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L'Aiguille creuse

Maurice Leblanc
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X – LE TRÉSOR DES ROIS DE FRANCE

Un rideau s'écarta.

      – Bonjour, mon cher Beautrelet, vous êtes un peu en retard. Le déjeuner était fixé à midi. Mais, enfin, à quelques minutes près... Qu'y a-t-il donc ? Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis donc si changé !

      Au cours de sa lutte contre Lupin, Beautrelet avait connu bien des surprises, et il s'attendait encore, à l'heure du dénouement, à passer par bien d'autres émotions, mais le choc cette fois fut imprévu. Ce n'était pas de l'étonnement, mais de la stupeur, de l'épouvante.

      L'homme qu'il avait en face de lui, l'homme que toute la force brutale des événements l'obligeait à considérer comme Arsène Lupin, cet homme c'était Valméras. Valméras ! le propriétaire du château de l'Aiguille. Valméras ! celui-là même auquel il avait demandé secours contre Arsène Lupin. Valméras ! son compagnon d'expédition à Crozant. Valméras le courageux ami qui avait rendu possible l'évasion de Raymonde en frappant ou en affectant de frapper, dans l'ombre du vestibule, un complice de Lupin !

      – Vous... vous... C'est donc vous ! balbutia-t-il.

      – Et pourquoi pas ? s'écria Lupin. Pensiez-vous donc me connaître définitivement parce que vous m'aviez vu sous les traits d'un clergyman ou sous l'apparence de M. Massiban ? Hélas ! quand on a choisi la situation sociale que j'occupe, il faut bien se servir de ses petits talents de société. Si Lupin ne pouvait être, à sa guise, pasteur de l'Eglise réformée et membre de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ce serait à désespérer d'être Lupin. Or, Lupin, le vrai Lupin, Beautrelet, le voici ! Regarde de tous tes yeux, Beautrelet...

      – Mais alors... si c'est vous... alors... Mademoiselle...

      – Eh oui, Beautrelet, tu l'as dit...

      Il écarta de nouveau la tenture, fit un signe et annonça :

      – Mme Arsène Lupin.

      – Ah ! murmura le jeune homme malgré tout confondu... Mlle de Saint-Véran.

      – Non, non, protesta Lupin, Mme Arsène Lupin ou plutôt, si vous préférez, Mme Louis Valméras, mon épouse en justes noces, selon les formes légales les plus rigoureuses. Et grâce à vous, mon cher Beautrelet.

      Il lui tendit la main.

      – Tous mes remerciements... et, de votre part, je l'espère, sans rancune.

      Chose bizarre, Beautrelet n'en éprouvait point de la rancune. Aucun sentiment d'humiliation. Nulle amertume. Il subissait si fortement l'énorme supériorité de son adversaire qu'il ne rougissait pas d'avoir été vaincu par lui. Il serra la main qu'on lui offrait.

      – Madame est servie.

      Un domestique avait déposé sur la table un plateau chargé de mets.

      – Vous nous excuserez, Beautrelet, mon chef est en congé, et nous serons contraints de manger froid.

      Beautrelet n'avait guère envie de manger. Il s'assit cependant, prodigieusement intéressé par l'attitude de Lupin. Que savait-il au juste ? Se rendait-il compte du danger qu'il courait ? Ignorait-il la présence de Ganimard et de ses hommes ?... Et Lupin continuait :

      – Oui, grâce à vous, mon cher ami. Certainement, Raymonde et moi, nous nous sommes aimés le premier jour. Parfaitement, mon petit... L'enlèvement de Raymonde, sa captivité, des blagues, tout cela : nous nous aimions... Mais elle, pas plus que moi, d'ailleurs, quand nous fûmes libres de nous aimer, nous n'avons pu admettre qu'il s'établît entre nous un de ces liens passagers qui sont à la merci du hasard. La situation était donc insoluble pour Lupin. Mais elle ne l'était pas si je redevenais le Louis

      Valméras que je n'ai pas cessé d'être depuis le jour de mon enfance. C'est alors que j'eus l'idée, puisque vous ne lâchiez pas prise et que vous aviez trouvé ce château de l'Aiguille, de profiter de votre obstination.

      – Et de ma niaiserie.

      – Bah ! qui ne s'y fût laissé prendre ?

      – De sorte que c'est sous mon couvert, avec mon appui, que vous avez pu réussir ?

      – Parbleu ! Comment aurait-on soupçonné Valméras d'être Lupin, puisque Valméras était l'ami de Beautrelet, et que Valméras venait d'arracher à Lupin celle que Lupin aimait ? Et ce fut charmant. Oh ! les jolis souvenirs ! L'expédition à Crozant ! les bouquets de fleurs trouvés : ma soi-disant lettre d'amour à Raymonde ! et, plus tard, les précautions que moi, Valméras, j'eus à prendre contre moi, Lupin, avant mon mariage ! Et, le soir de votre fameux banquet, quand vous défaillîtes entre mes bras ! Les jolis souvenirs !...

      Il y eut un silence. Beautrelet observa

      Raymonde. Elle écoutait Lupin sans mot dire, et elle le regardait avec des yeux où il y avait de l'amour, de la passion, et autre chose aussi, que le jeune homme n'aurait pu définir, une sorte de gêne inquiète et comme une tristesse confuse. Mais Lupin tourna les yeux vers elle et elle lui sourit tendrement. A travers la table, leurs mains se joignirent.

      – Que dis-tu de ma petite installation, Beautrelet ? s'écria Lupin... De l'allure, n'est-ce pas ? Je ne prétends point que ce soit du dernier confortable... Cependant, quelques-uns s'en sont contentés, et non des moindres... Regarde la liste de quelques personnages qui furent les propriétaires de l'Aiguille, et qui tinrent à honneur d'y laisser la marque de leur passage.

      Sur les murs, les uns au-dessous des autres, ces mots étaient gravés :

      César. Charlemagne. Roll. Guillaume le Conquérant. Richard, roi d'Angleterre. Louis le Onzième. François. Henri IV. Louis XIV. Arsène Lupin.

      – Qui s'inscrira désormais ? reprit-il. Hélas ! la liste est close. De César à Lupin, et puis c'est tout. Bientôt, ce sera la foule anonyme qui viendra visiter l'étrange citadelle. Et dire que, sans Lupin, tout cela restait à jamais inconnu des hommes ! Ah ! Beautrelet, le jour où j'ai mis le pied sur ce sol abandonné, quelle sensation d'orgueil ! Retrouver le secret perdu, en devenir le maître, le seul maître ! Héritier d'un pareil héritage ! Après tant de rois, habiter l'Aiguille !...

      Un geste de sa femme l'interrompit. Elle paraissait très agitée.

      – Du bruit, dit-elle... du bruit en dessous de nous... vous entendez...

      – C'est le clapotement de l'eau, fit Lupin.

      – Mais non... mais non... Le bruit des vagues, je le connais... c'est autre chose...

      – Que voulez-vous que ce soit, ma chère amie, dit Lupin en riant. Je n'ai invité que Beautrelet à déjeuner.

      Et, s'adressant au domestique :

      – Charolais, tu as fermé les portes des escaliers derrière monsieur ?

      – Oui, et j'ai mis les verrous.

      Lupin se leva :

      – Allons, Raymonde, ne tremblez pas ainsi... Ah ! mais vous êtes toute pâle !

      Il lui dit quelques mots à voix basse, ainsi qu'au domestique, souleva le rideau et les fit sortir tous deux.

      En bas, le bruit se précisait. C'étaient des coups sourds qui se répétaient à intervalles égaux. Beautrelet pensa :

      « Ganimard a perdu patience, et il brise les portes. »

      Très calme, et comme si, véritablement, il n'eût pas entendu, Lupin reprit :

      – Par exemple, rudement endommagée, l'Aiguille, quand j'ai réussi à la découvrir ! On voyait bien que nul n'avait possédé le secret depuis un siècle, depuis Louis XVI et la Révolution. Le tunnel menaçait ruine. Les escaliers s'effritaient. L'eau coulait à l'intérieur. Il m'a fallu étayer, consolider, reconstruire.

      Beautrelet ne put s'empêcher de dire :

      – A votre arrivée, était-ce vide ?

      – A peu près. Les rois n'ont pas dû utiliser l'Aiguille, ainsi que je l'ai fait, comme entrepôt...

      – Comme refuge, alors ?

      – Oui, sans doute, au temps des invasions, au temps des guerres civiles, également. Mais sa véritable destination, ce fut d'être... comment dirais-je ? le coffre-fort des rois de France.

      Les coups redoublaient, moins sourds maintenant. Ganimard avait dû briser la première porte, et il s'attaquait à la seconde.

      Un silence, puis d'autres coups plus rapprochés encore. C'était la troisième porte. Il en restait deux.

      Par une des fenêtres, Beautrelet aperçut les barques qui cinglaient autour de l'Aiguille, et, non loin, flottant comme un gros poisson noir, le torpilleur.

      – Quel vacarme ! s'exclama Lupin, on ne s'entend pas ! Montons, veux-tu ? Peut-être cela t'intéressera-t-il de visiter l'Aiguille.

      Ils passèrent à l'étage au-dessus, lequel était défendu, comme les autres, par une porte que Lupin referma derrière lui.

      – Ma galerie de tableaux, dit-il.

      Les murs étaient couverts de toiles, où Beautrelet lut aussitôt les signatures les plus illustres. Il y avait la Vierge à l'Agnus Dei, de Raphaël, le Portrait de Lucrezia Fede, d'André del Sarto ; la Salomé, de Titien ; la Vierge et les Anges, de Botticelli ; des Tintoret, des Carpaccio, des Rembrandt, des Vélasquez.

      – De belles copies ! approuva Beautrelet...

      Lupin le regarda d'un air stupéfait :

      – Quoi ! Des copies ! Es-tu fou ! Les copies sont à Madrid, mon cher, à Florence, à Venise, à Munich, à Amsterdam.

      – Alors, ça ?

      – Les toiles originales, collectionnées avec patience dans tous les musées d'Europe, où je les ai remplacées honnêtement par d'excellentes copies.

      – Mais, un jour ou l'autre...

      – Un jour ou l'autre, la fraude sera découverte ? Eh bien ! l'on trouvera ma signature sur chacune des toiles – par-derrière –, et l'on saura que c'est moi qui ai doté mon pays de chefs-d'œuvre originaux. Après tout, je n'ai fait que ce qu'a fait Napoléon en Italie... Ah ! tiens, Beautrelet, voici les quatre Rubens de M. de Gesvres...

      Les coups ne discontinuaient pas au creux de l'Aiguille.

      – Ce n'est plus tenable ! dit Lupin. Montons encore.

      Un nouvel escalier. Une nouvelle porte.

      – La salle des tapisseries, annonça Lupin.

      Elles n'étaient pas suspendues, mais roulées, ficelées, étiquetées, et mêlées, d'ailleurs, à des paquets d'étoffes anciennes, que Lupin déplia : brocarts merveilleux, velours admirables, soies souples aux tons fanés, chasubles, tissus d'or et d'argent...

      Ils montèrent encore et Beautrelet vit la salle des horloges et des pendules, la salle des livres (oh ! les magnifiques reliures, et les volumes précieux introuvables, uniques exemplaires dérobés aux grandes bibliothèques !) la salle des dentelles, la salle des bibelots.

      Et, chaque fois, le cercle de la salle diminuait. Et, chaque fois, maintenant, le bruit des coups s'éloignait. Ganimard perdait du terrain.

      – La dernière, dit Lupin, la salle du Trésor.

      Celle-ci était toute différente. Ronde, aussi, mais très haute, de forme conique, elle occupait le sommet de l'édifice, et sa base devait se trouver à quinze ou vingt mètres de la pointe extrême de l'Aiguille.

      Du côté de la falaise, point de lucarne. Mais, du côté de la mer, comme nul regard indiscret n'était à craindre, deux baies vitrées s'ouvraient, par où la lumière entrait abondamment. Le sol était couvert d'un plancher de bois rare, à dessins concentriques. Contre les murs, des vitrines, quelques tableaux.

      – Les perles de mes collections, dit Lupin. Tout ce que tu as vu jusque-là est à vendre. Des objets s'en vont, d'autres arrivent. C'est le métier. Ici, dans ce sanctuaire, tout est sacré. Rien que du choix, de l'essentiel, le meilleur du meilleur, de l'inappréciable. Regarde ces bijoux, Beautrelet, amulettes chaldéennes, colliers égyptiens, bracelets celtiques, chaînes arabes... Regarde ces statuettes, Beautrelet, cette Vénus grecque, cet Apollon de Corinthe... Regarde ces Tanagras, Beautrelet ! Tous les vrais Tanagras sont ici. Hors de cette vitrine, il n'y en a pas un seul au monde qui soit authentique. Quelle jouissance de se dire cela ! Beautrelet, tu te rappelles les pilleurs d'églises dans le Midi, la bande Thomas et compagnie – des agents à moi, soit dit en passant –, eh bien ! voici la châsse d'Ambazac, la véritable, Beautrelet ! Tu te rappelles le scandale du Louvre, la tiare reconnue fausse, imaginée, fabriquée par un artiste moderne... Voici la tiare de Saïtapharnès, la véritable, Beautrelet ! Regarde, regarde bien, Beautrelet ! Voici la merveille des merveilles, l'œuvre suprême, la pensée d'un dieu, voici la Joconde de Vinci, la véritable. A genoux, Beautrelet, toute la femme est devant toi !

      Un long silence entre eux. En bas, les coups se rapprochaient. Deux ou trois portes, pas davantage, les séparaient de Ganimard.

      Au large, on apercevait le dos noir du torpilleur et les barques qui croisaient. Le jeune homme demanda :

      – Et le trésor ?

      – Ah ! petit, c'est cela, surtout, qui t'intéresse ! Tous ces chefs-d'œuvre de l'art humain, n'est-ce pas ? ça ne vaut pas, pour ta curiosité, la contemplation du trésor... Et toute la foule sera comme toi ! Allons, sois satisfait !

      Il frappa violemment du pied, fit ainsi basculer un des disques qui composaient le parquet, et, le soulevant comme le couvercle d'une boîte, il découvrit une sorte de cuve, toute ronde, creusée à même le roc. Elle était vide. Un peu plus loin, il exécuta la même manœuvre. Une autre cuve apparut. Vide également. Trois fois encore, il recommença. Les trois autres cuves étaient vides.

      – Hein ! ricana Lupin, quelle déception ! Sous Louis XI, sous Henri IV, sous Richelieu, les cinq cuves devaient être pleines. Mais, pense donc à Louis XIV, à la folie de Versailles, aux guerres, aux grands désastres du règne ! Et pense à Louis XV, le roi prodigue, à la Pompadour, à la du Barry ! Ce qu'on a dû puiser alors ! Avec quels ongles crochus on a dû gratter la pierre ! Tu vois, plus rien...

      Il s'arrêta :

      – Si, Beautrelet, quelque chose encore, la sixième cachette ! Intangible, celle-là... Nul d'entre eux n'osa jamais y toucher. C'était la ressource suprême... disons le mot, la poire pour la soif. Regarde, Beautrelet.

      Il se baissa et souleva le couvercle. Un coffret de fer emplissait la cuve. Lupin sortit de sa poche une clef à gorge et à rainures compliquées, et il ouvrit.

      Ce fut un éblouissement. Toutes les pierres précieuses étincelaient, toutes les couleurs flamboyaient, l'azur des saphirs, le feu des rubis, le vert des émeraudes, le soleil des topazes.

      – Regarde, regarde, petit Beautrelet. Ils ont dévoré toute la monnaie d'or, toute la monnaie d'argent, tous les écus, et tous les ducats, et tous les doublons, mais le coffre des pierres précieuses est intact ! Regarde les montures. Il y en a de toutes les époques, de tous les siècles, de tous les pays. Les dots des reines sont là. Chacune apporta sa part, Marguerite d'Ecosse et Charlotte de Savoie, Marie d'Angleterre et Catherine de Médicis et toutes les archiduchesses d'Autriche, Eléonore, Elisabeth, Marie-Thérèse, Marie-Antoinette... Regarde ces perles, Beautrelet ! et ces diamants ! l'énormité de ces diamants ! Aucun d'eux qui ne soit digne d'une impératrice ! Le Régent de France n'est pas plus beau !

      Il se releva et tendit la main en signe de serment :

      – Beautrelet, tu diras à l'univers que Lupin n'a pas pris une seule des pierres qui se trouvaient dans le coffre royal, pas une seule, je le jure sur l'honneur ! Je n'en avais pas le droit. C'était la fortune de la France...

      En bas, Ganimard se hâtait. A la répercussion des coups, il était facile de juger que l'on attaquait l'avant-dernière porte, celle qui donnait accès à la salle des bibelots.

      – Laissons le coffre ouvert, dit Lupin, toutes les cuves aussi, tous ces petits sépulcres vides...

      Il fit le tour de la pièce, examina certaines vitrines, contempla certains tableaux et, se promenant d'un air pensif :

      – Comme c'est triste de quitter tout cela ! Quel déchirement ! Mes plus belles heures, je les ai passées ici, seul en face de ces objets que j'aimais... Et mes yeux ne les verront plus, et mes mains ne les toucheront plus.

      Il y avait sur son visage contracté une telle expression de lassitude que Beautrelet en éprouva une pitié confuse. La douleur, chez cet homme, devait prendre des proportions plus grandes que chez un autre, de même que la joie, de même que l'orgueil ou l'humiliation.

      Près de la fenêtre, maintenant, le doigt tendu vers l'horizon, il disait :

      – Ce qui est plus triste encore, c'est cela, tout cela qu'il me faut abandonner. Est-ce beau ? la mer immense... le ciel... A droite et à gauche les falaises d'Etretat, avec leurs trois portes, la porte d'Amont, la porte d'Aval, la Manneporte... autant d'arcs de triomphe pour le maître... Et le maître c'était moi ! Roi de l'aventure ! Roi de l'Aiguille creuse ! Royaume étrange et surnaturel ! De César à Lupin... Quelle destinée !

      Il éclata de rire.

      – Roi de féerie ? et pourquoi cela ? disons tout de suite roi d'Yvetot ! Quelle blague ! Roi du monde, oui, voilà la vérité ! De cette pointe d'Aiguille, je dominais l'univers, je le tenais dans mes griffes comme une proie ! Soulève la tiare de Saïtapharnès, Beautrelet... Tu vois ce double appareil téléphonique... A droite, c'est la communication avec Paris – ligne spéciale. A gauche, avec Londres, ligne spéciale. Par Londres j'ai l'Amérique, j'ai l'Asie, j'ai l'Australie ! Dans tous ces pays, des comptoirs, des agents de vente, des rabatteurs. C'est le trafic international. C'est le grand marché de l'art et de l'antiquité, la foire du monde. Ah ! Beautrelet, il y a des moments où ma puissance me tourne la tête. Je suis ivre de force et d'autorité...

      La porte en dessous céda. On entendit Ganimard et ses hommes qui couraient et qui cherchaient... Après un instant, Lupin reprit, à voix basse :

      – Et voilà, c'est fini... Une petite fille a passé, qui a des cheveux blonds, de beaux yeux tristes, et une âme honnête, oui, honnête, et c'est fini... moi-même je démolis le formidable édifice... tout le reste me paraît absurde et puéril... il n'y a plus que ses cheveux qui comptent... ses yeux tristes... et sa petite âme honnête.

      Les hommes montaient l'escalier. Un coup ébranla la porte, la dernière... Lupin empoigna brusquement le bras du jeune homme.

      – Comprends-tu, Beautrelet, pourquoi je t'ai laissé le champ libre, alors que, tant de fois, depuis des semaines, j'aurais pu t'écraser ? Comprends-tu que tu aies réussi à parvenir jusqu'ici ? Comprends-tu que j'aie délivré à chacun de mes hommes leur part de butin et que tu les aies rencontrés l'autre nuit sur la falaise ? Tu le comprends, n'est-ce pas ? L'Aiguille creuse, c'est l'Aventure. Tant qu'elle est à moi, je reste l'Aventurier. L'Aiguille reprise, c'est tout le passé qui se détache de moi, c'est l'avenir qui commence, un avenir de paix et de bonheur où je ne rougirai plus quand les yeux de Raymonde me regarderont, un avenir...

      Il se retourna furieux, vers la porte :

      – Mais tais-toi donc, Ganimard, je n'ai pas fini ma tirade !

      Les coups se précipitaient. On eût dit le choc d'une poutre projetée contre la porte. Debout en face de Lupin, Beautrelet, éperdu de curiosité, attendait les événements, sans comprendre le manège de Lupin. Qu'il eût livré l'Aiguille, soit, mais pourquoi se livrait-il lui-même ? Quel était son plan ? Espérait-il échapper à Ganimard ? Et d'un autre côté, où donc se trouvait Raymonde ?

      Lupin cependant murmurait, songeur :

      – Honnête... Arsène Lupin honnête... plus de vol... mener la vie de tout le monde... Et pourquoi pas ? il n'y a aucune raison pour que je ne retrouve pas le même succès... Mais fiche-moi donc la paix, Ganimard ! Tu ignores donc, triple idiot, que je suis en train de prononcer des paroles historiques, et que Beautrelet les recueille pour nos petits-fils !

      Il se mit à rire :

      – Je perds mon temps. Jamais Ganimard ne saisira l'utilité de mes paroles historiques.

      Il prit un morceau de craie rouge, approcha du mur un escabeau, et il inscrivit en grosses lettres :

      Arsène Lupin lègue à la France tous les trésors de l'Aiguille creuse, à la seule condition que ces trésors soient installés au Musée du Louvre, dans des salles qui porteront le nom de « Salles Arsène Lupin ».

      – Maintenant, dit-il, ma conscience est en paix. La France et moi nous sommes quittes.

      Les assaillants frappaient à tour de bras. Un des panneaux fut éventré. Une main passa, cherchant la serrure.

      – Tonnerre, dit Lupin, Ganimard est capable d'arriver au but, pour une fois.

      Il sauta sur la serrure et enleva la clef.

      – Crac, mon vieux, cette porte-là est solide... J'ai tout mon temps... Beautrelet, je te dis adieu... Et merci !... car vraiment tu aurais pu me compliquer l'attaque... mais tu es un délicat, toi !

      Il s'était dirigé vers un grand triptyque de Van den Weiden, qui représentait les Rois mages. Il replia le volet de droite et découvrit ainsi une petite porte dont il saisit la poignée.

      – Bonne chasse, Ganimard, et bien des choses chez toi !

      Un coup de feu retentit. Il bondit en arrière.

      – Ah ! canaille, en plein cœur ! T'as donc pris des leçons ? Fichu le roi mage ! En plein cœur ! Fracassé comme une pipe à la foire...

      – Rends-toi, Lupin ! hurla Ganimard dont le revolver surgissait hors du panneau brisé et dont on apercevait les yeux brillants... Rends-toi, Lupin !

      – Et la garde, est-ce qu'elle se rend ?

      – Si tu bouges, je te brûle...

      – Allons donc, tu ne peux pas m'avoir d'ici !

      De fait, Lupin s'était éloigné, et si Ganimard, par la brèche pratiquée dans la porte, pouvait tirer droit devant lui, il ne pouvait tirer ni surtout viser du côté où se trouvait Lupin... La situation de celui-ci n'en était pas moins terrible, puisque l'issue sur laquelle il comptait, la petite porte du triptyque, s'ouvrait en face de Ganimard. Essayer de s'enfuir, c'était s'exposer au feu du policier... et il restait cinq balles dans le revolver.

      – Fichtre, dit-il en riant, mes actions sont en baisse. C'est bien fait, mon vieux Lupin, t'as voulu avoir une dernière sensation et t'as trop tiré sur la corde. Fallait pas tant bavarder.

      Il s'aplatit contre le mur. Sous l'effort des hommes, un pan du panneau encore avait cédé, et Ganimard était plus à l'aise. Trois mètres, pas davantage, séparaient les deux adversaires. Mais une vitrine en bois doré protégeait Lupin.

      – A moi donc, Beautrelet, s'écria le vieux policier, qui grinçait de rage... tire donc dessus, au lieu de reluquer comme ça !...

      Isidore, en effet, n'avait pas remué, spectateur passionné, mais indécis jusque-là. De toutes ses forces, il eût voulu se mêler à la lutte et abattre la proie qu'il tenait à sa merci. Un sentiment obscur l'en empêchait.

      L'appel de Ganimard le secoua. Sa main se crispa à la crosse de son revolver.

      « Si je prends parti, pensa-t-il, Lupin est perdu... et j'en ai le droit... c'est mon devoir... »

      Leurs yeux se rencontrèrent. Ceux de Lupin étaient calmes, attentifs, presque curieux, comme si, dans l'effroyable danger qui le menaçait, il ne se fût intéressé qu'au problème moral qui étreignait le jeune homme. Isidore se déciderait-il à donner le coup de grâce à l'ennemi vaincu ?... La porte craqua du haut en bas.

      – A moi, Beautrelet, nous le tenons, vociféra Ganimard.

      Isidore leva son revolver.

      Ce qui se passa fut si rapide qu'il n'en eut pour ainsi dire conscience que par la suite. Il vit Lupin se baisser, courir le long du mur, raser la porte, au-dessous de l'arme même que brandissait vainement Ganimard, et il se sentit soudain, lui, Beautrelet, projeté à terre, ramassé aussitôt, et soulevé par une force invincible.

      Lupin le tenait en l'air, comme un bouclier vivant, derrière lequel il se cachait.

      – Dix contre un que je m'échappe, Ganimard ! Avec Lupin, vois-tu, il y a toujours de la ressource...

      Il avait reculé rapidement vers le triptyque. Tenant d'une main Beautrelet plaqué contre sa poitrine, de l'autre il dégagea l'issue et referma la petite porte. Il était sauvé... Tout de suite un escalier s'offrit à eux, qui descendait brusquement.

      – Allons, dit Lupin, en poussant Beautrelet devant lui, l'armée de terre est battue... occupons nous de la flotte française. Après Waterloo, Trafalgar... T'en auras pour ton argent, hein, petit !... Ah ! que c'est drôle, les voilà qui cognent le triptyque maintenant... Trop tard, les enfants... Mais file donc, Beautrelet...

      L'escalier, creusé dans la paroi de l'Aiguille, dans son écorce même, tournait tout autour de la pyramide, l'encerclant comme la spirale d'un toboggan.

      L'un pressant l'autre, ils dégringolaient les marches deux par deux, trois par trois. De place en place un jet de lumière giclait à travers une fissure, et Beautrelet emportait la vision des barques de pêche qui évoluaient à quelques dizaines de brasses, et du torpilleur noir...

      Ils descendaient, ils descendaient, Isidore silencieux, Lupin toujours exubérant.

      – Je voudrais bien savoir ce que fait Ganimard ? Dégringole-t-il les autres escaliers pour me barrer l'entrée du tunnel ? Non, il n'est pas si bête... Il aura laissé là quatre hommes... et quatre hommes suffisent.

      Il s'arrêta.

      – Ecoute... ils crient là-haut... c'est ça, ils auront ouvert la fenêtre et ils appellent leur flotte... Regarde, on se démène sur les barques... on échange des signaux... le torpilleur bouge...

      Brave torpilleur ! je te reconnais, tu viens du Havre... Canonniers, à vos postes... Bigre, voilà le commandant... Bonjour, Duguay-Trouin.

      Il passa son bras par une fenêtre et agita son mouchoir. Puis il se remit en marche.

      – La flotte ennemie fait force de rames, dit-il. L'abordage est imminent. Dieu que je m'amuse !

      Ils perçurent des bruits de voix au-dessous d'eux. A ce moment, ils approchaient du niveau de la mer, et ils débouchèrent presque aussitôt dans une vaste grotte où deux lanternes allaient et venaient parmi l'obscurité. Une ombre surgit et une femme se jeta au cou de Lupin !

      – Vite ! vite ! j'étais inquiète !... Qu'est-ce que vous faisiez ?... Mais vous n'êtes pas seul ?...

      Lupin la rassura.

      – C'est notre ami Beautrelet... Figure-toi que notre ami Beautrelet a eu la délicatesse... mais je te raconterai cela... nous n'avons pas le temps... Charolais, tu es là ?... Ah ! bien... Le bateau ?...

      Charolais répondit :

      – Le bateau est prêt.

      – Allume, fit Lupin.

      Au bout d'un instant le bruit d'un moteur crépita, et Beautrelet dont le regard s'habituait peu à peu aux demi-ténèbres, finit par se rendre compte qu'ils se trouvaient sur une sorte de quai, au bord de l'eau, et que, devant eux, flottait un canot.

      – Un canot automobile, dit Lupin, complétant les observations de Beautrelet. Hein, tout ça t'épate, mon vieil Isidore... Tu ne comprends pas ?... Comme l'eau que tu vois n'est autre que l'eau de la mer qui s'infiltre à chaque marée dans cette excavation, il en résulte que j'ai là une petite rade invisible et sûre...

      – Mais fermée, objecta Beautrelet. Personne ne peut y entrer, et personne en sortir.

      – Si, moi, fit Lupin, et je vais te le prouver.

      Il commença par conduire Raymonde, puis revint chercher Beautrelet. Celui-ci hésita.

      – Tu as peur ? dit Lupin.

      – De quoi ?

      – D'être coulé à fond par le torpilleur ?

      – Non.

      – Alors tu te demandes si ton devoir n'est pas de rester côté Ganimard, justice, société, morale, au lieu d'aller côté Lupin, honte, infamie, déshonneur ?

      – Précisément.

      – Par malheur, mon petit, tu n'as pas le choix... Pour l'instant, il faut qu'on nous croie morts tous les deux... et qu'on me fiche la paix que l'on doit à un futur honnête homme. Plus tard, quand je t'aurai rendu ta liberté, tu parleras à ta guise... je n'aurai plus rien à craindre.

      A la manière dont Lupin lui étreignit le bras, Beautrelet sentit que toute résistance était inutile. Et puis, pourquoi résister ? N'avait-il pas le droit de s'abandonner à la sympathie irrésistible que, malgré tout, cet homme lui inspirait ? Ce sentiment fut si net en lui qu'il eut envie de dire à Lupin :

      « Ecoutez, vous courez un autre danger plus grave : Sholmès est sur vos traces... »

      – Allons, viens, lui dit Lupin, avant qu'il se fût résolu à parler.

      Il obéit et se laissa mener jusqu'au bateau, dont la forme lui parut singulière et l'aspect tout à fait imprévu.

      Une fois sur le pont, ils descendirent les degrés d'un petit escalier abrupt, d'une échelle plutôt, qui était accrochée à une trappe, laquelle trappe se referma sur eux.

      Au bas de l'échelle, il y avait, vivement éclairé par une lampe, un réduit de dimensions très exiguës où se trouvait déjà Raymonde, et où ils eurent exactement la place de s'asseoir tous les trois. Lupin décrocha un cornet acoustique et ordonna : « En route, Charolais. »

      Isidore eut l'impression désagréable que l'on éprouve à descendre dans un ascenseur, l'impression du sol, de la terre qui se dérobe sous vous, l'impression du vide. Cette fois, c'était l'eau qui se dérobait, et du vide s'entrouvrait, lentement...

      – Hein, nous coulons ? ricana Lupin. Rassure-toi... le temps de passer de la grotte supérieure où nous sommes, à une petite grotte située tout en bas, à demi ouverte à la mer, et où l'on peut entrer à marée basse... tous les ramasseux de coquillages la connaissent... Ah ! dix secondes d'arrêt... nous passons... et le passage est étroit ! juste la grandeur du sous-marin...

      – Mais, interrogea Beautrelet, comment se fait-il que les pêcheurs qui entrent dans la grotte d'en bas ne sachent pas qu'elle est percée en haut et communique avec une autre grotte d'où part un escalier qui traverse l'Aiguille ? La vérité est à la disposition du premier venu.

      – Erreur, Beautrelet ! La voûte de la petite grotte publique est fermée, à marée basse, par un plafond mobile, couleur de roche, que la mer en montant déplace et élève avec elle, et que la mer en redescendant rapplique hermétiquement sur la petite grotte. C'est pourquoi à marée haute, je puis passer... Hein ! c'est ingénieux... Une idée à Bibi ça... Il est vrai que ni César, ni Louis XIV, bref qu'aucun de mes aïeux ne pouvait l'avoir puisqu'ils ne jouissaient pas du sous-marin... Ils se contentaient de l'escalier qui descendait alors jusqu'à la petite grotte du bas... Moi, j'ai supprimé les dernières marches et imaginé ce plafond mobile. Un cadeau que je fais à la France... Raymonde, ma chérie, éteignez la lampe qui est à côté de vous... nous n'en avons plus besoin... au contraire.

      En effet, une clarté pâle, qui semblait la couleur même de l'eau, les avait accueillis au sortir de la grotte et pénétrait dans la cabine par les deux hublots dont elle était munie et par une grosse calotte de verre qui dépassait le plancher du pont et permettait d'inspecter les couches supérieures de la mer.

      Et tout de suite une ombre glissa au-dessus d'eux.

      – L'attaque va se produire. La flotte ennemie cerne l'Aiguille... Mais si creuse que soit cette Aiguille, je me demande comment ils vont y pénétrer...

      Il prit le cornet acoustique :

      – Ne quittons pas les fonds, Charolais... Où allons-nous ? Mais je te l'ai dit... A Port-Lupin... et à toute vitesse, hein ? Il faut qu'il y ait de l'eau pour aborder... nous avons une dame avec nous.

      Ils rasaient la plaine de rocs. Les algues, soulevées, se dressaient comme une lourde végétation noire, et les courants profonds les faisaient onduler gracieusement, se détendre, et s'allonger comme des chevelures qui flottent. Une ombre encore, plus longue...

      – C'est le torpilleur, dit Lupin... le canon va donner de la voix... Que va faire Duguay-Trouin ? Bombarder l'Aiguille ? Ce que nous perdons, Beautrelet, en n'assistant pas à la rencontre de Duguay-Trouin et de Ganimard ! La réunion des forces terrestres et des forces navales !... Hé, Charolais ! nous dormons...

      On filait vite, cependant. Les champs de sable avaient succédé aux rochers, puis ils virent presque aussitôt d'autres rochers, qui marquaient la pointe droite d'Etretat, la porte d'Amont. Des poissons s'enfuyaient à leur approche. L'un deux plus hardi s'accrocha au hublot, et il les regardait de ses gros yeux immobiles et fixes.

      – A la bonne heure, nous marchons, s'écria Lupin... Que dis-tu de ma coquille de noix, Beautrelet ? Pas mauvaise, n'est-ce pas ?... Tu te rappelles l'aventure du Sept-de-cœur, la fin misérable de l'ingénieur Lacombe, et comment, après avoir puni ses meurtriers, j'ai offert à l'Etat ses papiers et ses plans pour la construction d'un nouveau sous-marin – encore un cadeau à la France. Eh bien ! parmi ces plans, j'avais gardé ceux d'un canot automobile submersible, et voilà comment tu as l'honneur de naviguer en ma compagnie...

      Il appela Charolais.

      – Fais-nous monter, plus de danger...

      Ils bondirent jusqu'à la surface et la cloche de verre émergea... Ils se trouvaient à un mille des côtes, hors de vue par conséquent, et Beautrelet put alors se rendre un compte plus juste de la rapidité vertigineuse avec laquelle ils avançaient.

      Fécamp d'abord passa devant eux, puis toutes les plages normandes, Saint-Pierre, les Petites-Dalles, Veulettes, Saint-Valery, Veules, Quiberville.

      Lupin plaisantait toujours, et Isidore ne se lassait pas de le regarder et de l'entendre, émerveillé par la verve de cet homme, sa gaieté, sa gaminerie, son insouciance ironique, sa joie de vivre.

      Il observait aussi Raymonde. La jeune femme demeurait silencieuse, serrée contre celui qu'elle aimait. Elle avait pris ses mains entre les siennes et souvent levait les yeux sur lui, et plusieurs fois Beautrelet remarqua que ses mains se crispaient un peu et que la tristesse de ses yeux s'accentuait. Et, chaque fois, c'était comme une réponse muette et douloureuse aux boutades de Lupin. On eût dit que cette légèreté de paroles, cette vision sarcastique de la vie lui causaient une souffrance.

      – Tais-toi, murmura-t-elle... c'est défier le destin que de rire... Tant de malheurs peuvent encore nous atteindre !

      En face de Dieppe, on dut plonger pour n'être pas aperçu des embarcations de pêche. Et vingt minutes plus tard, ils obliquèrent vers la côte, et le bateau entra dans un petit port sous-marin formé par une coupure irrégulière entre les rochers, se rangea le long d'un môle et remonta doucement à la surface.

      – Port-Lupin, annonça Lupin.

      L'endroit situé à cinq lieues de Dieppe, à trois lieues du Tréport, protégé à droite et à gauche par deux éboulements de falaise, était absolument désert. Un sable fin tapissait les pentes de la menue plage.

      – A terre, Beautrelet... Raymonde, donnez-moi la main... Toi, Charolais, retourne à l'Aiguille pour ce qui se passe entre Ganimard et Duguay-Trouin, et tu viendras me le dire à la fin du jour. Ça me passionne, cette affaire-là !

      Beautrelet se demandait avec certaine curiosité comment ils allaient sortir de cette anse emprisonnée qui s'appelait Port-Lupin, quand il avisa au pied même de la falaise les montants d'une échelle de fer.

      – Isidore, dit Lupin, si tu connaissais ta géographie et ton histoire, tu saurais que nous sommes au bas de la gorge de Parfonval, sur la commune de Biville. Il y a plus d'un siècle, dans la nuit du 23 août 1803, Georges Cadoudal et six complices, débarqués en France avec l'intention d'enlever le premier consul Bonaparte, se hissèrent jusqu'en haut par le chemin que je vais te montrer. Depuis, des éboulements ont démoli ce chemin. Mais Valméras, plus connu sous le nom d'Arsène Lupin, l'a fait restaurer à ses frais, et il a acheté la ferme de la Neuvillette, où les conjurés ont passé leur première nuit, et où, retiré des affaires, désintéressé des choses de ce monde, il va vivre, entre sa mère et sa femme, la vie respectable du hobereau. Le gentleman-cambrioleur est mort, vive le gentleman-farmer !

      Après l'échelle, c'était comme un étranglement, une ravine abrupte creusée par les eaux de pluie, et au fond de laquelle on s'accrochait à un simulacre d'escalier garni d'une rampe. Ainsi que l'expliqua Lupin, cette rampe avait été mise en lieu et place de « l'estamperche », longue cordée fixée à des pieux dont s'aidaient jadis les gens du pays pour descendre à la plage... Une demi-heure d'ascension et ils débouchèrent sur le plateau non loin d'une de ces huttes creusées en pleine terre, et qui servent d'abri aux douaniers de la côte. Et précisément, au détour de la sente, un douanier apparut.

      – Rien de nouveau, Gomel ? lui dit Lupin.

      – Rien, patron.

      – Personne de suspect ?

      – Non, patron... cependant...

      – Quoi ?

      – Ma femme... qui est couturière à la Neuvillette...

      – Oui, je sais... Césarine... Eh bien ?

      – Il paraît qu'un matelot rôdait ce matin dans le village.

      – Quelle tête avait-il, ce matelot ?

      – Pas naturelle... Une tête d'Anglais.

      – Ah ! fit Lupin préoccupé... Et tu as donné l'ordre à Césarine...

      – D'ouvrir l'œil, oui, patron.

      – C'est bien, surveille le retour de Charolais d'ici deux, trois heures... S'il y a quelque chose, je suis à la ferme.

      Il reprit son chemin et dit à Beautrelet :

      – C'est inquiétant... Est-ce Sholmès ? Ah ! si c'est lui, exaspéré comme il doit l'être, tout est à craindre.

      Il hésita un moment :

      – Je me demande si nous ne devrions pas rebrousser chemin... oui, j'ai de mauvais pressentiments...

      Des plaines légèrement ondulées se déroulaient à perte de vue. Un peu sur la gauche, de belles allées d'arbres menaient vers la ferme de la Neuvillette dont on apercevait les bâtiments... C'était la retraite qu'il avait préparée, l'asile de repos promis à Raymonde. Allait-il, pour d'absurdes idées, renoncer au bonheur à l'instant même où il atteignait le but ?

      Il saisit le bras d'Isidore, et lui montrant Raymonde qui les précédait :

      – Regarde-la. Quand elle marche, sa taille a un petit balancement que je ne puis voir sans trembler... Mais, tout en elle me donne ce tremblement de l'émotion et de l'amour, ses gestes aussi bien que son immobilité, son silence comme le son de sa voix. Tiens, le fait seul de marcher sur la trace de ses pas me cause un véritable bien-être. Ah ! Beautrelet, oubliera-t-elle jamais que je fus Lupin ? Tout ce passé qu'elle exècre, parviendrai-je à l'effacer de son souvenir ?

      Il se domina et, avec une assurance obstinée :

      – Elle oubliera ! affirma-t-il. Elle oubliera parce que je lui ai fait tous les sacrifices. J'ai sacrifié le refuge inviolable de l'Aiguille creuse, j'ai sacrifié mes trésors, ma puissance, mon orgueil... je sacrifierai tout... Je ne veux plus être rien... plus rien qu'un homme qui aime... un homme honnête puisqu'elle ne peut aimer qu'un homme honnête... Après tout, qu'est-ce que ça me fait d'être honnête ? Ce n'est pas plus déshonorant qu'autre chose...

      La boutade lui échappa pour ainsi dire à son insu. Sa voix demeura grave et sans ironie. Et il murmurait avec une violence contenue :

      – Ah ! vois-tu, Beautrelet, de toutes les joies effrénées que j'ai goûtées dans ma vie d'aventures, il n'en est pas une qui vaille la joie que me donne son regard quand elle est contente de moi... Je me sens tout faible alors... et j'ai envie de pleurer...

      Pleurait-il ? Beautrelet eut l'intuition que des larmes mouillaient ses yeux. Des larmes dans le yeux de Lupin ! des larmes d'amour !

      Ils approchaient d'une vieille porte qui servait d'entrée à la ferme. Lupin s'arrêta une seconde et balbutia :

      – Pourquoi ai-je peur ?... C'est comme une oppression... Est-ce que l'aventure de l'Aiguille creuse n'est pas finie ? Est-ce que le destin n'accepte pas le dénouement que j'ai choisi ?

      Raymonde se retourna, tout inquiète.

      – Voilà Césarine. Elle court...

      La femme du douanier, en effet, arrivait de la ferme en toute hâte. Lupin se précipita :

      – Quoi ! qu'y a-t-il ? Parlez donc !

      Suffoquée, à bout de souffle, Césarine bégaya :

      – Un homme... j'ai vu un homme dans le salon.

      – L'Anglais de ce matin ?

      – Oui... mais déguisé autrement...

      – Il vous a vue ?

      – Non. Il a vu votre mère. Mme Valméras l'a surpris comme il s'en allait.

      – Eh bien ?

      – Il lui a dit qu'il cherchait Louis Valméras, qu'il était votre ami.

      – Alors ?

      – Alors Madame a répondu que son fils était en voyage... pour des années...

      – Et il est parti ?...

      – Non. Il a fait des signes par la fenêtre qui donne sur la plaine... comme s'il appelait quelqu'un.

      Lupin semblait hésiter. Un grand cri déchira l'air. Raymonde gémit :

      – C'est ta mère... je reconnais...

      Il se jeta sur elle, et l'entraînant dans un état de passion farouche :

      – Viens... fuyons... toi d'abord...

      Mais tout de suite il s'arrêta, éperdu, bouleversé.

      – Non, je ne peux pas... c'est abominable... Pardonne-moi... Raymonde... la pauvre femme là-bas... Reste ici... Beautrelet, ne la quitte pas.

      Il s'élança le long du talus qui environne la ferme, tourna, et le suivit, en courant, jusqu'auprès de la barrière qui s'ouvre sur la plaine... Raymonde, que Beautrelet n'avait pu retenir, arriva presque en même temps que lui, et Beautrelet, dissimulé derrière les arbres, aperçut, dans l'allée déserte qui menait de la ferme à la barrière, trois hommes, dont l'un, le plus grand, marchait en tête, et dont deux autres tenaient sous les bras une femme qui essayait de résister et qui poussait des gémissements de douleur.

      Le jour commençait à baisser. Cependant Beautrelet reconnut Herlock Sholmès. La femme était âgée. Des cheveux blancs encadraient son visage livide. Ils approchaient tous les quatre. Ils atteignaient la barrière. Sholmès ouvrit un battant. Alors Lupin s'avança et se planta devant lui.

      Le choc parut d'autant plus effroyable qu'il fut silencieux, presque solennel. Longtemps les deux ennemis se mesurèrent du regard. Une haine égale convulsait leurs visages, ils ne bougeaient pas.

      Lupin prononça avec un calme terrifiant :

      – Ordonne à tes hommes de laisser cette femme.

      – Non !

      On eût pu croire que l'un et l'autre ils redoutaient d'engager la lutte suprême et que l'un et l'autre ils ramassaient toutes leurs forces. Et plus de paroles inutiles cette fois, plus de provocations railleuses. Le silence, un silence de mort.

      Folle d'angoisse, Raymonde attendait l'issue du duel. Beautrelet lui avait saisi le bras et la maintenait immobile. Au bout d'un instant, Lupin répéta :

      – Ordonne à tes hommes de laisser cette femme.

      – Non !

      Lupin prononça :

      – Ecoute, Sholmès...

      Mais il s'interrompit, comprenant la stupidité des mots. En face de ce colosse d'orgueil et de volonté qui s'appelait Sholmès, que signifiaient les menaces ?

      Décidé à tout, brusquement il porta la main à la poche de son veston. L'Anglais le prévint, et, bondissant vers sa prisonnière, il lui colla le canon de son revolver à deux pouces de la tempe.

      – Pas un geste, Lupin, ou je tire.

      En même temps ses deux acolytes sortirent leurs armes et les braquèrent sur Lupin... Celui-ci se raidit, dompta la rage qui le soulevait, et, froidement, les deux mains dans ses poches, la poitrine offerte à l'ennemi, il recommença :

      – Sholmès, pour la troisième fois, laisse cette femme tranquille.

      L'Anglais ricana :

      – On n'a pas droit d'y toucher, peut-être ! Allons, allons, assez de blagues ! Tu ne t'appelles pas plus Valméras que tu ne t'appelles Lupin, c'est un nom que tu as volé, comme tu avais volé le nom de Charmerace. Et celle que tu fais passer pour ta mère, c'est Victoire, ta vieille complice, celle qui t'a élevé...

      Sholmès eut un tort. Emporté par son désir de vengeance, il regarda Raymonde, que ces révélations frappaient d'horreur. Lupin profita de l'imprudence. D'un mouvement rapide, il fit feu.

      – Damnation ! hurla Sholmès, dont le bras, transpercé, retomba le long de son corps.

      Et apostrophant ses hommes :

      – Tirez donc, vous autres ! Tirez donc !

      Mais Lupin avait sauté sur eux, et il ne s'était pas écoulé deux secondes que celui de droite roulait à terre, la poitrine démolie, tandis que l'autre, la mâchoire fracassée, s'écroulait contre la barrière.

      – Débrouille-toi, Victoire... attache-les... Et maintenant, à nous deux, l'Anglais...

      Il se baissa en jurant :

      – Ah ! canaille...

      Sholmès avait ramassé son arme de la main gauche et le visait.

      Une détonation... un cri de détresse... Raymonde s'était précipitée entre les deux hommes, face à l'Anglais. Elle chancela, porta la main à sa gorge, se redressa, tournoya, et s'abattit aux pieds de Lupin.

      – Raymonde !... Raymonde !

      Il se jeta sur elle et la pressa contre lui.

      – Morte, fit-il.

      Il y eut un moment de stupeur. Sholmès semblait confondu de son acte. Victoire balbutiait :

      – Mon petit... Mon petit...

      Beautrelet s'avança vers la jeune femme et se pencha pour l'examiner. Lupin répétait : « Morte... morte... » d'un ton réfléchi, comme s'il ne comprenait pas encore.

      Mais sa figure se creusa, transformée soudain, ravagée de douleur. Et il fut alors secoué d'une sorte de folie, fit des gestes irraisonnés, se tordit les poings, trépigna comme un enfant qui souffre trop.

      – Misérable ! cria-t-il tout à coup, dans un accès de haine.

      Et d'un choc formidable, renversant Sholmès, il le saisit à la gorge et lui enfonça ses doigts crispés dans la chair. L'Anglais râla, sans même se débattre.

      – Mon petit, mon petit, supplia Victoire...

      Beautrelet accourut. Mais Lupin déjà avait lâché prise, et, près de son ennemi étendu à terre, il sanglotait.

      Spectacle pitoyable ! Beautrelet ne devait jamais en oublier l'horreur tragique, lui qui savait tout l'amour de Lupin pour Raymonde, et tout ce que le grand aventurier avait immolé de lui-même pour animer d'un sourire le visage de sa bien-aimée.

      La nuit commençait à recouvrir d'un linceul d'ombre le champ de bataille. Les trois Anglais ficelés et bâillonnés gisaient dans l'herbe haute. Des chansons bercèrent le vaste silence de la plaine. C'était les gens de la Neuvillette qui revenaient du travail.

      Lupin se dressa. Il écouta les voix monotones. Puis il considéra la ferme heureuse où il avait espéré vivre paisiblement auprès de Raymonde. Puis il la regarda, elle, la pauvre amoureuse, que l'amour avait tuée, et qui dormait, toute blanche, de l'éternel sommeil.

      Les paysans approchaient cependant. Alors Lupin se pencha, saisit la morte dans ses bras puissants, la souleva d'un coup, et, ployé en deux, l'étendit sur son dos.

      – Allons-nous-en, Victoire.

      – Allons-nous-en, mon petit.

      – Adieu, Beautrelet, dit-il.

      Et, chargé du précieux et horrible fardeau, suivi de sa vieille servante, silencieux, farouche, il partit du côté de la mer, et s'enfonça dans l'ombre profonde...




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