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La Demeure mystérieuse

Maurice Leblanc
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CHAPITRE XII – ARSÈNE LUPIN

Antoine s'était approché. Toute sa conduite était mise en lumière avec une telle violence, sans qu'un seul acte demeurât dans l'ombre, qu'il commençait à perdre son air d'indifférence ironique. Il faut se rappeler, en outre, que le chloroforme l'a mis en état de dépression physique, que son système nerveux est ébranlé, et surtout qu'il se bat avec un adversaire dont il ne soupçonnait ni la puissance ni la documentation à son égard. Planté en face de Jean, il frémissait d'une colère qu'il ne pouvait exhaler, et, contraint par une force supérieure à la sienne d'écouter jusqu'au bout, il balbutiait des phrases rageuses.

      « Tu mens ! Tu n'es qu'un misérable ! C'est la jalousie qui te dresse contre moi.

      – Peut-être, s'écria d'Enneris, en se tournant brusquement vers lui, et en acceptant enfin ce duel direct qu'il refusait jusqu'ici. Peut-être, puisque j'aime aussi Arlette. Mais tu n'avais pas que moi comme ennemi. Tes vrais ennemis maintenant, ce sont tes complices d'autrefois. C'est ton grand-père, ce sont tes tantes, lesquels demeurent inébranlablement fidèles au passé, tandis que toi tu essaies de te régénérer.

      – Je ne les connais pas, ces complices ! s'exclama Antoine Fagerault, ou je ne les connaissais alors que comme adversaires, et je luttais pour les écarter.

      – Tu luttais parce qu'ils te gênent, que tu as peur d'être compromis, et que tu aurais voulu les réduire à l'impuissance. Mais des malfaiteurs, ou plutôt des maniaques comme eux, rien ne pouvait les désarmer. Ainsi il y a un projet municipal qui consiste à élargir dans le quartier dit du Marais un certain nombre de rues, dont la rue Vieille-des-Marais. S'il est exécuté, la nouvelle rue passe à travers l'hôtel de la Valnéry. Or, cela, ni Dominique Martin ni ses filles ne peuvent l'admettre. La vieille demeure est intangible. C'est la chair de leur chair, le sang de leurs veines. Tout plutôt qu'une destruction qui leur semble un sacrilège. Laurence Martin entame des pourparlers avec un conseiller municipal de réputation assez équivoque. Prise au piège, elle s'enfuit, et le vieux Dominique tue M. Lecourceux d'un coup de revolver.

      – Qu'en savais-je ? protesta Antoine. C'est toi qui m'as appris cet assassinat.

      – Soit. Mais l'assassin était ton grand-père, et Laurence Martin sa complice ! Et le jour même, ils dirigent leurs attaques vers celle que tu aimes et qu'ils ont condamnée. En effet, si tu n'avais pas connu Arlette, et si ta volonté n'était pas de l'épouser malgré eux, tu n'aurais pas trahi la cause de la famille. Tant pis pour Arlette. Lorsque quelqu'un vous gêne, on le supprime. Attirée dans un garage isolé, Arlette eût été brûlée vive par le feu qu'ils allument, si tu n'étais arrivé à temps.

      – Donc, en ami d'Arlette ! proféra Fagerault, et en ennemi acharné de ces gredins.

      – Oui, mais ces gredins, c'est ta famille.

      – Mensonge !

      – C'est ta famille. Tu as beau, le soir même, au cours d'une scène que tu as avec eux et dont j'ai les preuves, leur reprocher leurs crimes et hurler que tu ne veux pas tuer, tu as beau leur défendre de toucher à un seul des cheveux d'Arlette, tu es solidaire de ton grand-père et de tes tantes.

      – On n'est pas solidaire de bandits ! protesta Fagerault, qui, à toutes les attaques, cédait du terrain.

      – Si, quand on a été leur complice, qu'on a volé avec eux.

      – Je n'ai pas volé.

      – Tu as volé les diamants, et, qui plus est, tu les gardes pour toi, et cachés. La part de butin qu'ils te réclament, tu la leur refuses. Et c'est là aussi ce qui vous jette les uns contre les autres, comme frappés de démence. Entre vous, c'est la guerre à mort. Traqués par la justice, effrayés, croyant que tu es capable de les livrer, ils abandonnent leur hôtel et se réfugient dans un pavillon de banlieue qui leur appartient. Mais ils ne lâchent pas prise. Ils veulent les diamants ! Et ils veulent sauver la demeure de la race ! Et ils t'écrivent ou te téléphonent. Deux nuits de suite, il y a rendez-vous dans les jardins du Champ-de-Mars. On ne s'accorde pas ! Tu refuses de partager et tu refuses de renoncer à ton mariage. Alors les trois emploient l'argument suprême : ils essaient de te tuer. Dans l'ombre du jardin, la lutte est implacable. Plus jeune et plus fort, tu en sors vainqueur, et Victorine Martin te serrant de trop près, tu t'en débarrasses d'un coup de couteau. »

      Antoine chancela et devint livide. L'évocation de cette minute effroyable le bouleversait. Son front dégouttait de sueur.

      « Désormais, il semble que tu n'as plus rien à craindre. Sympathique à tous, confident de M. et M me de Mélamare, ami de Van Houben, conseiller de Béchoux, tu es le maître de la situation. Tes desseins ? Te délivrer du passé en laissant exproprier et détruire l'hôtel de la Valnéry. Rompre définitivement avec les Martin, que tu indemniseras au moment voulu. Redevenir honnête. Epouser Arlette. Acheter l'hôtel de la rue d'Urfé. Et, de la sorte, réunir en toi les deux races ennemies et jouir, sans remords et sans appréhension, de cette demeure et de ces meubles dont les « doubles » ne seront plus prétexte à vol et à forfait. Voilà ton but.
      Un seul obstacle, moi ! moi, dont tu connais l'hostilité et dont tu n'ignores pas les sentiments pour Arlette. Aussi, par excès de prudence, et pour ne rien laisser au hasard, tu prends tes précautions et tu cherches à me compromettre. N'est-ce pas le meilleur moyen de te garantir ? N'est-ce pas te défendre que d'accuser ? Et, comme tu as eu soin d'inscrire le nom d'Arsène Lupin sur un papier que tu glisses dans la poche de la revendeuse, tu joues de cette corde nouvelle. Arsène Lupin, c'est Jean d'Enneris. Tu le proclames dans les journaux. Tu lances Béchoux contre moi. De nous deux qui gagnera la partie ? Qui des deux fera que l'autre soit arrêté le premier ? Toi, évidemment, n'est-ce pas ? Tu es tellement sûr de la victoire que tu me provoques ouvertement. Le dénouement approche. C'est une question d'heures, une question de minutes. Nous sommes l'un en face de l'autre, et sous les yeux de la police, Béchoux n'a qu'à choisir entre nous. Le danger est si pressant pour moi que je sens la nécessité de prendre du champ, comme on dit, et de t'envoyer un coup de poing bien placé. »

      Antoine Fagerault jeta un regard autour de lui, cherchant un soutien, une sympathie. Mais le comte et sa sœur, ainsi que Van Houben, l'observaient durement. Arlette semblait absente, Béchoux avait un air implacable de policier qui tient sa proie. Il eut un frisson, et cependant se redressa, cherchant encore à faire face à l'ennemi.

      « Tu as des preuves ?

      – Vingt. Depuis huit jours, je vis dans l'ombre des Martin, que j'ai réussi à dénicher. J'ai des lettres de Laurence à toi et de toi à Laurence. J'ai des carnets de notes, une sorte de journal écrit par Victorine Martin, la revendeuse, où elle raconte toute l'histoire de la Valnéry et votre histoire à tous.

      Et pourquoi n'as-tu pas encore donné tout cela à la police ? balbutia Antoine en désignant Béchoux du doigt.

      – Parce que je voulais d'abord te convaincre devant tous de fourberie et d'ignominie, et parce que je voulais ensuite te laisser un moyen de salut.

      – Lequel ?

      – Rends les diamants.

      – Mais je ne les ai pas ! s'écria Antoine Fagerault avec un sursaut de fureur.

      – Tu les as. Laurence Martin t'en accuse. Ils sont cachés.

      – Où ?

      – Dans l'hôtel de la Valnéry. » Antoine s'exaspéra : « Tu le connais donc, cet hôtel inexistant ? Tu la connais cette demeure mystérieuse et fantastique ?

      – Parbleu ! Le jour où Laurence a voulu acheter le conseiller municipal, chargé d'un rapport, et où j'ai su que ce rapport concernait l'élargissement d'une rue, il m'a été facile, connaissant la rue, de trouver l'emplacement d'un vaste hôtel ayant cour par-devant et jardin par-derrière.

      – Eh bien, pourquoi ne nous as-tu pas conduits là-bas ? Si tu voulais me confondre et me réclamer les diamants que j'y ai cachés, pourquoi ne sommes-nous pas chez la Valnéry ?

      – Nous y sommes, déclara tranquillement d'Enneris.

      – Qu'est-ce que tu dis ?

      – Je dis qu'il m'a suffi d'un peu de chloroforme pour t'endormir et pour te conduire ici, avec M. et Mme de Mélamare.

      – Ici ?

      – Oui, chez la Valnéry.

      – Mais nous ne sommes pas chez la Valnéry ! Nous sommes rue d'Urfé.

      – Nous sommes dans le salon où tu as dévalisé Régine et mené Arlette.

      – Ce n'est pas vrai... Ce n'est pas vrai... marmotta Antoine, éperdu.

      – Hein ? ricana d'Enneris, faut-il que l'illusion soit parfaite pour que toi-même, l'arrière-petit-fils de la Valnéry et le petit-fils de Dominique Martin, tu t'y laisses prendre !

      – Ce n'est pas vrai ! Tu mens ! Ce n'est pas possible ! » reprenait Fagerault en s'efforçant de discerner entre les objets certaines différences qui n'existaient pas.

      Et Jean, impitoyable, reprenait :

      « C'est ici ! C'est ici que tu as vécu avec les Martin ! Presque tout l'hôtel est vide. Mais cette pièce a tous ses meubles. L'escalier, la cour ont conservé leur aspect séculaire. C'est l'hôtel de la Valnéry.

      – Tu mens ! tu mens ! bégayait Antoine, torturé.

      – C'est ici. L'hôtel est cerné. Béchoux est venu de là-bas avec nous. Ses agents sont dans la cour et dans le sous-sol. C'est ici, Antoine Fagerault ! C'est ici que Dominique et que Laurence Martin, obsédés tous deux par la vieille demeure fatidique, revinrent de temps à autre. Veux-tu les voir ? Hein ? Veux-tu assister à leur arrestation ?

      – Les voir ?

      – Dame ! si tu les vois apparaître, tu admettras bien qu'ils apparaissent chez eux et que nous sommes dans la rue Vieille-des-Marais, et non dans la rue d'Urfé.

      – Et on va les arrêter ?

      – A moins, plaisanta d'Enneris, que Béchoux s'y refuse...

      Sur la cheminée, la pendule sonna six coups de sa petite voix aigrelette. Et d'Enneris prononça :

      « Six heures ! Tu sais comme ils sont exacts. Je les ai entendus, l'autre nuit, qui se promettaient de faire un tour chez eux à six heures exactement. Regarde par la fenêtre, Antoine. Ils entrent toujours par le fond du jardin. Regarde. »

      Antoine s'était approché et regardait malgré lui à travers les rideaux de tulle. Les autres aussi, inclinés sur leurs chaises, cherchaient à voir, immobiles et anxieux.

      Et, près du pavillon abandonné, la petite porte par où Arlette s'était enfuie fut poussée lentement. Dominique entra d'abord, puis Laurence.

      « Ah ! c'est effroyable... chuchota Antoine. Quel cauchemar !

      – Ce n'est pas un cauchemar, ricana d'Enneris. C'est une réalité. M. Martin et Mlle Martin font un tour dans leur domaine. Béchoux, veux-tu avoir l'obligeance de disposer tes acolytes au-dessous de cette pièce ? Tu sais ? la salle aux vieux pots de fleurs. Surtout pas de bruit. A la moindre alerte, M. Martin et Mlle Martin s'évanouiraient comme des ombres. L'hôtel est truqué, je t'en avertis, et il y a, sous le jardin, une issue dérobée qui file vers la rue déserte et qui débouche dans une écurie voisine. Il faut donc attendre qu'ils soient à dix pas des fenêtres. Vous sauterez alors sur eux et vous les tiendrez ficelés, dans la salle. »

      Béchoux sortit en hâte. On entendit du vacarme au-dessous. Puis ce fut le silence.

      Là-bas, le père et la fille avançaient à pas comptés, avec cette allure des criminels qui n'est peut-être point l'inquiétude, mais qui est l'attention continue où l'on devine l'effort habituel des yeux et des oreilles et le raidissement de tous les nerfs.

      « Oh ! c'est effroyable », répéta Antoine.

      Mais surtout l'émotion de Gilberte était à son comble. Elle contemplait avec une angoisse indicible la marche lente des deux misérables. Pour elle et pour son frère, qui pouvaient se croire dans leur salon de la rue d'Urfé, Dominique et Laurence étaient les représentants de cette race qui les avait tellement fait souffrir. Ils semblaient sortir du passé ténébreux et venir, une fois de plus, à l'assaut des Mélamare pour les acculer, une fois de plus, au déshonneur et au suicide.

      Gilberte glissa de son siège et tomba à genoux. Le comte serrait les poings avec fureur.

      « Je vous en conjure, ne bougez pas, fit d'Enneris. Toi, non plus, Fagerault.

      – Epargne-les ! supplia celui-ci. Emprisonnés, ils se tueront. Ils me l'ont dit bien souvent.

      – Et après ? N'ont-ils pas fait assez de mal ? »

      Maintenant on les voyait tous deux bien en face, à quinze ou vingt pas. Ils offraient la même expression austère, plus cruelle chez la fille, plus impressionnante chez le père dont la figure anguleuse, dépouillée de toute humanité, n'avait plus d'âge.

      D'un coup, ils s'arrêtèrent. Du bruit ? Quelque chose qui avait remué quelque part ? Ou bien était-ce l'instinct du danger ?

      Rassurés, ils repartirent en même temps.

      Et ce fut soudain comme une meute qui s'abattit sur eux. Trois hommes avaient bondi et les tenaient à la gorge et aux poignets avant qu'il leur fût loisible d'esquisser un mouvement de fuite ou de résistance. Pas un cri. Quelques secondes après, ils disparaissaient, entraînés vers le sous-sol. Dominique et Laurence, si longtemps recherchés, héritiers invisibles de tant de forfaits demeurés sans châtiment, étaient aux mains de la justice.

      Il y eut un moment de silence. Gilberte, agenouillée, priait. Adrien de Mélamare sentait que la pierre du tombeau se soulevait et qu'il pouvait enfin respirer largement. Puis d'Enneris se pencha sur Antoine Fagerault et le saisit à l'épaule.

      « C'est ton tour, Fagerault. Tu es le dernier descendant, celui qui représente la race maudite, et, comme les deux autres, tu dois payer la dette séculaire. »

      Il ne restait plus rien de l'être heureux en apparence et si insouciant qu'était Antoine Fagerault. En quelques heures, il avait pris un visage de détresse et de ruine. Il tremblait de peur. Arlette s'approcha et implora d'Enneris.

      « Sauvez-le, je vous en prie.

      – Il ne peut pas être sauvé, fit d'Enneris. Béchoux veille.

      – Je vous en prie, répéta la jeune fille... Il vous suffit de vouloir.

      – Mais c'est lui qui ne veut pas, Arlette. Il n'a qu'un mot à dire, et il refuse. »

      Dans un sursaut d'énergie, Antoine se releva.

      « Que dois-je faire ?

      – Où sont les diamants ? »

      Et comme Antoine hésitait, Van Houben, hors de lui, le rudoya.

      « Les diamants, tout de suite !... Sinon, c'est moi qui te démolis.

      – Ne perds pas de temps, Antoine, ordonna d'Enneris. Je te le répète, l'hôtel est cerné. Béchoux est en train de répartir ses hommes, et ils sont plus nombreux que tu ne crois. Si tu veux que je t'arrache à lui, parle. Les diamants ? »

      Il le tenait par un bras, Van Houben par l'autre. Antoine demanda :

      « J'aurai ma liberté ?

      – Je te le jure.

      – Que deviendrai-je ?

      – Tu t'en iras en Amérique. Van Houben t'enverra cent mille francs à Buenos Aires.

      – Cent mille ! Deux cent mille ! s'écria Van Houben qui aurait tout promis, quitte à ne pas tenir... Trois cent mille ! »

      Antoine hésitait encore.

      « Dois-je appeler ? dit Jean.

      – Non... non... attends... voilà... Eh bien, soit... je consens.

      – Parle. »

      A voix basse, Antoine articula :

      « Dans la pièce à côté... dans le boudoir.

      – Pas de blagues ! dit Jean, cette pièce est vide. Tous les meubles ont été vendus.

      – Sauf le lustre. Le vieux Martin y tenait plus qu'à tout.

      – Et tu as caché les diamants dans un lustre !

      – Non. Mais j'ai remplacé un certain nombre des plus petits cristaux dans la couronne de dessous... un sur deux, exactement, et j'ai attaché les diamants avec de petits fils de fer, pour faire croire qu'ils étaient percés et enfilés comme les autres pendeloques du lustre.

      – Bigre ! c'est rudement fort ce que tu as fait là ! s'exclama d'Enneris. Tu remontes dans mon estime. »

      Avec l'aide de Van Houben, il écarta la tapisserie et ouvrit la porte. Le boudoir était vide en effet ; du plafond, seulement, pendait un lustre du XVIIIème tout en chaînettes de cristaux taillés.

      « Eh bien, quoi ? fit d'Enneris, avec étonnement. Où sont-ils ? »

      Tous trois ils cherchaient, la tête en l'air. Puis Van Houben bégaya, d'une voix défaillante :

      « Je n'aperçois rien... les chaînettes de la couronne inférieure sont incomplètes. Voilà tout.

      – Mais alors ?... » dit Jean.

      Van Houben revint prendre une chaise, la posa sous le lustre et grimpa. Presque aussitôt, il manqua de perdre l'équilibre et de tomber. Il bredouillait :

      « Arrachés !... On les a volés encore une fois. »

      Antoine Fagerault semblait ahuri.

      « Non... voyons... ce n'est pas admissible. Laurence aurait trouvé ?...

      – Parbleu, oui ! gémit Van Houben qui pouvait à peine s'exprimer... Vous avez mis un diamant de deux places en deux places, n'est-ce pas ?

      – Oui... j'en fais le serment.

      – Eh bien, les Martin ont tout pris... Tenez, les fils de fer ont été coupés un à un par une pince... C'est une catastrophe !... On n'a jamais rien vu de pareil !... A la minute où l'on pouvait croire... »

      Il retrouva subitement la voix, se mit à courir et s'enfuit vers le vestibule en hurlant :

      « Au voleur ! au voleur ! Attention, Béchoux, ils ont mes diamants ! Qu'on les force à parler, les gredins !... On n'a qu'à leur tordre les poignets et à leur écraser les pouces avec des tenailles. »

      D'Enneris rentra dans le salon, rabattit la tapisserie et dit à Antoine, en le dévisageant :

      « Tu m'assures que tu avais mis les diamants à cet endroit ?

      – Dans la nuit même, et ils y étaient encore à ma dernière visite, il y a une semaine, un jour où je savais les deux autres dehors. »

      Arlette s'était avancée et murmurait :

      « Croyez-le, Jean, je suis certaine qu'il dit la vérité. Et, de même qu'il a tenu sa promesse, vous tiendrez la vôtre. Vous le sauverez. »

      D'Enneris ne répondit pas. La disparition des bijoux semblait le déconcerter, et il répétait entre ses dents : « Bizarre... C'est à n'y rien comprendre. Puisqu'ils avaient les diamants, pourquoi revenir ?... Où les ont-ils cachés eux- mêmes ?... »

      Mais l'incident ne pouvait retenir plus longtemps son attention, et, comme le comte de Mélamare et sa sœur le pressaient avec autant d'insistance qu'Arlette d'agir en faveur d'Antoine, il changea soudain d'expression, et, le visage souriant, leur dit :

      « Allons ! je vois que le sieur Fagerault, malgré tout, vous inspire encore de la sympathie. Il n'est pourtant pas reluisant, le sieur Fagerault. Eh bien, voyons, redresse-toi, mon vieux ! tu as l'air d'un condamné à mort. C'est Béchoux qui te fait peur ? Pauvre Béchoux ! Veux-tu que je te montre comment on se débarrasse de lui, comment on glisse entre les mailles d'un filet, et comment, au lieu d'aller en prison, on s'arrange pour aller coucher en Belgique, dans un bon lit ? »

      Il se frotta les mains.

      « Oui, en Belgique, et cette nuit même !... Le programme te plaît, hein ? Alors, je frappe les trois coups. »

      Il frappa trois fois du pied le parquet. Au troisième coup, la porte s'ouvrit brusquement, et Béchoux surgit d'un bond.

      « On ne passe pas », cria-t-il.

      Si d'Enneris plaisantait, si l'irruption de Béchoux au signal indiqué lui parut une chose extrêmement drôle, dont il ne manqua point de rire, il n'en fut pas de même pour les autres qui demeurèrent confondus.

      Béchoux referma la porte, et, tragique, solennel, comme il l'était toujours en ces moments-là :

      « La consigne est absolue. Personne ne sortira de l'hôtel sans ma permission.

      – A la bonne heure, approuva d'Enneris, qui s'assit confortablement. J'aime l'autorité. Ce que tu dis est idiot, mais tu le dis avec conviction. Fagerault, tu entends ? Si tu veux aller te promener, il faut d'abord lever le doigt et demander la permission au brigadier. »

      Tout de suite Béchoux se mit en colère et s'écria :

      « Assez de blagues, toi. Nous avons un compte à régler ensemble, et plus sérieux que tu ne penses. »

      D'Enneris se mit à rire.

      « Mon pauvre Béchoux, tu es grotesque. Pourquoi traiter tout cela en drame, alors que, par ta présence, tu poses la situation en plein comique. Entre Fagerault et moi tout est réglé. Par conséquent, pas besoin de jouer ton rôle de grand policier et de brandir ton mandat.

      – Qu'est-ce que tu chantes ? Qu'est-ce qui est réglé ?

      – Tout. Fagerault n'a pas pu nous livrer les diamants. Mais, puisque le vieux Martin et sa fille sont à la disposition de la justice, on est sûr de les avoir. »

      Béchoux déclara sans vergogne :

      « Je me fous des diamants !

      – Ce que tu es grossier ! d'aussi vilaines expressions devant des dames ! En tout cas, nous sommes tous d'accord ici, la question des diamants ne se pose plus, et, sur les insistances du comte de Mélamare, de la comtesse et d'Arlette, j'ai résolu d'être indulgent pour Fagerault.

      – Après tout ce que tu nous as raconté de lui ? ricana Béchoux. Après l'avoir démasqué et démoli comme tu l'as fait ?

      – Que veux-tu ? Il m'a sauvé la vie, un jour. Ça ne s'oublie pas, ça. En outre, ce n'est pas un mauvais garçon.

      – Un bandit !

      – Oh ! un demi-bandit, tout au plus, adroit sans grandeur, ingénieux sans génie, et qui essaie de remonter le courant. Bref, un candidat à l'honnêteté. Aidons-le, Béchoux ; Van Houben lui donne cent mille francs, et moi je lui offre une place de caissier en Amérique, dans une banque. »

      Béchoux haussa les épaules.

      « Balivernes ! J'emmène les Martin au dépôt, et il y a encore deux sièges dans ma voiture.

      – Tant mieux ! Tu seras plus à l'aise.

      – Fagerault...

      – Tu n'y toucheras pas... Ce serait faire du scandale autour d'Arlette. Je ne veux pas. Laisse- nous tranquilles.

      – Ah çà mais ! s'écria Béchoux qui s'irritait de plus en plus, tu ne comprends donc pas ce que je t'ai dit ? J'ai deux places avec les Martin, pour que la fournée soit complète.

      – Et tu prétends emmener Fagerault ?

      – Oui...

      – Et qui ?

      – Toi.

      – Moi ! Tu veux donc m'arrêter ?

      – C'est fait », dit Béchoux en lui appliquant sur l'épaule une main rude.

      D'Enneris joua l'ébahissement.

      « Mais il est fou ! Mais on devrait l'enfermer ! Comment ! Je débrouille toute l'affaire. Je turbine comme un forçat. Je te comble de mes bienfaits, je te livre Dominique Martin, je te livre Laurence Martin, je te livre le secret des Mélamare, je te fais cadeau d'une réputation universelle, je t'autorise à dire que c'est toi qui as tout découvert, je te mets à même d'obtenir un grade supérieur et d'être nommé quelque chose comme super-brigadier. Et voilà la façon dont tu me récompenses ? »

      M. de Mélamare et sa sœur écoutaient, sans un mot. Où ce diable d'homme voulait-il en venir ? Car, s'il plaisantait, n'est-ce pas qu'il avait ses raisons ? Antoine paraissait moins inquiet. On eût pu croire qu'Arlette avait envie de rire, malgré son angoisse.

      Béchoux prononça d'un ton emphatique :

      « Les deux Martin ? Sous la surveillance d'un agent et de Van Houben qui ne les lâche pas de l'œil ! En bas, dans le vestibule, trois de mes hommes, les plus solides ! Dans le jardin, trois autres, aussi solides ! Viens voir leurs gueules, et tu verras que ce ne sont pas des gaillards à l'eau de rose. Or, tous, ils ont l'ordre de t'abattre comme un chien si tu essayais de filer. Là aussi la consigne est formelle. Sur un coup de sifflet de moi, tous me rejoignent et on ne te parle que le revolver au poing. »

      D'Enneris hocha la tête. Il n'en revenait pas, et répétait :

      « Tu veux m'arrêter Tu veux arrêter ce gentilhomme qui a nom d'Enneris, ce navigateur célèbre...

      – Non, pas d'Enneris.

      – Qui alors ? Jim Barnett ?

      – Pas davantage.

      – En ce cas ?...

      – Arsène Lupin. »

      D'Enneris pouffa de rire.

      « Tu veux arrêter Arsène Lupin ? Ah ! ça, c'est comique. Mais on n'arrête pas Arsène Lupin, mon vieux. Il se serait agi de d'Enneris, ou à la rigueur de Jim Barnett, peut-être. Mais, Lupin ! Voyons, tu n'as pas réfléchi à ce que ça veut dire, Lupin ?...

      – Ça veut dire un homme comme les autres, cria Béchoux, et qui sera traité comme il le mérite.

      – Ça veut dire, appuya fortement d'Enneris, un homme qui ne s'est jamais laissé embêter par personne, surtout par une mazette de ton espèce ; ça veut dire un homme qui n'obéit qu'à lui- même, qui s'amuse et qui vit comme il lui plaît, qui veut bien collaborer avec la justice, mais à sa façon qui est la bonne. Décampe. »

      Béchoux devenait écarlate. Il frémissait de fureur.

      « Assez bavardé. Suivez-moi, tous les deux.

      – Pas possible.

      – Dois-je appeler mes hommes ?

      – Ils n'entreront pas dans cette pièce.

      – Nous verrons bien.

      – Rappelle-toi que c'était un repaire de bandits ici et que la maison est truquée. En veux-tu la preuve ? »

      Il tourna la petite rosace d'un panneau.

      « Il suffit de tourner cette rosace et les serrures sont bloquées. Ta consigne est que personne ne sorte, la mienne est que personne n'entre.

      – Ils démoliront la porte. Ils casseront tout, s'écria Béchoux, hors de lui.

      – Appelle-les. »

      Béchoux tira de sa poche un sifflet de police à roulette.

      « Ton sifflet ne marche pas », fit d'Enneris.

      Béchoux souffla de toutes ses forces. Aucun bruit. Rien que du vent qui giclait par la fente.

      La gaieté de d'Enneris redoubla.

      « Dieu ! que c'est rigolo ! Et tu veux lutter ? Mais voyons, mon vieux, si je suis vraiment Lupin, crois-tu que je serais venu ici en compagnie d'une escouade de policiers sans avoir pris mes précautions ? Crois-tu que je n'avais pas prévu ta trahison et ton ingratitude ? Mais la maison est truquée, mon vieux, je te le répète, et j'en connais tous les mécanismes. »

      Et, tout contre Béchoux, il lui jetait au visage :

      « Idiot ! tu te lances dans l'aventure comme un fou. Tu t'imagines qu'en accumulant les hommes autour de toi, tu me tiens ! Et l'issue secrète dont je t'ai parlé tout à l'heure, hein ? cette issue de la Valnéry et des Martin, que personne ne connaissait, pas même Fagerault, et que j'ai découverte ? Libre, je suis libre de sortir à ma guise, et Fagerault aussi. Rien à faire là contre. »

      Tout en faisant face à Béchoux, il poussait Fagerault derrière lui jusqu'au mur, entre la cheminée et l'une des fenêtres.

      « Entre dans l'ancienne alcôve, Antoine, et cherche à droite... Il y a un panneau avec une vieille gravure... Tout le panneau se déplace... Tu y es ? »

      D'Enneris surveillait attentivement Béchoux. Celui-ci voulut se servir de son revolver. Il lui étreignit le bras.

      « Pas de drame ! Rigole plutôt... c'est si comique ! Tu n'as rien prévu... pas même l'issue dérobée, pas même que je te chiperais ton sifflet à roulette, pour le remplacer par un autre. Tiens, le voilà, le tien. Tu peux t'en servir maintenant. »

      Il pirouetta sur lui-même et disparut. Béchoux se heurta contre la cloison. Un éclat de rire répondit à son coup de poing. Puis on entendit quelque chose qui se déclenchait et quelque chose qui claquait.

      Si affolé qu'il fût, Béchoux n'hésita pas. Il ne perdit pas de temps à s'abîmer les poings. Ramassant son sifflet, il bondit vers la fenêtre, l'ouvrit et sauta.

      Aussitôt dans le jardin, entouré de ses hommes, il siffla, et, tout en courant vers le pavillon abandonné, vers la rue peu fréquentée, où débouchait l'issue secrète, il sifflait encore, à coups vibrants qui déchiraient l'espace.

      A la fenêtre, M. et Mme de Mélamare, penchés, attendaient et regardaient. Arlette soupira :

      « On ne les prendra pas, n'est-ce pas ? Ce serait trop affreux.

      – Non, non, dit Gilberte, qui ne cachait pas son émotion. Non, non, la nuit commence à tomber. Il ne se peut pas qu'on les prenne. »

      Tous les trois désiraient éperdument le salut de ces deux hommes, le salut de Fagerault, voleur et bandit, et le salut de d'Enneris, étrange aventurier dont la personnalité ne faisait aucun doute pour eux, et qui, dans toute cette affaire, avait agi de telle façon qu'on ne pouvait pas ne pas se mettre de son parti contre la police.

      Une minute tout au plus s'écoula. Arlette redit :

      « Ce serait trop affreux s'ils étaient pris. Mais ce n'est pas possible, n'est-ce pas ?

      – Impossible ! dit une voix joyeuse derrière elle. On les prendra d'autant moins qu'on les cherche à l'issue d'un souterrain qui n'a jamais existé. »

      L'ancienne alcôve s'était rouverte. D'Enneris en était sorti, ainsi que Fagerault.

      Et d'Enneris riait toujours, et de si bon cœur !

      « Pas d'issue secrète ! Pas de panneau qui glisse ! Pas de serrures bloquées ! Jamais vieille maison ne fut plus loyale et moins truquée que celle-ci. Seulement, voilà, j'ai mis Béchoux dans un tel état de surexcitation nerveuse et de crédulité maladive qu'il était incapable de réfléchir. »

      Et, très calme, s'adressant à Antoine :

      « Vois-tu, Fagerault, c'est comme pour une pièce de théâtre, il faut soigner sa préparation. Quand la scène est bien préparée, il ne reste plus qu'à procéder par affirmations violentes. Et c'est ainsi que Béchoux, remonté comme un ressort, est parti en bolide dans la direction que je lui avais suggérée, et que toute la police se précipite vers les écuries d'à côté, dont ils vont démolir l'entrée. Regarde-les filer à travers la pelouse. Viens, Fagerault, il n'y plus de temps à perdre. »

      D'Enneris paraissait si calme et il parlait avec tant d'assurance que toute agitation cessait autour de lui. Aucune menace de danger ne persistait. On évoquait Béchoux et ses inspecteurs en train d'arpenter la rue et de fracturer des portes.

      Le comte tendit la main à d'Enneris et lui demanda :

      « Vous n'avez pas besoin de moi, monsieur ?

      – Non, monsieur. La route est libre durant une ou deux minutes encore. »

      Il s'inclina devant Gilberte, qui lui offrit également sa main.

      « Je ne vous remercierai jamais assez, monsieur, de ce que vous avez fait pour nous, dit-elle.

      – Et pour l'honneur de notre nom et de notre famille, ajouta le comte. Je vous remercie de tout cœur.

      – A bientôt, ma petite Arlette, fit d'Enneris. Dis-lui adieu, Fagerault. Elle t'écrira : Antoine Fagerault, caissier à Buenos Aires. »

      Il prit dans le tiroir d'une table un petit carton fermé d'un caoutchouc, à propos duquel il ne donna aucune explication, puis il salua une dernière fois et entraîna Fagerault. M. et Mme de Mélamare et la jeune fille les suivaient de loin.

      Le vestibule était vide. Au milieu de la cour, on apercevait dans l'ombre croissante les deux autos. L'une, celle de la Préfecture, contenait le vieux Martin et sa fille, ligotés. Van Houben, le revolver au poing, les surveillait, assisté du chauffeur.

      « Victoire ! s'écria d'Enneris, en arrivant près de Van Houben. Il y avait, dans un placard, un complice qu'on a pincé. C'est lui qui avait barboté les diamants. Béchoux et ses hommes le poursuivent.

      – Et les diamants ? proféra Van Houben, qui n'eut pas un soupçon.

      – Fagerault les a retrouvés.

      – On les a ?

      – Oui, affirma d'Enneris, en montrant le carton qu'il avait pris dans le tiroir et en entrebâillant le couvercle.

      – Nom de Dieu ! mes diamants ! Donne.

      – Oui, mais d'abord, nous sauvons Antoine. C'est la condition. Conduis-nous dans ton auto. »

      Dès l'instant où les diamants étaient retrouvés, Van Houben se fût prêté à toutes les combinaisons. Ils sortirent tous les trois de la cour et sautèrent dans l'auto. Van Houben démarra sur-le-champ.

      « Où allons-nous ? dit-il.

      – En Belgique. Cent kilomètres à l'heure.

      – Soit, dit Van Houben, qui arracha la boîte à d'Enneris et l'empocha.

      – Comme tu veux, dit Jean. Mais si nous ne passons pas la frontière avant qu'on ait télégraphié de la Préfecture, je les reprends. Tu es prévenu. »

      L'idée qu'il avait ses diamants en poche, la peur de les perdre, l'action irrésistible que d'Enneris exerçait sur lui, tout cela étourdissait Van Houben au point qu'il n'eut pas d'autre pensée que de maintenir sa vitesse au maximum, de ne jamais ralentir, même en traversant les villages, et de gagner la frontière.

      On la gagna un peu après minuit.

      « Arrête-nous là, dit Jean, deux cents mètres avant la douane. Je vais guider Fagerault pour qu'il n'ait pas d'ennuis, et je te rejoins d'ici une heure. Nous rentrerons aussitôt à Paris. »

      Van Houben attendit une heure, il attendit deux heures. C'est seulement alors qu'un soupçon le pénétra comme un coup de stylet. Depuis le départ, il avait examiné la situation sous toutes ses faces, il avait cherché pourquoi d'Enneris agissait ainsi, et comment lui, Van Houben, résisterait si on voulait lui reprendre le carton. Mais, pas une seconde, il n'avait eu l'idée qu'il pouvait y avoir autre chose dans ce carton que ses diamants.

      A la lueur d'un phare, la main tremblante, il fit l'examen. Le carton contenait quelques douzaines de cristaux taillés, lesquels cristaux provenaient évidemment du lustre mutilé...

      Van Houben retourna directement à Paris, à la même allure. Dupé par d'Enneris et Fagerault, comprenant qu'il n'avait servi qu'à les transporter hors de France, il n'avait plus d'espoir, pour recouvrer ses diamants, que dans les révélations du vieux Martin et de sa fille Laurence.

      Mais, en arrivant, il lut dans les journaux que, la veille au soir, le vieux Martin s'était étranglé et que sa fille Laurence s'était empoisonnée.




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