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La comtesse de Cagliostro

Maurice Leblanc
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XIV – L'INFERNALE CRÉATURE

– Qu'on jette l'ancre, chuchota Joséphine Balsamo, et qu'on amène la barque par ici.

      Il traînait sur la mer une brume lourde qui, s'ajoutant à l'obscurité de la nuit, empêchait qu'on discernât même les lumières d'Etretat. Le phare d'Antifer ne trouait d'aucune lueur le nuage impénétrable où le yacht du prince Lavorneff naviguait à tâtons.

      – Qu'est-ce qui te prouve qu'on est en vue des côtes ? objecta Léonard.

      – Mon désir qu'on y soit, prononça la Cagliostro.

      Il s'irrita.

      – C'est de la folie, cette expédition, de la pure folie ! Comment ! Voilà quinze jours que nous avons réussi et que, grâce à toi, je le reconnais, nous avons remporté la victoire la plus extraordinaire. Toute la masse des pierres précieuses est enfermée dans un coffre, à Londres. Tout danger a disparu. Cagliostro, Pellegrini, Balsamo, marquise de Belmonte, tout cela est au fond de l'eau par suite de ce naufrage du Ver-Luisant que tu as eu l'idée admirable d'organiser, et auquel tu as présidé avec tant d'énergie. Vingt témoins ont vu de la côte l'explosion. Pour tout le monde, tu es morte, cent fois morte, et moi aussi, et tous tes complices. Si l'on arrivait à mettre debout l'histoire du trésor des moines on arriverait par là même à constater qu'il a coulé au fond de l'eau avec le Ver-Luisant, à un endroit impossible à définir, à déterminer exactement, et que les pierres se sont répandues dans la mer. Et de ce naufrage et de cette mort, crois bien que la justice est enchantée, et qu'elle n'y regardera pas de trop près, tellement on la presse, en haut lieu, d'étouffer l'affaire Beaumagnan-Cagliostro.

      « Donc, tout va bien. Tu es maîtresse des événements et victorieuse de tous tes ennemis. Et c'est le moment où la prudence la plus élémentaire nous ordonne de quitter la France et de filer aussi loin que possible de l'Europe, c'est ce moment-là que tu choisis pour revenir au lieu même qui t'a porté malheur, et pour affronter le seul adversaire qui te reste. Et quel adversaire, Josine ! Une sorte de génie si exceptionnel que, sans lui, tu n'aurais jamais découvert le trésor. Avoue que c'est de la folie. »

      Elle murmura :

      – L'amour est une folie.

      – Alors, renonce.

      – Je ne peux pas, je ne peux pas. Je l'aime.

      Elle avait appuyé ses coudes sur le bastingage et, la tête entre ses mains, elle chuchotait avec désespoir :

      – J'aime... c'est la première fois... Les autres hommes, ça ne compte pas... Tandis que Raoul... Ah ! je ne veux pas parler de lui... C'est par lui que j'ai connu la seule joie de ma vie... mais aussi ma plus grande peine... Avant lui, j'ignorais le bonheur... mais aussi la douleur... et puis... et puis le bonheur est fini... et il n'y a plus que ma souffrance... Elle est horrible, Léonard... L'idée qu'il va se marier... qu'une autre vivra de sa vie... et qu'un enfant va naître de leur amour... non, c'est au-dessus de mes forces. Tout plutôt que cela !... J'aime mieux tout risquer, Léonard. J'aime mieux mourir.

      Il dit à voix basse :

      – Ma pauvre Josine...

      Ils se turent assez longtemps, elle, toujours courbée et défaillante.

      Puis, comme la barque approchait, elle se redressa et, tout à coup impérieuse et dure :

      – Mais je ne risque rien, Léonard... pas plus de mourir que d'échouer.

      – Enfin quoi ! Que veux-tu faire ?

      – L'enlever.

      – Oh ! oh ! tu espères...

      – Tout est prêt. Les moindres détails sont réglés.

      – Comment ?

      – Par l'intermédiaire de Dominique.

      – Dominique ?

      – Oui, dès le premier jour, avant même que Raoul arrivât à la Haie d'Etigues, Dominique s'y faisait engager comme palefrenier.

      – Mais Raoul le connaît...

      – Raoul l'a peut-être aperçu une fois ou deux, mais tu sais à quel point Dominique est habile pour se grimer. Il est absolument impossible qu'on le distingue parmi tout le personnel du château et des écuries. Donc, Dominique m'a tenue au courant jour par jour et s'est conformé à mes instructions. Je sais les heures où Raoul se lève et se couche, comment il vit, et tout ce qu'il fait. Je sais qu'il n'a pas encore revu Clarisse, mais qu'on est en train de réunir les papiers nécessaires au mariage.

      – Se méfie-t-il ?

      – De moi, non. Dominique a entendu les bribes d'une conversation que Raoul a eue avec Godefroy d'Etigues le jour où il s'est présenté au château. Ma mort ne faisait pas de doute pour eux. Mais Raoul n'en voulait pas moins que l'on prît contre moi, morte, toutes les précautions possibles. Donc, il observe, il guette, il monte la garde autour du château, il interroge les paysans.

      – Et Dominique te laisse quand même venir ?

      – Oui, mais durant une heure seulement. Un coup de main hardi, rapide, la nuit, et aussitôt la fuite.

      – Et c'est ce soir ?

      – Ce soir de dix à onze. Raoul occupe un pavillon de garde, isolé, non loin de la vieille tour où Beaumagnan m'avait fait conduire. Ce pavillon, à cheval sur le mur d'enceinte, n'a du côté de la campagne qu'une fenêtre au rez-de-chaussée, et pas de porte. Pour y pénétrer, si les volets sont clos, il faut franchir le grand portail du verger et rejoindre la façade intérieure. Les deux clefs seront, ce soir, sous une grosse pierre, près du portail. Raoul étant couché, on le roulera dans son matelas et dans ses couvertures qui sont larges, et on l'emportera jusqu'ici. A l'instant même, départ.

      – C'est tout ?

      Joséphine Balsamo hésita, puis répondit nettement :

      – C'est tout.

      – Mais Dominique ?

      – Il partira avec nous.

      – Tu ne lui as pas donné d'ordre spécial ?

      – A quel propos ?

      – A propos de Clarisse ? Tu la hais, cette petite. Alors, je crains bien que tu n'aies chargé Dominique de quelque besogne...

      Josine hésita de nouveau avant de répondre :

      – Cela ne te regarde pas.

      – Cependant...

      La barque glissait au flanc du bateau. Josine déclara, d'un ton de plaisanterie :

      – Ecoute, Léonard, depuis que je t'ai créé prince Lavorneff et doté d'un yacht splendidement aménagé, tu deviens tout à fait indiscret. Ne sortons pas de nos conventions, veux-tu ? Moi, je commande, et, toi, tu obéis. Tout au plus as-tu droit à quelques explications. Je te les ai données. Fais comme si elles te suffisaient.

      – Elles me suffisent, dit Léonard, et je reconnais que ton affaire est fort bien combinée.

      – Tant mieux. Descendons.

      Elle descendit la première dans la barque et s'installa.

      Léonard et quatre de leurs complices l'accompagnèrent. D'eux d'entre eux saisirent les rames, tandis qu'elle se mettait à l'arrière et donnait ses ordres, aussi bas que possible.

      – Nous doublons la porte d'Amont, dit-elle au bout d'un quart d'heure, bien que ses acolytes eussent l'impression d'avancer comme des aveugles.

      Elle signalait à temps les roches à fleur d'eau et redressait la direction d'après des points de repère invisibles pour les autres. Seul le grincement des galets sous la quille les avertit qu'on abordait.

      Ils la prirent dans leurs bras et la portèrent jusqu'au rivage où ils tirèrent ensuite l'embarcation.

      – Tu es bien certaine, souffla Léonard, que nous ne rencontrerons pas de douaniers ?

      – Certes. Le dernier télégramme de Dominique est catégorique.

      – Il ne vient pas au-devant de nous ?

      – Non, Je lui ai écrit de rester au château, parmi les gens du baron. A onze heures, il nous rejoindra.

      – Où ?

      – Près du pavillon de Raoul. Assez parlé.

      Tous ils s'engouffrèrent dans l'escalier du Curé et montèrent silencieusement.

      Bien qu'ils fussent au nombre de six, nul bruit, depuis la première minute jusqu'à la dernière, n'eût signalé leur ascension à l'oreille la plus attentive.

      En haut la brume flottait plus légère, et se déplaçait avec des intervalles et des déchirures qui permettaient de voir le scintillement de quelques étoiles. Ainsi la Cagliostro put-elle désigner le château d'Etigues dont brillaient les fenêtres de la façade. L'église de Bénouville sonna dix heures.

      Josine frissonna.

      – Oh ! le tintement de cette cloche !... Je le reconnais... Dix coups comme l'autre fois... Dix coups ! Un par un, je les comptais en allant vers la mort.

      – Tu t'es bien vengée, fit Léonard.

      – De Beaumagnan, oui, mais des autres ?...

      – Des autres aussi. Les deux cousins sont à moitié fous.

      – C'est vrai, dit-elle. Mais je ne me sentirai tout à fait vengée que dans une heure.

      Alors, ce sera le repos.

      Ils attendirent un retour du brouillard afin qu'aucune de leurs silhouettes ne se détachât sur la plaine nue qu'il leur fallait traverser. Puis Joséphine Balsamo s'engagea dans le sentier par où l'avaient menée Godefroy et ses amis, et les autres la suivirent en file indienne, sans prononcer une seule parole. Les moissons avaient été coupées. De grosses meules arrondissaient le dos çà et là.

      Au voisinage du domaine, le sentier se creusait, bordé de ronces entre lesquelles ils marchèrent avec des précautions croissantes.

      La haute silhouette des murs se dressa. Quelques pas encore et le pavillon de garde, qui s'y trouvait encastré, apparut sur la droite.

      D'un geste, la Cagliostro barra le chemin.

      – Attendez-moi.

      – Je te suis ? demanda Léonard.

      – Non. Je reviens vous chercher et nous entrerons ensemble par le portail du verger qui est à l'opposé sur la gauche.

      Elle s'avança donc seule, en posant chacun de ses pieds si lentement que nulle pierre ne pouvait rouler sous ses bottines, nulle plante se froisser au contact de sa jupe. Le pavillon grandissait. Elle y parvint.

      Elle toucha de la main les volets clos. La fermeture ne tenait pas, truquée par Dominique. Joséphine Balsamo écarta les battants de façon qu'une fissure se produisit. Un peu de clarté filtra.

      Elle colla son front et vit l'intérieur d'une chambre avec une alcôve qu'un lit remplissait.

      Raoul y était couché. Une lampe à toupie de cristal, surmontée d'un abat-jour de carton, couvrait d'un disque éclatant son visage, ses épaules, le livre qu'il lisait, et ses vêtements pliés sur une chaise voisine. Il avait un air extrêmement jeune, un air d'enfant qui apprend un devoir avec attention, mais qui lutte contre le sommeil. Plusieurs fois, sa tête pencha. Il se réveillait, se forçait à lire et, de nouveau, s'endormait.

      A la fin, fermant son livre, il éteignit la lampe.

      Ayant vu ce qu'elle voulait voir, Joséphine Balsamo quitta son poste et retourna près de ses complices. Elle leur avait déjà donné ses instructions, mais, par prudence, elle recommença et, durant dix minutes, insista :

      – Surtout, pas de brutalité inutile. Tu entends, Léonard ?... Comme il n'a rien à sa portée pour se défendre, vous n'aurez pas besoin de vous servir de vos armes. Vous êtes cinq, cela suffit.

      – S'il résiste ? fit Léonard.

      – C'est à vous d'agir de telle manière qu'il ne puisse pas résister.

      Elle connaissait si bien les lieux par les croquis que lui avait envoyés Dominique qu'elle marcha sans hésitation jusqu'à l'entrée principale du verger. Les clefs se trouvèrent à l'endroit convenu. Elle ouvrit et se dirigea vers la façade intérieure du pavillon.

      La porte fut ouverte aisément. Elle entra, suivie de ses complices. Un vestibule dallé les conduisit au seuil de la chambre à coucher, dont elle poussa la porte avec une lenteur infinie.

      C'était le moment décisif. Si l'attention de Raoul n'avait pas été mise en éveil, s'il dormait encore, le plan de Joséphine Balsamo se trouvait réalisé. Elle écouta. Rien ne bougeait.

      Alors elle s'effaça pour livrer passage aux cinq hommes, et, d'un coup, lâcha sa meute, en lançant sur le lit, le jet d'une lampe de poche.

      L'assaut fut si rapide que le dormeur ne dut se réveiller que lorsque toute résistance était vaine.

      Les hommes l'avaient roulé dans ses couvertures et rabattaient sur lui les deux côtés du matelas, formant comme un long paquet de linge qu'ils ficelèrent en un tournemain. La scène ne dura certes pas une minute. Il n'y eut pas un cri. Aucun meuble n'avait été dérangé.

      Une fois de plus la Cagliostro triomphait.

      – Bien, dit-elle, avec un émoi qui décelait l'importance qu'elle attachait à ce triomphe... Bien... Nous le tenons... et cette fois toutes les précautions seront prises.

      – Que devrons-nous faire ? demanda Léonard.

      – Qu'on le porte sur le bateau.

      – S'il appelle au secours ?

      – Un bâillon. Mais il se taira... Allez.

      Léonard s'approcha d'elle, tandis que ses acolytes chargeaient le captif.

      – Tu ne viens donc pas avec nous ?

      – Non.

      – Pourquoi ?

      – Je te l'ai dit, j'attends Dominique.

      Elle ralluma la lampe et enleva l'abat-jour.

      – Comme tu es pâle ! lui dit Léonard à voix basse.

      – Peut-être, fit-elle.

      – C'est à cause de la petite, n'est-ce pas ?

      – Oui.

      – Dominique agit en ce moment ? Qui sait ! il serait encore temps d'empêcher...

      – Même s'il en était encore temps, dit-elle, ma volonté ne changerait pas. Ce qui doit être sera. D'ailleurs, c'est chose faite. Va-t'en.

      – Pourquoi nous en aller avant toi ?

      – Le seul péril vient de Raoul. Une fois Raoul en sûreté, dans le bateau, plus rien à craindre. File, et laisse-moi.

      Elle leur ouvrit la fenêtre, qu'ils enjambèrent et par laquelle ils passèrent le prisonnier.

      Elle attira les volets, puis ferma la fenêtre.

      Après un instant, l'église sonna. Elle compta les onze coups. Au onzième, elle gagna l'autre façade sur le verger, et prêta l'oreille. Il y eut un léger sifflement, à quoi elle répondit en tapant du pied sur la dalle du vestibule.

      Dominique accourut. Ils rentrèrent dans la chambre, et, tout de suite, avant même qu'elle eût posé la question redoutable, il murmura :

      – C'est fait.

      – Ah ! dit-elle faiblement, si troublée qu'elle chancela et s'assit.

      Ils se turent longtemps. Dominique reprit :

      – Elle n'a pas souffert.

      – Elle n'a pas souffert ? répéta-t-elle.

      – Non, elle dormait.

      – Et tu es bien sûr ?...

      – Qu'elle est morte ? Parbleu ! J'ai frappé au cœur, à trois reprises. Ensuite j'ai eu le courage de rester... pour voir... Mais ce n'était pas la peine... elle ne respirait plus... les mains devenaient toutes froides.

      – Et si on s'en aperçoit ?

      – Pas possible. On n'entre dans sa chambre qu'au matin. Alors, seulement... on verra.

      Ils n'osaient pas se regarder. Dominique tendit la main. De son corsage, elle sortit dix billets de banque qu'elle lui remit.

      – Merci, dit-il. Mais ce serait à recommencer que je refuserais. Que dois-je faire ?

      – T'en aller. En courant, tu rattraperas les autres avant qu'ils aient rejoint la barque.

      – Ils sont avec Raoul d'Andrésy ?

      – Oui.

      – Tant mieux, il m'en a donné du mal, celui-là, depuis quinze jours ! Il se méfiait. Ah !... un mot encore... les pierres précieuses ?

      – On les a.

      – Plus de danger ?

      – Elles sont dans le coffre d'une banque, à Londres.

      – Il y en a beaucoup ?

      – Une valise pleine.

      – Bigre ! Plus de cent mille francs pour moi, hein ?

      – Davantage. Mais dépêche-toi... A moins que tu n'aimes mieux m'attendre...

      – Non, non, dit-il vivement. J'ai hâte d'être loin... le plus loin possible... Mais vous ?...

      – Je cherche s'il n'y a pas ici des papiers dangereux pour nous et je vous rejoins.

      Il s'en alla. Aussitôt elle fouilla dans les tiroirs de la table et d'un petit secrétaire et, ne trouvant rien, explora les poches des vêtements pliés au chevet du lit.

      Le portefeuille surtout attira son attention. Il contenait de l'argent, des cartes de visite, et une photographie.

      C'était celle de Clarisse d'Etigues.

      Joséphine Balsamo la contempla longuement, avec une expression où il n'y avait pas de haine, mais qui était dure et qui ne pardonnait pas.

      Ensuite, elle demeura immobile, en une de ces attitudes absorbées, où ses yeux se fixaient sur on ne sait quel spectacle douloureux, tandis que les lèvres conservaient leur doux sourire.

      Il y avait une glace en face d'elle où son image se reflétait. Elle s'y regarda en posant ses deux coudes sur le marbre de la cheminée. Son sourire s'accentua, comme si elle eût eu conscience de sa beauté et s'en fût réjouie. Elle portait un capuchon de bure marron qu'elle rabattit sur ses épaules et elle avança sur son front le voile impalpable qui ne quittait jamais ses cheveux, et qu'elle arrangeait comme la Vierge de Bernardino Luini.

      Elle se regarda ainsi, durant quelques minutes. Puis elle retomba dans sa rêverie. Et le quart après onze heures sonna. Elle ne remuait plus. On eût dit qu'elle dormait, qu'elle dormait avec des yeux grands ouverts et immobiles.

      A la longue, cependant, ils prirent, ces yeux, une expression moins vague, qui se fixait peu à peu. Il en est de même dans certains songes où toutes les idées, tumultueuses et incohérentes, se transforment en une idée de plus en plus précise, en une image de plus en plus exacte. Quelle était cette image déconcertante qu'il lui semblait apercevoir, et à laquelle vainement elle essayait de s'habituer ? Cela provenait de l'alcôve où s'enfermait le lit, et que les rideaux d'étoffe garnissaient tout autour. Or, derrière ces rideaux, il devait y avoir un espace libre, un couloir de dégagement, car on eût vraiment dit qu'une main les agitait.

      Et cette main prenait des contours de plus en plus réels. Un bras la suivit, et, au-dessus de ce bras, bientôt surgit une tête.

      Joséphine Balsamo, accoutumée aux séances spirites où l'ombre dessine des fantômes, donna un nom à celui que son imagination terrifiée faisait sortir des ténèbres. Celui-là était vêtu de blanc, et elle ne savait si la contraction de sa bouche était un sourire affectueux ou un rictus de colère.

      Elle balbutia :

      – Raoul... Raoul... Que me veux-tu ?

      Le fantôme écarta l'un des rideaux et longea le lit.

      Josine baissa les paupières en gémissant, puis les releva aussitôt. L'hallucination continuait, et l'être s'approchait avec des mouvements qui dérangeaient les choses et qui troublaient le silence. Elle voulut fuir. Mais tout de suite elle sentit sur son épaule l'étreinte d'une main qui n'était certes pas celle d'un fantôme. Et une voix joyeuse s'exclama :

      – Dis donc, ma bonne Joséphine, si j'ai un conseil à te donner, c'est de demander au prince Lavorneff de t'offrir une petite croisière de repos. Tu en as besoin, ma bonne Joséphine. Comment ! Tu me prends pour un fantôme, moi, Raoul d'Andrésy ! J'ai beau être en chemise de nuit et en caleçon, je ne suis cependant pas un inconnu pour toi.

      Tandis qu'il enfilait son costume et qu'il renouait sa cravate, elle répétait :

      – Toi ! Toi !...

      – Mon Dieu, oui, moi !

      Et, s'asseyant à ses côtés, vivement il lui dit :

      – Surtout, chère amie, ne gronde pas le prince Lavorneff, et ne crois pas qu'il m'ait laissé échapper une fois encore. Mais non, mais non, ce qu'ils ont emporté, ses amis et lui, c'est tout simplement un matelas et un mannequin de son, le tout roulé dans des couvertures. Quant à moi, je n'ai pas quitté cette ruelle où je m'étais réfugié, dès que tu avais abandonné ton poste derrière les volets.

      Joséphine Balsamo demeurait inerte et aussi incapable de faire un geste que si on l'avait rouée de coups.

      – Fichtre ! dit-il, tu n'es pas dans ton assiette. Veux-tu un petit verre de liqueur pour te remonter ? Je t'avoue d'ailleurs, Joséphine, que je comprends ton effondrement et je ne voudrais pas être à ta place. Tous les petits camarades partis... pas de secours possible avant une heure... et en face de toi, dans une chambre close, le dénommé Raoul. Il y a de quoi voir les choses en noir ! Infortunée Joséphine... Quelle culbute !

      Il se baissa et ramassa la photographie de Clarisse.

      – Comme elle est jolie, ma fiancée, n'est-ce pas ? J'ai remarqué avec plaisir que tu l'admirais tout à l'heure. Tu sais qu'on se marie dans quelques jours ?

      La Cagliostro murmura :

      – Elle est morte.

      – En effet, dit-il, j'ai entendu parler de cela. Le petit jeune homme de tout à l'heure l'a frappée dans son lit, n'est-ce pas ?

      – Oui.

      – Un coup de poignard ?

      – Trois coups de poignard, en plein cœur, dit-elle.

      – Oh ! un seul suffisait, observa Raoul.

      Elle répéta lentement, comme en elle-même.

      – Elle est morte, elle est morte.

      Il ricana.

      – Que veux-tu ? Cela arrive tous les jours. Et ce n'est pas pour si peu que je vais changer mes projets. Morte ou vivante, je l'épouse. On s'arrangera comme on pourra... Tu t'es bien arrangée, toi.

      – Que veux-tu dire ? demanda Joséphine Balsamo, qui commençait à s'inquiéter de ce persiflage.

      – Oui, n'est-ce pas ? le baron t'a noyée une première fois. Une seconde fois tu as sauté avec ton bateau, le Ver-Luisant. Eh bien ! cela ne t'empêche pas d'être ici. De même ce n'est pas une raison parce que Clarisse a reçu trois coups de poignard dans le cœur pour que je ne l'épouse pas. D'abord es-tu bien sûre de ce que tu avances ?

      – C'est un de mes hommes qui a frappé.

      – Ou du moins qui t'a dit avoir frappé.

      Elle l'observa.

      – Pourquoi aurait-il menti ?

      – Dame ! pour toucher les dix billets de mille que tu lui as remis.

      – Dominique est incapable de me trahir. Pour cent mille francs, il ne me trahirait pas. En outre il sait bien que je vais le retrouver. Il m'attend avec les autres.

      – Es-tu bien sûre qu'il t'attende, Josine ?

      Elle tressaillit. Elle avait l'impression de se débattre dans un cercle de plus en plus étroit.

      Raoul hocha la tête.

      – C'est curieux comme nous avons fait, toi et moi, des boulettes vis-à-vis l'un de l'autre. Ainsi toi, ma bonne Joséphine, faut-il que tu sois naïve pour croire que j'aie pu couper une minute dans l'explosion du Ver-Luisant, dans le naufrage Pellegrini-Cagliostro, et dans les bourdes racontées par le prince Lavorneff ! Comment n'as-tu pas deviné qu'un garçon qui n'est pas un imbécile, que tu as formé à ton école – et quelle école, Vierge Marie ! – lirait dans ton jeu comme dans une Bible ouverte.

      « Trop commode, en vérité, le naufrage ! On est chargé de crimes, on a les mains rouges de sang, la police court après vous. Alors on fait couler un vieux bateau, et tout le passé de crimes, le trésor volé, les richesses, tout cela fait naufrage. On passe pour mort. On fait peau neuve. Et on recommence un peu plus loin sous un autre nom, à tuer, à torturer et à se tremper les mains dans le sang. A d'autres, ma vieille ! Pour moi, quand j'ai lu ton naufrage, je me suis dit :

      « Ouvrons l'œil, et le bon ! Et je suis venu ici ! »

      Après un silence, Raoul reprit :

      – Voyons, Joséphine, mais ta visite était inévitable ! Et fatalement tu devais la préparer à l'aide de quelque complice. Fatalement le yacht du prince Lavorneff devait voguer un soir par ici ! Fatalement tu devais escalader l'échelle de perroquet par où l'on t'avait descendue sur un brancard ! Alors, quoi ! j'ai pris mes précautions, et mon premier soin fut de regarder, autour de moi, s'il n'y avait pas quelque figure de connaissance. Un compère, c'est l'enfance de l'art.

      « Et, du premier coup, j'ai reconnu le sieur Dominique pour l'avoir vu, ce que tu ignorais, sur le siège de ta berline, à la porte de Brigitte Rousselin. Dominique est un loyal serviteur, mais que la peur des gendarmes et une volée de coups de bâton administrée par moi, ont assoupli au point que toute sa loyauté est désormais à mon service, et qu'il l'a prouvé en t'envoyant de faux rapports et des fausses clefs et en ouvrant sous tes pas, de concert avec moi, le traquenard où tu as trébuché. Bénéfice pour lui : les dix billets sortis de ta poche et que tu ne reverras jamais, car ton loyal serviteur est retourné au château, sous ma protection.

      Voilà où nous en sommes, ma bonne Joséphine. J'aurais, certes, pu t'épargner cette petite comédie et t'accueillir ici, directement, pour le simple plaisir de te serrer la main. Mais j'ai voulu voir comment tu dirigeais l'opération et, tout en restant dans la coulisse, j'ai voulu voir aussi comment tu apprendrais le soi-disant assassinat de Clarisse d'Etigues. »

      Josine recula. Raoul ne plaisantait plus. Penché sur elle, il lui disait d'une voix contenue :

      – Un peu d'émotion... à peine... c'est tout ce que tu as éprouvé. Tu as cru que cette enfant était morte, morte par ton ordre, et cela ne t'a rien fait ! La mort des autres ne compte pas pour toi. On a vingt ans, toute la vie devant soi... de la fraîcheur, de la beauté... Tu supprimes tout cela, comme si tu écrasais une noisette ! Aucun débat de conscience. Tu n'en ris certes pas... mais tu ne pleures pas non plus. En réalité tu n'y penses pas. Je me souviens que Beaumagnan t'appelait l'infernale créature ; désignation qui me révoltait. Pourtant le mot est juste. Il y a de l'enfer en toi. Tu es une sorte de monstre auquel je ne puis plus penser sans épouvante. Mais toi-même, Joséphine Balsamo, n'es-tu pas épouvantée par moments ?

      Elle gardait la tête baissée, ses deux poings collés aux tempes, ainsi qu'elle faisait souvent. Les paroles impitoyables de Raoul ne provoquaient pas ce sursaut de rage et d'indignation qu'il attendait. Raoul sentit qu'elle était à l'un de ces moments de l'existence où l'on aperçoit le fond de son âme, où l'on ne peut pas se détourner de sa vision redoutable, et où les mots d'aveu s'échappent à votre insu.

      Il n'en fut pas surpris outre mesure. Sans être fréquentes ces minutes-là ne devaient pas être très rares chez cet être déséquilibré, dont la nature, impassible à la surface, s'abîmait dans de telles crises nerveuses. Les événements se présentaient à elle d'une façon si contraire à ses prévisions, à l'apparition de Raoul était si déconcertante, qu'elle ne pouvait pas se redresser en face de l'ennemi qui l'outrageait si cruellement.

      Il en profita, serré contre elle, et la voix insinuante :

      – N'est-ce pas, Josine, tu es effrayée toi aussi, par moments ? N'est-ce pas, il arrive que tu te fais horreur ?

      La détresse de Josine était si profonde qu'elle murmura :

      – Oui... oui... quelquefois... mais il ne faut pas m'en parler... je ne veux pas savoir... Tais-toi... tais-toi...

      – Mais au contraire, dit Raoul, il faut que tu saches... Si tu as l'horreur de tels actes, pourquoi les commettre ?

      – Je ne peux pas faire autrement, dit-elle avec une lassitude extrême.

      – Tu essaies donc ?

      – Oui, j'essaye, je lutte, mais c'est toujours la défaite. On m'a appris le mal... je fais le mal comme d'autres font le bien... Je fais le mal comme on respire... On a voulu cela...

      – Qui ?

      Il entendit confusément ces deux mots :

      « Ma mère » et reprit aussitôt :

      – Ta mère ? l'espionne ? celle qui a combiné toute cette histoire Cagliostro ?...

      – Oui... Mais ne l'accuse pas... Elle m'aimait bien... Seulement elle n'avait pas réussi... elle était devenue pauvre, misérable, et elle voulait que je réussisse... et que je sois riche...

      – Mais tu étais belle, cependant. La beauté, pour une femme, c'est la plus grande richesse. La beauté suffit.

      – Ma mère était belle aussi, Raoul, et pourtant sa beauté ne lui avait servi à rien.

      – Tu lui ressemblais ?

      – A s'y méprendre. Et c'est cela qui fut ma perte. Elle a voulu que je continue ce qui avait été sa grande idée... l'héritage Cagliostro...

      – Elle avait des documents ?

      – Un bout de papier... le papier des quatre énigmes qu'une de ses amies avait trouvé dans un vieux livre... et qui semblait réellement de l'écriture de Cagliostro... Ça l'avait grisée... ainsi que son succès auprès de l'impératrice Eugénie. Alors j'ai dû continuer. Tout enfant, elle m'a entré ça dans la tête. On m'a formé un cerveau avec cette idée-là seulement. Ça devait être mon gagne-pain... ma destinée... J'étais la fille de Cagliostro... Je reprenais sa vie à elle, et sa vie à lui... une vie brillante comme celle qu'il avait eue dans les romans... la vie d'une aventurière adorée de tous, et dominant le monde. Pas de scrupules... Pas de conscience... Je devais la venger de tout ce qu'elle avait souffert elle-même. Quand elle est morte, c'est le mot qu'elle m'a dit : « Venge-moi. »

      Raoul réfléchissait. Il prononça :

      – Soit. Mais les crimes ?... ce besoin de tuer ?...

      Il ne put saisir sa réponse, et pas davantage ce qu'elle répliqua lorsqu'il lui dit :

      – Ta mère n'était pas seule à t'élever, Josine, à te dresser au mal. Qui était ton père ?

      Il crut entendre le nom de Léonard. Mais voulait-elle dire que Léonard était son père, que Léonard était l'homme qui avait été expulsé de France en même temps que l'espionne ? (et cela semblait assez plausible) ou bien que Léonard l'avait dressée au crime ?

      Raoul n'en sut pas davantage, et ne put pénétrer dans ces régions obscures où s'élaborent les mauvais instincts et où fermentent tout ce qui est déséquilibre, tout ce qui détraque et désagrège, tous les vices, toutes les vanités, tous les appétits sanguinaires, toutes les passions inexorables et cruelles qui échappent à notre contrôle.

      Il ne l'interrogea plus.

      Elle pleurait silencieusement, et il sentait des larmes et des baisers sur ses mains qu'elle tenait éperdument et qu'il avait la faiblesse de lui abandonner. Une pitié sournoise s'infiltrait en lui. La mauvaise créature devenait une créature humaine, une femme livrée à l'instinct malade, qui subissait la loi des forces irrésistibles, et qu'il fallait peut-être juger avec un peu d'indulgence.

      – Ne me repousse pas, disait-elle. Tu es le seul être au monde qui aurait pu me sauver du mal. Je l'ai senti tout de suite. Il y a en toi quelque chose de sain, de bien portant... Ah ! l'amour... l'amour... il n'y a que lui qui m'ait apaisée... et je n'ai jamais aimé que toi... Alors, si tu me rejettes...

      Les lèvres douces pénétraient Raoul d'une langueur infinie. Toute la volupté et tout le désir embellissaient cette compassion dangereuse qui amollit la volonté des hommes.

      Et peut-être, si la Cagliostro se fût contentée de cette humble caresse, eût-il succombé de lui-même à la tentation de se pencher et de goûter une fois encore la saveur de cette bouche qui s'offrait à lui. Mais elle releva la tête, elle glissa ses bras le long des épaules, elle lui entoura le cou, elle le regarda, et ce regard suffit pour que Raoul ne vît plus en elle la femme qui implore, mais celle qui veut séduire et qui se sert de la tendresse de ses yeux et de la grâce de ses lèvres.

      Le regard lie les amants. Mais Raoul savait tellement ce qu'il y avait derrière cette expression charmante, ingénue et douloureuse ! La pureté du miroir ne rachetait pas toutes les laideurs et toutes les ignominies qu'il voyait avec tant de lucidité.

      Il se reprit peu à peu. Il se dégagea de la tentation, et, repoussant la sirène qui l'enlaçait, il lui dit :

      – Tu te rappelles... un jour... sur la péniche... nous avons eu peur l'un de l'autre comme si nous cherchions à nous étrangler. Il en est de même aujourd'hui. Si je retombe dans tes bras, je suis perdu. Demain, après-demain, c'est la mort...

      Elle se redressa, tout de suite hostile et méchante. L'orgueil l'envahissait de nouveau, et la tempête s'éleva brusquement entre eux, les faisant passer sans transition de l'espèce de torpeur où les attardait le souvenir de l'amour à un âpre besoin de haine et de provocation.

      – Mais oui, reprit Raoul, au fond, dès le premier jour, nous avons été des ennemis féroces. L'un et l'autre, nous ne pensions qu'à la défaite de l'autre. Toi surtout ! J'étais le rival, l'intrus... Dans ton cerveau, mon image se mêlait à l'idée de la mort. Volontairement ou non, tu m'avais condamné.

      Elle secoua la tête, et d'un ton agressif :

      – Jusqu'ici, non.

      – Mais maintenant, oui, n'est-ce pas ? Seulement, s'écria-t-il, un fait nouveau se présente. C'est que, maintenant, je me moque de toi, Joséphine. L'élève est devenu le maître, et c'est cela que j'ai voulu te prouver en te laissant venir ici et en acceptant la bataille. Je me suis offert, seul, à tes coups et aux coups de ta bande. Et voilà que nous sommes l'un en face de l'autre et que tu ne peux rien contre moi. Déroute sur toute la ligne, hein ? Clarisse vivante. Moi, libre. Allons, ma belle, décampe de ma vie, tu es battue à plate couture, et je te méprise.

      Il lui jetait en pleine face les mots injurieux qui la cinglaient comme des coups de cravache.

      Elle était blême. Son visage se décomposait et, pour la première fois, son inaltérable beauté accusait certains signes de déchéance et de flétrissure.

      Elle grinça.

      – Je me vengerai.

      – Impossible, ricana Raoul, je t'ai coupé les ongles. Tu as peur de moi. Voilà ce qui est merveilleux, et qui est mon œuvre d'aujourd'hui : tu as peur de moi.

      – Toute ma vie sera consacrée à cela, murmura-t-elle.

      – Rien à faire. Tous tes trucs sont connus. Tu as échoué. C'est fini.

      Elle hocha la tête.

      – J'ai d'autres moyens.

      – Lesquels ?

      – Cette fortune incalculable... ces richesses que j'ai conquises.

      – Grâce à qui ? demanda Raoul allégrement. S'il y a un coup d'aile dans l'étrange aventure, n'est-ce pas moi qui l'ai donné ?

      – Peut-être. Mais c'est moi qui ai su agir et prendre. Et tout est là. Comme paroles, tu n'es jamais en reste. Mais il fallait un acte, en cette occasion, et cet acte je l'ai accompli. Parce que Clarisse est vivante, que tu es libre, tu cries victoire. Mais la vie de Clarisse et ta liberté, Raoul, ce sont de petites choses auprès de la grande chose qui était l'enjeu de notre duel, c'est-à-dire les milliers et les milliers de pierres précieuses. La vraie bataille était là, Raoul, et je l'ai gagnée, puisque le trésor m'appartient.

      – Sait-on jamais ! dit-il d'un ton gouailleur.

      – Mais si, il m'appartient. Moi-même j'ai enfoui les pierres innombrables dans une valise qui a été ficelée et cachetée devant moi, que j'ai portée jusqu'au Havre, que j'ai mise à fond de cale dans le Ver-Luisant, et que j'ai retirée avant que l'on fasse sauter ce bateau. Elle est à Londres maintenant, dans le coffre d'une banque, ficelée et cachetée comme à la première heure...

      – Oui, oui, approuva Raoul d'un petit air entendu, la corde est toute neuve, encore raide et propre... les cachets sont au nombre de cinq, en cire violette, aux initiales J. B... Joséphine Balsamo. Quant à la valise, c'est de l'osier tressé, elle est munie de courroies et de poignées en cuir... quelque chose de simple, qui n'attire pas l'attention...

      La Cagliostro leva sur lui des yeux effarés.

      – Tu sais donc ?... Comment sais-tu ?...

      – Nous sommes restés ensemble, elle et moi, durant quelques heures, dit-il en riant.

      Elle articula :

      – Mensonges ! Tu parles au hasard... La valise ne m'a quittée d'une seconde, depuis la prairie du Mesnil-sous-Jumièges jusqu'au coffre-fort.

      – Si, puisque tu l'as descendue dans la cale du Ver-Luisant.

      – Je me suis assise sur le battant de fer qui recouvre cette cale, et un homme à moi veillait au-dessus du hublot par où tu aurais pu entrer, et cela pendant tout le temps que nous étions en rade du Havre.

      – Je le sais.

      – Comment le saurais-tu ?

      – J'étais dans la cale.

      Phrase effrayante ! Il la répéta, puis à la stupeur de Joséphine Balsamo, s'amusant lui-même de son récit, il raconta :

      – Mon raisonnement, au Mesnil-sous-Jumièges, devant la borne détruite, fut celui-ci : « Si je cherche cette bonne Joséphine, je ne la retrouverai pas. Ce qu'il faut, c'est deviner l'endroit où elle sera à la fin de cette journée, m'y rendre avant elle, être là quand elle y arrivera, et profiter de la première occasion pour barboter les pierres précieuses. » Or, traquée par la police, poursuivie par moi, avide de mettre le trésor à l'abri, inévitablement tu devais fuir, c'est-à-dire passer à l'étranger. Comment ? Grâce à ton bateau, le Ver-Luisant.

      « A midi, j'étais au Havre. A une heure, les trois hommes de ton équipage s'en allaient prendre leur café au bar, je franchissais le pont et plongeais à fond de cale, derrière un amoncellement de caisses, de tonneaux et de sacs de provisions. A six heures, tu arrivais et tu descendais ta valise au moyen d'une corde, la mettant ainsi sous ma protection... »

      – Tu mens... tu mens..., balbutia la Cagliostro, d'une voix rageuse.

      Il continua :

      « – A dix heures, Léonard te rejoint. Il a lu les journaux du soir et connaît le suicide de Beaumagnan. A onze heures, on lève l'ancre. A minuit, en pleine mer, on est abordé par un autre bateau. Léonard, qui devient prince Lavorneff, préside au déménagement. Tous les matelots, tous les colis ayant de la valeur, tout cela passe d'un pont à l'autre et, en particulier, bien entendu, la valise que tu remontes du fond de la cale. Et puis, au diable, le Ver-Luisant !

      Je t'avoue qu'il y a eu là, pour moi, quelques vilaines minutes. J'étais seul. Plus d'équipage. Pas de direction. Le Ver-Luisant semblait dirigé par un homme ivre, qui se cramponne à son gouvernail. On eût dit un jouet d'enfant, que l'on a remonté, et qui tourne, qui tourne... Et puis, je devinais ton plan, la bombe placée quelque part, le mécanisme se déclenchant, l'explosion...

      J'étais couvert de sueur. Me jeter à l'eau ? J'allais m'y décider, lorsque, au moment d'enlever mes chaussures, je me rendis compte, avec une joie qui me fit défaillir, qu'il y avait, dans le sillage du Ver-Luisant, attaché par une amarre, un canot qui bondissait sur l'écume. C'était le salut. Dix minutes plus tard, assis tranquillement, je voyais une flamme jaillir dans l'ombre, à quelques centaines de mètres, et j'entendais une détonation rouler à la surface de l'eau comme les échos du tonnerre. Le Ver-Luisant sautait...

      La nuit suivante, après avoir été quelque peu ballotté, j'étais poussé en vue des côtes, non loin du cap d'Antifer. Je me mettais à l'eau, j'atterrissais... et le jour même je me présentais ici... pour me préparer à ta bonne visite, ma chère Joséphine. »

      La Cagliostro avait écouté, sans interrompre, et l'air assez rassuré. Autant de paroles inutiles, avait-elle l'air de dire. L'essentiel, c'était la valise. Que Raoul se fût caché dans le bateau, et qu'ensuite il eût évité le naufrage, cela n'avait point d'importance.

      Elle hésitait cependant à poser la question définitive, sachant bien, tout de même, que Raoul n'était pas homme à tant risquer pour ne point obtenir d'autre résultat que de se sauver lui-même. Elle était toute pâle.

      – Eh bien ! fit Raoul, tu ne me demandes rien ?

      – Qu'ai-je à te demander ? Tu l'as dit toi-même. J'ai repris la valise. Depuis, je l'ai mise en lieu sûr.

      – Et tu n'as pas vérifié ?

      – Ma foi, non. L'ouvrir, à quoi bon ? Les cordes et les cachets sont intacts.

      – Tu n'as pas remarqué les traces d'un trou, sur le côté, une fissure pratiquée entre les mailles de l'osier ?

      – Une fissure ?

      – Dame ! crois-tu que je sois resté deux heures en face de l'objet sans agir ? Voyons, Joséphine, je ne suis pourtant pas si bête.

      – Alors ? fit-elle, d'une voix faible.

      – Alors, ma pauvre amie, peu à peu, patiemment, j'ai extrait tout le contenu de la valise, de sorte que...

      – De sorte que ?...

      – De sorte que, quand tu l'ouvriras, tu n'y trouveras guère qu'un poids équivalent de denrées pas très précieuses... ce que j'avais sous la main... ce que j'ai pu prendre dans les sacs de provisions... quelques livres de haricots et de lentilles... enfin des marchandises qui ne valent peut-être pas la peine que tu paies la location d'un coffre-fort dans une banque de Londres.

      Elle essaya de protester et murmura :

      – Ce n'est pas vrai... il est impossible que tu aies pu...

      Du haut d'un placard, il descendit une petite sébile d'où il versa dans le creux de sa main deux ou trois douzaines de diamants, de rubis et de saphirs et, d'un air négligent, il les fit danser, miroiter et s'entrechoquer.

      – Et il y en a d'autres, dit-il. Certes, l'explosion imminente m'a empêché de prendre tout, et les richesses des moines se sont éparpillées au sein des eaux. Mais, tout de même, n'est-ce pas, pour un jeune homme, il y a de quoi s'amuser et patienter... Qu'en dis-tu, Josine ? Tu ne réponds pas ?... Mais sapristi ! qu'y a-t-il donc ? Hein ! j'espère que tu ne vas pas t'évanouir. Ah ! ces sacrées femmes, ça ne peut pas perdre un milliard sans tourner de l'œil. Quelles mazettes !

      Joséphine Balsamo ne tournait pas de l'œil, selon l'expression de Raoul. Elle s'était dressée, livide et le bras tendu. Elle voulait insulter l'ennemi. Elle voulait le frapper. Mais elle suffoquait. Ses mains battirent l'air, comme des mains de naufragé qui s'agitent à la surface, et elle s'abattit contre le lit avec des gémissements rauques.

      Raoul, sans s'émouvoir, attendit la fin de la crise. Mais il avait encore quelques paroles à placer et il ricana :

      – Eh bien ! t'ai-je battue à plate couture ? Les épaules de madame ont-elles touché ? Es-tu knock-out ? Débâcle sur toute la ligne, hein ? C'est ce que j'ai voulu te faire sentir, Joséphine. Tu partiras d'ici convaincue que tu ne peux rien contre moi, et que le mieux est de renoncer à toutes tes petites machinations. Je serai heureux malgré toi, et Clarisse aussi, et nous aurons beaucoup d'enfants. Autant de vérités auxquelles il te faut consentir.

      Il se mit à marcher et il continuait de plus en plus gaiement :

      – Aussi, que veux-tu, il y a de la malchance dans ton cas. Tu t'es mise en guerre contre un gaillard qui est mille fois plus fort et plus malin que toi, ma pauvre fille. Je suis ahuri moi-même de ma force et de ma malice. Tudieu ! Quel phénomène d'habileté, de ruse, d'intuition, d'énergie, de clairvoyance ! Un vrai génie ! Rien ne m'échappe. Je lis à livre ouvert dans le cerveau de mes ennemis. Leurs moindres pensées me sont connues. Ainsi, en ce moment, tu me tournes le dos, n'est-ce pas ? tu es aplatie sur le lit, et je ne vois pas ton charmant visage ? Eh bien ! je me rends parfaitement compte que tu es en train de glisser ta main dans ton corsage, et d'en tirer un revolver, et que tu vas...

      La phrase ne fut pas achevée. Brusquement la Cagliostro avait fait volte face, un revolver à la main.

      Le coup partit. Mais Raoul, qui s'y préparait, avait eu le temps de saisir le bras, de le tordre, et de le replier dans la direction même de Joséphine Balsamo. Elle tomba, atteinte à la poitrine.

      La scène avait été si brutale et le dénouement si imprévu qu'il demeura interdit devant ce corps inerte soudain, et qui gisait, la face toute blanche.

      Pourtant aucune inquiétude ne le tourmentait. Il ne pensait point qu'elle fût morte et, de fait, s'étant penché, il constata que le cœur battait régulièrement. Avec des ciseaux, il échancra le corsage. La balle, jaillie de biais, avait glissé, labourant la chair un peu au-dessus du signe noir qui marquait le sein droit.

      – Blessure sans gravité, dit-il, tout en pensant que la mort d'une pareille créature eût été chose juste et souhaitable.

      Il gardait ses ciseaux à la main, la pointe en avant, et il se demandait si son devoir n'était pas d'abîmer cette beauté trop parfaite, de taillader en pleine chair, et de mettre ainsi la sirène dans l'impossibilité de nuire. Une balafre en croix profonde, au travers du visage, et dont la cicatrice indélébile soulèverait la peau boursouflée, quel équitable châtiment et quelle utile précaution ! Que de malheurs évités et de crimes prévenus !

      Il n'en eut pas le courage et ne voulut pas s'en arroger le droit. Et puis il l'avait trop aimée...

      Il resta longtemps à la considérer, sans faire un mouvement, et avec une tristesse infinie. La lutte l'avait épuisé. Il se sentait plein d'amertume et de dégoût. Elle était son premier grand amour, et ce sentiment, où le cœur ingénu apporte tant de fraîcheur et dont il garde un souvenir si doux, ne lui laisserait, à lui, que rancune et que haine. Toute sa vie, il aurait aux lèvres un pli de désenchantement et dans l'âme une impression de flétrissure.

      Elle respira plus fort et souleva ses paupières.

      Alors il éprouva le besoin irrésistible de ne plus la voir et de ne plus même penser à elle.

      Ouvrant la fenêtre, il écouta. Des pas, lui sembla-t-il, arrivaient de la falaise. Léonard avait dû constater, en atteignant le rivage, que l'expédition se réduisait à la capture d'un mannequin, et, sans doute, inquiet de Joséphine Balsamo, venait-il à son secours.

      – Qu'il la trouve ici, qu'il l'emporte ! se dit-il. Qu'elle meure ou qu'elle vive ! Qu'elle soit heureuse ou malheureuse ! Je m'en moque !.. Je ne veux plus rien savoir d'elle. Assez ! Assez de cet enfer !

      Et, sans une parole, sans un regard à la femme qui lui tendait les bras et le suppliait, il partit...

      Le lendemain matin, Raoul se faisait annoncer chez Clarisse d'Etigues.

      Pour ne pas toucher trop tôt à des blessures qu'il devinait si sensibles, il n'avait pas revu la jeune fille. Mais elle savait qu'il était là, et, tout de suite, il comprit que le temps accomplissait déjà son œuvre. Les joues étaient plus roses. Les yeux brillaient d'espoir.

      – Clarisse, lui dit-il, dès le premier jour vous avez promis de tout me pardonner...

      – Je n'ai rien à vous pardonner, Raoul, affirma la jeune fille, qui pensait à son père.

      – Si, Clarisse, je vous ai fait beaucoup de mal. Je m'en suis fait beaucoup à moi aussi, et ce n'est pas seulement votre amour que je demande, ce sont vos soins et votre protection. J'ai besoin de vous, Clarisse, pour oublier d'affreux souvenirs, pour reprendre confiance dans la vie, et pour combattre d'assez vilaines choses qui sont en moi et qui m'entraînent... où je ne voudrais pas aller. Si vous m'aidez, je suis sûr d'être un honnête homme, je m'y engage sincèrement, et je vous promets que vous serez heureuse. Voulez-vous être ma femme, Clarisse ?

      Elle lui tendit la main.




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