canne, il frappa le seuil de la chapelle.

      – Hein ? Quoi ? s'écria M. Filleul stupéfait... son tombeau ?... Vous croyez que cette impénétrable cachette...

      – Elle se trouve ici... là..., répéta-t-il.

      – Mais nous l'avons fouillée.

      – Mal.

      – Il n'y a pas de cachette ici, protesta M. de Gesvres. Je connais la chapelle.

      – Si, monsieur le comte, il y en a une. Allez à la mairie de Varengeville, où l'on a recueilli tous les papiers qui se trouvaient dans l'ancienne paroisse d'Ambrumésy, et vous apprendrez, par ces papiers datés du XVIIIème siècle, qu'il existait sous la chapelle une crypte. Cette crypte remonte, sans doute, à la chapelle romane, sur l'emplacement de laquelle celle-ci fut construite.

      – Mais, comment Lupin aurait-il connu ce détail ? demanda M. Filleul.

      – D'une façon fort simple, par les travaux qu'il dut exécuter pour enlever la chapelle.

      – Voyons, voyons, monsieur Beautrelet, vous exagérez... Il n'a pas enlevé toute la chapelle. Tenez, aucune de ces pierres d'assise n'a été touchée.

      – Evidemment, il n'a moulé et il n'a pris que ce qui avait une valeur artistique, les pierres travaillées, les sculptures, les statuettes, tout le trésor des petites colonnes et des ogives ciselées. Il ne s'est pas occupé de la base même de l'édifice. Les fondations restent.

      – Par conséquent, monsieur Beautrelet, Lupin n'a pu pénétrer jusqu'à la crypte.

      A ce moment, M. de Gesvres, qui avait appelé l'un de ses domestiques, revenait avec la clef dela chapelle. Il ouvrit la porte. Les trois hommes entrèrent.

      Après un instant d'examen, Beautrelet reprit :

      – ... Les dalles du sol, comme de raison, ont été respectées. Mais il est facile de se rendre compte que le maître-autel n'est plus qu'un moulage. Or, généralement, l'escalier qui descend aux cryptes s'ouvre devant le maître-autel et passe sous lui.

      – Vous en concluez ?

      – J'en conclus que c'est en travaillant là que Lupin a trouvé la crypte.

      A l'aide d'une pioche que le comte envoya chercher, Beautrelet attaqua l'autel. Les morceaux de plâtre sautaient de droite et de gauche.

      – Fichtre, murmura M. Filleul, j'ai hâte de savoir...

      – Moi aussi, dit Beautrelet, dont le visage était pâle d'angoisse.

      Il précipita ses coups. Et soudain, sa pioche qui, jusqu'ici, n'avait point rencontré de résistance, se heurta à une matière plus dure, et rebondit. On entendit comme un bruit d'éboulement, et ce qui restait de l'autel s'abîma dans le vide à la suite du bloc de pierre que la pioche avait frappé. Beautrelet se pencha. Il fit flamber une allumette et la promena sur le vide :

      – L'escalier commence plus en avant que je ne pensais, sous les dalles de l'entrée, presque. J'aperçois les dernières marches.

      – Est-ce profond ?

      – Trois ou quatre mètres... Les marches sont très hautes... et il en manque.

      – Il n'est pas vraisemblable, dit M. Filleul, que pendant la courte absence des trois gendarmes, alors qu'on enlevait Mlle de Saint-Véran, il n'est pas vraisemblable que les complices aient eu le temps d'extraire le cadavre de cette cave... Et puis, pourquoi l'eussent-ils fait, d'ailleurs ? Non, pour moi, il est là.

      Un domestique leur apporta une échelle que Beautrelet introduisit dans l'excavation et qu'il planta, en tâtonnant, parmi les décombres tombés. Puis il en maintint vigoureusement les deux montants.

      – Voulez-vous descendre, monsieur Filleul ?

      Le juge d'instruction, muni d'une bougie, s'aventura. Le comte de Gesvres le suivit. A son tour Beautrelet posa le pied sur le premier échelon.

      Il y en avait dix-huit qu'il compta machinalement, tandis que ses yeux examinaient la crypte où la lueur de la bougie luttait contre les lourdes ténèbres. Mais, en bas, une odeur violente, immonde, le heurta, une de ces odeurs de pourriture dont le souvenir, par la suite, vous obsède. Oh ! cette odeur, il en eut le cœur qui chavira...

      Et tout à coup, une main tremblante lui agrippa l'épaule.

      – Eh bien ! quoi ? Qu'y a-t-il ?

      – Beautrelet, balbutia M. Filleul.

      Il ne pouvait parler, étreint par l'épouvante.

      – Voyons, monsieur le juge d'instruction, remettez-vous...

      – Beautrelet... il est là...

      – Hein ?

      – Oui... il y avait quelque chose sous la grosse pierre qui s'est détachée de l'autel... j'ai poussé la pierre... et j'ai touché... Oh ! je n'oublierai jamais...

      – Où est-il ?

      – De ce côté... Sentez-vous cette odeur ?... et puis, tenez... regardez...

      Il avait saisi la bougie et la projetait vers une forme étendue sur le sol.

      – Oh ! s'exclama Beautrelet avec horreur.

      Les trois hommes se courbèrent vivement. A moitié nu, le cadavre s'allongeait maigre, effrayant. La chair verdâtre, aux tons de cire molle, apparaissait par endroits, entre les vêtements déchiquetés. Mais le plus affreux, ce qui avait arraché au jeune homme un cri de terreur, c'était la tête, la tête que venait d'écraser le bloc de pierre, la tête informe, masse hideuse où plus rien ne pouvait se distinguer... et quand leurs yeux se furent accoutumés à l'obscurité, ils virent que toute cette chair grouillait abominablement...

      En quatre enjambées, Beautrelet remonta l'échelle et s'enfuit au grand jour, à l'air libre. M. Filleul le retrouva de nouveau couché à plat ventre, les mains collées au visage. Il lui dit :

      – Tous mes compliments, Beautrelet. Outre la découverte de la cachette, il est deux points où j'ai pu contrôler l'exactitude de vos assertions. Tout d'abord, l'homme sur qui Mlle de Saint-Véran a tiré était bien Arsène Lupin comme vous l'avez dit dès le début. De même, c'était bien sous le nom d'Etienne de Vaudreix qu'il vivait à Paris. Le linge est marqué aux initiales E.V. Il me semble, n'est-ce pas ? que la preuve suffit...

      Isidore ne bougeait pas.

      – M. le comte est parti chercher le docteur Jouet qui fera les constatations d'usage. Pour moi, la mort date de huit jours au moins. L'état de décomposition du cadavre... Mais vous n'avez pas l'air d'écouter ?

      – Si, si.

      – Ce que je dis est appuyé sur des raisons péremptoires. Ainsi, par exemple...

      M. Filleul continua sa démonstration, sans obtenir d'ailleurs des marques plus manifestes d'attention. Mais le retour de M. de Gesvres interrompit son monologue.

      Le comte revenait avec deux lettres. L'une lui annonçait l'arrivée d'Herlock Sholmès pour le lendemain.

      – A merveille, s'écria M. Filleul, tout allègre. L'inspecteur Ganimard arrive également. Ce sera délicieux.

      – Cette autre lettre est pour vous, monsieur le juge d'instruction, dit le comte.

      – De mieux en mieux, reprit M. Filleul, après avoir lu... Ces messieurs, décidément, n'auront pas grand-chose à faire. Beautrelet, on me prévient de Dieppe que des pêcheurs de bouquet ont trouvé ce matin, sur les rochers, le cadavre d'une jeune femme.

      Beautrelet sursauta :

      – Que dites-vous ? le cadavre...

      – D'une jeune femme... un cadavre affreusement mutilé, précise-t-on, et dont il ne serait pas possible d'établir l'identité, s'il ne restait au bras droit une petite gourmette d'or, très fine, qui s'est incrustée dans la peau tuméfiée. Or, Mlle de Saint-Véran portait au bras droit une gourmette d'or. Il s'agit donc évidemment de votre malheureuse nièce, monsieur le comte, que la mer aura entraînée jusque-là. Qu'en pensez-vous, Beautrelet ?

      – Rien... rien... ou plutôt si... tout s'enchaîne, comme vous voyez, il ne manque plus rien à mon argumentation. Tous les faits, un à un, même les plus contradictoires, même les plus déconcertants viennent à l'appui de l'hypothèse que j'ai imaginée dès le premier moment.

      – Je ne comprends pas bien.

      – Vous ne tarderez pas à comprendre. Rappelez-vous que je vous ai promis la vérité entière.

      – Mais il me semble...

      – Un peu de patience. Jusqu'ici vous n'avez pas eu à vous plaindre de moi. Il fait beau temps. Promenez-vous, déjeunez au château, fumez votre pipe. Moi, je serai de retour vers quatre ou cinq heures. Quant à mon lycée, ma foi, tant pis, je prendrai le train de minuit.

      Ils étaient arrivés aux communs, derrière le château. Beautrelet sauta à bicyclette et s'éloigna.

      A Dieppe, il s'arrêta aux bureaux du journal La Vigie où il se fit montrer les numéros de la dernière quinzaine. Puis il partit pour le bourg d'Envermeu, situé à dix kilomètres. A Envermeu, il s'entretint avec le maire, avec le curé, avec le garde champêtre. Trois heures sonnèrent à l'église du bourg. Son enquête était finie.

      Il revint en chantant d'allégresse. Ses jambes pesaient tour à tour d'un rythme égal et fort sur les deux pédales, sa poitrine s'ouvrait largement à l'air vif qui soufflait de la mer. Et parfois il s'oubliait à jeter au ciel des clameurs de triomphe en songeant au but qu'il poursuivait et à ses efforts heureux.

      Ambrumésy apparut. Il se laissa aller à toute vitesse sur la pente qui précède le château. Les arbres qui bordent le chemin, en quadruple rangée séculaire, semblaient accourir à sa rencontre et s'évanouir aussitôt derrière lui. Et, tout à coup, il poussa un cri. Dans une vision soudaine, il avait vu une corde se tendre d'un arbre à l'autre, en travers de la route.

      La machine heurtée s'arrêta net. Il fut projeté en avant, avec une violence inouïe, et il eut l'impression qu'un hasard seul, un miraculeux hasard, lui faisait éviter un tas de cailloux, où logiquement sa tête aurait dû se briser.

      Il resta quelques secondes étourdi. Puis, tout contusionné, les genoux écorchés, il examina les lieux. Un petit bois s'étendait à droite, par où, sans aucun doute, l'agresseur s'était enfui. Beautrelet détacha la corde. A l'arbre de gauche autour duquel elle était attachée, un petit papier était fixé par une ficelle. Il le déplia et lut :

Troisième et dernier avertissement.


      Il rentra au château, posa quelques questions aux domestiques, et rejoignit le juge d'instruction dans une pièce du rez-de-chaussée, tout au bout de l'aile droite, où M. Filleul avait l'habitude de se tenir au cours de ses opérations. M. Filleul écrivait, son greffier assis en face de lui. Sur un signe, le greffier sortit, et le juge s'écria :

      – Mais qu'avez-vous donc, monsieur Beautrelet ? Vos mains sont en sang.

      – Ce n'est rien, ce n'est rien, dit le jeune homme... une simple chute provoquée par cette corde qu'on a tendue devant ma bicyclette. Je vous prierai seulement de remarquer que ladite corde provient du château. Il n'y a pas plus de vingt minutes qu'elle servait à sécher du linge auprès de la buanderie.

      – Est-ce possible ?

      – Monsieur, c'est ici même que je suis surveillé, par quelqu'un qui se trouve au cœur de la place, qui me voit, qui m'entend, et qui, minute par minute, assiste à mes actes et connaît mes intentions.

      – Vous croyez ?

      – J'en suis sûr. C'est à vous de le découvrir et vous n'y aurez pas de peine. Mais, pour moi, je veux finir et vous donner les explications promises. J'ai marché plus vite que nos adversaires ne s'y attendaient, et je suis persuadé que, de leur côté, ils vont agir avec vigueur. Le cercle se resserre autour de moi. Le péril approche, j'en ai le pressentiment.

      – Voyons, voyons, Beautrelet...

      – Bah ! on verra bien. Pour l'instant, dépêchons-nous. Et d'abord, une question sur un point que je veux écarter tout de suite. Vous n'avez parlé à personne de ce document que le brigadier Quevillon a ramassé et qu'il vous a remis en ma présence ?

      – Ma foi non, à personne. Mais est-ce que vous y attachez une valeur quelconque ?...

      – Une grande valeur. C'est une idée que j'ai, une idée du reste, je l'avoue, qui ne repose sur aucune preuve... car, jusqu'ici, je n'ai guère réussi à déchiffrer ce document. Aussi, je vous en parle... pour n'y plus revenir.

      Beautrelet appuya sa main sur celle de M. Filleul, et à voix basse :

      – Taisez-vous... on nous écoute... dehors...

      Le sable craqua. Beautrelet courut vers la fenêtre et se pencha.

      – Il n'y a plus personne... mais la plate-bande est foulée... on relèvera facilement les empreintes.

      Il ferma la fenêtre et vint se rasseoir.

      – Vous voyez, monsieur le juge d'instruction, l'ennemi ne prend même plus de précautions... il n'en a plus le temps... lui aussi sent que l'heure presse. Hâtons-nous donc, et parlons puisqu'ils ne veulent pas que je parle.

      Il posa sur la table le document et le maintint déplié.

      – Avant tout, une remarque. Il n'y a sur ce papier, en dehors des points, que des chiffres. Et, dans les trois premières lignes et la cinquième – les seules dont nous ayons à nous occuper, car la quatrième semble d'une nature tout à fait différente –, il n'y a pas un de ces chiffres qui soit plus élevé que le chiffre 5. Nous avons donc bien des chances pour que chacun de ces chiffres représente une des cinq voyelles, et dans l'ordre alphabétique. Inscrivons le résultat.

      Il inscrivit sur une feuille à part :

                  e . a . a . . e . . e . a .
                  . a . . a . . . e                . e . . e . o i . e . . e .
                  . o u . . e . o . . . e . . o . . e
                  a i . u i . . e           . . e u . e

      Puis il reprit :

      – Comme vous voyez, cela ne donne pas grand-chose. La clef est à la fois très facile – puisqu'on s'est contenté de remplacer les voyelles par des chiffres et les consonnes par des points –, et très difficile, sinon impossible, puisqu'on ne s'est pas donné plus de mal pour compliquer le problème.

      – Il est de fait qu'il est suffisamment obscur.

      – Essayons de l'éclaircir. La seconde ligne est divisée en deux parties, et la deuxième partie se présente de telle façon qu'il est tout à fait probable qu'elle forme un mot. Si nous tâchons maintenant de remplacer les points intermédiaires par des consonnes, nous concluons, après tâtonnement, que les seules consonnes qui peuvent logiquement servir d'appui aux voyelles ne peuvent logiquement produire qu'un mot, un seul mot : « demoiselles ».

      – Il s'agirait alors de Mlle de Gesvres et de Mlle de Saint-Véran ?

      – En toute certitude.

      – Et vous ne voyez rien d'autre ?

      – Si. Je note encore une solution de continuité au milieu de la dernière ligne, et si j'effectue le même travail sur le début de la ligne, je vois aussitôt qu'entre les deux diphtongues ai et ui, la seule consonne qui puisse remplacer le point est un g, et que, quand j'ai formé le début de ce mot aigui, il est naturel et indispensable que j'arrive avec les deux points suivants et l'e final au mot aiguille.

      – En effet... le mot aiguille s'impose.

      – Enfin, pour le dernier mot, j'ai trois voyelles et trois consonnes. Je tâtonne encore, j'essaie toutes les lettres les unes après les autres, et, en partant de ce principe que les deux premières lettres sont des consonnes, je constate que quatre mots peuvent s'adapter : les mots fleuve, preuve, pleure et creuse. J'élimine les mots fleuve, preuve et pleure comme n'ayant aucune relation possible avec une aiguille, et je garde le mot creuse.

      – Ce qui fait aiguille creuse. J'admets que votre solution soit juste, mais en quoi nous avance-t-elle ?

      – En rien, fit Beautrelet, d'un ton pensif. En rien, pour le moment... plus tard, nous verrons... J'ai idée, moi, que bien des choses sont incluses dans l'accouplement énigmatique de ces deux mots : aiguille creuse. Ce qui m'occupe, c'est plutôt la matière du document, le papier dont on s'est servi... Fabrique-t-on encore cette sorte de parchemin un peu granité ? Et puis cette couleur d'ivoire... Et ces plis... l'usure de ces quatre plis... et enfin, tenez, ces marques de cire rouge, par-derrière...

      A ce moment, Beautrelet fut interrompu. C'était le greffier Brédoux qui ouvrait la porte et qui annonçait l'arrivée subite du procureur général.

      M. Filleul se leva.

      – M. le procureur général est en bas ?

      – Non, monsieur le juge d'instruction. M. le procureur général n'a pas quitté sa voiture. Il ne fait que passer et il vous prie de bien vouloir le rejoindre devant la grille. Il n'a qu'un mot à vous dire.

      – Bizarre, murmura M. Filleul. Enfin... nous allons voir. Beautrelet, excusez-moi, je vais et je reviens.

      Il s'en alla. On entendit ses pas qui s'éloignaient. Alors le greffier ferma la porte, tourna la clef et la mit dans sa poche.

      – Eh bien ! quoi ! s'exclama Beautrelet tout surpris, que faites-vous ? Pourquoi nous enfermer ?

      – Ne serons-nous pas mieux pour causer ? riposta Brédoux.

      Beautrelet bondit vers une autre porte qui donnait dans la pièce voisine. Il avait compris. Le complice, c'était Brédoux, le greffier même du juge d'instruction !

      Brédoux ricana :

      – Ne vous écorchez pas les doigts, mon jeune ami, j'ai aussi la clef de cette porte.

      – Reste la fenêtre, cria Beautrelet.

      – Trop tard, fit Brédoux qui se campa devant la croisée, le revolver au poing.

      Toute retraite était coupée. Il n'y avait plus rien à faire, plus rien qu'à se défendre contre l'ennemi qui se démasquait avec une audace brutale. Isidore, qu'étreignait un sentiment d'angoisse inconnu, se croisa les bras.

      – Bien, marmotta le greffier, et maintenant soyons brefs.

      Il tira sa montre.

      – Ce brave M. Filleul va cheminer jusqu'à la grille. A la grille personne, bien entendu, pas plus de procureur que sur ma main. Alors il s'en reviendra. Cela nous donne environ quatre minutes. Il m'en faut une pour m'échapper par cette fenêtre, filer par la petite porte des ruines et sauter sur la motocyclette qui m'attend. Reste donc trois minutes. Cela suffit.

      C'était un drôle d'être, contrefait, qui tenait en équilibre sur des jambes très longues et très frêles un buste énorme, rond comme un corps d'araignée et muni de bras immenses. Un visage osseux, un petit front bas, indiquaient l'obstination un peu bornée du personnage.

      Beautrelet chancela, les jambes molles. Il dut s'asseoir.

      – Parlez. Que voulez-vous ?

      – Le papier. Voici trois jours que je le cherche.

      – Je ne l'ai pas.

      – Tu mens. Quand je suis entré, je t'ai vu le remettre dans ton portefeuille.

      – Après ?

      – Après ? Tu t'engageras à rester bien sage. Tu nous embêtes. Laisse-nous tranquilles, et occupe-toi de tes affaires. Nous sommes à bout de patience.

      Il s'était avancé, le revolver toujours braqué sur le jeune homme, et il parlait sourdement, en martelant ses syllabes, avec un accent d'une incroyable énergie. L'œil était dur, le sourire cruel. Beautrelet frissonna. C'était la première fois qu'il éprouvait la sensation du danger. Et quel danger ! Il se sentait en face d'un ennemi implacable, d'une force aveugle et irrésistible.

      – Et après ? dit-il, la voix étranglée.

      – Après ? rien... Tu seras libre...

      Un silence. Brédoux reprit :

      – Plus qu'une minute. Il faut te décider. Allons, mon bonhomme, pas de bêtises... Nous sommes les plus forts, toujours et partout... Vite, le papier...

      Isidore ne bronchait pas, livide, terrifié, maître de lui pourtant, et le cerveau lucide, dans la débâcle de ses nerfs. A vingt centimètres de ses yeux, le petit trou noir du revolver s'ouvrait. Le doigt replié pesait visiblement sur la détente. Il suffisait d'un effort encore...

      – Le papier, répéta Brédoux... Sinon...

      – Le voici, dit Beautrelet.

      Il tira de sa poche son portefeuille et le tendit au greffier qui s'en empara.

      – Parfait ! Nous sommes raisonnable. Décidément, il y a quelque chose à faire avec toi... un peu froussard, mais du bon sens. J'en parlerai aux camarades. Et maintenant, je file. Adieu.

      Il rentra son revolver et tourna l'espagnolette de la fenêtre. Du bruit résonna dans le couloir.

      – Adieu, fit-il, de nouveau... il n'est que temps.

      Mais une idée l'arrêta. D'un geste il vérifia le portefeuille.

      – Tonnerre... grinça-t-il, le papier n'y est pas... Tu m'as roulé.

      Il sauta dans la pièce. Deux coups de feu retentirent. Isidore à son tour avait saisi son pistolet et il tirait.

      – Raté, mon bonhomme, hurla Brédoux, ta main tremble... tu as peur...

      Ils s'empoignèrent à bras-le-corps et roulèrent sur le parquet. A la porte on frappait à coups redoublés.

      Isidore faiblit, tout de suite dominé par son adversaire. C'était la fin. Une main se leva au-dessus de lui, armée d'un couteau, et s'abattit. Une violente douleur lui brûla l'épaule. Il lâcha prise.

      Il eut l'impression qu'on fouillait dans la poche intérieure de son veston et qu'on saisissait le document. Puis, à travers le voile baissé de ses paupières, il devina l'homme qui franchissait le rebord de la fenêtre...

      Les mêmes journaux qui, le lendemain matin, relataient les derniers épisodes survenus au château d'Ambrumésy, le truquage de la chapelle, la découverte du cadavre d'Arsène Lupin et du cadavre de Raymonde, et enfin le meurtre de Beautrelet par Brédoux, greffier du juge d'instruction, les mêmes journaux annonçaient les deux nouvelles suivantes :

      La disparition de Ganimard, et l'enlèvement, en plein jour, au cœur de Londres, alors qu'il allait prendre le train pour Douvres, l'enlèvement d'Herlock Sholmès.

      Ainsi donc, la bande de Lupin, un instant désorganisée par l'extraordinaire ingéniosité d'un gamin de dix-sept ans, reprenait l'offensive, et du premier coup, partout et sur tous les points, demeurait victorieuse. Les deux grands adversaires de Lupin, Sholmès et Ganimard supprimés. Beautrelet, hors de combat. Plus personne qui fût capable de lutter contre de tels ennemis.




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