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La Demeure mystérieuse

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






CHAPITRE VII – FAGERAULT, LE SAUVEUR

Derrière leur tapisserie, Jean d'Enneris et Béchoux n'avaient pas remué. Tout au plus, par instants, les doigts implacables de d'Enneris torturaient le brigadier. Profitant de ce qu'on aurait pu appeler un entracte, il dit à l'oreille de son compagnon :

      « Qu'en penses-tu ? Cela s'éclaircit, hein ? »

      Le brigadier chuchota :

      « A mesure que cela s'éclaircit, tout s'embrouille. Nous connaissons le secret des Mélamare, mais rien de plus sur l'affaire, sur le double enlèvement, sur les diamants.

      – Très juste. Van Houben n'a pas de chance. Mais patiente un peu. Le sieur Fagerault s'agite. »

      De fait, Antoine Fagerault quittait Gilberte et se tournait vers les deux jeunes femmes. La conclusion du récit, c'est lui qui devait la donner en même temps qu'il allait exposer ses projets. Il demanda :

      « Mademoiselle Arlette, tout ce qu'a dit Gilberte de Mélamare, vous le croyez, n'est-ce pas ?

      – Oui.

      – Vous aussi, madame ? dit-il à Régine.

      – Oui.

      – Et vous êtes prêtes toutes les deux à agir selon votre conviction ?

      – Oui. »

      Il reprit :

      « En ce cas, nous devons nous conduire avec prudence et dans le seul dessein de réussir, c'est-à-dire de libérer le comte de Mélamare. Et, cela, vous le pouvez.

      – Comment ? dit Arlette.

      – D'une manière très simple : en atténuant vos dépositions, en accusant avec moins de fermeté, et en mêlant le doute à des affirmations vagues.

      – Cependant, objecta Régine, je suis certaine d'avoir été amenée dans ce salon, et je ne puis le nier.

      – Non. Mais êtes-vous sûre d'y avoir été amenée par M. et M me de Mélamare ?

      – J'ai reconnu la bague de madame.

      – Comment pouvez-vous le certifier ? Au fond, la justice ne s'appuie que sur des présomptions, et l'instruction n'a nullement renforcé les charges de la première heure. Le juge, nous le savons, s'inquiète. Que vous consentiez à dire avec hésitation : « Cette bague ressemble bien à celle que j'ai vue. Cependant, peut-être, les perles n'étaient-elles pas disposées de la même façon. » Et la situation change du tout au tout.

      – Mais, dit Arlette, il faudrait pour cela que la comtesse de Mélamare assistât à la confrontation.

      – Elle y assistera », dit Antoine Fagerault.

      Ce fut un coup de théâtre. Gilberte se dressa, effarée.

      « Je serai là ?... Il faut que je sois là ?

      – Il le faut, s'écria-t-il d'un ton impérieux. Il ne s'agit plus de tergiverser ou de fuir. Votre devoir est de faire face à l'accusation, de vous défendre pied à pied, de secouer cet engourdissement de la peur et de la résignation absurde qui vous a tous paralysés, et d'entraîner votre frère à lutter, lui aussi. Vous coucherez ce soir dans cet hôtel, vous reprendrez votre place comme si Jean d'Enneris n'avait pas eu l'imprudence de vous le faire quitter, et, lorsque la confrontation aura lieu, vous vous présenterez. La victoire est inévitable, mais il faut la vouloir.

      – Mais on m'arrêtera... dit-elle.

      – Non ! »

      Le mot fut jeté si violemment et la physionomie d'Antoine Fagerault exprimait une telle foi que Gilberte de Mélamare inclina la tête en signe d'obéissance.

      « Nous vous aiderons, madame, dit Arlette qui s'enflammait à son tour, et dont les circonstances mettaient en valeur l'esprit logique et clairvoyant. Mais notre bonne volonté suffira-t-elle ? Puisque nous avons été conduites ici l'une après l'autre, que nous avons reconnu ce salon et qu'on a retrouvé la tunique d'argent dans cette bibliothèque, la justice voudra-t-elle admettre que M me de Mélamare et son frère ne soient pas coupables ou tout au moins complices ? Habitant cet hôtel, et ne l'ayant pas quitté à ces heures-là, ils ont dû voir, ils ont assisté aux deux scènes.

      – Ils n'ont rien vu et ils n'ont rien su, dit Antoine Fagerault. Il faut bien se représenter la disposition de l'hôtel. Au second étage à gauche, et sur le jardin, les appartements du comte et de la comtesse, où ils dînent et où ils passent la soirée... A droite, et sur le jardin, la chambre des domestiques... En bas et au milieu, personne, et personne non plus dans la cour et dans les communs. Voilà donc un terrain d'action entièrement libre. C'est le terrain où ont évolué les acteurs des deux scènes, où ils vous ont amenées, toutes deux, et d'où vous, mademoiselle, vous vous êtes enfuie. »

      Elle objecta :

      « C'est invraisemblable.

      – Invraisemblable, en effet, mais possible. Et ce qui donne à cette possibilité un caractère plus acceptable, c'est que l'énigme se pose pour la troisième fois dans les mêmes conditions, et qu'il y a toute probabilité pour que Jules de Mélamare, Alphonse de Mélamare et Adrien de Mélamare aient été perdus parce que l'hôtel de Mélamare est disposé de cette sorte. »

      Arlette haussa légèrement les épaules.

      « Alors, selon votre hypothèse, trois fois le même complot aurait recommencé avec des malfaiteurs nouveaux qui, chaque fois, auraient constaté cette disposition ?

      – Des malfaiteurs nouveaux, oui, mais des malfaiteurs qui connaissaient la chose. Il y a le secret des Mélamare, qui est un secret de peur et de défaillance que se transmettent plusieurs générations. Mais, en face, il y a un secret de convoitise et de rapine, d'agression sans danger, qui se prolonge à travers une race opposée.

      – Mais pourquoi ces gens-là viennent-ils ici ? Ils auraient tout aussi bien dépouillé Régine Aubry dans l'automobile, sans commettre l'imprudence de la transporter dans cet hôtel pour lui arracher le corselet de diamants.

      – Imprudence, non, mais précaution, afin que d'autres soient accusés, et qu'eux demeurent impunis.

      – Mais moi, je n'ai pas été volée, et l'on ne pouvait pas me voler, puisque je n'ai rien.

      – Cet homme vous poursuivait peut-être par amour.

      – Et, pour cela également, il m'aurait amenée ici ?

      – Oui, pour tourner les soupçons vers d'autres.

      – Est-ce un motif suffisant ?

      – Non.

      – Alors ?

      – Alors, il y a la haine, la rivalité possible des deux races dont l'une, pour des raisons inconnues, s'est accoutumée à opprimer la première.

      – M. et Mme de Mélamare le sauraient, cela.

      – Non. Et c'est justement ce qui fait leur infériorité et ce qui, fatalement, provoque leur défaite. Les adversaires marchent parallèlement au cours d'un siècle. Mais les uns ignorent les autres, et ceux-ci, qui savent, agissent et complotent. En conséquence les Mélamare sont réduits à invoquer l'intervention d'une sorte de mauvais génie qui les persécute, tandis qu'il n'y a qu'une suite de gens, qui, par tradition, par habitude, succombent à la tentation, profitent du terrain d'action qui leur est offert, accomplissent ici leur besogne, et y laissent volontairement des preuves de leur passage... comme cette tunique d'argent. Ainsi, les Mélamare seront accusés. Et ainsi les victimes, comme vous, Arlette Mazolle, et comme Régine Aubry, reconnaîtront l'endroit où elles ont été enfermées. »

      Arlette ne semblait pas satisfaite. L'explication, bien qu'elle fût habilement présentée et qu'elle répondît étrangement à la situation exposée par Gilberte, avait quelque chose de « forcé », se heurtait à tant d'arguments contraires, et laissait dans l'ombre tant de faits essentiels, qu'on ne pouvait l'adopter sans résistance. Mais, tout de même, c'était une explication et, par bien des côtés, elle donnait l'impression de n'être pas très loin de la vérité.

      « Soit, dit-elle. Mais ce que vous imaginez... »

      Il rectifia :

      « Ce que j'affirme.

      – Ce que vous affirmez, la justice ne peut l'admettre ou le rejeter que si on lui en fait part. Qui le lui dira ? Qui aura assez de conviction et de sincérité pour la contraindre à écouter d'abord, et ensuite à croire ?

      – Moi, dit-il hardiment. Et moi seul peux le faire. Je me présenterai demain en même temps que M me de Mélamare, comme son ami d'autrefois, et j'avouerai même sans honte que, ce titre d'ami, j'aurais été heureux, si elle avait consenti, de le changer contre un titre plus en rapport avec les sentiments que j'éprouvais pour elle. Je dirai qu'après un voyage de plusieurs années, entrepris à la suite de son refus, je suis revenu à Paris au moment où ses épreuves commençaient, que je me suis juré d'établir son innocence et celle de son frère, que j'ai découvert sa retraite, et que je l'ai persuadée de revenir chez elle.

      « Et, lorsque les magistrats seront déjà ébranlés par votre déposition moins catégorique et les doutes de Régine Aubry, alors je redirai les confidences de Gilberte, je révélerai le secret des Mélamare, et j'établirai les conclusions qu'il faut en tirer. Le succès est certain. Mais, comme vous le voyez, mademoiselle Arlette, le premier pas c'est vous et c'est Régine Aubry qui devez le faire. Si vous n'êtes pas franchement résolues, si vous ne voyez que les contradictions et les insuffisances de mes explications, regardez Gilberte de Mélamare, et demandez-vous si une telle femme peut être voleuse. »

      Arlette n'hésita pas. Elle déclara :

      « Je déposerai demain dans le sens que vous m'indiquez.

      – Moi de même, dit Régine.

      – Mais j'ai bien peur, monsieur, dit Arlette, que le résultat ne soit pas conforme à votre désir... à notre désir à tous. »

      Il conclut posément :

      « Je réponds de tout. Adrien de Mélamare ne quittera peut-être pas sa prison demain soir. Mais les choses tourneront d'une telle manière que la justice n'osera pas arrêter Mme de Mélamare, et que son frère conservera assez d'espoir pour vivre jusqu'à l'heure de la libération. »

      Gilberte lui tendit la main de nouveau.

      « Je vous remercie encore, je vous ai méconnu autrefois, Antoine. Ne m'en veuillez pas.

      – Je ne vous en ai jamais voulu, Gilberte, et je suis trop heureux de servir votre cause. Je l'ai fait pour vous, en souvenir du passé. Je l'ai fait aussi parce que c'était juste, et parce que... »

      Il dit plus bas, d'un air grave :

      « Il y a des actes qu'on accomplit avec plus d'enthousiasme quand on les accomplit sous les yeux de certaines personnes. Il semble que ces actes, bien naturels cependant, prennent une allure d'exploits, et qu'ils vous aideront à gagner l'estime et l'affection de ceux qui vous voient agir. »

      Cette petite tirade fut prononcée très simplement, sans aucune affectation et en l'honneur d'Arlette. Mais la position des personnages dans la pièce, à ce moment, ne permettait pas à d'Enneris de voir leurs figures, et il crut que la déclaration s'adressait à Gilberte de Mélamare.

      Une seconde seulement, il soupçonna la vérité, ce qui valut à Béchoux une douleur intolérable entre les deux omoplates. Jamais le brigadier n'aurait cru que des doigts pussent donner cette impression de tenailles. Par bonheur, cela ne se prolongea point.

      Antoine Fagerault n'avait pas insisté. Ayant sonné le couple des vieux domestiques, il leur donna des instructions minutieuses sur le rôle qu'ils devaient jouer le lendemain et sur les réponses qu'ils devaient faire. Le soupçon de d'Enneris se dissipa.

      Ils écoutèrent encore quelques minutes. Mais il semblait que la conversation fût terminée. Régine proposait à Arlette de la reconduire.

      « Allons-nous-en, murmura d'Enneris. Ces gens-là n'ont plus rien à se dire. »

      Il partit, irrité contre Antoine Fagerault et contre Arlette. Il traversa le boudoir et le vestibule, avec le désir d'être entendu, afin de pouvoir exhaler sa mauvaise humeur.

      En tout cas, dehors, il la passa sur Van Houben, qui jaillit d'un massif pour lui réclamer ses diamants, et qui fut rejeté prestement par une bourrade vigoureuse.

      Béchoux n'eut pas beaucoup plus de chance, quand il voulut formuler un avis.

      « Après tout, cet homme n'est pas antipathique.

      – Idiot ! grinça d'Enneris.

      – Pourquoi, idiot ? Tu n'admets pas chez lui une certaine sincérité ? Son hypothèse...

      – Re-idiot ! »

      Le brigadier flancha sous l'épithète.

      « Oui, je sais, il y a notre rencontre dans la boutique du Trianon, son coup d'œil avec la revendeuse, et la fuite de celle-ci. Mais ne crois-tu pas que tout peut s'accorder ? »

      D'Enneris ne discuta pas. Dès qu'ils furent sortis du jardin, il se débarrassa de ses deux acolytes et courut vers un taxi. Van Houben, persuadé qu'il emportait ses diamants, essaya de le retenir, mais reçut un coup droit qui régla le conflit. Dix minutes plus tard, Jean s'étendait sur son divan.

      C'était sa tactique aux heures de fièvre où il ne se sentait plus maître de lui et craignait de commettre quelque bêtise. S'il se fût écouté, il eût pénétré furtivement chez Arlette Mazolle, et, après avoir exigé de la jeune fille une explication, l'eût prévenue contre Antoine Fagerault. Expédition inutile. L'essentiel était d'abord d'évoquer toutes les phases de l'entrevue et de se former une opinion qui ne fût pas celle que lui imposaient de banales impressions d'amour- propre et une vague jalousie.

      « Il les tient tous, disait-il avec agacement, et je crois même qu'il m'aurait mis dedans comme les autres, s'il n'y avait pas l'incident du Trianon... Et puis, non, non, c'est trop bête, son histoire !... La justice marchera peut-être. Pas moi ! Cela ne tient pas debout. Mais alors que veut-il ? Pourquoi se dévoue-t-il aux Mélamare ?... Et comment a-t-il l'audace de sortir de l'ombre et de se mettre en avant, comme s'il n'avait rien à risquer ? On va enquêter sur lui, on va fouiller dans sa vie, et il marche quand même ?... »

      D'Enneris enrageait aussi qu'Antoine Fagerault se fût insinué si adroitement auprès d'Arlette et eût pris sur elle, par des moyens qu'il ne discernait point, une influence incompréhensible qui contrecarrait la sienne, et qui se révélait si forte que la jeune fille avait agi en dehors de lui, et même en opposition avec lui. C'était là, pour d'Enneris, une humiliation dont il souffrait.

      Le lendemain soir, Béchoux arriva, tout agité.

      « Ça y est.

      – Quoi ?

      – La justice a coupé dedans.

      – Comme toi.

      – Comme moi ! comme moi, non... Mais j'avoue...

      – Que tu es embobiné comme les autres, et que Fagerault vous a fait prendre des vessies pour des lanternes. Raconte.

      – Tout s'est passé dans l'ordre fixé. Confrontation. Interrogatoire. Par leurs réticences et leurs dénégations, Arlette et Régine déconcertent le juge d'instruction. Sur quoi surviennent la comtesse et Fagerault, et le programme continue.

      – Avec Fagerault comme acteur.

      – Oui, acteur irrésistible, d'une éloquence ! d'une habileté !

      – Passons. Je connais l'individu, un cabotin de premier ordre.

      – Je t'assure...

      – Conclusion : un non-lieu ? Le comte sera libéré ?

      – Demain ou après-demain.

      – Quelle tuile pour toi, mon pauvre Béchoux ! car tu es responsable de l'arrestation. A propos, comment s'est comportée Arlette ? Toujours influencée par le Fagerault ?

      – Je l'ai entendue qui annonçait son départ à la comtesse, dit Béchoux.

      – Son départ ?

      – Oui, elle va se reposer quelque temps chez une de ses amies à la campagne.

      – Très bien, dit Jean, à qui cette nouvelle fut agréable. Au revoir, Béchoux. Tâche de me fournir des renseignements sur Antoine Fagerault et sur la mère Trianon. Et laisse-moi dormir. »

      Le sommeil de d'Enneris consista durant une semaine à fumer des cigarettes et ne fut interrompu que par Van Houben qui lui réclama ses diamants et le menaça de mort, par Régine qui s'asseyait près de lui, et à qui il défendait de troubler ses méditations en prononçant un seul mot, et par Béchoux qui l'appela au téléphone et qui lui lut cette fiche :

      « Fagerault. – Vingt-neuf ans, d'après son passeport. Né à Buenos Aires de parents français, décédés. Depuis trois mois à Paris, où il habite l'hôtel Mondial, rue de Châteaudun. Sans profession. Quelques relations dans le monde des courses et de l'automobile. Aucune indication sur sa vie intime et sur son passé. »

      Une semaine encore d'Enneris ne bougea pas de chez lui. Il réfléchissait. De temps à autre, il se frottait les mains avec allégresse, ou bien marchait d'un air soucieux. Enfin, un jour, il y eut un nouveau coup de téléphone.

      C'était Béchoux qui l'appela d'une voix saccadée :

      « Viens. Pas un instant à perdre. Rendez-vous au café Rochambeau, dans le haut de la rue La Fayette. Urgent. »

      La bataille commençait, et d'Enneris y alla joyeusement, en homme dont les idées sont plus claires et à qui la situation semble moins confuse.

      Au café Rochambeau, il s'assit près de Béchoux qui, installé à l'intérieur contre la vitre, surveillait la rue.

      « Je suppose que tu ne m'as pas dérangé pour des prunes, hein ?

      Béchoux qui, en cas de réussite, se gonflait d'importance et s'étalait volontiers en périodes pompeuses, débuta :

      « Parallèlement à mes investigations...

      – Pas de grands mots, mon vieux. Des faits.

      – Donc, la boutique de la mère Trianon s'obstinant à rester close...

      – Une boutique ne s'obstine pas. Je te conseille le style télégraphique... ou même le petit nègre.

      – Donc, la boutique...

      – Tu l'as déjà dit.

      – Ah ! tu m'embêtes à la fin.

      – A quoi veux-tu arriver ?

      – A te dire que le bail de cette boutique est au nom d'une demoiselle Laurence Martin.

      – Tu vois qu'il n'y avait pas besoin de faire des discours. Et cette Laurence Martin, c'est notre revendeuse ?

      – Non. J'ai vu le notaire. Laurence Martin n'a pas plus de cinquante ans.

      – Elle aurait donc sous-loué ou mis quelqu'un à sa place ?

      – Justement, elle aurait mis la revendeuse... laquelle, d'après ce que je crois, serait la sœur de Laurence Martin...

      – Où demeure celle-ci ?

      – Impossible de le savoir. Le bail date de douze ans, et l'adresse indiquée n'est pas la bonne.

      – Comment paye-t-elle ses termes ?

      – Par l'intermédiaire d'un très vieux bonhomme, qui boite. J'étais donc embarrassé, lorsque, ce matin, les circonstances m'ont servi.

      – Heureusement pour toi. Bref ?...

      – Bref, ce matin, à la Préfecture, j'ai appris qu'une certaine dame avait offert cinquante mille francs à M. Lecourceux, conseiller municipal, s'il changeait les conclusions d'un rapport qu'il doit déposer incessamment. M. Lecourceux, qui jouit d'une réputation assez équivoque, et qui, à la suite d'un scandale récent, cherche à se réhabiliter, a aussitôt averti la police. La remise de l'argent par cette dame doit avoir lieu tout à l'heure dans le bureau où M. Lecourceux, tous les jours, est à la disposition de ses électeurs. Deux agents sont déjà cachés dans une pièce voisine d'où ils constateront la tentative de corruption.

      – La femme a donné son nom ?

      – Elle ne l'a pas donné, mais le hasard a voulu que, jadis, M. Lecourceux ait été en relations avec elle, ce dont elle ne s'est pas souvenue.

      – Et c'est Laurence Martin ?

      – Laurence Martin. »

      D'Enneris se réjouit.

      « Parfait. Le lien de complicité qui unit Fagerault à la mère Trianon va maintenant jusqu'à Laurence Martin. Or tout ce qui prouve la fourberie du sieur Fagerault me fait plaisir. Et le bureau du conseiller municipal se trouve ?

      – Dans la maison opposée, à l'entresol. Deux fenêtres seulement. Par-derrière une petite salle d'attente, donnant, comme le bureau, sur un vestibule.

      – C'est tout ce que tu as à me dire ?

      – Non. Mais le temps presse. Il est deux heures moins cinq, et...

      – Parle tout de même. Il ne s'agit pas d'Arlette ?

      – Si.

      – Hein ? Qu'y a-t-il ?

      – Je l'ai aperçue hier, ton Arlette, fit Béchoux, une nuance de moquerie dans la voix.

      – Comment ! mais tu m'as dit qu'elle avait quitté Paris !

      – Elle ne l'a pas quitté.

      – Et tu l'as rencontrée ? Tu es bien sûr ? »

      Béchoux ne répondit pas. Brusquement il s'était levé à demi et se collait à la vitre.

      « Attention ! la Martin... »

      De l'autre côté de la rue, en effet, une femme descendait d'un taxi et payait le chauffeur. Elle était grande et habillée vulgairement. Le visage semblait dur et flétri. Cinquante ans peut-être. Elle disparut dans le couloir d'entrée dont la porte demeurait grande ouverte.

      « C'est elle, évidemment », dit Béchoux, qui se disposait à sortir.

      D'Enneris l'arrêta par le poignet.

      « Pourquoi rigoles-tu ?

      – Tu es fou ! je ne rigole pas.

      – Si, tout à l'heure, à propos d'Arlette.

      – Mais il faut courir en face, sacrebleu !

      – Je ne te lâcherai pas avant que tu ne m'aies répondu.

      – Eh bien, voilà Arlette attendait quelqu'un dans une rue voisine de sa maison.

      – Qui ?

      – Fagerault.

      – Tu mens !

      – Je l'ai vu. Ils sont partis ensemble. »

      Béchoux réussit à se dégager et traversa la chaussée. Mais il n'entra pas dans la maison. Il hésitait.

      « Non, dit-il. Restons là. Il est préférable de suivre la Martin, au cas où elle éviterait le piège là-haut. Ton avis ?

      – Je m'en contrefiche, articula d'Enneris, de plus en plus surexcité. Il s'agit d'Arlette. Tu es monté chez sa mère ?

      – Flûte !

      – Ecoute, Béchoux, si tu ne me réponds pas, j'avertis Laurence Martin. Tu as vu la mère d'Arlette ?

      – Arlette n'a pas quitté Paris. Chaque jour, elle s'en va et ne rentre que pour dîner.

      – Mensonge ! Tu dis ça pour m'embêter... Je connais Arlette... Elle est incapable... »

      Sept à huit minutes s'écoulèrent. D'Enneris se taisait, mais arpentait le trottoir en frappant du pied et en bousculant les promeneurs. Béchoux veillait, les yeux fixés sur l'entrée. Et, soudain, il vit la femme qui débouchait. Elle les examina d'un regard, puis s'éloigna dans une autre direction, à une allure trop rapide et avec un trouble visible.

      Béchoux lui emboîta le pas. Mais, lorsqu'elle arriva devant un escalier du métro, elle s'engouffra tout à coup sous la voûte et put faire contrôler son billet au moment où une rame entrait en gare. Béchoux était distancé. Il eut l'idée de téléphoner à la station voisine, mais craignit de perdre du temps et abandonna la partie.

      « Bredouille ! dit-il en rejoignant d'Enneris.

      – Parbleu ! ricana celui-ci, assez content de la déconvenue de Béchoux. Tu as fait exactement le contraire de ce qu'il fallait faire.

      – Qu'est-ce qu'il fallait faire ?

      – Entrer chez M. Lecourceux, dès le début, et t'occuper toi-même de l'arrestation de la Martin. Au lieu de cela, tu m'embêtes avec Arlette, tu réponds à mes questions, tu tergiverses et, en fin de compte, te voilà responsable de ce qui s'est passé là-haut.

      – Que se passe-t-il ?

      – Allons-y voir. Mais, vrai ! tu as une façon de manœuvrer ! »

      Béchoux grimpa jusqu'à l'entresol du conseiller municipal. Il y trouva le désordre et le tumulte. Les deux inspecteurs chargés de la surveillance appelaient et s'agitaient comme des fous. La concierge de l'immeuble était montée et criait. Des locataires survenaient.

      Au milieu de son bureau, allongé sur un canapé, M. Lecourceux agonisait, le front troué et la figure baignée de sang. Il mourut sans avoir pu parler.

      En quelques mots, les inspecteurs mirent Béchoux au courant. Ils avaient entendu la nommée Martin renouveler ses propositions relativement à certain rapport et compter les billets de banque, et ils s'apprêtaient à faire irruption dans le bureau lorsque M. Lecourceux, trop pressé, eut le tort d'appeler. Devinant aussitôt le péril, la femme avait dû pousser le verrou, car ils se heurtèrent à une porte close.

      Ils voulurent alors lui couper la retraite en passant dans le vestibule. Mais la seconde porte résista également, bien qu'elle ne pût être, de l'extérieur, fermée ni à clef ni au verrou. Ils poussaient de toutes leurs forces. A cet instant, un coup de feu retentit.

      « La femme Martin était déjà dehors cependant, objecta Béchoux.

      – Aussi n'est-ce pas elle qui a tué, répliqua l'un des inspecteurs.

      – Qui, en ce cas ?

      – Ça ne peut être qu'un vieux homme mal fichu, que nous avions vu assis sur la banquette du vestibule. Il avait demandé audience, et M. Lecourceux ne devait le recevoir qu'après la visite de la femme.

      – Un complice, sans aucun doute, dit Béchoux. Mais comment avait-il fermé la seconde porte ?

      – Par un morceau de fer à crampon, glissé sous le battant. Impossible de pousser à fond.

      – Et qu'est-il devenu, lui ? Personne ne l'a rencontré ?

      – Si, moi, dit la concierge. Entendant la détonation, j'ai sauté de ma loge. Un vieux qui descendait me jeta tranquillement : « On se bat là-haut. Montez donc. » Probablement que c'était lui qui avait fait le coup. Mais comment le soupçonner ? Un bonhomme cassé... qui ne tient pas debout... et qui boite.

      – Qui boite ? s'écria Béchoux. Vous êtes sûre ?

      – Sûre et certaine, et qui boite très bas encore. »

      Béchoux marmotta :

      « C'est le complice de Laurence Martin. La voyant en danger, il a supprimé M. Lecourceux. »

      D'Enneris avait écouté, tout en examinant du coin de l'œil les chemises des dossiers amoncelés sur le bureau. Il demanda :

      « Tu ne sais pas de quel rapport il s'agit et ce que Laurence Martin désirait obtenir ?

      – Non. M. Lecourceux ne l'avait pas encore précisé. Mais il s'agissait d'obtenir qu'un des rapports dont était chargé le conseiller municipal fût modifié dans un certain sens. »

      D'Enneris lisait les titres : Rapport sur les abattoirs... Rapport sur les halles de quartier... Rapport sur le prolongement de la rue Vieille-du-Marais... Rapport...

      « A quoi donc penses-tu ? lui dit Béchoux, qui allait et venait, fort ennuyé de l'événement. C'est une sale affaire, hein ?

      – Quelle affaire ?

      – Mais cet assassinat...

      – Je t'ai déjà dit que je me contrefichais de toute ton histoire ! Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse que cet habitué du pot-de-vin ait été tué et que tu aies manœuvré comme une citrouille ?

      – Cependant, observa Béchoux, si Laurence Martin est une meurtrière, Fagerault que tu prétends être son complice... »

      D'Enneris scanda entre ses dents, et d'un air furieux :

      « Fagerault est un assassin également... Fagerault est un bandit... Je plains Fagerault si jamais il me tombe entre les griffes, et il y tombera, aussi vrai que je m'appelle, de mon vrai nom... »

      Il s'interrompit net, mit son chapeau et partit vivement.

      Une auto le conduisit rue Verdrel, chez Arlette. Il était trois heures moins dix.

      « Ah ! monsieur d'Enneris, s'écria Mme Mazolle. Comme il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! Arlette va être désolée.

      – Elle n'est pas là ?

      Non. Elle se promène tous les jours, vers ces heures-là. C'est même drôle que vous ne l'ayez pas rencontrée. »




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