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La Demeure mystérieuse

Maurice Leblanc
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CHAPITRE XI – LA VALNÉRY, FILLE GALANTE

Miracle incompréhensible ! Dix minutes après avoir quitté la cour d'honneur de l'hôtel Mélamare, on se retrouvait dans la cour d'honneur de l'hôtel Mélamare. Et cependant on avait traversé la Seine, et on ne l'avait traversée qu'une fois ! Et cependant on n'avait pas bouclé un circuit qui eût permis de retourner au point de départ. Et cependant, après avoir franchi une distance d'environ trois kilomètres depuis la rue d'Urfé (trois kilomètres, c'est-à-dire à peu près la longueur du Paris d'autrefois entre les Invalides et la place des Vosges), on pénétrait dans la cour d'honneur de l'hôtel Mélamare.

      Oui, un miracle ! Il fallait un effort de logique et de raison pour dédoubler les deux visions et pour que l'esprit s'installât tour à tour dans deux endroits différents. Le coup d'œil initial et la pensée instinctive ne faisaient des deux spectacles qu'un seul, qui était à la fois là-bas et ici, près des Invalides et près de la place des Vosges.

      Et cela provenait de ce fait qu'il n'y avait point seulement identité des choses, analogie absolue des lignes et des couleurs, similitude des deux façades d'hôtel qui s'élevaient au fond des deux cours d'honneur, mais qu'il y avait surtout ce que le temps avait créé, une même atmosphère, une même âme qui flottait entre les murs d'un rectangle étroitement limité, baigné par l'air un peu humide d'un fleuve proche.

      C'étaient évidemment les mêmes pierres de taille, apportées de la même carrière et sciées aux mêmes dimensions, mais elles avaient, en outre, reçu des années la même patine. Et les intempéries avaient donné aux mêmes pavés, dans le sillon d'herbe qui les encadrait par places, le même aspect séculaire, et aux toitures que l'on apercevait les mêmes teintes verdâtres.

      Gilberte murmura, toute défaillante :

      « Mon Dieu ! Est-ce possible ! »

      Et l'histoire de sa famille opprimée apparaissait aux yeux d'Adrien de Mélamare.

      D'Enneris les entraîna vers le perron.

      « Ma petite Arlette, dit Jean, rappelle-toi ton émoi le jour où je vous ai tous conduits dans la cour des Mélamare. Tout de suite, Régine et toi, vous reconnaissiez les six marches du perron que l'on vous avait fait monter. Or voici quelle était cette cour, et voici le véritable perron.

      – C'est le même », dit Arlette.

      A n'en pouvoir douter, c'était le même perron, vers lequel ils marchaient, le perron de la rue d'Urfé, composé des six mêmes degrés et surmonté de la même marquise à vitres dépareillées. Et ce fut, lorsqu'ils eurent pénétré dans la demeure mystérieuse, le même vestibule aux dalles de même provenance et de même disposition.

      « Les pas y font le même bruit », observa le comte dont la voix résonna de la façon même qu'elle résonnait là-bas, lorsqu'il entrait chez lui.

      Il eût voulu voir les autres pièces du rez-de-chaussée. D'Enneris, pressé par l'heure, ne le permit pas et leur fit monter les vingt-cinq marches de l'escalier qu'ornait un même tapis et que bordait la même rampe de fer ouvragé. Le palier... trois portes en face, comme là-bas... puis le salon...

      Et leur trouble fut aussi grand que dans la cour d'honneur. C'était plus encore que de l'atmosphère identique accumulée au creux d'une pièce, c'était l'identité absolue des meubles et des bibelots, la même usure des étoffes, la même nuance des tapisseries, les mêmes dessins du parquet, le même lustre, les mêmes girandoles, les mêmes entrées de commode, les mêmes bobèches, la même moitié de cordon de sonnette.

      « C'est bien ici, Arlette, qu'on a voulu t'enfermer, hein ? dit Jean. Comment ne te serais-tu pas trompée ?

      – C'est ici aussi bien que là-bas, répondit-elle.

      – C'est ici, Arlette. Voici la cheminée que tu as escaladée, la bibliothèque où tu t'es couchée. Viens voir la fenêtre par où tu t'es échappée. »

      A travers cette fenêtre, il lui montra le jardin planté d'arbustes et bordé de hautes murailles qui le dissimulaient aux voisins. A l'extrémité, se dressait le pavillon abandonné, et courait le mur plus bas que perçait la petite porte de service qu'Arlette avait pu ouvrir.

      « Béchoux, ordonna d'Enneris, amène-nous Fagerault ici. Il est préférable que ton auto vienne jusqu'au perron et que tes agents attendent ensuite. Nous aurons besoin d'eux. »

      Béchoux se hâta. Le bruit de la porte cochère retentit selon le même grondement qu'à la rue d'Urfé. L'auto résonna de la même manière.

      En montant, Béchoux dit vivement à l'un de ses hommes :

      « Tu installeras tes deux camarades en bas, dans le vestibule, et tu fileras jusqu'à la Préfecture où tu demanderas pour moi trois agents de secours. Service urgent. Tu les amèneras et tu les feras asseoir sur les premières marches de l'escalier du sous-sol dont la porte est là. Nous n'aurons peut-être pas besoin d'eux. Mais la précaution est utile. Et surtout pas un mot d'explication à la Préfecture. Gardons pour nous tout le bénéfice du coup de filet. Compris ? »

      On déposa Antoine Fagerault sur un fauteuil. D'Enneris referma la porte.

      Le délai de vingt minutes qu'il avait demandé ne devait pas être dépassé de beaucoup à ce moment. Et de fait, Antoine commençait à s'agiter. D'Enneris dénoua son masque et le jeta par la fenêtre. Puis, s'adressant à Gilberte :

      « Ayez l'obligeance, madame, de mettre à l'écart votre chapeau et votre vêtement. Vous ne devez pas vous considérer comme étant ici, madame, mais comme étant chez vous, dans l'hôtel de la rue d'Urfé. Pour Antoine Fagerault, nous n'avons pas quitté la rue d'Urfé. Et j'insiste de la façon la plus pressante pour que personne ne prononce une parole qui soit en contradiction avec ce que je dirai. Vous êtes tous, et plus que moi, intéressés à ce que le but que nous poursuivons ensemble soit atteint. »

      Antoine respira plus profondément. Il porta la main à son front comme pour chasser ce sommeil insolite qui l'accablait. D'Enneris ne le quittait pas des yeux. Le comte ne put s'empêcher de dire :

      « Alors cet homme serait l'héritier de la race ?...

      – Oui, fit d'Enneris, de cette race que vous avez toujours pressentie. D'un côté les Mélamare, pensiez-vous, de l'autre leurs persécuteurs invisibles et inconnus. C'était juste, mais insuffisant. L'énigme n'était complète, et par conséquent explicable, que si l'on dédoublait, non seulement ce que j'appellerai l'interprétation du drame, mais aussi le décor lui-même de ce drame, et chacune des pièces qui le constituent, et chacun des meubles qui le composent. Il fallait bien se dire qu'Arlette et Régine avaient réellement vu les objets qui étaient dans votre salon, mais que, réellement, c'étaient ceux-ci que leurs yeux avaient contemplés. »

      Il s'interrompit et regarda autour de lui pour s'assurer que tout était bien comme il voulait que ce fût. Et c'est dans cette atmosphère attentive, au milieu de gens maintenus de gré ou de force dans un certain état d'esprit, qu'Antoine Fagerault s'éveilla peu à peu de sa torpeur. La dose de chloroforme était faible. Il recouvra vivement toute sa conscience, du moins assez de conscience pour réfléchir à ce qui s'était passé. Il se souvint du coup de poing reçu. Mais à partir de cet instant, il n'y avait que des ténèbres dans sa mémoire, et il ne put rien discerner de ce qui avait suivi, ni deviner qu'il avait été endormi.

      Il articula, songeusement : « Qu'y a-t-il ? Il me semble que je suis courbaturé et que beaucoup de temps s'est écoulé depuis...

      – Ma foi, non, fit d'Enneris, en riant. Dix minutes, pas davantage. Mais nous commencions à nous étonner. Vois-tu un champion de boxe qui resterait évanoui sur le ring pendant dix minutes pour un méchant coup de poing ? Excuse-moi. J'ai frappé plus fort que je n'aurais voulu. »

      Antoine lui lança un coup d'œil furieux. « Je me rappelle, dit-il, tu enrageais parce que, sous ton déguisement, j'avais découvert Lupin. »

      D'Enneris parut désolé.

      « Comment ! tu en es encore là ! Si ton sommeil n'a duré que dix minutes, en revanche les événements ont marché. Lupin, Barnett, comme c'est vieux ! Personne, ici, ne s'intéresse plus à ces bêtises !

      – Qu'est-ce qui intéresse ? demanda Antoine en interrogeant les visages impassibles de ceux qui avaient été ses amis et dont les regards le fuyaient.

      – Qu'est-ce qui intéresse ? s'écria Jean. Mais ton histoire ! uniquement ton histoire et celle des Mélamare, puisqu'elles ne font qu'une.

      – Elles ne font qu'une ?

      – Parbleu ! et peut-être aurais-tu quelque avantage à l'écouter, car tu ne la connais que partiellement et non dans son ampleur. »

      Durant les quelques paroles échangées entre les deux hommes, chacun des assistants avait tenu le rôle de silence et d'acquiescement exigé par d'Enneris. Tous se faisaient complices, et aucun d'eux n'avait l'air d'avoir quitté le salon de la rue d'Urfé. Si le moindre doute se fût insinué dans l'esprit d'Antoine Fagerault, il lui eût suffi d'observer Gilberte et son frère pour être sûr qu'il se trouvait chez eux.

      « Allons, dit-il, raconte. J'aimerais bien connaître mon histoire vue et interprétée par toi. Ensuite ce sera mon tour.

      – De raconter la mienne ?

      – Oui.

      – D'après les documents que tu as dans ta poche ?

      – Oui.

      – Tu ne les as plus. »

      Antoine chercha son portefeuille et mâchonna un juron.

      « Voyou ! tu l'as volé.

      – Je t'ai déjà dit que nous n'avons pas le temps de nous occuper de moi. Toi seul, et c'est assez. Maintenant, le silence. »

      Antoine se contint. Il croisa les bras, et, la tête tournée de façon à ne pas voir Arlette, il affecta une attitude distraite et dédaigneuse.

      Dès lors il parut ne plus exister pour d'Enneris. C'est à Gilberte et à son frère que celui-ci s'adressa. L'heure était venue d'exposer, dans son ensemble et dans ses détails, le secret des Mélamare. Il le fit, sans phrases inutiles, en termes précis, et non pas comme on imagine une hypothèse selon des faits interprétés, mais comme on raconte une histoire d'après des documents indiscutables.

      « Je m'excuse si je dois remonter un peu haut dans les annales de votre famille. Mais l'origine du mal est plus lointaine que vous ne pensiez, et lorsque vous étiez obsédés par les deux dates sinistres où sont morts tragiquement vos deux aïeux innocents, vous ignoriez que ces deux dates étaient déterminées par une petite aventure plus ou moins sentimentale qui se place aux trois quarts du XVIIIème siècle, c'est-à-dire à une époque où votre hôtel était déjà construit, n'est-ce pas ? depuis vingt-cinq ans.

      – Oui, approuva le comte, une des pierres de la façade porte la date de 1750.

      – Or, c'est en 1772 que votre aïeul François de Mélamare, père de celui qui fut général et ambassadeur, grand-père de celui qui mourut dans sa cellule, le remeubla et en fit ce qu'il est exactement aujourd'hui, n'est-ce pas ?

      – Oui. Tous les comptes des travaux sont entre mes mains.

      – François de Mélamare venait d'épouser la fille d'un riche financier, la très belle Henriette qu'il aimait éperdument et de qui il était fort aimé, et il voulait qu'elle eût un cadre digne d'elle. D'où les dépenses qu'il fit, sans prodigalités inutiles d'ailleurs, mais avec discernement et en s'adressant aux meilleurs artistes. François et la tendre Henriette, selon son expression, furent très heureux ensemble. Aucune femme ne semblait au jeune mari plus belle que la sienne. Rien ne lui semblait de meilleur goût et de plus charmant que les œuvres d'art et les meubles qu'il avait choisis ou commandés pour orner son intérieur. Il passait son temps à les ranger, et à les cataloguer.
      Or, cette vie calme et de plaisirs tout intimes, si elle persista pour la comtesse que l'éducation de ses enfants absorbait, se trouva par la suite quelque peu désorganisée du côté de François de Mélamare. La mauvaise chance voulut qu'il s'amourachât d'une fille de théâtre, la Valnéry, toute jeune, jolie, spirituelle, ayant un très petit talent et de très grandes ambitions. En apparence, aucun changement. François de Mélamare gardait à sa femme toute son affection, tout son respect et, comme il le disait, les sept huitièmes de son existence. Mais chaque matin, de dix heures à une heure, sous prétexte de promenade ou de visites aux ateliers de peintres célèbres, il allait dîner avec sa maîtresse. Et il prenait de telles précautions que la tendre Henriette n'en sut jamais rien.
      Une seule chose altérait la satisfaction de l'époux volage, c'était de quitter son cher hôtel de la rue d'Urfé, situé au cœur du faubourg Saint-Germain, et ses bibelots bien-aimés, pour s'établir dans une vulgaire maison où nulle joie ne contentait ses yeux. Infidèle sans remords à sa femme, il souffrait de l'être à sa demeure. Et c'est ainsi que, à l'autre bout du Paris d'alors, dans un quartier d'anciens marais où de riches bourgeois et de grands seigneurs érigeaient leurs maisons de campagne, il fit construire un hôtel en tous points semblable à celui de la rue d'Urfé et qu'il meubla exactement de la façon qu'il avait meublé celui-ci. Le dehors différait, afin que nul ne pût découvrir cette fantaisie de gentilhomme. Mais une fois qu'il avait pénétré dans la cour d'honneur de la Folie-Valnéry, comme il appela sa nouvelle demeure, François pouvait croire que sa vie reprenait dans le milieu qu'il s'était arrangé. La porte se refermait avec le même bruit.
      La cour offrait aux pieds des pavés d'égale provenance, le perron les mêmes marches, le vestibule les mêmes dalles, chaque pièce les mêmes meubles et les mêmes objets. Rien ne le choquait plus dans ses goûts, ni dans ses habitudes. Il était de nouveau chez lui. Il s'y occupait de même façon. Il y continuait ses classements, ses catalogues et ses inventaires, et sa manie devenait telle qu'il n'eût pas souffert que la moindre babiole manquât à l'appel, d'un côté ou de l'autre, ou ne gardât pas sa place coutumière.
      Raffinement délicat, volupté subtile, mais qui devaient, hélas ! le conduire à sa perte et rendre tragique le destin de sa race, durant plusieurs générations. L'anecdote avait passé de bouche en bouche et courait peu à peu les salons et les ruelles. On en jasait : Marmontel, l'abbé Galiani et l'acteur Fleury y font allusion en termes voilés dans leurs mémoires ou dans leurs lettres. Si bien que la Valnéry, que François jusqu'alors avait réussi à tenir dans l'ignorance, en fut avertie.
      Fort offensée, croyant avoir sur son amant un empire sans bornes, elle le contraignit à choisir, non pas entre elle et sa femme, mais entre ses deux hôtels. François n'hésita pas : il choisit son hôtel de la rue d'Urfé et il écrivit à sa maîtresse ce joli billet que Grimm nous a transmis :
      « J'ai dix ans de plus, belle Florinde, vous aussi. Ce qui nous fait vingt ans de liaison. Au bout de vingt ans, n'est-il pas préférable de se tirer la révérence ? »
      Il tira donc sa révérence à la Valnéry, en lui laissant l'hôtel de la rue Vieille-des-Marais, et il dit adieu à ses bibelots, avec d'autant moins de regrets qu'il retrouvait ceux-ci chez lui, et qu'il se donnait cette fois sans partage à Henriette.
      Le courroux de la Valnéry fut extrême. Elle fit irruption dans l'hôtel de la rue d'Urfé un jour où, par bonheur, Henriette était absente, et tempêta si bien que François la poussa dehors avec force bourrades et injures.
      Dès lors, elle ne pensa plus qu'à se venger. Trois ans plus tard, la Révolution éclatait. Enlaidie, hargneuse, mais riche encore, elle y joua un rôle, épousa un sieur Martin de l'entourage de Fouquier-Tinville, dénonça le comte de Mélamare qui n'avait pu se résoudre à déloger, et, quelques jours avant Thermidor, le fit monter sur l'échafaud ainsi que la tendre Henriette. »

      D'Enneris s'arrêta. On avait écouté ardemment le curieux récit auquel, seul, Fagerault paraissait indifférent. Le comte de Mélamare prononça :

      « L'histoire intime de notre aïeul n'est pas venue jusqu'à nous. Mais nous savions, en effet, par tradition orale, qu'une dame Valnéry, actrice de bas étage, l'avait dénoncé ainsi que notre arrière-grand-mère. Pour le reste, tout s'est perdu dans la tourmente, et les archives de notre famille ne nous ont légué que des registres de comptes et des inventaires minutieux.

      – Mais le secret, reprit d'Enneris, demeura vivant dans la mémoire de la dame Martin. Veuve (car l'ami de Fouquier-Tinville fut à son tour guillotiné), elle s'installa dans l'ancienne Folie-Valnéry et vécut fort retirée, avec un fils qu'elle avait eu de son mariage, et à qui elle enseigna la haine du nom de Mélamare. La mort de François et de sa femme ne l'avait point assouvie, et la gloire que l'aîné de la famille, Jules de Mélamare, s'acquit à l'armée sous Napoléon, et, plus tard, sous la Restauration, dans de grands postes diplomatiques, fut pour elle une cause sans cesse renouvelée de rage et de rancune. Acharnée à sa perte, elle le guetta toute sa vie, et, lorsque, chargé d'honneurs, il rouvrit l'hôtel de la rue d'Urfé, elle organisa le complot ténébreux qui devait le mener en prison.
      Jules de Mélamare succomba aux preuves effroyables accumulées contre lui. Il était accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis, mais qui avait été commis dans un salon qui fut reconnu comme le sien, parmi des meubles qui étaient les siens, en face d'une tapisserie qui était la sienne. Pour la seconde fois, la Valnéry se vengeait.
      Vingt-deux ans plus tard, elle mourait, presque centenaire. Son fils l'avait précédée dans la tombe. Mais elle laissait un petit-fils âgé de quinze ans, Dominique Martin, qu'elle avait dressé à la haine et au crime, et qui savait par elle ce qu'on pouvait faire avec le secret du double hôtel Mélamare. Il le prouva en ourdissant à son tour, avec une maîtrise infinie, la machination qui détermina le suicide d'Alphonse de Mélamare, officier d'ordonnance de Napoléon III, accusé d'avoir assassiné deux femmes dans un salon qui ne pouvait être que celui de la rue d'Urfé. Ce Dominique Martin, c'est le vieillard tragique que cherche la justice, et c'est le père de Laurence Martin. Le véritable drame commence. »

      Selon l'expression de d'Enneris, le véritable drame commençait. Auparavant, ce n'était que prologue et préparation. Voilà que l'on sortait de ces temps lointains où toute histoire prend figure de légende, pour entrer dans la réalité d'aujourd'hui. Les acteurs existaient encore. Le mal qu'ils faisaient, on en sentait la blessure directe.

      D'Enneris continua :

      « Ainsi deux êtres seulement relient le dernier quart du XVIIIème siècle aux premières années du XXème. Par-dessus tout un siècle, la maîtresse de François de Mélamare donne la main au meurtrier du conseiller municipal Lecourceux. Elle lui passe la consigne. Elle lui insuffle son ressentiment.
      L'œuvre reçoit une impulsion nouvelle... La haine est égale. Mais ce qu'il y a en Dominique Martin d'exécration atavique et instinctive s'allie avec une force qui, jusqu'ici, n'avait pas joué, le besoin d'argent. Le coup exécuté contre Alphonse de Mélamare, officier d'ordonnance, se doublait de rapine et d'escroquerie. Mais le bénéfice recueilli, de même que l'héritage de l'aïeule, tout cela, Dominique l'a tout de suite dilapidé. Il vit donc d'expédients et de vols. Seulement, comme il n'a plus pour soutenir ses entreprises cette sorte d'alibi que lui fournissait l'hôtel de la rue d'Urfé, comme cet hôtel est clos, barricadé, et que la famille de Mélamare, durant plus d'une génération, s'est réfugiée en province, il ne peut monter aucune affaire de grande envergure et moins encore attaquer ses ennemis héréditaires.
      Je ne saurais dire au juste quels furent, à cette époque, les moyens d'existence de Dominique et le détail des opérations assez peu fructueuses qu'effectuent quelques amis enrôlés sous sa direction. Il s'est marié, dès le début, avec une très honnête femme, qui meurt de chagrin, semble-t-il, lui laissant trois filles, Victorine, Laurence et Félicité, lesquelles grandissent et s'élèvent comme elles peuvent dans l'hôtel de la Valnéry. De bonne heure, Victorine et Laurence le secondent dans ses expéditions. Félicité, qui tient de sa mère une nature probe, s'enfuit plutôt que d'obéir, épouse un brave homme du nom de Fagerault, et le suit en Amérique.
      Une quinzaine d'années s'écoulent. Les affaires ne marchent pas bien. A aucun prix, Dominique et ses deux filles ne veulent vendre le vieil hôtel, seul reliquat de l'héritage. Ni cession, ni même hypothèques. Il faut rester libre, être chez soi, et à même de profiter de la première occasion. Et comment ne pas espérer ? L'autre hôtel, celui de la rue d'Urfé, s'est ouvert de nouveau. Le comte Adrien de Mélamare et sa sœur Gilberte oublient les leçons redoutables du passé et viennent habiter Paris. Ne pourrait-on pas utiliser leur présence et recommencer contre eux ce qui a réussi contre Jules et Alphonse de Mélamare ?
      C'est à ce moment que le destin se prononce. Félicité, celle des filles de Dominique qui s'est exilée en Amérique, meurt à Buenos Aires, ainsi que son mari. Un fils est né de leur union. Il a dix-sept ans. Il est pauvre. Que fera-t-il ? L'envie lui prend de connaître Paris. Un beau jour, sans crier gare, il sonne chez son grand-père et chez ses tantes. La porte s'entrebâille :
      « – Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ?
      – Antoine Fagerault. »

      A l'appel de son nom, Antoine Fagerault, qui dissimulait mal l'intérêt croissant qu'il prenait à la sombre histoire de sa famille, tourna légèrement la tête, haussa les épaules, et ricana :

      – Qu'est-ce que c'est que tous ces commérages ? Où as-tu ramassé ton tas de vilenies ? La Valnéry ? l'hôtel de la rue Vieille-des-Marais ? Les deux maisons ?... Jamais entendu parler de toutes ces bêtises... Vrai, tu en as de l'invention. »

      D'Enneris ne releva pas l'interruption d'Antoine. Méthodiquement, il poursuivit :

      « Antoine Fagerault arrive en France, ne connaissant du passé que ce qu'on peut et ce qu'on veut lui en raconter, c'est-à-dire pas grand- chose. C'est un bon jeune homme, intelligent, qui adorait sa mère et qui ne demande qu'à vivre selon les principes qu'elle lui a inculqués. Son grand-père et ses tantes se gardent bien de le prendre de front. Ils gagnent du temps, ayant vite deviné que le jeune homme, si doué qu'il soit, est nonchalant, paresseux et fort enclin à la dissipation. Sur ce chapitre, au lieu de le retenir, ils l'encouragent. Amuse-toi, mon petit, va dans le monde. Fais-toi des relations utiles. Dépense de l'argent. Quand il n'y en a plus on en trouve. Antoine dépense, joue, s'endette et, peu à peu, à son insu, glisse vers certaines compromissions, jusqu'au jour où ses tantes lui annoncent qu'on est ruiné et qu'il faut travailler. L'aînée des deux sœurs, Victorine, ne travaille-t-elle pas, elle ? Ne tient-elle pas boutique de revendeuse, rue Saint-Denis ?
      Antoine renâcle. Travailler ? N'y a-t-il pas mieux à faire quand on a vingt-quatre ans, qu'on est adroit comme lui, sympathique et joli garçon, et que la vie vous a débarrassé de quelques scrupules gênants ? Sur quoi, les deux sœurs le mettent au courant du passé, lui racontent l'histoire de François de Mélamare et de la Valnéry, lui révèlent le secret des deux hôtels semblables, et, sans faire allusion aux assassinats, lui indiquent la possibilité de quelque affaire fructueuse. Deux mois plus tard, Antoine a si bien manœuvré qu'il s'est présenté à la comtesse de Mélamare et son frère Adrien, et dans des conditions si favorables pour lui qu'il est introduit dans l'hôtel de la rue d'Urfé. Dès lors, l'affaire est toute trouvée. La comtesse Gilberte vient de divorcer. Elle est jolie, riche. Il épousera la comtesse. »

      En cet endroit du réquisitoire, Fagerault protesta d'un ton véhément :

      « Je ne rétorque pas tes calomnies idiotes. Ce serait m'abaisser. Mais il est une chose que je n'accepte pas, c'est que tu dénatures les sentiments que j'avais pour Gilberte de Mélamare.

      – Je ne dis pas non, concéda Jean, sans répondre directement. Le jeune Fagerault est un peu romanesque à l'occasion, et de bonne foi. Mais avant tout, pour lui, c'est une affaire en perspective. Et, comme il faut tenir le coup, paraître à son aise, avoir un portefeuille garni, il exige de ses tantes, à la grande colère du vieux Dominique, que l'on vende quelques bribes du mobilier de l'actrice Valnéry. Et, durant une année, discrètement, il fait sa cour. Peine perdue. A cette époque, le comte n'a guère confiance en lui. Mme de Mélamare, un jour où il se montre trop hardi, sonne son domestique et le met à la porte.
      C'est l'écroulement de ses rêves. Tout est à recommencer, et dans quelles conditions ! Comment sortir de la misère ? L'humiliation, la rancune démolissent en lui ce qui restait d'influence maternelle, et par cette brèche s'infiltrent tous les mauvais instincts de la lignée Valnéry. Il jure de prendre sa revanche. En attendant, il bricole de droite et de gauche, voyage, escroque, fait des faux, et, lorsqu'il passe par Paris, la bourse plate, vend des meubles, malgré d'effroyables discussions avec le grand- père. La vente de ces meubles, signés Chapuis, et leur expédition à l'étranger, n'en avons-nous pas retrouvé les preuves chez un antiquaire, Béchoux et moi ?
      L'hôtel se vide peu à peu. Qu'importe ? L'essentiel, c'est de le conserver et de ne toucher ni au salon, ni à l'apparence de l'escalier, du vestibule et de la cour. Oh ! pour cela, les sœurs Martin sont intransigeantes. Il faut que la similitude entre les deux salons soit absolue, sinon tout peut se découvrir si jamais on dresse l'embûche. Elles possèdent le double des inventaires et des catalogues de François de Mélamare, et elles n'admettent pas qu'un objet manque à l'appel.
      Laurence Martin surtout est acharnée. Elle tient de son père et de la Valnéry les clefs de la rue d'Urfé, c'est-à-dire les clefs de l'hôtel Mélamare. A diverses reprises, la nuit, elle y pénètre. Et c'est ainsi que, un jour, M. de Mélamare s'aperçoit que certaines petites choses ont disparu. Laurence est venue. Elle a coupé un cordon de sonnette, parce que, chez elle, la moitié de ce même cordon n'existe plus. Elle a dérobé une bobèche et une entrée de commode, parce que, chez elle, ces mêmes objets ont été égarés. Et ainsi de suite. Butin sans valeur ? Certes, au point de vue intrinsèque. Mais il y a sa sœur aînée, Victorine. Et, pour celle-ci, qui est revendeuse, tout a une valeur. Elle écoule une partie des objets au marché aux Puces, où le hasard me conduit, une autre dans sa boutique où m'amènent mes recherches et où j'aperçois enfin Fagerault.
      A ce moment tout va mal. Plus le sou chez les Martin. On ne mange même pas à son appétit. Il n'y a presque plus rien à vendre, et, autour de ce qui reste, le grand-père fait bonne garde. Que va-t-on devenir ? C'est alors que s'organise à l'Opéra, avec force réclames, la grande fête de charité. Dans le cerveau inventif de Laurence Martin germe l'idée d'un coup le plus audacieux : on volera le corselet de diamants.
      Ah merveille ! Antoine Fagerault s'enflamme. En vingt-quatre heures, il prépare tout. Le soir venu, il pénètre dans les coulisses, met le feu à ses gerbes de fausses fleurs, enlève Régine Aubry et la jette dans une auto volée. Coup de maître qui aurait pu ne pas avoir d'autres suites que l'escamotage du corselet, effectué dans l'auto. Mais Laurence Martin a voulu plus que cela, elle. L'arrière-petite-fille de la Valnéry n'a pas oublié. Pour donner à l'aventure toute sa signification héréditaire, elle a voulu que le vol fût exécuté dans le salon de la rue Vieille-des-Marais, dans ce salon qui est pareil à celui des Mélamare. N'est-ce pas l'occasion, en effet, si l'on est découvert, de diriger l'enquête vers la rue d'Urfé et de renouveler contre le comte actuel ce qui a réussi contre Jules et Alphonse de Mélamare ?
      Le vol, donc, a lieu dans le salon de la Valnéry. Comme la comtesse, Laurence exhibe à son doigt une bague à trois petites perles disposées en triangle. Comme la comtesse, elle est vêtue d'une robe prune garnie de velours noir. Comme le comte, Antoine Fagerault porte des guêtres claires... Deux heures après, Laurence Martin s'introduit chez les Mélamare et cache la tunique d'argent dans un des livres de la bibliothèque où, quelques semaines plus tard, preuve irrécusable, le brigadier Béchoux, amené par moi, la trouve. Le comte est arrêté. Sa sœur se sauve. Pour la troisième fois, les Mélamare sont déshonorés. C'est le scandale, la prison, bientôt le suicide, et, pour les descendants de la Valnéry, l'impunité. »

      Personne n'avait interrompu les explications de Jean. Il les poursuivait d'un ton plus sec, scandant les phrases avec la main, et chacun revivait la ténébreuse histoire dont les péripéties se déroulaient enfin dans la logique et dans la clarté.

      Antoine se mit à rire, et son rire fut assez naturel.

      « C'est très amusant. Tout cela se tient bien. Un vrai roman-feuilleton avec rebondissements et coups de théâtre. Tous mes compliments, d'Enneris. Par malheur, en ce qui me concerne, et sans même insister sur ma soi-disant parenté avec les Martin et sur l'ignorance absolue où je suis de ce second hôtel dont tu parles et qui n'existe que dans ton imagination fertile, par malheur mon rôle est rigoureusement le contraire de celui que tu m'attribues. Je n'ai jamais enlevé personne, ni volé aucun corselet de diamants. Tout ce que mes amis Mélamare, tout ce qu'Arlette, tout ce que Béchoux et toi-même vous avez pu voir de mes actes, n'est que probité, désintéressement, assistance et amitié. Tu tombes mal, d'Enneris. »

      Objection juste, par certains côtés, et qui ne manqua pas de frapper le comte et sa sœur. La conduite extérieure de Fagerault avait toujours été irréprochable. Et, d'autre part, il pouvait ignorer l'existence de ce second hôtel. D'Enneris ne se déroba pas et répondit, toujours de manière indirecte :

      « Il y a des figures qui trompent et des manières d'être qui vous induisent en erreur. Pour moi, je ne me suis jamais laissé prendre à l'air loyal du sieur Fagerault. Dès la première fois où je l'aperçus dans la boutique de sa tante Victorine, je pensai que c'était lui notre adversaire, et lorsque, le soir, dissimulé derrière la tapisserie ainsi que Béchoux, je l'écoutai parler, mon doute devint une certitude. Le sieur Fagerault jouait un rôle. Seulement j'avoue que, précisément, à partir du jour où je le vis, sa conduite me dérouta. Voilà que, tout à coup, cet adversaire semblait en contradiction avec lui- même et avec les plans que je lui attribuais. Voilà qu'il défendait les Mélamare au lieu de les attaquer, et que, en quelque sorte, il changeait de camp. Que se passait-il donc ? Oh ! une chose fort simple. Arlette, notre jolie et douce Arlette, était entrée dans sa vie. »

      Antoine haussa les épaules en riant.

      « De plus en plus drôle. Voyons, d'Enneris, est-ce qu'Arlette pouvait changer ma nature ? et faire que je sois le complice de gredins que je poursuivais avant toi et que je traquais ? »

      D'Enneris répondit :

      « Arlette était entrée dans sa vie depuis quelque temps déjà. Vous vous rappelez, monsieur de Mélamare, que, attiré par la ressemblance d'Arlette avec une fille que vous avez eue et qui est morte, vous l'avez suivie plusieurs fois. Or, Antoine, qui vous surveillait souvent, soit directement, soit par l'intermédiaire de ses tantes, remarqua celle que vous suiviez, l'accompagna de loin jusqu'à sa demeure, rôda dans l'ombre, et même essaya de l'aborder, un soir qu'elle était sortie. La curiosité du début devenait un sentiment plus vif qui croissait à chaque rencontre. N'oublions pas que le sieur Antoine est un sentimental capable de mêler des rêves romanesques à ses spéculations. Mais c'est aussi un amoureux qui n'aime pas rester en chemin. Enhardi par l'enlèvement de Régine, il n'hésite pas. D'accord avec Laurence Martin, et bien que celle-ci estime l'acte dangereux, il enlève Arlette.
      Il comptait ainsi la séquestrer, la tenir à sa disposition, et profiter d'un jour de lassitude. Espoir vain. Arlette s'enfuit. Il éprouve alors un vrai désespoir. Oui, durant quelques jours, il souffre réellement. Il ne peut plus se passer d'elle. Il veut la voir. Il veut se faire aimer. Et, un beau soir, ayant brusquement bouleversé tous ses projets, il vient trouver Arlette et sa mère. Il se présente comme ancien ami des Mélamare. Il affirme que le comte et la comtesse sont innocents. Arlette veut-elle l'aider à prouver cette innocence ?
      Vous voyez, n'est-ce pas, monsieur de Mélamare, le parti qu'il va tirer de ce nouveau jeu, et comment il s'en acquitte. D'un coup, il a gagné les sympathies d'Arlette, heureuse de réparer son erreur, il collabore avec elle, il conquiert la reconnaissance de votre sœur, la persuade de se livrer à la justice, lui offre un plan de défense et la sauve ainsi que vous. Tandis que, déconcerté, je perds mon temps à réfléchir, il est chez lui dans votre salon. On le fête comme un bon génie. Il propose des millions (qu'est-ce que ça lui coûte ?) pour donner corps aux rêves généreux d'Arlette et, soutenu par ceux qu'il a tirés du gouffre, il obtient d'Arlette une promesse de mariage. »




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