Vous êtes ici : Livres, textes & documents | La Demeure mystérieuse | VIII – Les Martin, incendiaires

La Demeure mystérieuse

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






CHAPITRE VIII – LES MARTIN, INCENDIAIRES

Arlette et sa mère se ressemblaient beaucoup. Mais si abîmé par l'âge et par les soucis que fût le visage de Mme Mazolle, ce qui lui restait de fraîcheur et d'expression donnait à croire qu'elle avait été plus régulièrement belle que sa fille. Pour élever ses trois enfants, et pour oublier le chagrin que lui avait causé la conduite des deux aînées, elle avait travaillé avec acharnement, et elle travaillait encore à la réparation des dentelles anciennes, ouvrage où elle excellait au point d'y avoir gagné une petite aisance.

      D'Enneris pénétra dans le petit appartement, luisant et bien propre, et dit :

      « Vous ne pensez pas qu'elle soit bientôt de retour ?

      – Je ne sais trop. Arlette, depuis son histoire, ne raconte guère ce qu'elle fait. Elle a toujours peur que je me tracasse, et tout le bruit qu'on a fait autour d'elle la désole. Cependant, elle m'a dit qu'elle allait voir un mannequin qui est malade, une jeune fille qui s'est recommandée à elle par lettre, ce matin. Vous savez combien Arlette est bonne, et ce qu'elle s'occupe de ses camarades !

      – Et cette jeune fille demeure loin ?

      – J'ignore son adresse.

      – Dommage ! J'aurais été si content de causer avec Arlette !

      – Mais c'est facile. Elle a dû jeter cette lettre dans la corbeille, avec ses vieux papiers, et justement je ne les ai pas encore brûlés... Tenez... ce doit être ça. Oui. Je me rappelle. Cécile Helluin... à Levallois-Perret, 14, boulevard de Courcy. Arlette y sera vers quatre heures.

      – Sans doute va-t-elle y rejoindre M. Fagerault ?

      – Quelle idée ! Arlette n'aime pas sortir avec un monsieur. Et puis M. Fagerault vient souvent ici.

      – Ah ! il vient souvent ? fit d'Enneris d'une voix crispée.

      – Presque tous les soirs. Ils causent de toutes ces affaires qui intéressent tant Arlette, vous savez... la Caisse dotale. M. Fagerault lui offre de gros capitaux. Alors ils alignent des chiffres... ils établissent des plans.

      – Il est donc riche, M. Fagerault ?

      – Très riche. »

      Mme Mazolle parlait fort naturellement. Il était clair que sa fille, désireuse de lui épargner toute émotion, ne la tenait pas au courant de l'affaire Mélamare. Il reprit donc :

      « Riche et sympathique.

      – Très sympathique, affirma Mme Mazolle. Il est plein d'attentions pour nous.

      – Un mariage... dit Jean, en grimaçant un sourire.

      – Oh ! monsieur d'Enneris, ne vous moquez pas. Arlette ne saurait prétendre...

      – Qui sait !

      – Non, non. D'abord Arlette n'est pas toujours aimable avec lui. Elle a beaucoup changé, ma petite Arlette, à la suite de tous ces événements. Elle est devenue plus nerveuse, un peu fantasque. Vous saviez qu'elle est fâchée avec Régine Aubry ?

      – Est-ce possible ? s'écria d'Enneris.

      – Oui, et sans raisons, ou du moins pour des raisons qu'elle ne m'a pas dites. »

      Cette fâcherie surprenait d'Enneris. Que se passait-il donc ?

      Ils échangèrent encore quelques mots. Mais d'Enneris avait hâte d'agir, et, comme il était trop tôt pour retrouver Arlette à son rendez-vous, il se fit conduire chez Régine Aubry, qu'il rencontra au moment où elle sortait de chez elle, et qui lui répondit vivement :

      « Si je suis fâchée avec Arlette ? ma foi, non. Mais elle l'est peut-être.

      – Enfin, qu'est-ce qu'il y a eu ?

      – Un soir, j'ai été l'embrasser. Il y avait là Antoine Fagerault, l'ami des Mélamare. On a bavardé. Deux ou trois fois, Arlette ne s'est montrée pas gentille avec moi. Alors je suis partie, sans comprendre.

      – Pas autre chose ?

      – Rien. Seulement, d'Enneris, si vous tenez tant soit peu à Arlette, méfiez-vous de Fagerault. Il a l'air bien empressé, et Arlette pas indifférente du tout. Adieu, Jean. »

      Ainsi, de quelque côté que d'Enneris se retournât, c'était pour en apprendre davantage sur les relations qui unissaient Arlette et Fagerault. Le réveil était brusque. Il s'apercevait tout à coup qu'Antoine Fagerault avait circonvenu la jeune fille, et il s'apercevait en même temps qu'Arlette avait pris dans sa pensée, à lui d'Enneris, une place considérable.

      Mais alors si Fagerault, à n'en point douter, poursuivait et aimait Arlette, est-ce que celle-ci aimait Fagerault ? Question douloureuse. Qu'elle pût seulement se poser paraissait à d'Enneris la pire des injures pour Arlette et, pour lui, une humiliation intolérable.

      Et cette question surgissait dans l'effervescence d'un sentiment dont son orgueil blessé faisait du premier coup le principe même de sa vie.

      « Quatre heures moins quart, se dit-il, en abandonnant son auto à quelque distance de l'endroit indiqué. Viendra-t-elle seule ? Fagerault l'accompagnera-t-il ? »

      Le boulevard de Courcy fut tracé récemment, à Levallois-Perret, en dehors de l'agglomération ouvrière, et parmi des terrains vagues qui avoisinent la Seine et où subsistent plusieurs petites usines et installations particulières. Entre deux longs murs de briques s'ouvre une allée étroite et boueuse, à l'extrémité de laquelle on aperçoit le numéro 14 inscrit au goudron sur une barrière à moitié démolie.

      Quelques mètres de couloir en plein air, remplis de vieux pneumatiques et de châssis d'automobiles hors d'usage, enveloppent une sorte de garage en bois marron, avec un escalier extérieur qui monte vers des mansardes que percent les deux seules fenêtres de cette façade. Sous l'escalier, une porte avec ce mot : « Frappez. »

      D'Enneris ne frappa point. A la vérité, il hésitait. L'idée d'attendre Arlette dehors semblait plus logique. Mais, en outre, une impression mal définie, qui s'insinuait en lui, le retenait. L'endroit lui paraissait si bizarre, et il était si étrange qu'une jeune fille malade pût habiter l'une de ces mansardes, au-dessus de ce garage isolé, qu'il eut soudain le pressentiment de quelque piège tendu à Arlette et qu'il évoqua la bande sinistre qui évoluait autour de cette affaire et qui multipliait ses attaques avec une hâte inconcevable. Dès le début de l'après-midi, tentative de corruption et assassinat du conseiller municipal. Deux heures plus tard, machination contre Arlette qu'on attire dans un guet-apens. Comme agents d'exécution, Laurence Martin, la mère Trianon et le vieux qui boitait. Comme chef, Antoine Fagerault.

      Tout cela se présentait à lui d'une façon si rigoureuse que ses doutes furent aussitôt emportés, et, ne songeant pas que les complices pussent être déjà là, puisque aucun bruit ne venait de l'intérieur, il conclut que le plus simple était d'entrer et de se mettre lui-même à l'affût.

      Il essaya très doucement d'ouvrir. La porte était fermée à clef, ce qui le confirma dans sa certitude qu'il n'y avait personne.

      Hardiment, sans même envisager les risques d'une bataille possible, il crocheta la serrure, dont le mécanisme était peu compliqué, pesa contre le battant et glissa la tête. Personne en effet. Des outils. Des pièces détachées. Quelques douzaines de bidons d'essence rangés les uns sur les autres. Somme toute un atelier de réparation qui semblait abandonné et transformé en dépôt d'essence.

      Il poussa davantage. Ses épaules passèrent. Il poussa encore. Et subitement il eut la sensation qu'un choc formidable l'atteignait en pleine poitrine. C'était un bras de métal, fixé à la cloison, actionné par un ressort, et qui, lorsque le battant prenait une certaine position d'ouverture, se déclenchait avec une violence inouïe.

      Durant quelques secondes, d'Enneris demeura suffoqué et chancela, perdant ainsi tous ses moyens de résistance. Cela suffisait aux adversaires qui le guettaient, postés derrière les piles de bidons. Et, bien que ce ne fussent que deux femmes et un vieillard, ils eurent tout loisir de lui lier les bras et les jambes, de le bâillonner, de l'asseoir contre un établi de fer et de l'y attacher solidement.

      D'Enneris ne s'était pas trompé dans ses suppositions : un guet-apens était préparé contre Arlette, et c'est lui, le premier, qui s'y jetait étourdiment. Il reconnut la mère Trianon et Laurence Martin. Quant au vieillard, il ne boitait pas, mais il ne fallait guère d'attention pour constater que sa jambe droite fléchissait un peu, et qu'il devait, à l'occasion, accentuer ce fléchissement pour laisser croire qu'il boitait de façon constante. C'était l'assassin du conseiller municipal.

      Les trois complices ne manifestèrent aucune excitation. On les devinait accoutumés aux pires besognes, et le fait d'avoir paré l'offensive imprévue de d'Enneris devait être pour eux un incident tout naturel auquel ils n'attribuaient pas une importance de victoire.

      La mère Trianon se pencha sur lui et revint auprès de Laurence Martin. Elles eurent une conversation dont d'Enneris ne surprit que quelques bribes.

      « Tu crois vraiment que c'est ce type-là ?

      – Oui, c'est bien le type qui m'a relancée dans ma boutique.

      – Jean d'Enneris, alors, murmura Laurence Martin, un type dangereux pour nous. Probable qu'il était avec Béchoux sur le trottoir de la rue La Fayette. Heureusement qu'on veillait et que j'ai entendu l'approche de ses pas ! Pour sûr qu'il avait rendez-vous avec la petite Mazolle !

      – Que veux-tu en faire ? souffla la revendeuse, certaine que d'Enneris ne pouvait surprendre ses paroles.

      – Ça ne se discute pas, dit Laurence, sourdement.

      – Hein ?

      – Dame ! tant pis pour lui. »

      Les deux femmes se regardèrent. Laurence montrait un visage intraitable, d'une énergie sombre. Elle ajouta :

      « Aussi, pourquoi se mêle-t-il de nos affaires, celui-là ? Dans ta boutique d'abord... et puis rue La Fayette... et puis ici... Vrai, il en sait trop sur nous et nous livrerait. Demande à papa. »

      Il n'était pas nécessaire de demander son avis à celui que Laurence Martin appelait papa. Les solutions les plus redoutables devaient trouver auprès de ce très vieil homme au masque sévère, aux yeux éteints, à la peau desséchée par l'âge, un partisan farouche. A le voir agir d'ailleurs et commencer des préparatifs encore inexplicables, d'Enneris jugea que « papa » l'avait tout de suite condamné à mort, et qu'il le tuerait froidement comme il avait tué M. Lecourceux.

      Moins expéditive, la revendeuse parlementa, très bas. Laurence s'impatienta et, brutalement :

      « Assez de bêtises ! Toi, tu es toujours pour les demi-mesures. Il faut ce qu'il faut. Lui ou nous.

      – On pourrait le tenir enfermé.

      – Tu es folle. Un type comme ça !

      – Alors ?... Comment ?...

      – Comme la petite, parbleu... »

      Laurence prêta l'oreille, puis regarda dehors par un trou qui perçait la cloison de bois.

      « La voici... Au bout de l'allée... Et maintenant, chacun son rôle, hein ? »

      Tous les trois se turent. D'Enneris les voyait de face et leur trouvait un air de ressemblance très marqué, qui se révélait surtout par la même expression résolue. C'étaient évidemment, dans les mauvais coups et dans le crime, des actifs, des êtres accoutumés à l'initiative et à l'exécution. D'Enneris ne doutait point que les deux femmes fussent sœurs et que le vieux fût leur père. Celui- là surtout effrayait le captif. Il ne donnait point l'impression de la vie réelle, mais plutôt d'une vie automatique, fabriquée, et se révélant par gestes commandés d'avance. La tête présentait des angles brusques, des méplats rigides. Pas de méchanceté ni de cruauté. On eût dit un bloc de pierre taillé en ébauche.

      Cependant on frappa, comme l'ordonnait l'inscription.

      Laurence Martin, qui épiait contre la porte, ouvrit et, laissant la visiteuse dehors, prit une intonation heureuse et reconnaissante.

      « Mademoiselle Mazolle, n'est-ce pas ? Comme c'est gentil à vous de vous déranger ! Ma fille est là-haut, bien malade. Vous allez monter... et ce qu'elle va être contente de vous voir ! Vous avez été dans la même maison de couture, il y a deux ans, chez Lucienne Oudart. Vous ne vous rappelez pas ? Ah ! elle ne vous a pas oubliée, elle ! »

      La voix d'Arlette répondit des mots que l'on ne perçut point. Elle était claire et fraîche, et ne trahissait pas la moindre appréhension.

      Laurence Martin sortit pour la conduire en haut. La revendeuse cria, de l'intérieur :

      « Je t'accompagne ?

      – Pas la peine », dit Laurence, d'un ton qui signifiait : « Je n'ai besoin de personne... je suis assez forte pour cela. »

      On entendit les marches craquer sous les pas. Chacune d'elles rapprochait Arlette du danger, de la mort.

      D'Enneris pourtant n'éprouvait pas encore de craintes trop vives. Le fait qu'on ne l'avait pas tué, lui, du premier coup, indiquait que l'exécution du plan criminel exigeait certains délais, et tout répit laisse un peu d'espoir.

      Il y eut des piétinements au-dessus du plafond, puis, soudain, un cri déchirant... que suivirent d'autres cris, de plus en plus faibles. Puis le silence. La lutte n'avait pas été longue. D'Enneris pensa qu'Arlette était, comme lui, ligotée et bâillonnée. « Pauvre gosse ! » se dit-il.

      Après un moment, les marches craquèrent de nouveau et Laurence Martin entra.

      « C'est fait, annonça-t-elle. Et facilement. Elle a tourné de l'œil presque aussitôt.

      – Tant mieux, dit la revendeuse. Tant mieux si elle ne se réveille pas tout de suite. Elle ne s'apercevra de la chose qu'au dernier moment. »

      D'Enneris frissonna. Aucune phrase ne pouvait annoncer d'une façon plus formelle le dénouement voulu par les complices et les souffrances probables. Et son pressentiment était si juste qu'il en eut la confirmation immédiate par un accès de révolte qui secoua subitement la marchande à la toilette.

      « Car, enfin, quoi ? rien n'oblige à ce qu'elle souffre, cette petite ! Pourquoi ne pas en finir avec elle ? N'est-ce pas ton avis, papa ? »

      Tranquillement, Laurence présenta un bout de corde.

      « Facile. Tu n'as qu'à lui passer ça autour du cou... à moins que tu n'aimes mieux une incision à la gorge, proposa-t-elle, en lui offrant un menu poignard. Moi, je ne m'en charge pas. Ce ne sont pas des choses qu'on fait de sang-froid. »

      La mère Trianon ne broncha plus, et, jusqu'à la minute même de leur départ, ils ne prononcèrent pas un seul mot. Mais, sans tarder, et puisque, là-haut, Arlette était réduite à l'impuissance, « papa », comme elles disaient l'une et l'autre, continuait sa besogne, manœuvrant de telle manière que l'effroyable menace prenait corps, et que la réalité s'imposait à d'Enneris, inexorable et monstrueuse.

      Tout autour de l'atelier, le vieux avait placé sur deux rangs des bidons d'essence, tous pleins, comme on pouvait s'en rendre compte à la vue de son effort. Il en déboucha plusieurs, et il aspergea d'essence les cloisons et le parquet, sauf, sur une longueur de trois mètres, les lames qui aboutissaient à la porte. Ainsi réserva-t-il un passage conduisant au milieu de l'atelier, en un endroit où il empila d'autres bidons les uns par-dessus les autres.

      Dans un de ces bidons, il trempa la longue corde que tenait Laurence Martin et qu'elle lui tendit. A eux deux, ils la déposèrent le long du passage. Le vieillard émécha l'autre extrémité, tira de sa poche une boîte d'allumettes et mit le feu à la mèche. Quand ce fut bien pris, il se releva.

      Tout cela était accompli méthodiquement, par un homme qui, au cours de sa longue carrière, avait dû perpétrer beaucoup de besognes du même genre, et qui prenait plaisir non pas tant à l'acte lui-même qu'à la perfection qu'il mettait à l'accomplir. C'était en quelque sorte « fignolé ». Rien n'était laissé à l'imprévu, et il ne restait plus aux trois complices qu'à s'en aller paisiblement.

      C'est ce qu'ils firent, après avoir, derrière eux, tourné la clef dans la serrure. Ils avaient remonté le mécanisme. Inévitablement, l'œuvre diabolique s'accomplirait. La baraque flamberait comme un copeau de bois sec, et Arlette disparaîtrait sans qu'il soit jamais possible d'identifier les quelques vestiges calcinés qu'on retrouverait parmi les cendres. Pourrait-on même soupçonner qu'il y avait eu incendie volontaire ?

      La mèche brûlait. D'Enneris estima que la catastrophe se produirait entre la douzième et la quinzième minute.

      Lui, dès la première seconde, il avait commencé le travail pénible de sa libération, se contractait, s'amincissait, gonflait ses muscles. Mais les nœuds étaient confectionnés de telle façon que tout effort les resserrait davantage et enfonçait les liens dans la chair. Malgré son extraordinaire habileté, malgré tous les exercices de ce genre qu'il avait accomplis en prévision de pareilles circonstances, il ne comptait pas aboutir à temps. Sauf un miracle impossible l'explosion aurait lieu.

      Il était au supplice. Désespéré d'être pris stupidement au piège et de ne pouvoir rien faire, désespéré de savoir la malheureuse Arlette au bord de l'abîme, il enrageait aussi de ne rien comprendre à l'horrible aventure. La liaison entre Antoine Fagerault et les trois complices comptait, pour tant de raisons formelles, au nombre de ces vérités qu'on n'a pas le droit de discuter. Mais pourquoi Fagerault, chef de la bande, et dont le vieillard ne pouvait être que l'agent d'exécution, pourquoi Fagerault avait-il ordonné cet abominable assassinat ? Ses plans, qui semblaient jusqu'ici établis sur la conquête amoureuse de la jeune fille, étaient-ils changés au point de comporter sa mort ?

      La mèche brûlait. Le petit serpent de feu cheminait vers le but, selon la ligne impitoyable dont rien ne le ferait dévier. Là-haut, Arlette, évanouie, impuissante en tout cas, était condamnée. Elle ne se réveillerait qu'aux premières flammes.

      « Encore sept minutes, encore six minutes... », pensait d'Enneris avec épouvante.

      A peine s'il avait réussi à relâcher un peu ses liens. Cependant son bâillon tomba. Il aurait pu crier. Il aurait pu appeler Arlette et lui dire toute la douceur des sentiments qui le portaient vers elle, tout ce qu'il y avait de frais et de spontané dans cet amour qu'il ignorait et dont il n'avait la conscience profonde qu'à l'instant où tout s'effondrait autour de lui. Mais à quoi bon des paroles ? A quoi bon, si elle dormait, lui apprendre l'affreuse menace et la réalité toute proche ?

      Et puis non, il ne voulait pas perdre confiance. Des miracles se produisent quand il le faut. Que de fois déjà, traqué de toutes parts, inerte, condamné sans rémission, avait-il été secouru par quelque hasard prodigieux ! Or trois minutes restaient. Peut-être les mesures prises par le vieillard se révéleraient-elles insuffisantes ? Peut-être la mèche s'éteindrait-elle en montant le long de ce bidon de métal auquel déjà elle touchait.

      De toutes ses forces, il se raidit contre les nœuds qui le torturaient. Après tout, elle était là, sa ressource dernière, dans la vigueur surhumaine de ses bras et de son thorax. Les cordes n'allaient-elles pas éclater ? Le miracle ne viendrait-il pas de lui-même, d'Enneris ? Il vint d'un autre côté, et d'un autre côté que Jean ne pouvait certes pas prévoir. Des pas précipités retentirent soudain dans l'allée, et une voix proféra :

      « Arlette ! Arlette ! »

      L'intonation était celle de quelqu'un qui arrive au secours, et qui donne du courage en annonçant la délivrance immédiate. La porte fut ébranlée. Comme on ne pouvait pas l'ouvrir, on la frappa à coups de pied, à coups de poing. Une planche s'abattit, laissant un orifice par où passer la main à hauteur de la serrure.

      D'Enneris, voyant un bras qui s'agitait, cria :

      « Inutile ! Poussez ! La serrure ne tient pas ! Hâtez-vous ! »

      De fait, la serrure sauta. La porte fut à moitié démolie. Quelqu'un fit irruption dans l'atelier. C'était Antoine Fagerault.

      D'un coup d'œil, il vit le péril et bondit sur le bidon qu'il écarta du pied au moment où la partie enflammée attaquait le bord supérieur. Il écrasa la flamme sous son talon, puis, par prudence, dispersa les autres bidons qui formaient le tas central.

      Jean d'Enneris avait redoublé d'efforts pour se libérer. Il ne voulait pas devoir le fait matériel de sa libération à Fagerault, et que cet homme se penchât et fît le geste de couper ses liens. Tout de même, lorsque Fagerault vint vers lui et murmura : « Ah ! c'est vous ? » Jean, débarrassé de ses entraves, ne put s'empêcher de dire :

      « Je vous remercie. Quelques secondes de plus et ça y était.

      – Arlette ? demanda l'autre.

      – En haut !

      – Vivante ?

      – Oui. »

      Ils s'élancèrent tous deux et grimpèrent les marches extérieures.

      « Arlette ! Arlette ! me voici, cria Fagerault. Il n'y a rien à craindre. »

      La porte ne résista pas plus que celle du hangar, et ils entrèrent dans une mansarde exiguë où la jeune fille était attachée sur un lit de sangle et bâillonnée.

      Ils la délièrent vivement. Elle les regarda tous deux d'un air égaré, et Fagerault expliqua :

      « Nous avons été avertis l'un et l'autre, chacun de notre côté, et nous nous sommes retrouvés ici... trop tard pour les prendre au collet, les misérables. Ils ne vous ont pas fait de mal ? Vous n'avez pas eu trop peur ? »

      Il passait ainsi sous silence l'affreuse tentative de meurtre et l'œuvre de salut qu'il avait accomplie.

      Arlette ne répondit pas. Elle ferma les yeux. Ses mains frissonnèrent.

      Après un instant, ils l'entendirent murmurer :

      « Si, j'ai eu peur... Une fois encore cette attaque... Qui donc m'en veut ainsi ?...

      – On vous a attirée dans ce garage ?

      – Une femme... je n'ai vu qu'une femme. Elle m'a fait monter dans cette pièce, et elle m'a renversée...

      Et elle dit, trahissant l'effroi qui, malgré la présence des deux hommes, la torturait encore :

      « La même femme que la première fois... oh ! cela, j'en suis sûre, la même femme... j'ai reconnu sa façon d'agir, son étreinte, sa voix... c'était la femme de l'auto... la femme... la femme... »

      Elle se tut, subitement épuisée, et désireuse de repos. Les deux hommes la laissèrent un instant, et, sur l'étroit palier qui surmontait, les marches devant la mansarde, ils se trouvèrent dressés l'un contre l'autre.

      Jamais Jean n'avait autant exécré son rival. L'idée que Fagerault les avait sauvés tous deux, Arlette et lui, l'exaspérait. Il ressentait la plus violente humiliation. Antoine Fagerault était le maître des événements qui, tous, tournaient en sa faveur.

      « Elle est plus calme que je ne l'aurais pensé, dit Fagerault à voix basse. Elle n'a pas eu conscience du danger couru, et il faut qu'elle l'ignore. »

      Il parlait comme s'il eût été déjà en relations directes avec d'Enneris, et comme s'il admettait que chacun d'eux sût tout ce que l'autre savait. Aucune affectation de supériorité, qui eût pu rappeler le service rendu. Il gardait son air de sérénité habituelle et un visage à demi souriant et sympathique. Rien ne marquait, du moins chez lui, qu'il y eût lutte entre eux et rivalité.

      Mais Jean, qui contenait mal sa colère, entama tout de suite le duel, comme il l'eût fait avec un adversaire déclaré, et, lui pesant fortement sur l'épaule :

      « Causons, voulez-vous ? puisque nous en avons l'occasion.

      – Oui, mais tout bas. Le bruit d'une querelle lui serait funeste, et on croirait vraiment, ce qui m'étonne, que c'est une querelle que vous cherchez.

      – Non, pas de querelle, déclara d'Enneris dont l'attitude agressive contredisait les paroles. Ce que je cherche, ce que je veux, c'est une mise au point.

      – A propos de quoi ?

      – A propos de votre conduite.

      – Ma conduite est claire. Je n'ai rien à cacher, et, si je consens à répondre à vos questions, c'est que mon affection pour Arlette me rappelle votre amitié pour elle. Interrogez-moi.

      – Oui. D'abord que faisiez-vous dans la boutique du « Trianon » quand je vous y ai rencontré ?

      – Vous le savez.

      – Je le sais ? Comment ?

      – Par moi.

      – Par vous ? C'est la première fois que je vous parle.

      – Ce n'est pas la première fois que vous m'écoutez parler.

      – Et où donc ?

      – A l'hôtel Mélamare, le soir du jour où vous m'avez poursuivi avec Béchoux. Durant les confidences de Gilberte de Mélamare, et durant mes explications, vous étiez tous deux à l'affût derrière la tapisserie. Celle-ci a bougé quand vous êtes entrés dans la pièce voisine. »

      D'Enneris fut un peu interloqué. Rien ne lui échappait donc, à cet individu ? Il continua d'un ton plus âpre :

      « Ainsi vous prétendez que votre objectif est le même que le mien ?

      – Les faits le prouvent. Je m'efforce, comme vous, de découvrir les gens qui ont volé les diamants, les gens qui persécutent mes amis Mélamare et qui s'acharnent après Arlette Mazolle.

      – Et parmi eux se trouve cette marchande à la toilette ?

      – Oui.

      – Mais pourquoi, entre elle et vous, ce coup d'œil d'intelligence qui l'a mise en garde contre moi ?

      – C'est vous qui interprétez ce coup d'œil comme un avertissement. En fait je l'observais.

      – Peut-être. Mais elle a fermé sa boutique et elle a disparu.

      – Parce qu'elle s'est défiée de nous tous.

      – Et, selon vous, c'est une complice ?

      – Oui.

      – A ce titre, elle n'est pas étrangère au meurtre du conseiller municipal Lecourceux ? »

      Antoine Fagerault sursauta. On eût dit vraiment qu'il ignorait ce meurtre.

      « Hein ! M. Lecourceux a été tué ?

      – Il y a trois heures au plus.

      – Trois heures ? M. Lecourceux est mort ? Mais c'est effrayant !

      – Vous le connaissiez très bien, n'est-ce pas ?

      – De nom seulement. Mais je savais que nos ennemis devaient aller le voir, qu'ils voulaient acheter ses services, et je n'étais pas rassuré sur leurs intentions.

      – Vous êtes certain que ce sont eux qui ont agi en l'occurrence ?

      – Certain.

      – Ils ont donc de l'argent, pour offrir ainsi cinquante billets de mille ?

      – Parbleu ! avec la vente d'un seul diamant !

      – Leurs noms ?

      – Je les ignore.

      – Je vais vous renseigner, du moins en partie, fit d'Enneris en l'observant. Il y a la sœur de la revendeuse, une dame Laurence Martin, qui avait loué la boutique... Il y a un homme très vieux, qui boite.

      – C'est cela ! c'est cela ! dit vivement Antoine Fagerault. Et ce sont ces trois-là que vous avez retrouvés ici, n'est-ce pas, et qui vous ont attaché ?

      – Oui. »

      Fagerault s'était assombri. Il murmura :

      « Quelle fatalité ! J'ai été prévenu trop tard... sans quoi je les empoignais.

      – La justice s'en chargera. Le brigadier Béchoux les connaît maintenant tous les trois. Ils ne peuvent lui échapper.

      – Tant mieux ! dit Fagerault, ce sont trois bandits redoutables, et, si on ne les coffre pas, un jour ou l'autre, ils réussiront à supprimer Arlette. »

      Tout ce qu'il disait semblait l'expression profonde de la vérité. Il n'hésitait jamais à répondre, et il n'y avait jamais la moindre contradiction entre les événements et la manière, si naturelle, dont il les expliquait.

      « Quel fourbe ! » pensait d'Enneris, qui s'obstinait à l'accuser, et qui cependant était troublé par tant de logique et de franchise.

      Au fond de lui, il avait supposé que toute la nouvelle aventure d'Arlette était combinée entre Antoine Fagerault et ses trois complices, afin que Fagerault apparût comme un sauveur aux yeux d'Arlette. Mais, en ce cas, pourquoi cette mise en scène ? Pourquoi la jeune fille n'en avait-elle pas été le témoin effaré ? Et pourquoi même, vis-à- vis d'elle, Fagerault avait-il la délicatesse de ne pas se targuer de son intervention ?

      A brûle-pourpoint, il dit à Fagerault :

      « Vous l'aimez ?

      – Infiniment, répondit l'autre avec ferveur.

      – Et Arlette, elle vous aime ?

      – Je le crois.

      – Qu'est-ce qui vous le fait croire ? »

      Fagerault sourit doucement, sans fatuité, et répondit :

      « Parce qu'elle m'a donné la meilleure preuve de son amour.

      – Laquelle ?

      – Nous sommes fiancés.

      – Hein ? Vous êtes fiancés ? »

      Il fallut à d'Enneris un effort prodigieux de volonté pour prononcer ces mots avec un calme apparent. La blessure fut profonde. Ses poings se crispèrent.

      « Oui, affirma Fagerault, depuis hier soir.

      – Mme Mazolle, que j'ai vue tout à l'heure, ne m'en a pas parlé.

      – Elle ne le sait pas. Arlette ne veut pas encore le lui dire.

      – C'est une nouvelle pourtant qui lui sera agréable.

      – Oui, mais Arlette désire l'y préparer peu à peu.

      – De sorte que tout s'est passé en dehors d'elle ?

      – Oui. »

      D'Enneris se mit à rire nerveusement.

      – Et Mme Mazolle qui croyait sa fille incapable de donner un rendez-vous à un homme ! Quelle désillusion ! »

      Antoine Fagerault prononça avec gravité :

      « Nos rendez-vous ont lieu dans un endroit et devant des personnes qui donneraient toute satisfaction à Mme Mazolle si elle les connaissait.

      – Ah ! Et qui donc ?

      – A l'hôtel de Mélamare, et en présence de Gilberte et de son frère. »

      D'Enneris n'en revenait pas. Le comte de Mélamare protégeait les amours du sieur Fagerault avec Arlette, Arlette fille naturelle, mannequin, et sœur de deux mannequins qui avaient mal tourné ! En vertu de quoi cette indulgence incroyable ?

      « Ils sont donc au courant ? dit Jean.

      – Oui.

      – Et ils approuvent ?

      – Entièrement.

      – Toutes mes félicitations. De tels appuis sont en votre faveur. Du reste le comte vous doit beaucoup, et vous avez été longtemps l'ami de la maison.

      – Il y a une autre raison, dit Fagerault, qui a renoué notre intimité.

      – Puis-je savoir ?

      – Certes. M. et Mme de Mélamare, comme vous le comprenez, ils ont gardé du drame où ils ont failli sombrer, l'un et l'autre un souvenir d'horreur. La malédiction qui pèse sur leur famille depuis un siècle, et qui semble s'exercer sur elle parce qu'elle habite cet hôtel, les a conduits à une décision irrévocable.

      – Laquelle ? ils ne veulent plus y demeurer ?

      – Ils ne veulent même plus conserver l'hôtel Mélamare. C'est lui qui attire sur eux le malheur. Ils le vendent.

      – Est-ce possible ?

      – C'est à peu près fait.

      – Ils ont trouvé un acquéreur ?

      – Oui.

      – Qui donc ?

      – Moi.

      – Vous ?

      – Oui. Arlette et moi, nous avons l'intention d'y habiter. »




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte LIVRES, TEXTES
& DOCUMENTS