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La Cagliostro se venge

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LE PREMIER DES DEUX DRAMES
III – L'ENLÈVEMENT

La réaction brutale de ses instincts eut lancé Raoul à l'assaut des deux amoureux et lui eut imposé la satisfaction immédiate de jeter Félicien à l'eau et d'étrangler Faustine. S'il ne le fit point, si, même, il s'immobilisa tout de suite, après deux ou trois pas vers le pont, ce fut pour des motifs qu'il ne discerna qu'après coup.

      Il se tint donc tranquille. L'heure n'était pas aux accès de rage ni aux attaques irréfléchies. Il n'avait jamais éprouvé pour Faustine qu'un désir où n'entrait pas le moindre amour, et, à l'instant où tout annonçait la tempête proche et la bourrasque du dénouement, il n'obéirait pas à une crise de folie orgueilleuse qui risquait de tout compromettre. Les faits, dont quelques-uns commençaient à se classer dans son esprit, malgré leur enchevêtrement, pourraient s'embrouiller de nouveau s'il intervenait à l'improviste.

      Et puis, surtout, l'image de la Cagliostro se dressait devant lui. Le père et le fils dressés l'un contre l'autre, se battant pour la même créature, quelle victoire remporterait la morte ! Avec quelle rigueur exécrable s'accomplirait la vengeance qu'elle avait confiée au destin !

      Raoul rentra chez lui. Il ferma la barrière et mit en place un dispositif dont il ne se servait jamais et qui actionnait un timbre électrique quand la barrière était ouverte.

      Une demi-heure plus tard, le timbre retentit. Félicien était de retour. Raoul s'endormit.

      Il passa toute la matinée à maugréer contre Félicien, qu'il détestait de plus en plus. A ce moment, au travers de toutes les contradictions et les invraisemblances, il inclinait à admettre comme certaine la complicité de Rolande et de Jérôme. Les projets des deux fiancés devaient s'étayer sur cette histoire, si mal définie, de l'héritage Dugrival. Il fit une courte promenade, déjeuna et résolut de filer jusqu'à Caen pour s'enquérir, prendre des informations sur Georges Dugrival, peut-être pour le rencontrer, en tout cas pour pratiquer chez lui, la nuit prochaine, une intéressante visite domiciliaire.

      Mais, comme il se disposait à monter en auto, la sonnerie du téléphone le rappela au Clair-Logis. Jérôme Helmas le suppliait de venir, de toute urgence, sans perdre une minute. Le jeune homme semblait désespéré.

      Deux minutes plus tard, Raoul arrivait. Jérôme attendait sur le seuil, avec le domestique, et aussitôt, balbutia, d'une voix qui suffoquait :

      – Enlevée !...

      – Qui ?

      – Rolande. Enlevée par ce misérable.

      – Ce misérable ?

      – Félicien Charles.

      – Allons donc ! protesta Raoul, qui voyait encore Félicien dans les bras de Faustine. Rolande aurait consenti ?

      – Vous êtes fou ! s'écria Jérôme, indigné. Enlevée de force ! En auto ! Je vous expliquerai... J'ai pensé tout de suite qu'il n'y avait que vous qui pouviez...

      Il sauta sur le siège.

      – Mais, quelle route ? demanda Raoul.

      – Du côté de Saint-Germain. N'est-ce pas, Edouard ? Vous les avez vus ?

      – Oui. Saint-Germain, affirma le domestique.

      Déjà l'auto de Raoul démarrait.

      A trois cents mètres, ils virèrent sur la route nationale, à droite, et franchirent la Seine. La route n°190, c'était la direction de Rouen, de la Normandie...

      Jérôme mâchonnait, hors de lui :

      – Elle ne se doutait de rien... Moi non plus... Il avait ramené de Paris une auto qu'il voulait acheter, soi-disant. Il profita de ce que j'étais dans le jardin pour lui proposer d'essayer la voiture... Elle s'y installa. Mais, comme il mettait le moteur en marche, elle voulut sans doute descendre et il dut l'en empêcher, car elle poussa des cris qu'Edouard entendit, ainsi que moi. Lorsque Edouard sortit, la voiture était déjà loin.

      – Quelle sorte de voiture ?

      – Un cabriolet.

      – Aucun genre spécial ?

      – Une caisse jaune clair.

      – Combien d'avance ?

      – Dix minutes au plus.

      – On les aura. Félicien conduit mal.

      Raoul s'engageait dans la côte de Saint-Germain. Mais, subitement, il obliqua du côté de Versailles.

      – Dix à douze kilomètres de ligne droite. On va gazer.

      – Mais pourquoi changer ?

      – Une idée !... Félicien a été élevé dans le Poitou. Puisque nous n'avons aucune indication précise, il faut diminuer les risques d'erreur et supposer qu'il se réfugie dans une région qu'il connaît. La route nationale n°10 doit être la bonne.

      – Si vous vous trompiez ?

      – Tant pis.

      Ils traversèrent en trombe la place d'Armes, à Versailles, et roulèrent jusqu'à Saint-Cyr et Trappes.

      – Nous devrions déjà voir le cabriolet jaune. Il faut que Félicien marche à toute allure.

      – Mais, vous êtes certain ?...

      – Oh ! absolument certain. Nous faisons du cent dix à l'heure. A ce train-là, nous sommes sûrs de le rattraper avant Rambouillet...

      Il était heureux de sa victoire immédiate. Quelle revanche contre ce damné Félicien que rien ne pouvait sauver de la défaite et du ridicule !

      – Vous êtes sûr ? Vous êtes sûr ? objecta Jérôme. Et si vous aviez choisi la mauvaise route ?

      – Impossible... Tenez, n'est-ce pas eux, là-bas... qui s'engagent dans la forêt ?

      – Oui ! oui ! s'écria Jérôme.

      Et, s'exaltant soudain, il lâcha des injures :

      – Le misérable ! Je savais bien qu'il l'aimait... Je l'ai dit vingt fois à Rolande... Il l'a toujours aimée... Dès le début, il tournait autour d'elle. Du temps même de cette pauvre Elisabeth... C'est elle qui l'a remarqué. Il l'aime, je vous le dis, monsieur... Ah ! le cabotin... Il s'en cache, il affecte de s'occuper de Faustine, mais je sentais sa haine contre moi... sa jalousie féroce. Quand elle lui a annoncé son mariage, il avait beau crâner, il tremblait de colère. Il l'aime... Il l'aime et il l'emporte... Ah ! s'il échappait... Voyez-vous qu'il échappe et que Rolande ne puisse se sauver de lui. Ah ! l'horreur !... Mais marchez donc ! On n'avance pas...

      Au fond de lui, Raoul éprouvait une satisfaction confuse dont il se rendait compte et qu'il savourait. Vraiment, ce Félicien avait parfois de l'allure. Au milieu des angoisses, traqué par la police, de quoi s'occupait-il ? De conquérir Faustine et d'enlever Rolande ! Au lieu de se défendre ou se garder contre le danger, il demeurait en pleine bataille et même prenait l'offensive, quoi qu'il pût advenir. Le gredin, quelle audace !

      A Rambouillet, la longue rue pavée et tortueuse les força à ralentir, d'autant plus que deux voies s'offraient pour Chartres et Tours.

      – Prenons au hasard, dit Raoul.

      Jérôme s'effarait, ayant perdu tout contrôle sur lui.

      – Le lâche ! J'avais bien dit à Rolande de se méfier ! Un sournois... un hypocrite... Sans compter tout le reste... Oui, tout le reste... Moi, j'ai mon idée sur toutes ces histoires de l'Orangerie... Ah ! si je pouvais le tenir !

      Il tendait les poings en avant. Raoul pensa qu'il était haut, solide, bien bâti, très sportif et qu'il écraserait aisément Félicien, plus mince et moins solide d'aspect. Mais rien n'eût empêché Raoul de pousser à fond et d'atteindre le fugitif dont sa rancune exigeait la défaite.

      Et, soudain, après un tournant, la voiture jaune apparut, trois ou quatre cents mètres plus loin. L'auto de Raoul sembla doubler de vitesse en une seconde, comme un cheval de course aux dernières foulées. Aucun obstacle, aucune distance ne pouvait faire désormais que le ravisseur ne fût capturé.

      Il n'y eut même pas de progression dans le rapprochement. L'intervalle s'abolit en quelque sorte d'un coup. Et il arriva que, subitement, la voiture de Raoul se trouva placée devant l'autre, qu'elle la contraignit à ralentir au risque de tout casser, et qu'elle l'immobilisa, en l'espace de cinquante mètres, sur le bord de la route.

      En avant, en arrière, personne.

      – A nous deux ! cria Jérôme Helmas en sautant à terre.

      Déjà, Félicien surgissait, par la portière également. Au milieu de la chaussée, Rolande était descendue, toute chancelante.

      Jérôme, qui courait d'abord au combat, se mit à marcher pesamment, comme un boxeur qui prépare une attaque.

      Félicien ne bougeait pas.

      La jeune fille voulut se jeter entre eux. Raoul d'Averny s'interposa et la saisit aux épaules.

      – Restez là.

      Elle voulut se dégager.

      – Mais non ! Ils vont se battre.

      – Et après ?

      – Je ne veux pas... Il va le tuer...

      – Soyez tranquille... Je veux savoir...

      – C'est abominable... Laissez-moi...

      – Non, dit Raoul, je veux savoir s'il aura peur...

      Rolande se tordait dans ses bras, mais il tenait bon, et il observait Félicien avec avidité.

      Félicien n'avait pas peur. Chose étrange même, on eût dit qu'il souriait. Un sourire provocant, narquois, plein de mépris et de sécurité. Etait-ce possible ?

      A deux mètres de lui, Jérôme Helmas s'arrêta, et gronda, par deux fois :

      – Décampe... Décampe... Sinon...

      L'autre haussa les épaules. Son sourire s'accentua. Il ne se mit même pas sur la défensive.

      Un pas encore, et un pas. De tout l'élan de son corps puissant, Jérôme se fendit, tout en jetant son poing vers le visage qui s'offrait.

      Félicien fit un mouvement de tête et s'effaça pour éviter le choc.

      Jérôme fut projeté, se retourna et proféra :

      – Ne bougez pas, Rolande, l'affaire est réglée.

      Et une séance de boxe commença, ardente et furieuse. Félicien s'était arc-bouté sur ses jambes et ne reculait pas d'une ligne. Après un premier engagement, Jérôme dut sentir qu'il n'obtiendrait pas de décision par cette façon et il se rua sur son adversaire, le saisit à bras-le-corps et l'étreignit de toutes ses forces, usant de son poids pour le renverser.

      Félicien résista un moment, plié en arrière, les reins presque rompus. Puis il céda et se laissa tomber, entraînant sur lui Jérôme Helmas.

      La jeune fille se débattait toujours et criait. Raoul lui ferma la bouche.

      – Taisez-vous... il n'y a rien à craindre... Si l'un d'eux sortait une arme quelconque, je suis là. Je réponds de tout.

      – C'est odieux, bégaya-t-elle.

      – Non... il faut que la querelle soit vidée... Il le faut...

      Elle ne tarda pas à l'être. Les deux lutteurs roulèrent sur le sol et sur l'herbe poussiéreuse. Félicien donnait des signes de faiblesse. Le dénouement était proche. Mais il fut tout le contraire de ce qu'on pouvait attendre. Félicien se releva et brossa ses vêtements de la paume de sa main, tandis que Jérôme gémissait et demeurait inerte.

      – Bigre, ricana Raoul, c'est rudement bien joué.

      Il se hâta vers le vaincu, se pencha, et constata qu'il n'avait rien qu'une douleur au bras.

      – Dans deux minutes, vous êtes debout, lui ditil, mais je vous conseille d'en rester là... avec un pareil bougre !

      Félicien s'éloignait lentement. Son visage n'exprimait ni émotion, ni plaisir, et l'on n'aurait pas cru qu'il venait de terrasser l'homme qui semblait être son rival abhorré. Il passa près de Rolande sans qu'elle lui fît un reproche et sans qu'il lui adressât la parole...

      Rolande, délivrée de l'étreinte de Raoul, paraissait anxieuse et indécise. Elle regarda les deux hommes. Elle regarda Raoul et observa les alentours.

      Non loin, sur la route, une auto arrivait, lentement. C'était un taxi vide qui retournait à Rambouillet. Elle héla le chauffeur, s'entendit avec lui et monta.

      Jérôme, qui s'était relevé, fit un signe et monta près d'elle. Le taxi démarra.

      Félicien n'eut même pas l'air d'enregistrer l'incident. Comme il se disposait à reprendre place dans sa voiture, Raoul l'apostropha :

      – Tous mes compliments. Un joli coup de jiujitsu... classique d'ailleurs... mais, si bien exécuté... la torsion du bras... Où diable avezvous appris cela ? Et quelle maîtrise de boxeur ! Encore une fois, je vous félicite, étant donné surtout l'avantage de taille et de masse que possédait Jérôme.

      Félicien eut un geste d'indifférence et ouvrit la portière. Mais Raoul le retint.

      – Vous m'étonnez toujours, Félicien. Quel drôle de caractère ! Vous aimez assez Rolande pour perdre la tête et pour l'enlever, et puis voilà que vous l'abandonnez à votre adversaire sans plus vous soucier d'elle.

      L'autre murmura :

      – Ils sont fiancés.

      – Eh bien ! justement, on lutte jusqu'au bout, quand on a l'avantage.

      Félicien fit face à Raoul et lui dit, d'une voix polie, mais très nette :

      – J'aurais lutté jusqu'au bout, et j'aurais peut-être gagné la partie, si vous n'aviez pas pris fait et cause pour Jérôme. Vous aussi, monsieur, vous les considérez comme fiancés, et pour vous, je n'ai été que l'intrus... que l'on poursuit comme un voleur. Maintenant, il n'y a plus qu'à laisser aller les choses... Advienne que pourra !...

      Paroles énigmatiques, comme l'étaient tous les actes des trois jeunes gens, comme l'était l'attitude de Rolande. Tandis que Félicien s'en allait, Raoul réfléchit longtemps, des faits nouveaux s'enchaînaient à ceux dont il avait découvert la signification secrète, les confirmant ou les modifiant. D'autres suppositions nouvelles prenaient corps dans son esprit. La vérité devenait plus consistante, et plus logique. Rien de plus exaltant que ce déchirement des brumes !

      Au lieu de revenir à Paris, il continua sa route, en obliquant vers le nord-ouest. Il se sentait allègre et ne pouvait s'empêcher de rire par instants et de monologuer gaiement à mi-voix :

      « – Alors, quoi ! un sportif ? un athlète complet ? Sous ces formes d'architecte uniquement soucieux de son travail, il y a donc des muscles, des nerfs, une volonté, du courage, de l'audace ? Mais il est charmant, ce jeune homme ! Avec quelques leçons personnelles de jiu-jitsu, de boxe et de savate, j'en ferais un monsieur tout à fait honorable. Dis donc, mon vieux Lupin, en tant que fils, il ne serait pas si mal que tu le croyais ! Faudra voir ça, mon vieux Lupin. »

      Raoul força l'allure. La vie s'éclairait. Décidément, les actions du jeune Félicien remontaient.

      Nonancourt... Evreux... Lisieux... Vers huit heures, Raoul descendait dans un grand hôtel de Caen, faisait retirer du coffre de sa voiture une valise toujours prête, et dînait.

      Le soir même, il commençait son enquête sur Georges Dugrival, l'ancien ami de Mme Gaverel, et le père supposé d'Elisabeth Gaverel.

      On était au dimanche 12 septembre. Le samedi suivant, Rolande épouserait Jérôme Helmas.




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