CHAPITRE II
Il rasait la surface de la mer. Déjà la crête des énormes lames avait plusieurs fois léché le bas du filet, l’alourdissant encore, et l’aérostat ne se soulevait plus qu’à demi, comme
un
oiseau qui a du plomb dans l’aile. Une demi-heure plus tard, la terre n’était plus qu’à un mille, mais le ballon, épuisé, flasque, distendu, chiffonné en gros plis, ne conservait plus de gaz que dans sa partie supérieure. Les passagers, accrochés au filet, pesaient encore trop pour lui, et bientôt, à demi plongés dans la mer, ils furent battus par les lames furieuses. L’enveloppe de l’aérostat fit poche alors, et le vent s’y engouffrant, le poussa comme un navire vent arrière.
Peut-être accosterait-il ainsi la côte !
Or, il n’en était qu’à deux encablures, quand des
cris terribles, sortis de quatre poitrines à la fois, retentirent. Le ballon, qui semblait ne plus devoir se relever, venait de refaire encore un bond inattendu, après avoir été frappé d’un formidable coup de
mer. Comme s’il eût été délesté subitement d’une nouvelle partie de son poids, il remonta à une
hauteur de quinze cents pieds, et
là il rencontra une sorte de remous du vent, qui, au lieu de le porter directement à la côte, lui fit suivre une direction presque parallèle. Enfin, deux minutes plus tard, il s’en rapprochait obliquement, et il retombait
définitivement sur le sable du rivage, hors de la portée des lames.
Les passagers, s’aidant les uns les autres, parvinrent à se
dégager des mailles du filet. Le ballon, délesté de leur poids, fut repris par le vent, et comme un
oiseau blessé qui retrouve un instant de vie, il
disparut dans l’espace.
La nacelle avait contenu cinq passagers, plus un
chien, et le ballon
n’en jetait que quatre sur le rivage.
Le passager manquant avait évidemment été enlevé par le coup de mer qui venait de
frapper le filet, et c’est ce qui avait permis à l’aérostat allégé, de remonter une dernière fois, puis, quelques instants après, d’atteindre la terre.
A peine les quatre naufragés – on peut leur
donner ce nom – avaient-ils pris pied sur le sol, que tous, songeant
à l’absent, s’écriaient :
« Il essaye peut-être d’aborder
à la nage ! Sauvons-le !
sauvons-le ! »
Ce n’étaient ni des
aéronautes de profession, ni
des amateurs d’expéditions aériennes, que
l’ouragan venait de jeter sur cette côte.
C’étaient des prisonniers de guerre, que leur audace avait
poussés à s’enfuir dans des circonstances
extraordinaires.
Cent fois, ils auraient dû
périr ! Cent
fois, leur ballon déchiré aurait dû les
précipiter dans l’abîme ! Mais le ciel
les réservait à une étrange
destinée, et le 20 mars, après avoir fui
Richmond, assiégée par les troupes du
général
Ulysse Grant, ils se trouvaient
à sept mille milles de cette capitale de la Virginie, la
principale place forte des séparatistes, pendant la terrible
guerre de
Sécession. Leur navigation aérienne
avait duré cinq
jours.
Voici, d’ailleurs, dans quelles
circonstances curieuses
s’était produite l’évasion des prisonniers, –
évasion qui devait aboutir à la catastrophe que
l’on connaît.
Cette année même,
au mois de février
1865, dans un de ces coups de main que tenta, mais inutilement, le
général Grant pour s’emparer de Richmond,
plusieurs de ses officiers tombèrent au pouvoir de l’ennemi
et furent internés dans la ville. L’un des plus
distingués de ceux qui furent pris appartenait à
l’état-major fédéral, et se nommait
Cyrus Smith.
Cyrus Smith, originaire du
Massachussets, était un
ingénieur, un savant de premier ordre, auquel le
gouvernement de l’Union avait confié, pendant la guerre, la
direction des chemins de fer, dont le rôle
stratégique fut si considérable.
Véritable Américain du nord, maigre, osseux,
efflanqué, âgé de quarante-cinq ans
environ, il grisonnait déjà par ses
cheveux ras
et par sa barbe, dont il ne conservait qu’une épaisse
moustache. Il avait une de ces belles têtes
«
numismatiques », qui semblent
faites pour être frappées en médailles,
les yeux ardents, la bouche sérieuse, la physionomie d’un
savant de l’école militante. C’était un de ces
ingénieurs qui ont voulu commencer par manier le marteau et
le pic, comme ces généraux qui ont voulu
débuter simples soldats. Aussi, en même temps que
l’ingéniosité de l’esprit,
possédait-il la suprême habileté de
main. Ses muscles présentaient de remarquables
symptômes de tonicité. Véritablement
homme d’action en même temps qu’homme de pensée,
il agissait sans effort, sous l’influence d’une large expansion vitale,
ayant cette persistance vivace qui défie toute mauvaise
chance.
Très instruit,
très
pratique », très
débrouillard », pour employer un mot de
la langue militaire française, c’était un
tempérament superbe, car, tout en restant maître
de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus
haut degré ces trois conditions dont l’ensemble
détermine l’énergie humaine :
activité d’esprit et de
corps,
impétuosité des désirs, puissance de
la volonté. Et sa devise aurait pu être celle de
Guillaume d’Orange au XVIIe siècle :
« Je n’ai pas besoin d’espérer pour
entreprendre, ni de réussir pour
persévérer. » En
même temps, Cyrus Smith était le courage
personnifié. Il avait été de toutes
les batailles pendant cette guerre de
Sécession.
Après avoir commencé sous
Ulysse Grant dans les
volontaires de l’Illinois, il s’était battu à
Paducah, à
Belmont, à Pittsburg-Landing, au
siège de Corinth, à Port-Gibson, à la
Rivière-Noire, à Chattanoga, à
Wilderness, sur le Potomak, partout et vaillamment, en soldat digne du
général qui répondait :
« Je ne compte jamais mes
morts ! » Et, cent fois, Cyrus Smith aurait
dû être au nombre de ceux-là que ne
comptait pas le terrible Grant, mais dans ces combats, où il
ne s’épargnait guère, la chance le favorisa
toujours, jusqu’au moment où il fut blessé et
pris sur le champ de bataille de Richmond. En même temps que
Cyrus Smith, et le même
jour, un autre personnage important
tombait au pouvoir des sudistes. Ce n’était rien moins que
l’honorable Gédéon Spilett »,
reporter » du New-York Herald, qui avait
été chargé de suivre les
péripéties de la guerre au milieu des
armées du Nord.
Gédéon Spilett
était de la race de ces
étonnants chroniqueurs anglais ou américains, des
Stanley et autres, qui ne reculent devant rien pour obtenir une
information exacte et pour la transmettre à leur journal
dans les plus brefs délais. Les journaux de l’Union, tels
que le New-York Herald, forment de véritables puissances, et
leurs délégués sont des
représentants avec lesquels on compte.
Gédéon Spilett marquait au premier rang de ces
délégués.
Homme de grand mérite,
énergique, prompt et
prêt à tout, plein d’idées, ayant couru
le monde entier, soldat et artiste, bouillant dans le conseil,
résolu dans l’action, ne comptant ni peines, ni fatigues, ni
dangers, quand il s’agissait de tout savoir, pour lui d’abord, et pour
son journal ensuite, véritable héros de la
curiosité, de l’information, de l’inédit, de
l’inconnu, de l’impossible, c’était un de ces
intrépides observateurs qui écrivent sous les
balles », chroniquent » sous les
boulets, et pour lesquels tous les périls sont des bonnes
fortunes.
Lui aussi avait
été de toutes les batailles, au
premier rang, revolver d’une main, carnet de l’autre, et la mitraille
ne faisait pas trembler son crayon.
Il ne fatiguait pas les fils de
télégrammes
incessants, comme ceux qui parlent alors qu’ils n’ont rien à
dire, mais chacune de ses notes, courtes, nettes, claires, portait la
lumière sur un point important.
D’ailleurs », l’humour » ne lui
manquait pas. Ce fut lui qui, après l’affaire de la
Rivière-Noire, voulant à tout prix conserver sa
place au guichet du bureau télégraphique, afin
d’annoncer à son journal le résultat de la
bataille, télégraphia pendant deux heures les
premiers chapitres de la Bible. Il en coûta deux mille
dollars au New-York Herald, mais le New-York Herald fut le premier
informé.
Gédéon Spilett
était de haute taille.
Il avait quarante ans au plus. Des favoris blonds tirant sur le rouge
encadraient sa figure.
Son il était calme, vif, rapide dans
ses déplacements. C’était l’il d’un homme qui a
l’habitude de percevoir vite tous les détails d’un
horizon.
Solidement bâti, il s’était trempé dans
tous les climats comme une barre d’acier dans l’eau froide. Depuis dix
ans, Gédéon Spilett était le reporter
attitré du New-York Herald, qu’il enrichissait de ses
chroniques et de ses dessins, car il maniait aussi bien le crayon que
la plume.
Lorsqu’il fut pris, il
était en train de faire la
description et le croquis de la bataille. Les derniers mots
relevés sur son carnet furent ceux-ci :
« Un sudiste me couche en joue
et... » Et Gédéon Spilett fut
manqué, car, suivant son invariable habitude, il se tira de
cette affaire sans une égratignure.
Cyrus Smith et
Gédéon Spilett, qui ne se
connaissaient pas, si ce n’est de réputation, avaient
été tous les deux transportés
à Richmond.
L’ingénieur
guérit rapidement de sa blessure, et
ce fut pendant sa convalescence qu’il fit connaissance du reporter. Ces
deux hommes se plurent et apprirent à
s’apprécier. Bientôt, leur vie commune n’eut plus
qu’un but, s’enfuir, rejoindre l’armée de Grant et combattre
encore dans ses rangs pour l’unité
fédérale.
Les deux Américains
étaient donc
décidés à profiter de toute
occasion ; mais bien qu’ils eussent été
laissés libres dans la ville, Richmond était si
sévèrement gardée, qu’une
évasion devait être regardée comme
impossible. Sur ces entre faits, Cyrus Smith fut rejoint par un
serviteur, qui lui était dévoué
à la vie, à la mort.
Cet intrépide était un nègre, né sur le domaine de l’ingénieur, d’un père et d’une mère esclaves, mais que, depuis longtemps, Cyrus Smith, abolitionniste de raison et de cur, avait affranchi. L’esclave, devenu libre, n’avait pas voulu quitter son maître.
Il l’aimait à mourir pour lui. C’était un garçon de trente ans, vigoureux, agile, adroit, intelligent, doux et calme, parfois naïf, toujours souriant, serviable et bon. Il se nommait Nabuchodonosor, mais il ne répondait qu’à l’appellation abréviative et familière de Nab.
Quand Nab apprit que son maître avait été fait prisonnier, il quitta le Massachussets sans hésiter, arriva devant Richmond, et, à
force de ruse et d’adresse, après avoir risqué vingt fois sa vie, il parvint à pénétrer dans la ville assiégée. Ce que furent le plaisir de Cyrus Smith, en revoyant son serviteur, et la joie de Nab à retrouver son maître, cela ne peut s’exprimer.
Mais si Nab avait pu pénétrer dans Richmond, il
était bien autrement difficile d’en sortir, car on surveillait de très près les prisonniers fédéraux.
Il fallait une occasion extraordinaire pour pouvoir tenter une évasion avec quelques chances de succès, et cette occasion non seulement ne se présentait pas, mais il était malaisé de la faire naître.
Cependant, Grant continuait ses énergiques
opérations. La victoire de Petersburg lui avait
été très chèrement
disputée. Ses
forces, réunies à celles
de Butler, n’obtenaient encore aucun résultat devant
Richmond, et rien ne faisait présager que la
délivrance des prisonniers dût être
prochaine. Le reporter, auquel sa captivité fastidieuse ne
fournissait plus un détail intéressant
à noter, ne pouvait plus y tenir. Il n’avait qu’une
idée : sortir de Richmond et à tout
prix. Plusieurs fois, même, il tenta l’aventure et fut
arrêté par des obstacles infranchissables.
Cependant, le siège
continuait, et si les prisonniers
avaient hâte de s’échapper pour rejoindre
l’armée de Grant, certains assiégés
avaient non moins hâte de s’enfuir, afin de rejoindre
l’armée séparatiste, et, parmi eux, un certain
Jonathan Forster, sudiste enragé. C’est qu’en effet, si les
prisonniers fédéraux ne pouvaient quitter la
ville, les fédérés ne le pouvaient pas
non plus, car l’armée du Nord les investissait. Le
gouverneur de Richmond, depuis longtemps déjà, ne
pouvait plus communiquer avec le général Lee, et
il était du plus haut intérêt de faire
connaître la situation de la ville, afin de hâter
la marche de l’armée de secours. Ce Jonathan Forster eut
alors l’idée de s’enlever en ballon, afin de traverser les
lignes assiégeantes et d’arriver ainsi au camp des
séparatistes.
Le gouverneur autorisa la tentative.
Un
aérostat fut
fabriqué et mis à la
disposition de Jonathan
Forster, que cinq de ses
compagnons devaient suivre dans les airs. Ils
étaient munis d’armes, pour le cas où ils
auraient à se défendre en atterrissant, et de
vivres, pour le cas où leur voyage aérien se
prolongerait.
Le départ du ballon avait
été
fixé au 18 mars. Il devait s’effectuer pendant la nuit, et,
avec un vent de nord-ouest de moyenne
force, les aéronautes
comptaient en quelques heures arriver au quartier
général de Lee.
Mais ce vent du nord-ouest ne fut point une simple brise. Dès le 18, on put voir qu’il tournait à l’ouragan. Bientôt, la tempête devint telle, que le départ de Forster dut être différé, car il était impossible de risquer l’aérostat et ceux qu’il emporterait au milieu des
éléments déchaînés.
Le ballon, gonflé sur la grande place de Richmond, était donc là, prêt à partir à la première accalmie du vent, et, dans la ville, l’impatience était grande à voir que
l’état de l’atmosphère ne se modifiait pas.
Le 18, le 19 mars se passèrent sans qu’aucun changement se
produisît dans la tourmente. On éprouvait même de grandes difficultés pour
préserver le ballon, attaché au sol, que les
rafales couchaient jusqu’à terre.
La nuit du 19 au 20
s’écoula, mais, au matin, l’ouragan se
développait encore avec plus
d’impétuosité. Le départ
était impossible.
Ce jour-là,
l’ingénieur Cyrus Smith fut
accosté dans une des rues de Richmond par un homme qu’il ne
connaissait point. C’était un marin nommé
Pencroff, âgé de trente-cinq à quarante
ans, vigoureusement bâti, très
hâlé, les yeux vifs et clignotants, mais avec une
bonne figure. Ce Pencroff était un Américain du
nord, qui avait couru toutes les mers du globe, et auquel, en fait
d’aventures, tout ce qui peut survenir d’extraordinaire à un
être à deux pieds sans plumes était
arrivé. Inutile de dire que c’était une nature
entreprenante, prête à tout oser, et qui ne
pouvait s’étonner de rien. Pencroff, au commencement de
cette année, s’était rendu pour affaires
à Richmond avec un jeune garçon de quinze ans,
Harbert Brown, du New-Jersey, fils de son capitaine, un orphelin qu’il
aimait comme si c’eût été son propre
enfant. N’ayant pu quitter la ville avant les premières
opérations du siège, il s’y trouva donc bloqué, à son grand déplaisir, et il n’eut plus aussi, lui, qu’une idée : s’enfuir par tous les moyens possibles. Il connaissait de réputation l’ingénieur Cyrus Smith. Il savait avec quelle impatience cet homme déterminé rongeait son frein. Ce jour-là, il n’hésita donc pas à l’aborder en lui disant sans plus de préparation :
« Monsieur Smith, en avez-vous assez de Richmond ? »
L’ingénieur regarda fixement l’homme qui lui parlait ainsi,
et qui ajouta à voix basse :
« Monsieur Smith, voulez-vous fuir ?
Quand cela ?... » répondit
vivement l’ingénieur, et on peut affirmer que cette
réponse lui échappa, car il n’avait pas encore
examiné l’inconnu qui lui adressait la parole.
Mais après avoir, d’un il
pénétrant,
observé la loyale figure du marin, il ne put douter qu’il
n’eût devant lui un honnête homme.
« Qui
êtes-vous ? » demanda-t-il d’une
voix brève.
Pencroff se fit connaître.
« Bien,
répondit Cyrus Smith. Et par quel
moyen me proposez-vous de fuir ?
Par ce fainéant de ballon
qu’on laisse là
à rien faire, et qui me fait l’effet de nous attendre tout
exprès !... »
Le marin n’avait pas eu besoin
d’achever sa phrase.
L’ingénieur avait compris
d’un mot. Il saisit Pencroff par
le bras et l’entraîna chez lui.
Là, le marin
développa son projet,
très simple en vérité. On ne risquait
que sa vie à l’exécuter.
L’ouragan était dans toute
sa violence, il est vrai, mais un
ingénieur adroit et audacieux, tel que Cyrus Smith, saurait
bien conduire un
aérostat.
S’il eût connu la manuvre,
lui, Pencroff, il n’aurait pas
hésité à partir, – avec Harbert,
s’entend. Il en avait vu bien d’autres, et n’en était plus
à compter avec une tempête !
Cyrus Smith avait
écouté le marin sans mot dire,
mais son regard brillait. L’occasion était là. Il
n’était pas homme à la laisser
échapper. Le projet n’était que très
dangereux, donc il était exécutable.
La nuit, malgré la
surveillance, on pouvait aborder le
ballon, se glisser dans la nacelle, puis
couper les liens qui le
retenaient ! Certes, on risquait d’être
tué, mais, par contre, on pouvait réussir, et
sans cette tempête... Mais sans cette tempête, le
ballon fût déjà parti, et l’occasion,
tant cherchée, ne se présenterait pas en ce
moment !
« Je ne suis pas
seul !... dit en terminant
Cyrus Smith.
Combien de personnes voulez-vous
donc emmener ? demanda le
marin.
Deux : mon ami Spilett et
mon serviteur Nab.
Cela fait donc trois,
répondit Pencroff, et, avec Harbert
et moi, cinq. Or, le ballon devait enlever six...
Cela suffit. Nous
partirons ! » dit Cyrus
Smith.
Ce
« nous » engageait le
reporter, mais le reporter n’était pas homme à
reculer, et quand le projet lui fut communiqué, il
l’approuva sans réserve. Ce dont il s’étonnait,
c’était qu’une idée aussi simple ne lui
fût pas déjà venue. Quant à
Nab, il suivait son maître partout où son
maître voulait aller.
« À ce
soir alors, dit Pencroff. Nous
flânerons tous les cinq, par là, en
curieux !
À ce soir, dix heures,
répondit Cyrus Smith, et
fasse le
ciel que cette tempête ne s’apaise pas avant notre
départ ! »
Pencroff prit congé de
l’ingénieur, et retourna
à son logis, où était resté
jeune Harbert Brown. Ce courageux
enfant connaissait le plan du marin,
et ce n’était pas sans une certaine
anxiété qu’il attendait le résultat de
la démarche faite auprès de
l’ingénieur. On le voit, c’étaient cinq hommes
déterminés qui allaient ainsi se lancer dans la
tourmente, en plein ouragan !
Non ! L’ouragan ne se calma
pas, et ni Jonathan Forster, ni
ses
compagnons ne pouvaient songer à l’affronter dans cette
frêle nacelle ! La journée fut terrible.
L’ingénieur ne craignait qu’une chose :
c’était que l’aérostat, retenu au sol et
couché sous le vent, ne se déchirât en
mille pièces. Pendant plusieurs heures, il rôda
sur la place presque déserte, surveillant l’appareil.
Pencroff en faisait autant de son côté, les mains
dans les poches, et bâillant au besoin, comme un homme qui ne
sait à quoi tuer le temps, mais redoutant aussi que le
ballon ne vînt à se déchirer ou
même à rompre ses liens et à s’enfuir
dans les airs.
Le soir arriva. La nuit se fit
très sombre.
D’épaisses brumes passaient comme des nuages au ras du sol.
Une
pluie mêlée de neige tombait. Le temps
était froid. Une sorte de
brouillard pesait sur Richmond. Il
semblait que la violente tempête eût fait comme une
trêve entre les assiégeants et les
assiégés, et que le canon eût voulu se
taire devant les formidables
détonations de l’ouragan. Les
rues de la ville étaient désertes. Il n’avait pas
même paru nécessaire, par cet horrible temps, de
garder la place au milieu de laquelle se débattait
l’aérostat.
Tout favorisait le départ
des prisonniers,
évidemment ; mais ce voyage, au milieu des rafales
déchaînées !...
« Vilaine
marée ! se disait
Pencroff, en fixant d’un coup de poing son chapeau que le vent
disputait à sa tête. Mais bah ! on en
viendra à bout tout de
même ! »
À neuf heures et demie,
Cyrus Smith et ses
compagnons se
glissaient par divers côtés sur la place, que les
lanternes de gaz, éteintes par le vent, laissaient dans une
obscurité profonde. On ne voyait même pas
l’énorme
aérostat, presque entièrement
rabattu sur le sol.
Indépendamment des sacs de
lest qui maintenaient les cordes
du filet, la nacelle était retenue par un fort
câble passé dans un anneau scellé dans
le pavé, et dont le double remontait à bord.
Les cinq prisonniers se
rencontrèrent près de la
nacelle. Ils n’avaient point été
aperçus, et telle était l’obscurité,
qu’ils ne pouvaient se voir eux-mêmes.
Sans prononcer une parole, Cyrus
Smith, Gédéon
Spilett, Nab et Harbert prirent place dans la nacelle, pendant que
Pencroff, sur l’ordre de l’ingénieur, détachait
successivement les paquets de lest. Ce fut l’affaire de quelques
instants, et le marin rejoignit ses
compagnons.
L’aérostat
n’était alors retenu que par le double
du câble, et Cyrus Smith n’avait plus qu’à donner
l’ordre du départ. En ce moment, un
chien escalada d’un bond
la nacelle.
C’était Top, le
chien de
l’ingénieur, qui, ayant
brisé sa chaîne, avait suivi son maître.
Cyrus Smith craignant un excès de poids, voulait renvoyer le
pauvre
animal.
« Bah ! un
de
plus ! » dit Pencroff, en
délestant la nacelle de deux sacs de sable.
Puis, il largua le double du
câble, et le ballon, partant par
une direction oblique, disparut, après avoir
heurté sa nacelle contre deux cheminées qu’il
abattit dans la furie de son départ.
L’ouragan se
déchaînait alors avec une épouvantable violence. L’ingénieur, pendant la nuit, ne put songer à descendre, et quand le
jour vint, toute
vue de la terre lui était interceptée par les brumes. Ce fut cinq
jours après seulement, qu’une éclaircie laissa voir l’immense mer au-dessous de cet
aérostat, que le vent entraînait avec une vitesse effroyable !
On sait comment, de ces cinq hommes,
partis le 20 mars, quatre
étaient jetés, le 24 mars, sur une côte
déserte, à plus de six mille milles de leur
pays !
Et celui qui manquait, celui au
secours duquel les quatre survivants du
ballon couraient tout d’abord, c’était leur chef naturel,
c’était l’ingénieur Cyrus Smith !