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La Demoiselle aux yeux verts

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






VII – UNE DES BOUCHES DE L'ENFER

Si la situation de la terrasse, tout en haut d'un grand jardin, dans une partie où personne ne se promenait, et sous l'abri d'épaisses frondaisons, avait offert quelques semaines d'absolue sécurité à Aurélie et à Raoul, n'était-il pas à penser que Marescal allait trouver là les quelques minutes qui lui étaient nécessaires, et qu'Aurélie ne pouvait espérer aucune assistance ? Fatalement, la scène se poursuivrait jusqu'au terme voulu par l'adversaire, et le dénouement serait conforme à sa volonté implacable.

      Il le sentait si bien qu'il ne se pressa pas. Il avança lentement et s'arrêta. La certitude de la victoire troublait l'harmonie de son visage régulier, et déformait ses traits d'habitude immobiles. Un rictus remontait le coin gauche de sa bouche, entraînant ainsi la moitié de sa barbe carrée. Les dents luisaient. Les yeux étaient cruels et durs.

      Il ricana :

      – Eh bien, mademoiselle, je crois que les événements ne me sont pas trop défavorables ! Pas moyen de m'échapper comme dans la gare de Beaucourt ! Pas moyen de me chasser comme à Paris ! Hein, il va falloir subir la loi du plus fort !

      Le buste droit, les bras raidis, ses poings crispés sur le banc de pierre, Aurélie le contemplait avec une expression d'angoisse folle. Pas un gémissement. Elle attendait.

      – Comme c'est bon de vous voir ainsi, jolie demoiselle ! Quand on aime de la façon un peu excessive dont je vous aime, ce n'est pas désagréable de trouver en face de soi de la peur et de la révolte. On est d'autant plus ardent à conquérir sa proie... sa proie magnifique, ajouta-t-il tout bas... car, en vérité, vous êtes rudement belle !

      Apercevant le télégramme déplié, il se moqua :

      – Cet excellent Brégeac, n'est-ce pas ? qui vous annonce son arrivée imminente et votre départ ?... Je sais, je sais. Depuis quinze jours, je le surveille, mon cher directeur, et je me tiens au courant de ses projets les plus secrets. J'ai des hommes dévoués près de lui. Et c'est ainsi que j'ai découvert votre retraite, et que j'ai pu le devancer de quelques heures, lui. Le temps d'explorer les lieux, la forêt, le vallon, de vous épier de loin, et de vous voir trotter en hâte vers cette terrasse, et j'ai pu grimper ici et surprendre une silhouette qui s'éloignait. Un amoureux, n'est-ce pas ?

      Il fit quelques pas en avant. Elle eut un haut-le-corps, et son buste toucha le treillage qui entourait le banc.

      Il s'irrita :

      – Eh ! la belle, j'imagine qu'on ne reculait pas ainsi tout à l'heure, quand l'amoureux s'occupait à vous caresser. Hein, quel est cet heureux personnage ? Un fiancé ? un amant plutôt. Allons, je vois que j'arrive tout juste pour défendre mon bien et empêcher la candide pensionnaire de Sainte-Marie de faire des bêtises ! Ah ! si jamais j'aurais supposé cela !...

      Il contint sa colère, et, penché sur elle :

      – Après tout, tant mieux ! Les choses se trouvent simplifiées. La partie que je jouais était déjà admirable, puisque j'ai tous les atouts en main. Mais quel surcroît de chance ! Aurélie n'est pas une vertu farouche ! On peut voler et tuer tout en se dérobant devant le fossé. Et puis voilà qu'Aurélie est toute prête à sauter l'obstacle. Alors, pourquoi pas en ma compagnie ? Hein, Aurélie, autant moi que cet autre ? S'il a ses avantages, j'ai des raisons en ma faveur qui ne sont pas à dédaigner. Qu'en dites-vous, Aurélie ?

      Elle se taisait obstinément. Le courroux de l'ennemi s'exaspérait de ce silence terrifié, et il reprit, en scandant chaque parole :

      – Nous n'avons pas le loisir de marivauder, n'est-ce pas, Aurélie, ni d'effleurer les sujets les uns après les autres ? Il faut parler net, sans avoir peur des mots, et pour qu'il n'y ait pas de malentendu. Donc droit au but. Silence sur le passé et sur les humiliations que j'ai subies. Cela ne compte plus. Ce qui compte, c'est le présent. Un point, c'est tout. Or, le présent, c'est l'assassinat du rapide, c'est la fuite dans les bois, c'est la capture par les gendarmes, c'est vingt preuves dont chacune est mortelle pour vous. Et le présent, c'est aujourd'hui, où je vous tiens sous ma griffe, et où je n'ai qu'à vouloir pour vous empoigner, pour vous conduire jusqu'à votre beau-père, et pour lui crier en pleine face, devant témoins : « La femme qui a tué, celle qu'on recherche partout, la voici... et le mandat d'arrêt, je l'ai dans ma poche. Qu'on avertisse les gendarmes ! »

      Il leva le bras, prêt, comme il disait, à empoigner la criminelle.

      Et, plus sourdement encore, la menace suspendue, il acheva :

      – Donc, d'une part, cela, c'est-à-dire la dénonciation publique, les assises et le châtiment redoutable... Et, d'autre part, ceci, qui est le second terme de ce que je vous donne à choisir : l'accord, l'accord immédiat, aux conditions que vous devinez. C'est plus qu'une promesse que j'exige, c'est un serment, fait à genoux, le serment qu'une fois de retour, à Paris, vous viendrez me voir, seule, chez moi. Et c'est plus encore, c'est tout de suite la preuve que l'accord est loyal, signé par votre bouche sur la mienne... et non pas un baiser de haine et de dégoût, mais un baiser volontaire, comme d'aussi belles et de plus difficiles que vous m'en ont donné, Aurélie... un baiser d'amoureuse... Mais, réponds donc, sacrebleu ! s'écria-t-il, dans une explosion de rage. Réponds-moi que tu acceptes. J'en ai assez de tes airs de damnée ! Réponds, ou bien je t'empoigne, et ce sera le baiser quand même, et quand même la prison !

      Cette fois, la main s'abattit sur l'épaule avec une violence irrésistible, tandis que l'autre main, saisissant Aurélie à la gorge, lui fixa la tête contre le treillage, et que les lèvres descendirent... Mais le geste ne fut pas achevé. Marescal sentit que la jeune fille s'affaissait sur elle-même. Elle s'évanouit.

      L'incident troubla profondément Marescal. Il était venu sans plan précis, en tout cas sans autre plan que celui de parler, et en une heure, avant l'arrivée de Brégeac, d'obtenir des promesses solennelles et la reconnaissance de son pouvoir. Or, voilà que le hasard lui offrait une victime inerte et impuissante.

      Il demeura quelques secondes courbé sur elle, la regardant de ses yeux avides, et regardant autour de lui cette salle de feuillage, close et discrète. Nul témoin. Aucune intervention possible.

      Mais une autre pensée le conduisit jusqu'au parapet, et, par la brèche pratiquée au milieu des arbustes, il contempla le vallon désert, la forêt aux arbres noirs, toute ténébreuse et mystérieuse, où il avait remarqué, en passant, l'orifice des grottes. Aurélie jetée là, emprisonnée et maintenue sous la menace épouvantable des gendarmes. Aurélie captive, deux jours, trois jours, huit jours s'il le fallait, n'était-ce pas le dénouement inespéré, triomphal, le commencement et la fin de l'aventure ?

      Il donna un léger coup de sifflet. En face de lui, sur l'autre rive de l'étang, deux bras s'agitèrent au-dessus de deux buissons situés à la lisière de la forêt. Signaux convenus : deux hommes étaient là, postés par lui pour servir à ses machinations. De ce côté de l'étang, la barque se balançait.

      Marescal n'hésita plus, il savait que l'occasion est fugitive et que, s'il ne la saisit pas au passage elle se dissipe comme une ombre. Il traversa de nouveau la terrasse et constata que la jeune fille semblait prête à s'éveiller.

      – Agissons, dit-il. Sinon...

      Il lui jeta sur la tête un foulard, dont deux des extrémités furent nouées sur la bouche et à la manière d'un bâillon. Puis il la prit dans ses bras et l'emporta.

      Elle était mince et ne pesait guère. Lui, était solide. Le fardeau lui parut léger. Néanmoins, quand il parvint à la brèche et qu'il observa la pente presque verticale du ravin creusé par les orages au milieu du soubassement, il réfléchit et jugea nécessaire de prendre des précautions. Il déposa donc Aurélie au bord de la brèche.

      Attendait-elle la faute commise ? Fut-ce de sa part une inspiration subite ? En tout cas, l'imprudence de Marescal fut aussitôt punie. D'un mouvement imprévu, avec une rapidité et une décision qui le déconcertèrent, elle arracha le foulard, et, sans souci de ce qui pouvait advenir, se laissa glisser de haut en bas, comme une pierre détachée qui roule dans un éboulement de cailloux et de sable d'où monte un nuage de poussière.

      Remis de sa surprise, il s'élança au risque de tomber et l'aperçut qui courait à l'aventure, en zigzag, de la falaise à la berge, comme une bête traquée qui ne sait pas où s'enfuir.

      – Tu es perdue, ma pauvre petite, proféra-t-il. Rien à faire qu'à plier les genoux.

      Il la rejoignait déjà, et Aurélie vacillait de peur et trébuchait, quand il eut l'impression que quelque chose tombait du haut de la terrasse et s'abattait près de lui, ainsi que l'eût fait une branche d'arbre cassée. Il se tourna, vit un homme dont le bas du visage était masqué d'un mouchoir et qui devait être celui qu'il appelait l'amoureux d'Aurélie, eut le temps de saisir son revolver, mais n'eut pas le temps de s'en servir. Un coup de pied de l'agresseur, lancé en pleine poitrine, ainsi qu'un coup de savate vigoureusement appliqué, le précipita jusqu'à mi-jambe dans un amalgame de vase liquide que formait l'étang à cette place. Furieux, pataugeant, il braqua son revolver sur cet adversaire au moment où celui-ci, vingt-cinq pas plus loin, étendait la jeune fille dans la barque.

      – Halte ! ou je tire, cria-t-il.

      Raoul ne répondit pas. Il dressa et appuya sur un banc comme un bouclier qui les protégeait, Aurélie et lui, une planche à moitié pourrie. Puis il poussa au large la barque qui se mit à danser sur les vagues.

      Marescal tira. Il tira cinq fois. Il tira désespérément et rageusement. Mais aucune des cinq balles, mouillées sans doute, ne consentit à partir. Alors, il siffla, comme auparavant, mais d'une manière plus stridente. Là-bas les deux hommes surgirent de leurs fourrés comme des
diables hors de leurs boîtes.

      Raoul se trouvait au milieu de l'étang, c'est-à-dire à trente mètres peut-être de la rive opposée.

      – Ne tirez pas ! hurla Marescal.

      A quoi bon, en effet ! Le fugitif ne pouvait avoir d'autre but, pour ne pas être entraîné par le courant vers le gouffre où disparaissait le gave, que de filer en ligne droite et d'accoster précisément à l'endroit où l'attendaient les deux acolytes, revolver au poing.

      Il dut même s'en rendre compte, le fugitif, car subitement il fit volte-face, et revint vers la rive où il n'aurait à combattre qu'un adversaire seul et désarmé.

      – Tirez ! tirez ! vociféra Marescal qui devina le manège. Il faut tirer maintenant, puisqu'il revient ! Mais tirez donc, sacrebleu !

      Un des hommes fit feu.

      Dans la barque il y eut un cri. Raoul lâcha ses avirons et se renversa, tandis que la jeune fille se jetait sur lui avec des gestes de désespoir. Les avirons s'en allaient à vau-l'eau. La barque demeura un instant immobile, indécise, puis elle vira un peu, la proue pointant vers le courant, recula, glissa en arrière, lentement d'abord, plus vite ensuite.

      – Crebleu de crebleu, balbutia Marescal, ils sont fichus.

      Mais que pouvait-il faire ? Le dénouement ne laissait aucun doute. La barque fut happée par deux torrents de petites vagues hâtives qui se bousculaient de chaque côté de la nappe centrale, une fois encore tourna sur elle-même, brusquement pointa en avant, les deux corps couchés au fond, et fila comme une flèche vers l'orifice béant où elle s'engloutit.

      Cela ne se passa pas certainement plus de deux minutes après que les deux fugitifs eurent quitté la rive.

      Marescal ne bougea point. Les pieds dans l'eau, la figure contractée d'horreur, il regardait l'emplacement maudit, comme s'il eût contemplé une bouche de l'enfer. Son chapeau flottait sur l'étang. Sa barbe et ses cheveux étaient en désordre.

      – Est-ce possible ! est-ce possible !... bégayait-il... Aurélie... Aurélie...

      Un appel de ses hommes le réveilla de sa torpeur. Ils firent un grand détour pour le rejoindre et le trouvèrent en train de se sécher. Il leur dit :

      – Est-ce vrai ?

      – Quoi ?

      – La barque ?... Le gouffre ?...

      Il ne savait plus. Dans les cauchemars, d'abominables visions passent ainsi, laissant l'impression de réalités affreuses.

      Tous trois ils gagnèrent le dessus du trou que marquait une dalle et qu'entouraient des roseaux et des plantes accrochées aux pierres. L'eau arrivait en menues cascades où s'arrondissait çà et là le dos luisant de grosses roches. Ils se penchèrent. Ils écoutèrent. Rien. Rien qu'un tumulte de flots pressés. Rien qu'un souffle froid qui montait avec la poudre blanche de l'écume.

      – C'est l'enfer, balbutia Marescal... c'est une des bouches de l'enfer.

      Et il répétait :

      – Elle est morte... elle est noyée... Est-ce bête !... quelle mort effroyable !... Si cet imbécile-là l'avait laissée... j'aurais... j'aurais...

      Ils s'en allèrent par le bois. Marescal cheminait, comme s'il eût suivi un convoi. A diverses reprises, ses compagnons l'interrogèrent. C'étaient des individus peu recommandables, qu'il avait racolés pour son expédition, en dehors de son service, et auxquels il n'avait donné que des renseignements sommaires. Il ne leur répondit pas. Il songeait à Aurélie, si gracieuse, si vivante, et qu'il aimait si passionnément. Des souvenirs le troublaient, compliqués de remords et de frayeurs.

      En outre, il n'avait pas la conscience bien tranquille. L'enquête imminente pouvait l'atteindre, lui, et, par suite, lui attribuer une part dans le tragique accident. En ce cas, c'était l'effondrement, le scandale. Brégeac serait impitoyable et poursuivrait sa vengeance jusqu'au bout.

      Bientôt il ne songea plus qu'à s'en aller et à quitter le pays le plus discrètement possible. Il fit peur à ses acolytes. Un danger commun les menaçait, disait-il, et leur sécurité exigeait qu'on se dispersât, et que chacun veillât à son propre salut, avant que l'alarme fût donnée et leur présence signalée. Il leur remit le double de la somme convenue, évita les maisons de Luz, et prit la route de Pierrefitte-Nestalas avec l'espoir de trouver une voiture qui l'emmènerait en gare pour le train de sept heures du soir.

      Ce n'est qu'à trois kilomètres de Luz qu'il fut dépassé par une petite charrette à deux roues, couverte d'une bâche, et que conduisait un paysan vêtu d'une ample limousine et coiffé d'un béret basque.

      Il monta d'autorité, et d'un ton impérieux :

      – Cinq francs si l'on arrive au train.

      Le paysan ne parut pas s'émouvoir et ne cingla même point la chétive haridelle qui bringuebalait entre des brancards trop larges.

      Le trajet fut long. On n'avançait pas. On eût dit au contraire que le paysan retenait sa bête.

      Marescal enrageait. Il avait perdu tout contrôle sur lui-même et se lamentait :

      – Nous n'arriverons pas... Quelle carne que votre cheval... Dix francs pour vous, hein, ça colle ?

      La contrée lui paraissait odieuse, peuplée de fantômes et sillonnée de policiers aux trousses du policier Marescal. L'idée de passer la nuit dans ces régions où gisait le cadavre de celle qu'il avait envoyée à la mort était au-dessus de ses forces.

      – Vingt francs, dit-il.

      Et tout à coup, perdant la tête :

      – Cinquante francs ! Voilà ! Cinquante francs ! Il n'y a plus que deux kilomètres... deux kilomètres en sept minutes... sacré nom, c'est possible !... Allons, crebleu, fouettez-la, votre bique !... Cinquante francs !...

      Le paysan fut pris d'une crise d'énergie furieuse et se mit, comme s'il n'avait attendu que cette proposition magnifique, à frapper avec tant d'ardeur que la bique partit au galop.

      – Eh ! attention, vous n'allez pas nous jeter dans le fossé.

      Le paysan s'en moquait bien de cette perspective ! Cinquante francs !... Il tapait à tour de bras, du bout d'un gourdin que terminait une masse de cuivre. La bête affolée redoublait de vitesse. La charrette sautait d'un bord à l'autre de la route. Marescal s'inquiétait de plus en plus.

      – Mais c'est idiot !... Nous allons verser... Halte, sacrebleu !... Voyons, voyons, vous êtes toqué !... Tenez, ça y est !... Nous y sommes !...

      « Ça y était » en effet. Un coup de rêne maladroit, un écart plus vif, et tout l'équipage piqua dans un fossé d'une façon si désastreuse que la charrette fut retournée par-dessus les deux hommes à plat ventre, et que la bique, empêtrée dans les harnais, sabots en l'air, lançait des ruades sous le plancher du siège.

      Marescal se rendit compte tout de suite qu'il sortait indemne de l'aventure. Mais le paysan l'écrasait de tout son poids. Il voulut s'en débarrasser. Il ne le put. Et il entendit une voix aimable qui susurrait à son oreille :

      – As-tu du feu, Rodolphe ?

      Des pieds à la tête, Marescal sentit que son corps se glaçait. La mort doit donner cette impression atroce de membres déjà refroidis, que rien ne sera plus jamais capable de ranimer. Il balbutia :

      – L'homme du rapide...

      – L'homme du rapide, c'est ça même, répéta la bouche qui lui chatouillait l'oreille.

      – L'homme de la terrasse, gémit Marescal.

      – Tout à fait juste... l'homme du rapide, l'homme de la terrasse... et aussi l'homme de Monte-Carlo, et l'homme du boulevard Haussmann, et l'assassin des deux frères Loubeaux et le complice d'Aurélie, et le nautonier de la barque, et le paysan de la charrette. Hein, mon vieux Marescal, ça t'en fait des guerriers à combattre, et tous de taille, j'ose le dire.

      La bique avait fini ses pétarades et s'était relevée. Petit à petit, Raoul ôtait sa limousine dont il réussit à envelopper le commissaire, immobilisant ainsi les bras et les jambes. Il repoussa la charrette, attira les sangles et les rênes du harnachement et ligota solidement Marescal qu'il remonta ensuite hors du fossé et jucha sur un haut talus, parmi d'épais taillis. Deux courroies restaient, à l'aide desquelles il fixa le buste et le cou au tronc d'un bouleau.

      – T'as pas de chance avec moi, mon vieux Rodolphe. Cela fait deux fois que je t'entortille, tel un pharaon. Ah ! que je n'oublie pas, comme bâillon, le foulard d'Aurélie ! Ne pas crier et n'être pas vu, telle est la règle du parfait captif. Mais tu peux regarder de tous tes yeux, et de même écouter de toutes tes oreilles. Tiens, entends-tu le train qui siffle ? Teuf... teuf... teuf... il s'éloigne et avec lui la douce Aurélie et son beau-père. Car il faut que je te rassure. Elle est aussi vivante que toi et moi, Aurélie. Un peu lasse, peut-être, après tant d'émotions ! Mais une bonne nuit, et il n'y paraîtra plus.

      Raoul attacha la bique et rangea les débris du véhicule. Puis il revint s'asseoir près du commissaire.

      – Drôle d'aventure que ce naufrage, n'est-ce pas ? Mais aucun miracle, comme tu pourrais le croire. Et aucun hasard non plus. Pour ta gouverne, tu sauras que je ne compte jamais ni sur un miracle ni sur le hasard, mais uniquement sur moi. Donc... mais ça ne t'embête pas, mon petit discours ? Tu n'aimes pas mieux dormir ? Non ? Alors, je reprends... Donc je venais de quitter Aurélie sur la terrasse lorsque j'eus, en route, une inquiétude : était-ce bien prudent de la laisser ainsi ? Sait-on jamais si quelque malfaiteur ne rôde pas, si quelque bellâtre pommadé ne fouine pas aux environs ?... Ces intuitions-là, ça fait partie de mon système... J'y obéis toujours. Donc je retourne. Et qu'est-ce que j'avise ? Rodolphe, ravisseur infâme et déloyal policier, qui plonge dans le vallon à la suite de sa proie. Sur quoi, je tombe du ciel, je t'offre un bain de pieds à la vase, j'entraîne Aurélie, et vogue la galère L'étang, la forêt, les grottes, c'était la liberté. Patatras ! voilà que tu siffles, et deux escogriffes se dressent à l'appel. Que faire ? Problème insoluble s'il en fut ! Non, une idée géniale... Si je me faisais avaler par le gouffre ? Justement un browning me crache sa mitraille. Je lâche mes avirons. Je fais le mort au fond du canot. J'explique la chose à Aurélie, et v'lan nous piquons une tête dans la bouche d'égout.

      Raoul tapota la cuisse de Marescal.

      – Non, je t'en prie, bon ami, ne t'émeus pas : nous ne courions aucun risque. Tous les gens du pays savent qu'en empruntant ce tunnel taillé en plein terrain calcaire, on est déposé deux cents mètres plus bas sur une petite plage de sable fin d'où l'on remonte par quelques marches confortables. Le dimanche, des douzaines de gosses font ainsi de la nage en traînant leur esquif au retour. Pas une égratignure à craindre. Et, de la sorte, nous avons pu assister de loin à ton effondrement, et te voir partir, la tête basse, alourdi de remords. Alors j'ai reconduit Aurélie dans le jardin du couvent. Son beau-père est venu la chercher en voiture pour prendre le train, tandis que moi j'allais quérir ma valise, j'achetais l'équipage et les frusques d'un paysan, et je m'éloignais, cahin-caha, sans autre but que de couvrir la retraite d'Aurélie.

      Raoul appuya sa tête sur l'épaule de Marescal et ferma les yeux.

      – Inutile de te dire que tout ça m'a quelque peu fatigué et qu'un petit somme me paraît de rigueur. Veille sur mes rêves, mon bon Rodolphe, et ne t'inquiète pas. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Chacun y occupe la place qu'il mérite, et les gourdes servent d'oreiller aux malins de mon espèce.

      Il s'endormit.

      Le soir venait. De l'ombre tombait autour d'eux. Parfois Raoul s'éveillait et prononçait quelques paroles sur les étoiles scintillantes ou sur la clarté bleue de la lune. Puis, de nouveau, c'était le sommeil.

      Vers minuit, il eut faim. Sa valise contenait des aliments. Il en offrit à Marescal et lui ôta son bâillon.

      – Mange, mon cher ami, dit-il, en lui mettant du fromage dans la bouche.

      Mais Marescal entra aussitôt en fureur et recracha le fromage en baragouinant :

      – Imbécile ! crétin ! C'est toi la gourde ! Sais-tu ce que tu as fait ?

      – Parbleu ! j'ai sauvé Aurélie. Son beau-père la ramène à Paris, et moi, je l'y rejoins.

      – Son beau-père ! Son beau-père ! s'écria Marescal. Tu ne sais donc pas ?

      – Quoi ?

      – Mais il l'aime, son beau-père.

      Raoul le saisit à la gorge, hors de lui.

      – Imbécile ! Crétin ! Tu ne pouvais pas le dire, au lieu d'écouter mes discours stupides ? Il l'aime ? Ah ! le misérable... Mais tout le monde l'aime donc, cette gosse-là ! Tas de brutes ! Vous ne vous êtes donc jamais regardés dans une glace ? Toi surtout, avec ta binette à la pommade !

      Il se pencha et dit :

      – Ecoute-moi, Marescal, j'arracherai la petite à son beau-père. Mais laisse-la tranquille. Ne t'occupe plus de nous.

      – Pas possible, fit le commissaire sourdement.

      – Pourquoi ?

      – Elle a tué.

      – De sorte que ton plan ?...

      – La livrer à la justice, et j'y parviendrai, car je la hais.

      Il dit cela d'un ton de rancune farouche qui fit comprendre à Raoul que désormais la haine, chez Marescal, l'emporterait sur l'amour.

      – Tant pis pour toi, Rodolphe. J'allais te proposer de l'avancement, quelque chose comme une place de préfet de Police. Tu aimes mieux la bataille. A ton aise. Commence par une nuit à la belle étoile. Rien de meilleur pour la santé. Quant à moi, je file à cheval jusqu'à Lourdes, sur la grande ligne. Vingt kilomètres. Quatre heures de petit trot pour ma cavale. Et ce soir je suis à Paris où je commence par mettre Aurélie en sûreté. Adieu, Rodolphe.

      Il assujettit comme il put sa valise, enfourcha sa cavale et, sans étriers, sans selle, sifflotant un air de chasse, il s'enfonça dans la nuit.

      Le soir, à Paris, une vieille dame qu'il appelait Victoire, et qui avait été sa nourrice, attendait en automobile devant le petit hôtel particulier de la rue de Courcelles où demeurait Brégeac. Raoul était au volant.

      Aurélie ne vint pas.

      Dès l'aurore, il reprit sa faction. Dans la rue, il nota un chiffonnier qui s'en allait, après avoir picoré, du bout de son crochet, au creux des boîtes à ordures. Et tout de suite, avec le sens très spécial qui lui faisait reconnaître les individus à leur marche plus encore qu'à tout autre signe, il retrouva sous les haillons et sous la casquette sordide, et bien qu'il l'eût à peine vu dans le jardin Faradoni et sur la route de Nice, l'assassin Jodot.

      « Bigre, se dit Raoul, à l'œuvre déjà celui-là ? »

      Vers huit heures, une femme de chambre sortit de l'hôtel et courut à la pharmacie voisine. Un billet de banque à la main, il l'aborda et il sut qu'Aurélie, emmenée la veille par Brégeac, était couchée avec une forte fièvre et le délire.

      Vers midi, Marescal rôdait autour de la maison.




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