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L'île mystérieuse

Jules Verne
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CHAPITRE XVI

      Le lendemain, 17 avril, la première parole du marin fut pour Gédéon Spilett.

      « Eh bien, monsieur, lui demanda-t-il, que serons-nous aujourd’hui ?

      – Ce qu’il plaira à Cyrus », répondit le reporter.

      Or, de briquetiers et de potiers qu’ils avaient été jusqu’alors, les compagnons de l’ingénieur allaient devenir métallurgistes.

      La veille, après le déjeuner, l’exploration avait été portée jusqu’à la pointe du cap Mandibule, distante de près de sept milles des Cheminées. Là finissait la longue série des dunes, et le sol prenait une apparence volcanique. Ce n’étaient plus de hautes murailles, comme au plateau de Grande-vue, mais une bizarre et capricieuse bordure qui encadrait cet étroit golfe compris entre les deux caps, formés des matières minérales vomies par le volcan. Arrivés à cette pointe, les colons étaient revenus sur leurs pas, et, à la nuit tombante, ils rentraient aux Cheminées, mais ils ne s’endormirent pas avant que la question de savoir s’il fallait songer à quitter ou non l’île Lincoln eût été définitivement résolue.

      C’était une distance considérable que celle de ces douze cents milles qui séparaient l’île de l’archipel des Pomotou. Un canot n’eût pas suffi à la franchir, surtout à l’approche de la mauvaise saison.

      Pencroff l’avait formellement déclaré. Or, construire un simple canot, même en ayant les outils nécessaires, était un ouvrage difficile, et, les colons n’ayant pas d’outils, il fallait commencer par fabriquer marteaux, haches, herminettes, scies, tarières, rabots, etc., ce qui exigerait un certain temps. Il fut donc décidé que l’on hivernerait à l’île Lincoln, et que l’on chercherait une demeure plus confortable que les Cheminées pour y passer les mois d’hiver.

      Avant toutes choses, il s’agissait d’utiliser le minerai de fer, dont l’ingénieur avait observé quelques gisements dans la partie nord-ouest de l’île, et de changer ce minerai soit en fer, soit en acier.

      Le sol ne renferme généralement pas les métaux à l’état de pureté. Pour la plupart, on les trouve combinés avec l’oxygène ou avec le soufre.

      Précisément, les deux échantillons rapportés par Cyrus Smith étaient, l’un du fer magnétique, non carbonaté, l’autre de la pyrite, autrement dit du sulfure de fer. C’était donc le premier, l’oxyde de fer, qu’il fallait réduire par le charbon, c’est-à-dire débarrasser de l’oxygène, pour l’obtenir à l’état de pureté. Cette réduction se fait en soumettant le minerai en présence du charbon à une haute température, soit par la rapide et facile « méthode catalane », qui a l’avantage de transformer directement le minerai en fer dans une seule opération, soit par la méthode des hauts fourneaux, qui change d’abord le minerai en fonte, puis la fonte en fer, en lui enlevant les trois à quatre pour cent de charbon qui sont combinés avec elle.

      Or, de quoi avait besoin Cyrus Smith ? De fer et non de fonte, et il devait rechercher la plus rapide méthode de réduction. D’ailleurs, le minerai qu’il avait recueilli était par lui-même très pur et très riche. C’était ce minerai oxydulé qui, se rencontrant en masses confuses d’un gris foncé, donne une poussière noire, cristallise en octaèdres réguliers, fournit les aimants naturels, et sert à fabriquer en Europe ces fers de première qualité, dont la Suède et la Norvège sont si abondamment pourvues. Non loin de ce gisement se trouvaient les gisements de charbon de terre déjà exploités par les colons. De là, grande facilité pour le traitement du minerai, puisque les éléments de la fabrication se trouvaient rapprochés.

      C’est même ce qui fait la prodigieuse richesse des exploitations du Royaume-Uni, où la houille sert à fabriquer le métal extrait du même sol et en même temps qu’elle.

      « Alors, monsieur Cyrus, lui dit Pencroff, nous allons travailler le minerai de fer ?

      – Oui, mon ami, répondit l’ingénieur, et, pour cela, – ce qui ne vous déplaira pas, – nous commencerons par faire sur l’îlot la chasse aux phoques.

      – La chasse aux phoques ! s’écria le marin en se retournant vers Gédéon Spilett. Il faut donc du phoque pour fabriquer du fer ?

      – Puisque Cyrus le dit ! » répondit le reporter.

      Mais l’ingénieur avait déjà quitté les Cheminées, et Pencroff se prépara à la chasse aux phoques, sans avoir obtenu d’autre explication.

      Bientôt Cyrus Smith, Harbert, Gédéon Spilett, Nab et le marin étaient réunis sur la grève, en un point où le canal laissait une sorte de passage guéable à mer basse. La marée était au plus bas du reflux, et les chasseurs purent traverser le canal sans se mouiller plus haut que le genou.

      Cyrus Smith mettait donc pour la première fois le pied sur l’îlot, et ses compagnons pour la seconde fois, puisque c’était là que le ballon les avait jetés tout d’abord.

      A leur débarquement, quelques centaines de pingouins les regardèrent d’un œil candide. Les colons, armés de bâtons, auraient pu facilement les tuer, mais ils ne songèrent pas à se livrer à ce massacre deux fois inutile, car il importait de ne point effrayer les amphibies, qui étaient couchés sur le sable, à quelques encablures. Ils respectèrent aussi certains manchots très innocents, dont les ailes, réduites à l’état de moignons, s’aplatissaient en forme de nageoires, garnies de plumes d’apparence squammeuse.

      Les colons s’avancèrent donc prudemment vers la pointe nord, en marchant sur un sol criblé de petites fondrières, qui formaient autant de nids d’oiseaux aquatiques. Vers l’extrémité de l’îlot apparaissaient de gros points noirs qui nageaient à fleur d’eau.

      On eût dit des têtes d’écueils en mouvement.

      C’étaient les amphibies qu’il s’agissait de capturer.

      Il fallait les laisser prendre terre, car, avec leur bassin étroit, leur poil ras et serré, leur conformation fusiforme, ces phoques, excellents nageurs, sont difficiles à saisir dans la mer, tandis que, sur le sol, leurs pieds courts et palmés ne leur permettent qu’un mouvement de reptation peu rapide.

      Pencroff connaissait les habitudes de ces amphibies, et il conseilla d’attendre qu’ils fussent étendus sur le sable, aux rayons de ce soleil qui ne tarderait pas à les plonger dans un profond sommeil.

      On manœuvrerait alors de manière à leur couper la retraite et à les frapper aux naseaux.

      Les chasseurs se dissimulèrent donc derrière les roches du littoral, et ils attendirent silencieusement. Une heure se passa, avant que les phoques fussent venus s’ébattre sur le sable. On en comptait une demi-douzaine. Pencroff et Harbert se détachèrent alors, afin de tourner la pointe de l’îlot, de manière à les prendre à revers et à leur couper la retraite. Pendant ce temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Nab, rampant le long des roches, se glissaient vers le futur théâtre du combat.

      Tout à coup, la haute taille du marin se développa.

      Pencroff poussa un cri. L’ingénieur et ses deux compagnons se jetèrent en toute hâte entre la mer et les phoques. Deux de ces animaux, vigoureusement frappés, restèrent morts sur le sable, mais les autres purent regagner la mer et prendre le large.

      « Les phoques demandés, monsieur Cyrus ! dit le marin en s’avançant vers l’ingénieur.

      – Bien, répondit Cyrus Smith. Nous en ferons des soufflets de forge !

      – Des soufflets de forge ! s’écria Pencroff. Eh bien ! voilà des phoques qui ont de la chance ! »

      C’était, en effet, une machine soufflante, nécessaire pour le traitement du minerai, que l’ingénieur comptait fabriquer avec la peau de ces amphibies. Ils étaient de moyenne taille, car leur longueur ne dépassait pas six pieds, et, par la tête, ils ressemblaient à des chiens.

      Comme il était inutile de se charger d’un poids aussi considérable que celui de ces deux animaux, Nab et Pencroff résolurent de les dépouiller sur place, tandis que Cyrus Smith et le reporter achèveraient d’explorer l’îlot.

      Le marin et le nègre se tirèrent adroitement de leur opération, et, trois heures après, Cyrus Smith avait à sa disposition deux peaux de phoque, qu’il comptait utiliser dans cet état, et sans leur faire subir aucun tannage.

      Les colons durent attendre que la mer eût rebaissé, et, traversant le canal, ils rentrèrent aux Cheminées.

      Ce ne fut pas un petit travail que celui de tendre ces peaux sur des cadres de bois destinés à maintenir leur écartement, et de les coudre au moyen de fibres, de manière à pouvoir y emmagasiner l’air sans laisser trop de fuites. Il fallut s’y reprendre à plusieurs fois. Cyrus Smith n’avait à sa disposition que les deux lames d’acier provenant du collier de Top, et, cependant, il fut si adroit, ses compagnons l’aidèrent avec tant d’intelligence, que, trois jours après, l’outillage de la petite colonie s’était augmenté d’une machine soufflante, destinée à injecter l’air au milieu du minerai lorsqu’il serait traité par la chaleur, – condition indispensable pour la réussite de l’opération.

      Ce fut le 20 avril, dès le matin, que commença « la période métallurgique », ainsi que l’appela le reporter dans ses notes. L’ingénieur était décidé, on le sait, à opérer sur le gisement même de houille et de minerai. Or, d’après ses observations, ces gisements étaient situés au bas des contreforts nord-est du mont Franklin, c’est-à-dire à une distance de six milles. Il ne fallait donc pas songer à revenir chaque jour aux Cheminées, et il fut convenu que la petite colonie camperait sous une hutte de branchages, de manière que l’importante opération fût suivie nuit et jour.

      Ce projet arrêté, on partit dès le matin. Nab et Pencroff traînaient sur une claie la machine soufflante, et une certaine quantité de provisions végétales et animales, que, d’ailleurs, on renouvellerait en route.

      Le chemin suivi fut celui des bois du Jacamar, que l’on traversa obliquement du sud-est au nord-ouest, et dans leur partie la plus épaisse. Il fallut se frayer une route, qui devait former, par la suite, l’artère la plus directe entre le plateau de Grande-vue et le mont Franklin. Les arbres, appartenant aux espèces déjà reconnues, étaient magnifiques. Harbert en signala de nouveaux, entre autres, des dragonniers, que Pencroff traita de « poireaux prétentieux », – car, en dépit de leur taille, ils étaient de cette même famille des liliacées que l’oignon, la civette, l’échalote ou l’asperge. Ces dragonniers pouvaient fournir des racines ligneuses, qui, cuites, sont excellentes, et qui, soumises à une certaine fermentation, donnent une très agréable liqueur. On en fit provision.

      Ce cheminement à travers le bois fut long. Il dura la journée entière, mais cela permit d’observer la faune et la flore. Top, plus spécialement chargé de la faune, courait à travers les herbes et les broussailles, faisant lever indistinctement toute espèce de gibier. Harbert et Gédéon Spilett tuèrent deux kangourous à coups de flèche, et de plus un animal qui ressemblait fort à un hérisson et à un fourmilier : au premier, parce qu’il se roulait en boule et se hérissait de piquants ; au second, parce qu’il avait des ongles fouisseurs, un museau long et grêle que terminait un bec d’oiseau, et une langue extensible, garnie de petites épines qui lui servaient à retenir les insectes.

      « Et quand il sera dans le pot-au-feu, fit naturellement observer Pencroff, à quoi ressemblera-t-il ?

      – A un excellent morceau de bœuf, répondit Harbert.

      – Nous ne lui en demanderons pas davantage », répondit le marin.

      Pendant cette excursion, on aperçut quelques sangliers sauvages, qui ne cherchèrent point à attaquer la petite troupe, et il ne semblait pas que l’on dût rencontrer de fauves redoutables, quand, dans un épais fourré, le reporter crut voir, à quelques pas de lui, entre les premières branches d’un arbre, un animal qu’il prit pour un ours, et qu’il se mit à dessiner tranquillement. Très heureusement pour Gédéon Spilett, l’animal en question n’appartenait point à cette redoutable famille des plantigrades. Ce n’était qu’un « koula », plus connu sous le nom de « paresseux », qui avait la taille d’un grand chien, le poil hérissé et de couleur sale, les pattes armées de fortes griffes, ce qui lui permettait de grimper aux arbres et de se nourrir de feuilles. Vérification faite de l’identité dudit animal, qu’on ne dérangea point de ses occupations, Gédéon Spilett effaça « ours » de la légende de son croquis, mit « koula » à la place, et la route fut reprise.

      A cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. Il se trouvait en dehors de la forêt, à la naissance de ces puissants contreforts qui étançonnaient le mont Franklin vers l’est. A quelques centaines de pas coulait le Creek-Rouge, et, par conséquent, l’eau potable n’était pas loin.

      Le campement fut aussitôt organisé. En moins d’une heure, sur la lisière de la forêt, entre les arbres, une hutte de branchages entremêlés de lianes et empâtés de terre glaise, offrit une retraite suffisante. On remit au lendemain les recherches géologiques. Le souper fut préparé, un bon feu flamba devant la hutte, la broche tourna, et à huit heures, tandis que l’un des colons veillait pour entretenir le foyer, au cas où quelque bête dangereuse aurait rôdé aux alentours, les autres dormaient d’un bon sommeil.

      Le lendemain, 21 avril, Cyrus Smith, accompagné d’Harbert, alla rechercher ces terrains de formation ancienne sur lesquels il avait déjà trouvé un échantillon de minerai. Il rencontra le gisement à fleur de terre, presque aux sources même du creek, au pied de la base latérale de l’un de ces contreforts du nord-est. Ce minerai, très riche en fer, enfermé dans sa gangue fusible, convenait parfaitement au mode de réduction que l’ingénieur comptait employer, c’est-à-dire la méthode catalane, mais simplifiée, ainsi qu’on l’emploie en Corse. En effet, la méthode catalane proprement dite exige la construction de fours et de creusets, dans lesquels le minerai et le charbon, placés par couches alternatives, se transforment et se réduisent. Mais Cyrus Smith prétendait économiser ces constructions, et voulait former tout simplement, avec le minerai et le charbon, une masse cubique au centre de laquelle il dirigerait le vent de son soufflet. C’était le procédé employé, sans doute, par Tubal-Caïn et les premiers métallurgistes du monde habité. Or, ce qui avait réussi avec les petits-fils d’Adam, ce qui donnait encore de bons résultats dans les contrées riches en minerai et en combustible, ne pouvait que réussir dans les circonstances où se trouvaient les colons de l’île Lincoln.

      Ainsi que le minerai, la houille fut récoltée, sans peine et non loin, à la surface du sol. On cassa préalablement le minerai en petits morceaux, et on le débarrassa à la main des impuretés qui souillaient sa surface. Puis, charbon et minerai furent disposés en tas et par couches successives, – ainsi que fait le charbonnier du bois qu’il veut carboniser. De cette façon, sous l’influence de l’air projeté par la machine soufflante, le charbon devait se transformer en acide carbonique, puis en oxyde de carbone, chargé de réduire l’oxyde de fer, c’est-à-dire d’en dégager l’oxygène.

      Ainsi l’ingénieur procéda-t-il. Le soufflet de peaux de phoque, muni à son extrémité d’un tuyau en terre réfractaire, qui avait été préalablement fabriqué au four à poteries, fut établi près du tas de minerai. Mû par un mécanisme dont les organes consistaient en châssis, cordes de fibres et contre-poids, il lança dans la masse une provision d’air qui, tout en élevant la température, concourut aussi à la transformation chimique qui devait donner du fer pur.

      L’opération fut difficile. Il fallut toute la patience, toute l’ingéniosité des colons pour la mener à bien ; mais enfin elle réussit, et le résultat définitif fut une loupe de fer, réduite à l’état d’éponge, qu’il fallut cingler et corroyer, c’est-à-dire forger, pour en chasser la gangue liquéfiée. Il était évident que le premier marteau manquait à ces forgerons improvisés ; mais, en fin de compte, ils se trouvaient dans les mêmes conditions où avait été le premier métallurgiste, et ils firent ce que dut faire celui-ci.

      La première loupe, emmanchée d’un bâton, servit de marteau pour forger la seconde sur une enclume de granit, et on arriva à obtenir un métal grossier, mais utilisable. Enfin, après bien des efforts, bien des fatigues, le 25 avril, plusieurs barres de fer étaient forgées, et se transformaient en outils, pinces, tenailles, pics, pioches, etc..., que Pencroff et Nab déclaraient être de vrais bijoux.

      Mais ce métal, ce n’était pas à l’état de fer pur qu’il pouvait rendre de grands services, c’était surtout à l’état d’acier. Or, l’acier est une combinaison de fer et de charbon que l’on tire, soit de la fonte, en enlevant à celle-ci l’excès de charbon, soit du fer, en ajoutant à celui-ci le charbon qui lui manque. Le premier, obtenu par la décarburation de la fonte, donne l’acier naturel ou puddlé ; le second, produit par la carburation du fer, donne l’acier de cémentation.

      C’était donc ce dernier que Cyrus Smith devait chercher à fabriquer de préférence, puisqu’il possédait le fer à l’état pur. Il y réussit en chauffant le métal avec du charbon en poudre dans un creuset fait en terre réfractaire.

      Puis, cet acier, qui est malléable à chaud et à froid, il le travailla au marteau. Nab et Pencroff, habilement dirigés, firent des fers de hache, lesquels, chauffés au rouge, et plongés brusquement dans l’eau froide, acquirent une trempe excellente.

      D’autres instruments, façonnés grossièrement, il va sans dire, furent ainsi fabriqués, lames de rabot, haches, hachettes, bandes d’acier qui devaient être transformées en scies, ciseaux de charpentier, puis, des fers de pioche, de pelle, de pic, des marteaux, des clous, etc. Enfin, le 5 mai, la première période métallurgique était achevée, les forgerons rentraient aux Cheminées, et de nouveaux travaux allaient les autoriser bientôt à prendre une qualification nouvelle.




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