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La Demeure mystérieuse

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






CHAPITRE X – LE COUP DE POING

« Bonjour, François, dit-il, en pénétrant dans la cour d'un pas léger.

      – Bonjour, monsieur, fit le vieux domestique. Monsieur nous a quittés, ces jours-ci...

      – Mon Dieu, oui, dit Jean, qui plaisantait souvent avec François, et qui pensa que le bonhomme n'était pas encore prévenu contre lui. Mon Dieu, oui ! Affaires de famille... héritage d'un oncle de province... un bon petit million.

      – Tous mes compliments, monsieur.

      – Bah ! je ne suis pas encore décidé à l'accepter.

      – Est-ce possible, monsieur ?

      – Mon Dieu, oui, c'est un million de dettes. »

      Jean fut content de cette innocente facétie qui lui prouvait son entière liberté d'esprit. Mais, à cet instant, il discerna un rideau de tulle qui se rabattit vivement à l'une des fenêtres de l'hôtel, pas assez vite cependant pour qu'il ne pût reconnaître la face du brigadier Béchoux, lequel veillait au rez-de-chaussée dans une pièce à usage de salle d'attente.

      « Je vois, dit Jean, que le brigadier est à son poste. Toujours l'enquête sur les diamants ?

      – Toujours, monsieur. Je me suis laissé dire qu'il y aurait du nouveau sous peu. Le brigadier a posté trois hommes. »

      Jean se réjouit. Trois gaillards choisis parmi les plus vigoureux... tout un corps de garde... quelle chance ! De telles précautions rendaient les siennes efficaces. Sans représentants de l'autorité, son plan s'écroulait.

      Il monta les six marches du perron, puis l'escalier. Dans le salon se trouvaient réunis le comte et sa sœur, Arlette, Fagerault et Van Houben, venu, également pour dire adieu. L'atmosphère était paisible, et ils avaient tous l'air de si bien s'entendre que d'Enneris eut encore une légère hésitation en pensant que deux ou trois minutes allaient suffire pour jeter la perturbation au milieu de ce bon accord.

      Gilberte de Mélamare l'accueillit avec affabilité. Le comte lui tendit gaiement la main. Arlette, qui causait à l'écart, vint vers lui, tout heureuse de le voir. Décidément aucune de ces trois personnes ne connaissait les nouvelles de la dernière heure, n'avait lu le journal du soir qu'il tenait en poche, et ne soupçonnait l'accusation lancée contre lui et le duel qui se préparait.

      En revanche, la poignée de main de Van Houben fut glaciale. Evidemment, celui-là savait. Quant à Fagerault, il ne bougea pas, et, assis entre les deux fenêtres, continua de feuilleter un album. Il y avait là tant d'affectation et de défi que Jean d'Enneris brusqua les choses et qu'il s'écria :

      « Le sieur Fagerault est absorbé par son bonheur et ne me voit même pas... ou ne veut pas me voir... »

    Le sieur Fagerault esquissa un geste vague, comme s'il eût accepté que le duel ne fût pas engagé sur-le-champ. Mais Jean ne l'entendait point ainsi, et rien ne pouvait faire qu'il ne prononçât pas les mots prémédités et n'accomplît pas les gestes voulus. Comme les grands capitaines, il estimait qu'il faut toujours prendre pour soi le bénéfice de la surprise et se jeter ainsi à travers les plans de l'adversaire. L'offensive, c'est la moitié de la victoire.

      Dès qu'il eut donné des explications sur son absence et qu'il se fut renseigné sur le départ du comte et de sa sœur, il saisit les deux mains d'Arlette et lui dit : « Et toi, ma petite Arlette, es-tu heureuse ? mais tout à fait heureuse, heureuse sans arrière- pensée, et sans regret ? heureuse comme tu mérites de l'être ? »

      Ce tutoiement, anormal en un pareil moment, produisit un effet de stupeur. Chacun comprit que d'Enneris avait agi dans une intention déterminée et qui n'avait rien de pacifique. Fagerault se leva, pâle, touché par la soudaineté de l'attaque, alors qu'il devait avoir tout combiné pour attaquer lui-même, et à la minute choisie par lui.

      Le comte et Gilberte, choqués, avaient eu un haut-le-corps. Van Houben exhala un juron. Tous trois regardaient Arlette avant d'intervenir. Mais la jeune fille ne semblait pas s'offusquer, elle. Ses yeux souriants levés vers Jean, elle le regardait comme un ami à qui l'on accorde des privilèges particuliers.

      « Je suis heureuse, dit-elle. Tous mes projets vont être exécutés, et, grâce à cela, beaucoup de mes camarades se marieront selon leur inclination. »

      Mais d'Enneris n'avait pas ouvert les hostilités pour se contenter de cette tranquille affirmation. Il insista :

      « Il ne s'agit pas de tes camarades, petite Arlette, mais de toi, et de ton droit personnel à te marier selon ton cœur. Est-ce bien le cas, Arlette ? »

      Elle rougit et ne répondit point.

      Le comte s'écria :

      « Je suis vraiment étonné de cette question. Ce sont là des choses qui ne concernent qu'Antoine et sa fiancée.

      – Et il est inconcevable... commença Van Houben.

      – Il est encore plus inconcevable, interrompit d'Enneris avec douceur, que notre chère Arlette se sacrifie à ses idées généreuses et se marie sans amour. Car telle est bien la situation, et il faut que vous la connaissiez, monsieur de Mélamare, puisqu'il en est encore temps : Arlette n'aime pas Antoine Fagerault. Elle n'a même pour lui qu'une sympathie médiocre, n'est-ce pas, Arlette ? »

      Arlette baissa la tête, sans protester. Le comte, les bras croisés, suffoquait d'indignation. Comment se pouvait-il que d'Enneris, si correct et si réservé, fît preuve d'une telle grossièreté ?

      Mais Antoine Fagerault s'était avancé jusqu'à Jean d'Enneris, il avait perdu son expression insouciante et bon enfant, et, par un effet singulier, sous l'action de la colère, et peut-être aussi d'une peur confuse, il prenait un air d'une méchanceté imprévue.

      « De quoi vous mêlez-vous ?

      – De ce qui me regarde.

      – Les sentiments d'Arlette envers moi vous regardent ?

      – Certes, puisque son bonheur est en jeu.

      – Et, selon vous, elle ne m'aime pas ?

      – Fichtre non !

      – Et votre intention ?...

      – Est d'empêcher ce mariage. »

      Antoine tressauta.

      « Ah ! vous vous permettez... Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je riposte, moi ! et sans ménagement ! vous allez voir ça... »

      Résolument il arracha le journal qui sortait de la poche de d'Enneris, le déplia sous les yeux du comte et s'exclama :

      « Tenez, cher ami, lisez cela, et vous verrez ce que c'est que ce monsieur. Lisez surtout l'article de la troisième page... L'accusation est nette... »

      Et, emporté par un élan furieux qui contrastait avec sa nonchalance habituelle, il lut lui-même, d'un trait, les réflexions implacables du « lecteur assidu ».

      Le comte et sa sœur écoutaient, confondus. Arlette fixait des yeux éplorés sur Jean d'Enneris.

      Celui-ci ne bronchait pas. Il jeta simplement, entre deux phrases :

      « Pas besoin de lire, Antoine. Pourquoi ne récites-tu pas par cœur, puisque c'est toi qui as composé ce joli réquisitoire ? »

      Fagerault achevait d'un ton de déclamation, et le doigt tendu vers Jean :

      « ... on est fondé à croire que le célèbre Jim Barnett, de l'agence Barnett et Cie, ne faisait qu'un avec Arsène Lupin. S'il en est ainsi, nous pouvons espérer que la trinité Lupin-Barnett-d'Enneris n'échappera pas longtemps aux recherches, et que nous serons débarrassés de cet insupportable individu. Pour cela, ayons confiance dans le brigadier Béchoux. »

      Le silence fut solennel. L'accusation frappait d'horreur le comte et Gilberte. Jean souriait.

      « Appelle-le donc, ton brigadier Béchoux. Car il faut que vous sachiez, monsieur de Mélamare, que le sieur Antoine a introduit ici Béchoux et ses alguazils, uniquement pour moi. J'avais annoncé ma visite, et l'on me sait fidèle à ma parole. Entre donc, mon vieux Béchoux. Tu es là qui t'agites derrière la tapisserie, ainsi que Polonius. C'est indigne d'un policier de ta valeur. »

      La tapisserie fut écartée. Béchoux entra, le visage résolu, mais avec l'aspect d'un homme qui n'usera de sa toute-puissance qu'au moment où il le jugera à propos.

      Van Houben, qui haletait d'impatience, se précipita vers lui.

      « Relevez le défi, Béchoux ! Arrêtez-le. C'est le voleur des diamants. Il faut qu'il rende gorge. Après tout, vous êtes le maître ici ! »

      M. de Mélamare s'interposa.

      « Un instant. Je désire que tout se passe chez moi dans le calme et dans l'ordre. »

      Et, s'adressant à d'Enneris :

      « Qui êtes-vous, monsieur ? Je ne vous demande pas de rétorquer les accusations de cet article, mais de me dire loyalement si je dois encore vous considérer comme le vicomte Jean d'Enneris...

      – Ou comme le cambrioleur Arsène Lupin », interrompit d'Enneris, en riant.

      Il se tourna vers la jeune fille.

      « Assieds-toi, ma petite Arlette. Tu es tout émue. Il ne faut pas. Assieds-toi. Et quoi qu'il advienne, sois sûre que tout finira bien, puisque c'est pour toi que je travaille. »

      Et, revenant au comte, il lui dit :

      « Je ne répondrai pas à votre question, monsieur de Mélamare, pour ce motif qu'il ne s'agit pas de savoir qui je suis, mais de savoir ce que c'est qu'Antoine Fagerault ici présent. »

      Le comte retint Fagerault qui voulait s'élancer, fit taire Van Houben qui parlait de ses diamants, et Jean continua :

      « Si je suis venu ici, sans que rien m'y obligeât, ayant en poche ce journal dont j'avais lu l'article, et sachant que Béchoux, stimulé par Fagerault, m'y attendait avec un mandat, c'est que le danger couru par moi me semblait beaucoup moins grand que le danger couru par notre chère Arlette... et couru par vous également et par Mme de Mélamare. Ce que je suis, c'est une affaire entre Béchoux et moi. Nous la réglerons à part. Ce qu'est Antoine Fagerault, voilà le problème urgent qu'il faut résoudre. »

      Cette fois, M. de Mélamare ne put contenir Fagerault, lequel, tout pantelant, vociférait :

      « Qui suis-je alors ? Réponds donc ! Ose répondre ! Qui suis-je, selon toi ! »

      Jean prononça, comme s'il commençait une énumération sur le bout de chacun de ses doigts :

      « Tu es le voleur du corselet...

      – Tu mens ! interrompit Antoine. Moi, le voleur du corselet ! »

      Jean continua avec flegme :

      « Tu es l'homme qui a enlevé Régine Aubry et Arlette Mazolle.

      – Tu mens !

      – L'homme qui a dérobé les objets du salon.

      – Tu mens !

      – Le complice de la revendeuse qui est morte dans le jardin du Champ-de-Mars.

      – Tu mens !

      – Le complice de Laurence Martin et de son père.

      – Tu mens !

      – Enfin, tu es l'héritier de cette race implacable qui, depuis trois quarts de siècle, persécute la famille de Mélamare. »

      Antoine tremblait de rage. A chacune des accusations, il haussait le ton.

      « Tu mens ! tu mens ! tu mens ! »

      Et, lorsque d'Enneris eut fini, il se planta tout contre lui, le geste menaçant, et balbutia d'une voix âpre :

      « Tu mens !... Tu dis des choses au hasard... parce que tu aimes Arlette et que tu crèves de jalousie... Ta haine vient de là, et aussi de ce que je vois clair dans ton jeu depuis le début. Tu as peur. Oui, tu as peur, parce que tu devines que j'ai des preuves..., toutes les preuves possibles... (il frappait son veston à l'endroit du portefeuille), toutes les preuves que Barnett et d'Enneris, c'est Arsène Lupin... Oui, Arsène Lupin !... Arsène Lupin ! »

           Hors de lui, comme exaspéré par ce nom d'Arsène Lupin, il criait de plus en plus fort, et sa main se crispait à l'épaule de d'Enneris.

      Celui-ci, qui ne reculait pas d'une semelle, lui dit gentiment :

      « Tu nous casses les oreilles, Antoine. Ça ne peut pas durer comme ça. »

      Il fit une pause. L'autre ne cessait pas de hurler.

      « Tant pis pour toi, dit Jean. Je t'avertis pour la dernière fois : baisse le ton. Sans quoi, il va t'arriver quelque chose de fort désagréable. Tu persistes ? Allons, tu l'auras bien voulu, et je te prie de remarquer que j'y ai mis toute la patience nécessaire. Attention !... »

      Ils étaient si près l'un de l'autre que leurs torses se heurtaient presque. Entre eux le poing de d'Enneris se fraya un chemin avec la vitesse d'un projectile et s'en vint frapper Fagerault à l'extrémité du menton.

      Fagerault vacilla, plia les jambes ainsi qu'une bête blessée, toucha du genou et s'étendit tout de son long.

      Dans le tumulte, parmi des clameurs de révolte, le comte et Van Houben voulurent s'emparer de Jean, tandis que Gilberte et Arlette cherchaient à soigner Antoine. De ses deux bras tendus, d'Enneris les écarta tous les quatre, et, les tenant à distance, interpella Béchoux d'une voix pressante :

      « Aide-moi, Béchoux. Allons, mon vieux camarade de bataille, un coup de main. Tu sais bien, toi qui m'as vu souvent à l'œuvre, que je n'agis pas à l'aveuglette, et que je dois avoir des raisons graves pour casser les vitres. Ma cause est la tienne, dans cette affaire. Aide-moi, Béchoux. »

      Impassible, le brigadier avait assisté à la scène, comme un arbitre qui juge les coups. et qui ne prend de décision qu'en connaissance de cause. Les événements se présentaient de telle façon qu'il ne pouvait manquer, d'un côté comme de l'autre, d'y trouver son bénéfice, et que le duel à mort qui venait de s'engager lui livrerait les deux combattants pieds et poings liés. Aussi les appels au vieux camarade de bataille le laissèrent complètement insensible. Béchoux était bien décidé à se conduire en réaliste.

      Il dit à d'Enneris :

      « Tu sais que j'ai trois hommes en bas ?

      – Je sais, et je compte sur toi pour les utiliser contre toute cette bande de fripouilles.

      – Et contre toi peut-être, ricana Béchoux.

      – Si le cœur t'en dit. Tu as tous les atouts en main aujourd'hui. Joue ta partie sans pitié. C'est ton droit et ton devoir. »

      Béchoux prononça, comme s'il obéissait à ses réflexions, alors qu'il subissait la volonté de d'Enneris :

      « Monsieur le comte de Mélamare, dans l'intérêt de la justice, je vous prie de patienter. Si les accusations lancées contre Antoine Fagerault sont fausses, nous ne tarderons pas à le savoir. En tout cas, je prends l'entière responsabilité de ce qui arrivera. »

      C'était laisser à d'Enneris toute latitude. Il en profita aussitôt pour accomplir l'acte le plus ahurissant que l'on pût concevoir. Il tira de sa poche un petit flacon rempli d'un liquide brunâtre et en versa la moitié sur une compresse toute préparée. Une odeur de chloroforme se dégagea. D'Enneris appuya ce masque sur le visage d'Antoine Fagerault et l'y attacha par un cordon passé autour de la tête.

      La chose était si extravagante, en opposition si forte avec ce que le comte pouvait permettre, qu'il fallut un nouvel effort de Béchoux pour apaiser M. de Mélamare et sa sœur. Arlette demeurait interdite, ne sachant que penser et les larmes aux yeux. Van Houben tempêtait.

      Cependant Béchoux, qui ne pouvait plus reculer, insista :

      « Monsieur le comte, je connais l'individu. Je vous affirme que nous devons attendre. »

      Et Jean, s'étant relevé, s'approcha de M. de Mélamare et lui dit :

      « Je m'excuse sincèrement, monsieur, et je vous supplie de croire qu'il n'y a là, de ma part, ni caprice ni brutalité inutile. La vérité doit être découverte souvent par des moyens spéciaux. Or, cette vérité, c'est tout simplement le secret des machinations qui ont fait tant de mal à votre famille et à vous-même... Vous entendez, monsieur... le secret des Mélamare... Je le connais. Il ne tient qu'à vous de le connaître et de détruire le maléfice. Ne m'accorderez-vous pas les vingt minutes de confiance dont j'ai besoin ? Vingt minutes, pas davantage. »

      D'Enneris n'attendit même pas la réponse de M. de Mélamare. Son offre était de celles qu'on ne refuse pas. Il se tourna vers Van Houben, et d'un ton plus sec :

      « Toi, tu m'as trahi. Soit. Passons là-dessus. Aujourd'hui, veux-tu les diamants que cet homme t'as volés ? Si oui, cesse de grogner. Il te les rendra. »

      Restait le brigadier Béchoux. D'Enneris lui dit :

      « A ton tour, Béchoux. Voici ta part de butin. Je t'offre d'abord la vérité, cette vérité que tous les gens de la Préfecture cherchent vainement autour de toi, et que tu leur serviras toute chaude. Je t'offre ensuite Antoine Fagerault, que je te livrerai comme un cadavre, s'il ne marche pas droit. Et, en fin de compte, je t'offre les deux complices, Laurence Martin et son père. Il est quatre heures. A six heures exactement, tu les auras. Ça te va ?

      – Oui.

      – Donc, nous sommes d'accord. Seulement...

      – Seulement ?

      – Marche avec moi jusqu'au bout. Si, à sept heures du soir, je n'ai pas tenu toutes mes promesses, c'est-à-dire si je n'ai pas révélé le secret des Mélamare, éclairci toute l'affaire et livré les coupables, je jure sur l'honneur que je tendrai mon poignet au cabriolet de fer et que je t'aiderai à savoir qui je suis, d'Enneris, Jim Barnett, ou Arsène Lupin. En attendant, je suis l'homme qui a les moyens de dénouer la situation tragique où tout le monde s'agite. Béchoux, tu as un véhicule quelconque de la Préfecture, aux environs ?

      – Tout près d'ici.

      – Envoie-le chercher. Et toi, Van Houben, ton auto ?

      – J'ai dit à mon chauffeur d'être là à quatre heures.

      – Combien de places ?

      – Cinq.

      – Ton chauffeur est inutile. Qu'il s'en aille. Tu nous conduiras toi-même. »

      Il revint vers Antoine Fagerault, l'examina et l'ausculta. Le cœur fonctionnait bien. La respiration était régulière, la physionomie normale. Il consolida le masque, et conclut :

      « Il se réveillera dans vingt minutes. Juste le temps qu'il me faut.

      – Pour faire quoi ? interrogea Béchoux.

      – Pour arriver où nous devons arriver.

      – C'est-à-dire ?

      – Tu le verras. Allons. »

      Personne ne protestait plus. L'autorité de d'Enneris pesait sur tous. Mais, plus encore, ils subissaient peut-être l'action formidable qu'exerçait la personnalité d'Arsène Lupin. Le passé fabuleux de l'aventurier, ses exploits prodigieux s'ajoutaient au prestige qui émanait de d'Enneris lui-même. Confondus l'un dans l'autre, ils devenaient une puissance que l'on considérait comme capable de tous les miracles.

      Arlette regardait de ses yeux agrandis l'étrange personnage.

      Le comte et sa sœur palpitaient d'un espoir fou.

      « Mon cher d'Enneris, dit Van Houben, soudain retourné, je n'ai jamais changé d'opinion : vous seul pouvez me rendre ce qui m'a été volé. »


      Une voiture venait d'entrer dans la cour. On y installa Fagerault. Les trois agents prirent place autour de lui, et Béchoux leur dit, à voix basse :

      « Ouvrez l'œil... pas tant sur celui-là que sur d'Enneris, quand le moment sera venu... On le tient, on ne le lâchera pas, hein ? »

      Puis Béchoux rejoignit d'Enneris. M. de Mélamare avait téléphoné pour contremander le notaire. Gilberte avait mis un manteau et un chapeau. Ils montèrent avec Arlette dans l'auto de Van Houben.

      « Traverse la Seine au bout des Tuileries, ordonna Jean, et file à droite par la rue de Rivoli. »

      On se taisait. Avec quelle passion anxieuse Gilberte et Adrien de Mélamare attendaient les événements ! Pourquoi cette course en auto ? Vers quoi allait-on ? Comment la vérité se traduirait-elle ?

      D'Enneris murmura, d'un ton assourdi, en ayant l'air de se parler à soi-même plutôt que de renseigner ceux qui l'écoutaient :

      « Le secret des Mélamare ! combien j'y ai réfléchi ! Dès le début, dès l'enlèvement de Régine et d'Arlette, j'ai eu l'intuition qu'on se trouvait en face d'un de ces problèmes où le présent ne s'explique que par un passé déjà lointain... Et ces problèmes, tant de fois ils m'ont captivé ! et tant de fois je les ai résolus ! Un point me parut tout de suite hors de discussion : M. et Mme de Mélamare ne pouvaient être coupables. Dès lors devait-on croire que d'autres gens utilisaient leur hôtel pour l'exécution de leurs desseins ? Ce fut la thèse d'Antoine Fagerault. Mais l'intérêt de Fagerault était que l'on crût cela et que la justice s'égarât dans cette direction. Et, d'autre part, pouvait-on admettre qu'Arlette et que Régine eussent été amenées dans ce salon sans attirer l'attention de M. et de Mme de Mélamare, de François et de sa femme ? »

      Il se tut un moment. Adrien de Mélamare, penché sur lui, le visage crispé, chuchota :

      « Parlez... Parlez... je vous en supplie. »

      Il répondit lentement :

      « Non... ce n'est pas par paroles que vous devez apprendre la vérité... Ne me pressez pas... »

      Et il continuait : « Elle est si simple, cependant ! Je me demande comment elle ne s'est jamais présentée à l'esprit de ceux qui l'ont cherchée, ainsi qu'une ombre fuyante. Pour moi, l'étincelle a résulté du choc des quelques faits que j'ai rappelés. Ajoutons, si vous voulez, ces vols bizarres dont vous avez été victime, cette disparition de menus objets sans importance, qui semble inexplicable, et qui a une telle signification ! Car enfin, si l'on a volé des objets sans valeur réelle, c'est qu'ils ont une valeur spéciale pour ceux qui les volent ! »

      Il se tut de nouveau. Le comte eut un accès d'impatience. A l'instant de savoir, il était torturé par le besoin effréné de savoir tout de suite. Gilberte aussi souffrait vivement. D'Enneris leur dit :

      « Je vous en prie... Les Mélamare ont attendu plus d'un siècle. Qu'ils attendent encore quelques minutes ! Rien au monde ne peut plus s'interposer entre eux et la vérité qui les affranchira. »

      Il se tourna vers Béchoux et plaisanta :

      « Tu commences à comprendre, hein, mon vieux Béchoux ? ou du moins à entrevoir une toute petite lueur ? Non, ça n'y est pas encore ? Dommage... C'est un bien beau secret, original, savoureux, impénétrable, clair comme du cristal et obscur comme la nuit. Mais, n'est-ce pas ? les plus beaux secrets, c'est comme l'œuf de Christophe Colomb... il faut y penser. Tourne à gauche, Van Houben. Nous approchons. »

      On tourna par des rues étroites, irrégulières et enchevêtrées. Tout un vieux quartier de commerce et de petite industrie, avec des entrepôts et des ateliers établis dans de vieilles bâtisses. De temps à autre, on apercevait un balcon de fer forgé, de hautes fenêtres, et, par les portes grandes ouvertes, de larges escaliers à rampe de chêne.

      « Ralentis, Van Houben. Bien... Et puis arrête-toi tout doucement le long du trottoir de droite. Encore quelques mètres. Nous sommes arrivés. »

      Il descendit, aida Gilberte et Arlette à descendre. L'auto des policiers vint se ranger derrière celle de Van Houben.

      « Qu'ils ne bougent pas encore, dit Jean à Béchoux, et assure-toi qu'Antoine dort toujours. Tu le feras transporter dans deux ou trois minutes. »

      On se trouvait alors dans une rue sombre, orientée de l'ouest vers l'est, et bordée à gauche d'immeubles qui servaient de dépôt à des fabriques de pâtes et de conserves alimentaires. A droite, quatre petites maisons s'alignaient, toutes égales et semblables, pauvres d'aspect, et dont les fenêtres sans rideaux, et aux carreaux sales, ne donnaient pas l'impression qu'il y eût des habitants. Une porte basse se dessinait dans le vantail d'une porte cochère à deux battants, jadis verts mais absolument délavés, et où traînaient encore des lambeaux d'affiches électorales.

      Le comte et Gilberte regardaient, indécis et soucieux. Qu'allait-on faire là ? Qui venait-on y retrouver ? Comment concevoir que le mot de l'énigme pût être en cet endroit précis et derrière cette porte où il semblait que personne ne passât jamais ?

      D'Enneris tira de sa poche une clef fine, longue, brillante, de travail moderne, et qu'il introduisit dans une fente placée à hauteur d'un verrou de sûreté.

      Il observa ses compagnons et sourit. Ils étaient, tous quatre, pâles et contractés. Vraiment leur vie était suspendue aux moindres gestes de l'homme qui les dominait. Sans raison légitime, ils attendaient quelque chose d'extraordinaire, ne pouvaient concevoir qu'il en fût ainsi, mais se soumettaient à l'inévitable parce qu'Arsène Lupin tenait le rideau qui leur cachait encore le paysage inconnu.

      Alors il tourna la clef, et, s'effaçant devant eux, d'un coup les fit entrer. Gilberte poussa un cri de stupeur et s'appuya sur son frère. Celui-ci chancela.

      Jean d'Enneris dut les soutenir.




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