CHANT XIX
Eôs au péplos couleur de safran sortait des flots d'Okéanos pour porter la lumière aux immortels et aux hommes. Et Thétis parvint aux nefs avec les présents du dieu. Et elle trouva son fils bien-aimé entourant de ses bras Patroklos et pleurant amèrement. Et, autour de lui, ses compagnons gémissaient. Mais la déesse parut au milieu d'eux, prit la main d'Akhilleus et lui dit :
Mon
enfant, malgré notre douleur, laissons-le,
puisqu'il est mort par la volonté des
dieux. Reçois de
Hèphaistos
ces armes
illustres et belles, telles que jamais aucun homme n'en a porté
sur ses épaules.
Ayant ainsi parlé, la déesse les déposa
devant
Akhilleus, et les armes merveilleuses résonnèrent. La terreur
saisit les Myrmidones, et nul d'entre eux ne put en soutenir l'éclat, et
ils tremblèrent ; mais
Akhilleus, dès qu'il les vit, se sentit plus
furieux, et, sous ses paupières, ses yeux brûlaient, terribles, et
tels que la
flamme. Il se réjouissait de tenir dans ses mains les présents
splendides du
dieu ; et, après avoir admiré, plein de joie, ce travail
merveilleux, aussitôt il dit à sa mère ces paroles ailées
:
Ma mère, certes, un
dieu t'a donné ces
armes qui ne peuvent être que l'uvre des immortels, et qu'un homme ne
pourrait faire. Je vais m'armer à l'instant. Mais je crains que les mouches
pénètrent dans les blessures du brave fils de Ménoitios,
y engendrent des vers, et, souillant ce
corps où la vie est éteinte,
corrompent tout le cadavre.
Et la déesse Thétis aux pieds d'
argent lui
répondit :
Mon
enfant, que ces inquiétudes ne soient point
dans ton
esprit. Loin de
Patroklos j'écarterai moi-même les essaims
impurs des mouches qui mangent les guerriers tués dans le combat. Ce cadavre
resterait couché ici toute une année, qu'il serait encore sain,
et plus frais même. Mais toi, appelle les héros Akhaiens à
l'agora, et, renonçant à ta colère contre le prince des peuples
Agamemnôn, hâte-toi de t'armer et revêts-toi de ton courage.
Ayant ainsi parlé, elle le remplit de vigueur et d'audace
; et elle versa dans les narines de
Patroklos l'
ambroisie et le nektar rouge,
afin que le
corps fût incorruptible.
Et le divin
Akhilleus courait sur le rivage de la mer, poussant
des cris horribles, et excitant les héros Akhaiens. Et ceux qui, auparavant,
restaient dans les
nefs, et les pilotes qui tenaient les gouvernails, et ceux
mêmes qui distribuaient les vivres auprès des
nefs, tous allaient
à l' agora où
Akhilleus reparaissait, après s'être
éloigné longtemps du combat. Et les deux serviteurs d'
Arès,
le belliqueux Tydéide et le divin Odysseus, boitant et appuyés sur
leurs lances, car ils souffraient encore de leurs blessures, vinrent s'asseoir
aux premiers rangs. Et le roi des hommes,
Agamemnôn, vint le dernier, étant
blessé aussi, Koôn Anténoride l'ayant frappé de sa
lance d'
airain, dans la rude mêlée. Et quand tous les Akhaiens furent
assemblés,
Akhilleus aux pieds rapides, se levant au milieu d'eux, parla
ainsi :
Atréide, n'eût-il pas mieux valu nous
entendre, quand, pleins de colère, nous avons consumé notre cur
pour cette jeune femme ? Plût aux
dieux que la
flèche d'
Artémis
l'eût tuée sur les
nefs, le
jour où je la pris dans Lyrnessos
bien peuplée ! Tant d'Akhaiens n'auraient pas mordu la vaste terre sous
des mains ennemies, à cause de ma colère. Ceci n'a servi qu'à
Hektôr et aux Troiens ; et je pense que les Akhaiens se souviendront longtemps
de notre querelle. Mais oublions le passé, malgré notre douleur
; et, dans notre poitrine, soumettons notre
âme à la nécessité.
Aujourd'hui, je
dépose ma colère. Il ne convient pas que je sois
toujours irrité. Mais toi, appelle promptement au combat les Akhaiens chevelus,
afin que je marche aux Troiens et que je voie s'ils veulent dormir auprès
des
nefs. Il courbera volontiers les genoux, celui qui aura échappé
à nos lances dans le combat.
Il parla ainsi, et les Akhaiens aux belles knèmides
se réjouirent que le
magnanime Pèléiôn renonçât
à sa colère. Et le roi des hommes,
Agamemnôn, parla de son
siège, ne se levant point au milieu d'eux :
Ô chers héros Danaens, serviteurs d'
Arès,
il est juste d'écouter celui qui parle, et il ne convient point de l'interrompre,
car cela est pénible, même pour le plus habile. Qui pourrait écouter
et entendre au milieu du tumulte des hommes ? La voix sonore du meilleur agorète
est vaine. Je parlerai au Pèléide. Vous, Argiens, écoutez
mes paroles, et que chacun connaisse ma pensée. Souvent les Akhaiens m'ont
accusé, mais je n'ai point causé leurs maux. Zeus, la moire,
Erinnyes
qui errent dans les ténèbres, ont jeté la fureur dans mon
âme, au milieu de l'agora, le
jour où j'ai enlevé la récompense
d'
Akhilleus. Mais qu'aurais-je fait ? Une déesse accomplit tout, la
vénérable
fille de Zeus, la fatale Atè qui égare les hommes. Ses pieds aériens
ne touchent point la terre, mais elle passe sur la tête des hommes qu'elle
blesse, et elle n'enchaîne pas qu'eux. Autrefois, en effet, elle a égaré
Zeus qui l'emporte sur les hommes et les
dieux. Hèrè trompa le Kronide
par ses ruses, le
jour où Alkménè allait enfanter la
force
Hèracléenne, dans Thèbè aux fortes murailles. Et,
plein de joie, Zeus dit au milieu de tous les
dieux : Ecoutez-moi,
dieux
et déesses, afin que je dise ce que mon
esprit m'
inspire. Aujourd'hui,
Eileithya, qui préside aux douloureux enfantements, appellera à
la lumière un homme de ceux qui sont de ma race et de mon sang, et qui
commandera sur tous ses voisins. Et la
vénérable Hèrè
qui médite des ruses parla ainsi : Tu mens, et tu n'accompliras
point tes paroles.
Allons,
Olympien ! jure, par un inviolable serment, qu'il commandera
sur tous ses voisins, l'homme de ton sang et de ta race qui, aujourd'hui, tombera
d'entre les genoux d'une femme. Elle parla ainsi, et Zeus ne comprit point sa
ruse, et il jura un grand serment dont il devait souffrir dans la suite. Et, quittant
à la hâte le faîte de l'
Olympos, Hèrè parvint
dans
Argos Akhaienne où elle savait que l'
illustre épouse de Sthénélos
Persèiade portait un fils dans son sein. Et elle le fit naître avant
le temps, à sept mois. Et elle retarda les douleurs de l'enfantement et
les couches d'Alkménè. Puis, l'annonçant au Kroniôn
Zeus, elle lui dit : Père Zeus qui tiens la foudre éclatante,
je t'annoncerai ceci : l'homme
illustre est né qui commandera sur les Argiens.
C'est Eurystheus, fils de Sthénélos Persèiade. Il est de
ta race, et il n'est pas indigne de commander sur les Argiens. Elle parla ainsi,
et une douleur aiguë et profonde blessa le cur de Zeus. Et, saisissant
Atè par ses tresses brillantes, il jura, par un inviolable serment, qu'elle
ne reviendrait plus jamais dans l'
Olympos et dans l'Ouranos étoilé,
Atè, qui égare tous les
esprits. Il parla ainsi, et, la faisant
tournoyer, il la jeta, de l'Ouranos étoilé, au milieu des hommes.
Et c'est par elle qu'il gémissait, quand il voyait son fils bien-aimé
accablé de travaux sous le joug violent d'Eurystheus. Et il en est ainsi
de moi. Quand le grand
Hektôr au casque mouvant accablait les Argiens auprès
des poupes des
nefs, je ne pouvais oublier cette fureur qui m'avait égaré.
Mais, puisque je t'ai offensé et que Zeus m'a ravi l'
esprit, je veux t'apaiser
et te faire des présents
infinis. Va donc au combat et encourage les troupes
; et je préparerai les présents que le divin Odysseus, hier sous
tes tentes, t'a promis. Ou, si tu le désires, attends, malgré ton
ardeur à combattre. Des
hérauts vont t'apporter ces présents,
de ma
nef, et tu verras ce que je veux te donner pour t'apaiser.
Et
Akhilleus aux pieds rapides lui répondit :
Très llustre Atréide
Agamemnôn,
roi des hommes, si tu veux me faire ces présents, comme cela est juste,
ou les garder, tu le peux. Ne songeons maintenant qu'à combattre. Il ne
s'agit ni d'éviter le combat, ni de perdre le temps, mais d'accomplir un
grand travail. Il faut qu'on revoie
Akhilleus aux premiers rangs, enfonçant
de sa lance d'
airain les phalanges troiennes, et que chacun de vous se souvienne
de combattre un
ennemi.
Et le sage Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
Bien que tu sois brave, ô
Akhilleus semblable
à un
dieu, ne pousse point vers Ilios, contre les Troiens, les fils des
Akhaiens qui n'ont point mangé ; car la mêlée sera longue,
dès que les phalanges des guerriers se seront heurtées, et qu'un
dieu leur aura inspiré à tous la vigueur. Ordonne que les Akhaiens
se nourrissent de pain et de vin dans les
nefs rapides. Cela seul donne la
force
et le courage. Un guerrier ne peut, sans manger, combattre tout un
jour, jusqu'à
la chute de
Hélios. Quelle que soit son ardeur, ses membres sont lourds,
la soif et la faim le tourmentent, et ses genoux sont rompus. Mais celui qui a
bu et mangé combat tout un
jour contre l'
ennemi, plein de courage, et ses
membres ne sont las que lorsque tous se retirent de la mêlée. Renvoie
l'armée et ordonne-lui de préparer le repas. Et le roi des hommes,
Agamemnôn, fera porter ses présents au milieu de l'agora, afin que
tous les Akhaiens les voient de leurs yeux ; et tu te réjouiras dans ton
cour. Et
Agamemnôn jurera, debout, au milieu des Argiens, qu'il n'est jamais
entré dans le
lit de Breisèis, et qu'il ne l'a point possédée,
comme c'est la coutume, ô roi, des hommes et des femmes. Et toi,
Akhilleus,
apaise ton cur dans ta poitrine. Ensuite,
Agamemnôn t'offrira un festin
sous sa tente, afin que rien ne manque à ce qui t'est dû. Et toi.
Atréide, sois plus équitable désormais. Il est convenable
qu'un roi apaise celui qu'il a offensé le premier.
Et le roi des hommes,
Agamemnôn. lui répondit
:
Laertiade, je me réjouis de ce que tu as dit.
Tu n'as rien oublié, et tu as tout expliqué convenablement. Certes,
je veux faire ce serment, car mon cur me l'ordonne et je ne me parjurerai point
devant les
dieux. Qu'
Akhilleus attende, malgré son désir de combattre,
et que tous attendent réunis, jusqu'à ce que les présents
soient apportés de mes tentes et que nous ayons consacré notre alliance.
Et toi, Odysseus, je te le commande et te l'ordonne, prends les plus
illustres
des jeunes fils des Akhaiens, et qu'ils apportent de mes
nefs tout ce que tu as
promis hier au Pèléide ; et
amène aussi les femmes. Et Talthybios
préparera promptement, dans le vaste camp des Akhaiens, le sanglier qui
sera tué, en offrande à Zeus et à
Hélios.
Et
Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant, parla
ainsi :
Atréide Agnmemnôn, très llustre
roi des hommes, tu t'inquiéteras de ceci quand la guerre aura pris fin
et quand ma fureur sera moins grande dans ma poitrine. Ils gisent encore sans
sépulture ceux qu'a tués le Priamide
Hektôr, tandis que Zeus
lui donnait la victoire, et vous songez à manger ! J'ordonnerai plutôt
aux fils des Akhaiens de combattre maintenant, sans avoir mangé, et de
ne préparer un grand repas qu'au coucher de
Hélios, après
avoir vengé notre injure. Pour moi, rien n'entrera auparavant dans ma bouche,
ni pain, ni vin. Mon
compagnon est mort ; il est couché sous ma tente,
percé de l'
airain aigu, les pieds du côté de l'entrée,
et mes autres
compagnons pleurent autour de lui. Et je n'ai plus d'autre désir
dans le cur que le carnage, le sang et le gémissement des guerriers.
Et le sage Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
Ô
Akhilleus Pèléide, le plus brave
des Akhaiens, tu l'emportes de beaucoup sur moi, et tu vaux beaucoup mieux que
moi par ta lance, mais ma sagesse est supérieure à la tienne, car
je suis ton aîné, et je sais plus de choses. C'est pourquoi, cède
à mes paroles. Le combat accable bientôt des hommes qui ont faim.
L'
airain couche d'abord sur la terre une moisson épaisse, mais elle diminue
quand Zeus, qui est le
juge du combat des hommes, incline ses balances. Ce n'est
point par leur ventre vide que les Akhaiens doivent pleurer les morts. Les nôtres
tombent en grand nombre tous les
jours ; quand donc pourrions-nous respirer ?
Il faut, avec un
esprit patient, ensevelir nos morts, et pleurer ce jour-là
; mais ceux que la guerre haïssable a épargnés, qu'ils mangent
et boivent, afin que, vêtus de l'
airain indompté, ils puissent mieux
combatte l'
ennemi, et sans relâche. Qu'aucun de vous n'attende un meilleur
conseil, car tout autre serait fatal à qui resterait auprès des
nefs des Argiens. Mais, bientôt, marchons tous ensemble contre les Troiens
dompteurs de
chevaux, et soulevons une rude mêlée.
Il parla ainsi, et il choisit pour le suivre les fils de
l'
illustre Nestôr, et Mégès Phyléide, et Thoas, et
Mèrionès, et le Kréiontiade Lykomèdès, et Mélanippos.
Et ils arrivèrent aux tentes de l'Atréide
Agamemnôn, et aussitôt
Odysseus parla, et le travail s'acheva. Et ils emportèrent de la tente
les sept trépieds qu'il avait promis, et vingt splendides coupes. Et ils
emmenèrent douze
chevaux et sept belles femmes habiles aux travaux, et
la huitième fut Breisèis aux belles joues. Et Odysseus marchait
devant avec dix talents d'or qu'il avait pesés ; et les jeunes hommes d'Akhaiè
portaient ensemble les autres présents, et ils les déposèrent
au milieu de l'agora.
Alors
Agamemnôn se leva. Talthybios, semblable à
un
dieu par la voix, debout auprès du prince des peuples, tenait un sanglier
dans ses mains. Et l'Atréide saisit le couteau toujours suspendu auprès
de la grande gaîne de son
épée, et, coupant les soies du sanglier,
les mains levées vers Zeus, il les lui voua. Et les Argiens, assis en silence,
écoutaient le roi respectueusement. Et, suppliant, il dit, regardant le
large Ouranos :
Qu'ils le sachent tous, Zeus le plus haut et le très
puissant, et Gaia, et
Hélios, et les
Erinnyes qui, sous la terre, punissent
les hommes parjures :je n'ai jamais porté la main sur la vierge Breisèis,
ni partagé son
lit, et je ne l'ai soumise à aucun travail ; mais
elle est restée intacte dans mes tentes. Et si je ne jure point la vérité,
que les
dieux m'envoient tous les maux dont ils accablent celui qui les outrage
en se parjurant.
Il parla ainsi, et, de l'
airain cruel, il coupa la gorge
du sanglier. Et Talthybios jeta, en tournant, la victime dans les grands flots
de la blanche mer, pour être mangée par les poissons. Et, se levant
au milieu des belliqueux Argiens,
Akhilleus dit :
Père Zeus ! certes, tu causes de grands maux
aux hommes. L'Atréide n'eût jamais excité la colère
dans ma poitrine, et il ne m'eût jamais enlevé cette jeune femme
contre ma volonté dans un mauvais dessein, si Zeus n'eût voulu donner
la mort à une foule d'Akhaiens. Maintenant, allez manger, afin que nous
combattions.
Il parla ainsi, et il rompit aussitôt l'agora, et tous
se dispersèrent, chacun vers sa
nef. Et les
magnanimes Myrmidones emportèrent
les présents vers la
nef du divin
Akhilleus, et ils les déposèrent
dans les tentes, faisant asseoir les femmes et liant les
chevaux auprès
des
chevaux.
Et dès que Breisèis, semblable à Aphroditè d'or, eut vu
Patroklos percé de l'
airain aigu, elle se lamenta en l'entourant de ses bras, et elle déchira de ses mains sa poitrine, son cou délicat et son beau visage. Et la jeune femme, semblable aux déesses, dit en pleurant :
O
Patroklos, si doux pour moi, malheureuse ! Je t'ai laissé vivant quand je quittai cette tente, et voici que je te retrouve mort, prince des peuples ! Pour moi le mal suit le mal. L'homme à qui mon père et ma mère
vénérable m'avaient donnée, je l'ai vu, devant sa ville, percé de l'
airain aigu. Et mes trois
frères, que ma mère avait enfantés, et que j'aimais, trouvèrent aussi leur
jour fatal. Et tu ne me permettais point de pleurer, quand le rapide
Akhilleus eut tué mon
époux et renversé la ville du divin Mynès, et tu me disais que tu ferais de moi la jeune
épouse du divin
Akhilleus, et que tu me conduirais sur tes
nefs dans la Phthiè, pour y faire le festin nuptial au milieu des Myrmidones. Aussi toi qui étais si doux, je pleurerai toujours ta mort.
Elle parla ainsi, en pleurant. Et les autres jeunes femmes gémissaient, semblant pleurer sur
Patroklos, et déplorant leurs propres misères.
Et les princes
vénérables des Akhaiens, réunis autour d'
Akhilleus, le suppliaient de manger, mais il ne le voulait pas :
Je vous conjure, si mes chers
compagnons veulent m'écouter, de ne point m'ordonner de boire et de manger, car je suis en proie à une
amère douleur. Je puis attendre jusqu'au coucher de
Hélios.
Il parla ainsi et renvoya les autres rois, sauf les deux Atréides, le divin Odysseus, Nestôr, Idoméneus et le vieux cavalier Phoinix, qui restèrent pour charmer sa tristesse. Mais rien ne devait le consoler, avant qu'il se fût jeté dans la mêlée sanglante. Et le souvenir renouvelait ses gémissements, et il disait :
Certes, autrefois, ô malheureux, le plus cher de mes
compagnons, tu m'apprêtais toi-même, avec soin, un excellent repas, quand les Akhaiens portaient la guerre lamentable aux Troiens dompteurs de
chevaux. Et, maintenant, tu gîs, percé par l'
airain, et mon cur, plein du regret de ta mort, se refuse à toute nourriture. Je ne pourrais subir une douleur plus amère, même si j'apprenais la mort de mon père qui, peut-être, dans la Phthiè, verse en ce moment des larmes, privé du secours de son fils, tandis que, sur une terre étrangère je combats les Troiens dompteurs de
chevaux pour la cause de l'exécrable Hélénè ; ou même, si je regrettais mon fils bien-aimé, qu'on élève à Skyros, Néoptolémos semblable à un
dieu, s'il vit encore. Autrefois, j'espérais dans mon cur que je mourrais seul devant Troiè, loin d'
Argos féconde en
chevaux, et que tu conduirais mon fils, de Skyros vers la Phthiè, sur ta
nef rapide ; et que tu lui remettrais mes domaines, mes serviteurs et ma haute et grande demeure. Car je pense que Pèleus n'existe plus, ou que, s'il traîne un reste de vie, il attend, accablé par l'affreuse vieillesse, qu'on lui porte la triste nouvelle de ma mort.
Il parla ainsi en pleurant, et les princes
vénérables gémirent, chacun se souvenant de ce qu'il avait laissé dans ses demeures. Et le Kroniôn, les
voyant pleurer, fut saisi de
compassion, et il dit à Athènè ces paroles ailées :
Ma fille, délaisses-tu déjà ce héros ?
Akhilleus n'est-il plus rien dans ton
esprit ? Devant ses
nefs aux antennes dressées, il est assis, gémissant sur son cher
compagnon. Les autres mangent, et lui reste sans nourriture. Va ! verse dans sa poitrine le nektar et la douce
ambroisie, pour que la faim ne l'accable point.
Et, parlant ainsi, il excita Athènè déjà pleine d'ardeur. Et, semblable à l'
aigle marin aux cris perçants, elle sauta de l'Ouranos dans l'aithèr ; et tandis que les Akhaiens s'armaient sous les tentes, elle versa dans la poitrine d'
Akhilleus le nektar et l'
ambroisie désirable, pour que la faim mauvaise ne rompit pas ses genoux. Puis, elle retourna dans la solide demeure de son père très puissant, et les Akhaiens se répandirent hors des
nefs rapides.
De même que les neiges épaisses volent dans l'
air, refroidies par le souffle impétueux de l'aithéréen Boréas, de même, hors des
nefs, se répandaient les casques solides et resplendissants, et les
boucliers bombés, et les cuirasses épaisses, et les lances de frêne. Et la splendeur en montait dans l'Ouranos, et toute la terre, au loin, riait de l'éclat de l'
airain, et retentissait du trépignement des pieds des guerriers. Et, au milieu d'eux, s'armait le divin
Akhilleus ; et ses dents grinçaient, et ses yeux flambaient comme le
feu, et une affreuse douleur emplissait son cur ; et, furieux contre les Troiens, il se couvrit des armes que le
dieu Hèphaistos lui avait faites. Et, d'abord, il attacha autour de ses jambes, par des agrafes d'
argent, les belles knèmides. Puis il couvrit sa poitrine de la cuirasse. Il suspendit l'
épée d'
airain aux clous d'
argent à ses épaules, et il saisit le
bouclier immense et solide d'où sortait une longue
clarté, comme de Sélénè. De même que la splendeur d'un ardent
incendie apparaît de loin, sur la mer, aux matelots, et
brûle, dans un enclos solitaire, au faîte des
montagnes, tandis que les rapides tempêtes, sur la mer poissonneuse, les emportent loin de leurs amis ; de même l'éclat du beau et solide
bouclier d'
Akhilleus montait dans l'
air. Et il mit sur sa tête le casque lourd. Et le casque à crinière luisait comme un
astre, et les crins d'or que
Hèphaistos avait posés autour se mouvaient par masses. Et le divin
Akhilleus essaya ses armes, présents
illustres, afin de voir si elles convenaient à ses membres. Et elles étaient comme des ailes qui enlevaient le prince des peuples. Et il retira de l'étui la lance paternelle, lourde, immense et solide, que ne pouvait soulever aucun des Akhaiens, et que, seul,
Akhilleus savait manier ; la lance Pèliade que, du faîte du Pèlios, Khirôn avait apportée à Pèleus, pour le meurtre des héros.
Et Automédôn et Alkimos lièrent les
chevaux au joug avec de belles courroies ; ils leur mirent les freins dans la bouche, et ils raidirent les rênes vers le siège du char. Et Automédôn y monta, saisissant d'une main habile le fouet brillant, et
Akhilleus y monta aussi, tout resplendissant sous ses armes, comme le matinal Hypérionade, et il dit rudement aux
chevaux de son père :
Xanthos et Balios,
illustres enfants de Podargè, ramenez cette fois votre conducteur parmi les Danaens, quand nous serons rassasiés du combat, et ne l'abandonnez point mort comme
Patroklos.
Et le
cheval aux pieds rapides, Xanthos, lui parla sous le joug ; et il inclina la tête, et toute sa crinière. flottant autour du timon, tombait jusqu'à terre. Et la déesse Hèrè aux bras blancs lui permit de parler :
Certes, nous te sauverons aujourd'hui, très brave
Akhilleus ; cependant, ton dernier
jour approche. Ne nous en accuse point, mais le grand Zeus et la moire puissante. Ce n'est ni par notre lenteur, ni par notre lâcheté que les Troiens ont arraché tes armes des épaules de
Patroklos. C'est le
dieu excellent que Lètô aux beaux
cheveux a enfanté, qui, ayant tué le Ménoitiade au premier rang, a donné la victoire à
Hektôr. Quand notre course serait telle que le souffle de Zéphyros, le plus rapide des vents, tu n'en tomberais pas moins sous les coups d'un
dieu et d'un homme.
Et comme il parlait, les
Erinnyes arrêtèrent sa voix, et
Akhilleus aux pieds rapides lui répondit, furieux :
Xanthos, pourquoi m'annoncer la mort ? Que t'importe ? Je sais que ma destinée est de mourir ici, loin de mon père et de ma mère, mais je ne m'arrêterai qu'après avoir assouvi les Troiens de combats.
Il parla ainsi, et, avec de grands cris, il poussa aux premiers rangs les
chevaux aux sabots massifs.