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La Demoiselle aux yeux verts

Maurice Leblanc
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VIII – MANŒUVRES ET DISPOSITIFS DE CAMPAGNE

Les événements apportaient à Marescal un concours inespéré. Aurélie, retenue à la chambre, c'était l'échec du plan proposé par Raoul, l'impossibilité de fuir et l'attente effroyable de la dénonciation. Marescal prit d'ailleurs ses dispositions immédiates : la garde que l'on dut placer près d'Aurélie était une créature à lui, et qui, comme Raoul put s'en assurer, lui rendait compte quotidiennement de l'état de la malade. En cas d'amélioration subite, il eût agi.

      « Oui, se dit Raoul, mais s'il n'a pas agi, c'est qu'il a des motifs qui l'empêchent encore de dénoncer publiquement Aurélie et qu'il préfère attendre la fin de la maladie. Il se prépare. Préparons-nous aussi. »

      Bien qu'opposé aux trop logiques hypothèses que les faits démentent toujours, Raoul avait tiré des circonstances quelques conclusions pour ainsi dire involontaires. L'étrange réalité à laquelle personne au monde n'avait songé un instant, et qui était si simple, il l'entrevoyait confusément, plutôt par la force des choses que par un effort d'esprit, et il comprenait que le moment était venu de s'y attaquer avec résolution.

      « Dans une expédition, disait-il souvent, la grande difficulté, c'est le premier pas. »

      Or, s'il apercevait clairement certains actes, les motifs de ces actes demeuraient obscurs. Les personnages du drame conservaient pour lui une apparence d'automates qui se démènent dans la tempête et la tourmente. S'il voulait vaincre, il ne lui suffisait plus de défendre Aurélie au jour le jour, mais de fouiller le passé et de découvrir quelles raisons profondes avaient déterminé tous ces gens et influé sur eux au cours de la nuit tragique.

      « Somme toute, se dit-il, en dehors de moi, il y a quatre acteurs de premier plan qui évoluent autour d'Aurélie et qui, tous quatre, la persécutent : Guillaume, Jodot, Marescal et Brégeac. Sur ces quatre, il y en a qui vont vers elle par amour, d'autres pour lui arracher son secret. La combinaison de ces deux éléments, amour et cupidité, détermine toute l'aventure. Or Guillaume est, pour l'instant, hors de cause. Brégeac et Jodot ne m'inquiètent pas, tant qu'Aurélie sera malade. Reste Marescal. Voilà l'ennemi à surveiller. »

      Il y avait, face à l'hôtel de Brégeac, un logement vacant. Raoul s'y installa. D'autre part, puisque Marescal employait la garde, il épia la femme de chambre et la soudoya. Trois fois, en l'absence de la garde, cette femme l'introduisit auprès d'Aurélie.

      La jeune fille ne semblait pas le reconnaître. Elle était encore si affaiblie par la fièvre qu'elle ne pouvait dire que quelques mots sans suite et, de nouveau, fermait les yeux. Mais il ne doutait pas qu'elle l'entendît, et qu'elle sût qu'il lui parlait ainsi de cette voix douce qui la détendait et l'apaisait comme une passe magnétique.

      – C'est moi, Aurélie, disait-il. Vous voyez que je suis fidèle à ma promesse et que vous pouvez avoir toute confiance. Je vous jure que vos ennemis ne sont pas capables de lutter contre moi et que je vous délivrerai. Comment en serait-il autrement ? Je ne pense qu'à vous. Je reconstruis votre vie, et elle m'apparaît peu à peu, telle qu'elle est, simple et honnête. Je sais que vous êtes innocente. Je l'ai toujours su, même quand je vous accusais. Les preuves les plus irréfutables me semblaient fausses la demoiselle aux yeux verts ne pouvait pas être une criminelle.

      Il ne craignait pas d'aller plus loin dans ses aveux, et de lui dire des mots plus tendres, qu'elle était contrainte d'écouter, et qu'il entremêlait avec des conseils :

      – Vous êtes toute ma vie... Je n'ai jamais trouvé dans une femme plus de grâce et de charme... Aurélie, confiez-vous à moi... Je ne vous demande qu'une chose, vous entendez, la confiance. Si quelqu'un vous interroge, ne répondez pas. Si quelqu'un vous écrit, ne répondez pas. Si l'on veut vous faire partir d'ici, refusez. Ayez confiance, jusqu'à la dernière minute de l'heure la plus cruelle. Je suis là. Je serai toujours là, parce que je ne vis que pour vous et par vous...

      La figure de la jeune fille prenait une expression de calme. Elle s'endormait, comme bercée par un rêve heureux.

      Alors il se glissait dans les pièces réservées à Brégeac et cherchait, vainement d'ailleurs, des papiers ou des indications qui pussent le guider.

      Il fit aussi dans l'appartement que Marescal occupait rue de Rivoli des visites domiciliaires extrêmement minutieuses.

      Enfin, il poursuivait une enquête serrée dans les bureaux du ministère de l'Intérieur où travaillaient les deux hommes. Leur rivalité, leur haine étaient connues de tous. Soutenus l'un et l'autre en haut lieu, ils étaient l'un et l'autre combattus soit au ministère, soit à la préfecture de Police, par de puissants personnages qui bataillaient au-dessus de leurs têtes. Le service en souffrait. Les deux hommes s'accusaient ouvertement de faits graves. On parlait de mise à la retraite. Lequel serait sacrifié ?

      Un jour, caché derrière une tenture, Raoul aperçut Brégeac au chevet d'Aurélie. C'était un bilieux, de visage maigre et jaune, assez grand, qui ne manquait pas d'allure et qui, en tout cas, avait plus d'élégance et de distinction que le vulgaire Marescal. Se réveillant, elle le vit, qui était penché sur elle, et lui dit d'un ton dur :

      – Laissez-moi... Laissez-moi...

      – Comme tu me détestes, murmura-t-il, et avec quelle joie tu me ferais du mal !

      – Je ne ferai jamais de mal à celui que ma mère a épousé, dit-elle.

      Il la regardait avec une souffrance visible.

      – Tu es bien belle, ma pauvre enfant... Mais, hélas pourquoi as-tu toujours repoussé mon affection ? Oui, je sais, j'ai eu tort. Bien longtemps je n'ai été attiré vers toi que par ce secret que tu me cachais sans raison. Mais si tu ne t'étais pas obstinée dans un silence absurde, je n'aurais pas songé à d'autres choses qui sont un supplice pour moi... puisque jamais tu ne m'aimeras... puisqu'il n'est pas possible que tu m'aimes.

      La jeune fille ne voulait pas écouter et tournait la tête. Cependant il dit encore :

      – Durant ton délire, tu as parlé souvent de révélations que tu voulais me faire. Etait-ce à ce propos ? Ou bien à propos de ta fuite insensée avec ce Guillaume ? Où t'a-t-il conduite, le misérable ? Qu'êtes-vous devenus avant que tu aies été te réfugier dans ton couvent ?

      Elle ne répondit pas, par épuisement, peut-être par mépris.

      Il se tut. Quand il fut parti, Raoul, en s'éloignant à son tour, vit qu'elle pleurait.

      En résumé, au bout de deux semaines d'investigations, tout autre que Raoul se fût découragé. D'une façon générale, et en dehors de certaines tendances qu'il avait à les interpréter à sa manière, les grands problèmes demeuraient insolubles ou, du moins, ne recevaient pas de solution apparente.

      « Mais je ne perds pas mon temps, se disait-il, et c'est l'essentiel. Agir consiste très souvent à ne pas agir. L'atmosphère est moins épaisse. Ma vision des êtres et des événements se précise et se fortifie. Si le fait nouveau manque encore, je suis au cœur même de la place. A la veille d'un combat qui s'annonce violent, alors que tous les ennemis mortels vont s'affronter, les nécessités du combat et le besoin de trouver des armes plus efficaces amèneront certainement le choc inattendu d'où jailliront des étincelles. »

      Il en jaillit une plus tôt que Raoul ne pensait et qui éclaira un côté des ténèbres où il ne croyait pas que pût se produire quelque chose d'important. Un matin, le front collé aux vitres, et les yeux fixés sur les fenêtres de Brégeac, il revit, sous son accoutrement de chiffonnier, le complice Jodot. Jodot, cette fois, portait sur l'épaule une poche de toile où il jetait son butin. Il la déposa contre le mur même de la maison, s'assit sur le trottoir et se mit à manger, tout en farfouillant dans la plus proche des boîtes. Le geste semblait machinal, mais au bout d'un instant, Raoul discerna aisément que l'homme n'attirait à lui que les enveloppes froissées et les lettres déchirées. Il y jetait un coup d'œil distrait, puis continuait son tri, sans aucun doute, la correspondance de Brégeac l'intéressait.

      Après un quart d'heure, il rechargea sa poche et s'en alla. Raoul le suivit jusqu'à Montmartre où Jodot tenait une boutique de friperie.

      Il revint trois jours de suite, et chaque fois, il recommençait exactement la même opération équivoque. Mais le troisième jour, qui était un dimanche, Raoul surprit Brégeac qui épiait derrière sa fenêtre. Lorsque Jodot partit, Brégeac à son tour le suivit avec d'infinies précautions. Raoul les accompagna de loin. Allait-il connaître le lien qui unissait Brégeac et Jodot ?

      Ils traversèrent ainsi, les uns derrière les autres, le quartier Monceau, franchirent les fortifications, et gagnèrent, à l'extrémité du boulevard Bineau, les bords de la Seine. Quelques villas modestes alternaient avec des terrains vagues. Contre l'une d'elles, Jodot déposa sa poche et, s'étant assis, mangea.

      Il resta là durant quatre ou cinq heures, surveillé par Brégeac qui déjeunait à trente mètres de distance sous les tonnelles d'un petit restaurant, et par Raoul qui, étendu sur la berge, fumait des cigarettes.

      Quand Jodot partit, Brégeac s'éloigna d'un autre côté, comme si l'affaire avait perdu tout intérêt, et Raoul entra au restaurant, s'entretint avec le patron, et apprit que la villa, contre laquelle Jodot s'était assis, appartenait, quelques semaines auparavant, aux deux frères Loubeaux, assassinés dans le rapide de par trois individus. La justice y avait mis les scellés et en avait confié la garde à un voisin, lequel, tous les dimanches, allait se promener.

      Raoul avait tressailli en entendant le nom des frères Loubeaux. Les manigances de Jodot commençaient à prendre une signification.

      Il interrogea plus à fond et sut ainsi que, à l'époque de leur mort, les frères Loubeaux habitaient fort peu cette villa, qui ne leur servait plus que comme entrepôt pour leur commerce de vins de Champagne. Ils s'étaient séparés de leur associé et voyageaient à leur compte.

      – Leur associé ? demanda Raoul ?

      – Oui, son nom est encore inscrit sur la plaque de cuivre accrochée près de la porte : « Loubeaux frères, et Jodot ».

      Raoul réprima un mouvement.

      – Jodot ?

      – Oui, un gros homme à figure rouge, l'air d'un colosse de foire. On ne l'a jamais revu par ici depuis plus d'une année.

      « Renseignements d'une importance considérable, se dit Raoul, une fois seul. Ainsi Jodot était autrefois l'associé des deux frères qu'il devait tuer par la suite. Rien d'étonnant d'ailleurs si la justice ne l'a pas inquiété, puisqu'elle n'a jamais soupçonné qu'il y ait eu un Jodot dans l'affaire, et puisque Marescal est persuadé que le troisième complice, c'est moi. Mais alors pourquoi l'assassin Jodot vient-il aux lieux mêmes où demeuraient jadis ses victimes ? Et pourquoi Brégeac surveille-t-il cette expédition ? »

      La semaine s'écoula sans incidents. Jodot ne reparut plus devant l'hôtel de Brégeac. Mais le samedi soir, Raoul, persuadé que l'individu retournerait à la villa le dimanche matin, franchit le mur qui entourait un terrain vague contigu et s'introduisit par une des fenêtres du premier étage.

      A cet étage, deux chambres étaient meublées encore. Des signes certains permettaient de croire qu'on les avait fouillées. Qui ? Des agents du Parquet ? Brégeac ? Jodot ? Pourquoi ?

      Raoul ne s'obstina point. Ce que d'autres étaient venus chercher, ou bien ne s'y trouvait pas, ou bien ne s'y trouvait plus. Il s'installa dans un fauteuil pour y passer la nuit. Eclairé par une petite lanterne de poche, il prit sur une table un livre dont la lecture ne tarda pas à l'endormir.

      La vérité ne se révèle qu'à ceux qui la contraignent à sortir de l'ombre. C'est bien souvent lorsqu'on la croit lointaine qu'un hasard vient l'installer tout bonnement à la place qu'on lui avait préparée et le mérite en est justement à la qualité de cette préparation. En s'éveillant, Raoul revit le livre qu'il avait parcouru. Le cartonnage était revêtu d'une espèce de lustrine prélevée sur un de ces carrés d'étoffe noire qu'emploient les photographes pour couvrir leur appareil.

      Il chercha. Dans le fouillis d'un placard rempli de chiffons et de papiers, il retrouva l'une de ces étoffes. Trois morceaux y avaient été découpés en rond, chacun de la grandeur d'une assiette.

      « Ça y est, murmura-t-il, tout ému. J'y suis en plein. Les trois masques des bandits du rapide viennent de là. Cette étoffe est la preuve irréfutable. Ce qui s'est produit, elle l'explique et le commente. »

      La vérité lui paraissait maintenant si naturelle, si conforme aux intuitions inexprimées qu'il en avait eues, et, en une certaine mesure, si divertissante par sa simplicité, qu'il se mit à rire dans le silence profond de la maison.

      « Parfait, parfait, disait-il. De lui-même le destin m'apportera les éléments qui me manquent. Désormais il entre à mon service, et tous les détails de l'aventure vont se précipiter à mon appel et se ranger en pleine lumière. »

      A huit heures, le gardien de la villa fit sa tournée du dimanche au rez-de-chaussée et barricada les portes. A neuf heures, Raoul descendit dans la salle à manger et, tout en laissant les volets clos, ouvrit la fenêtre au-dessus de l'endroit où Jodot était venu s'asseoir.

      Jodot fut exact. Il arriva avec son sac qu'il appuya au pied du mur. Puis il s'assit et mangea. Et tout en mangeant, il monologuait à voix basse, si basse que Raoul n'entendait rien. Le repas, composé de charcuterie et de fromage, fut arrosé d'une pipe dont la fumée montait jusqu'à Raoul.

      Il y eut une seconde, puis une troisième pipe. Et ainsi passèrent deux heures, sans que Raoul pût comprendre les motifs de cette longue station. Par les fentes des volets, on voyait les deux jambes enveloppées de loques et les godillots éculés. Au-delà le fleuve coulait. Des promeneurs allaient et venaient. Brégeac devait être en faction dans une des tonnelles du restaurant.

      Enfin, quelques minutes avant midi, Jodot prononça ces mots : « Et alors ? Rien de nouveau ? Avoue qu'elle est tout de même raide, celle-là ! »

      Il semblait parler, non à lui-même, mais à quelqu'un qui eût été près de lui. Pourtant personne ne l'avait rejoint, et il n'y avait personne près de lui.

      – Bon sang de crebleu, grogna-t-il, je te dis qu'elle est là ! Ce n'est pas une fois que je l'ai tenue dans ma main et vue, de mes yeux vue. Tu as bien fait ce que je t'ai dit ? Tout le côté droit de la cave, comme l'autre jour le côté gauche ? Alors... alors... tu aurais dû trouver...

      Il se tut assez longtemps, puis reprit :

      – On pourrait peut-être essayer autre part et pousser jusqu'au terrain vague, derrière la maison, au cas où ils auraient jeté la bouteille là, avant le coup du rapide. C'est une cachette en plein air qui en vaut une autre. Si Brégeac a fouillé la cave, il n'aura pas pensé au dehors. Vas-y et cherche. Je t'attends.

      Raoul n'écouta pas davantage. Il avait réfléchi et commençait à comprendre, depuis que Jodot avait parlé de la cave. Cette cave devait s'étendre d'un point à l'autre de la maison, avec un soupirail sur la rue, et un autre sur l'autre façade. La communication était aisée par cette voie.

      Vivement, il monta au premier étage dont une des chambres dominait le terrain vague, et, tout de suite, il constata la justesse de sa supposition. Au milieu d'un espace non construit, où se dressait une pancarte avec ces mots « A vendre », parmi des amas de ferrailles, des tonnes démolies, et des bouteilles cassées, un petit bonhomme de sept ou huit ans, chétif, d'une minceur incroyable sous le maillot gris qui lui collait au corps, cherchait, se faufilait, et se glissait avec une agilité d'écureuil.

      Le cercle de ses investigations qui semblaient avoir pour but unique la découverte d'une bouteille se trouvait singulièrement rétréci. Si Jodot ne s'était pas trompé, l'opération devait être brève. Elle le fut. Après dix minutes, ayant écarté quelques vieilles caisses, l'enfant se relevait, et sans perdre de temps, se mettait à courir vers la villa, avec une bouteille au goulot brisé et grise de poussière.

      Raoul dégringola jusqu'au rez-de-chaussée afin de gagner la cave et de soustraire à l'enfant son butin. Mais la porte du sous-sol qu'il avait remarquée dans le vestibule ne put être ouverte, et il reprit sa faction devant la fenêtre de la salle.

      Jodot murmurait déjà :

      – Ça y est ? Tu l'as ? Ah ! chic, alors !... me voilà « paré ». L'ami Brégeac ne pourra plus m'embêter. Vite, « enfourne-toi ».

      Le petit dut « s'enfourner », ce qui consistait évidemment à s'aplatir entre les barreaux du soupirail et à ramper comme un furet jusqu'au fond du sac sans qu'aucun soubresaut de la toile indiquât son passage.

      Et aussitôt Jodot se dressa, jeta son fardeau sur l'épaule, et s'éloigna.

      Sans la moindre hésitation, Raoul fit sauter les scellés, fractura les serrures et sortit de la villa.

      A trois cents mètres, Jodot cheminait, portant le complice qui lui avait servi d'abord à explorer le sous-sol de l'hôtel Brégeac, puis celui de la villa des frères Loubeaux.

      Cent mètres en arrière, Brégeac serpentait entre les arbres.

      Et Raoul s'aperçut que, sur la Seine, un pêcheur à la ligne ramait dans le même sens : Marescal.

      Ainsi donc, Jodot était suivi par Brégeac, Brégeac et Jodot par Marescal, et tous trois par Raoul.

      Comme enjeu de la partie, la possession d'une bouteille.

      « Voilà qui est palpitant, se disait Raoul. Jodot tient la bouteille... c'est vrai, mais il ignore qu'on la convoite. Qui sera le plus malin des trois autres larrons ? S'il n'y avait pas Lupin, je parierais pour Marescal. Mais il y a Lupin. »

      Jodot s'arrêta. Brégeac en fit autant, et de même Marescal, dans sa barque. Et de même Raoul.

      Jodot avait allongé sa poche, de manière que l'enfant fût à l'aise, et, assis sur un banc, il examinait la bouteille, l'agitait et la faisait miroiter au soleil.

      C'était le moment d'agir pour Brégeac. Ainsi pensa-t-il, et, très doucement, il approcha.

      Il avait ouvert un parasol et le tenait comme un bouclier, dont il s'abritait le visage. Sur son bateau, Marescal disparaissait sous un vaste chapeau de paille.

      Lorsque Brégeac fut à trois pas du banc, il ferma son parasol, bondit, sans se soucier des promeneurs, agrippa la bouteille, et prit la fuite par une avenue qui le ramenait du côté des fortifications.

      Ce fut proprement exécuté et avec une admirable promptitude. Ahuri, Jodot hésita, cria, saisit sa poche, la redéposa comme s'il eût craint de ne pouvoir courir assez vite avec ce fardeau... bref, fut mis hors de cause.

      Mais Marescal, prévoyant l'agression, avait atterri et s'était élancé, Raoul en fit autant. Il n'y avait plus que trois compétiteurs.

      Brégeac, tel un bon champion, ne pensait qu'à courir et ne se retournait pas. Marescal ne pensait qu'à Brégeac et ne se retourna pas davantage, de sorte que Raoul ne prenait aucune précaution. A quoi bon ?

      En dix minutes, le premier des trois coureurs atteignit la porte des Ternes. Brégeac avait tellement chaud qu'il ôta son pardessus. Près de l'octroi, un tramway s'arrêtait, et de nombreux voyageurs attendaient à la station pour monter et rentrer dans Paris. Brégeac se mêla à cette foule. Marescal aussi.

      Le receveur appela les numéros. Mais la bousculade fut si forte que Marescal n'eut aucune peine à tirer la bouteille de la poche de Brégeac, et que celui-ci ne s'aperçut de rien. Marescal aussitôt franchit l'octroi et reprit ses jambes à son cou.

      « Et de deux, ricana Raoul, mes bonshommes s'éliminent entre eux, et chacun travaille pour moi. »

      Lorsque, à son tour, Raoul passa l'octroi, il vit Brégeac qui faisait des efforts désespérés pour sortir du tramway, malgré la foule, et pour se mettre à la poursuite de son voleur.

      Celui-ci choisissait les rues parallèles à l'avenue des Ternes, lesquelles sont plus étroites et plus tortueuses. Il courait comme un fou. Quand il fit halte sur l'avenue de Wagram, il était à bout de souffle. Le visage en sueur, les yeux injectés de sang, les veines gonflées, il s'épongea un instant. Il n'en pouvait plus.

      Il acheta un journal et enveloppa la bouteille, après y avoir jeté un coup d'œil. Puis il la plaça sous son bras et repartit d'un pas chancelant, comme quelqu'un qui ne tient debout que par miracle. En vérité, le beau Marescal ne se redressait plus. Son faux-col était tordu comme un linge mouillé. Sa barbe se terminait par deux pointes d'où tombaient des gouttes.

      C'est un peu avant la place de l'Etoile, qu'un monsieur, à grosses lunettes noires, qui venait en sens contraire, se présenta à lui, une cigarette allumée aux lèvres. Le monsieur lui barra la route, et bien entendu ne lui demanda pas de feu, mais, sans un mot, lui souffla sa fumée au visage, avec un sourire qui découvrait des dents, presque toutes pointues comme des canines.

      Le commissaire écarquilla les yeux. Il balbutia :

      – Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

      Mais à quoi bon interroger ? Ne savait-il pas que c'était là son mystificateur, celui qu'il appelait le troisième complice, l'amoureux d'Aurélie, et son éternel ennemi, à lui, Marescal ?

      Et cet homme, qui lui paraissait le diable en personne, tendit le doigt vers la bouteille et prononça d'un petit ton de plaisanterie affectueuse :

      – Allons, aboule... sois gentil avec le monsieur... aboule. Est-ce qu'un commissaire de ton grade se balade avec une bouteille ? Allons, Rodolphe... aboule...

      Marescal flancha aussitôt. Crier, appeler au secours, ameuter les promeneurs contre l'assassin, il en eût été incapable. Il était fasciné. Cet être infernal lui enlevait toute énergie, et, stupidement, sans avoir une seconde l'idée de résister, comme un voleur qui trouve tout naturel de restituer l'objet dérobé, il se laissa prendre la bouteille que son bras ne pouvait plus tenir.

      A ce moment, Brégeac survenait, hors d'haleine, lui aussi, et sans force non plus, ni pour se précipiter sur le troisième larron, ni pour interpeller Marescal. Et, tous deux plantés au bord du trottoir, abasourdis, ils regardèrent le monsieur aux lunettes rondes qui hélait une automobile, s'y installait et leur envoyait par la fenêtre un grand coup de chapeau.

      Une fois rentré chez lui, Raoul défit le papier qui enveloppait la bouteille. C'était un litre comme on s'en sert pour les eaux minérales, un vieux litre, sans bouchon, à verre opaque et noir. Sur l'étiquette, sale et poussiéreuse aussi, et qui avait tout de même dû être protégée contre les intempéries, une inscription, en grosses lettres imprimées, se lisait aisément :

EAU DE JOUVENCE

      Dessous, plusieurs lignes qu'il eut du mal à déchiffrer, et qui constituaient évidemment la formule même de cette Eau de Jouvence :

      Bicarbonate de soude 1349 grammes
             –         de potasse 0,435 grammes
             –         de chaux 1000 grammes
      Millicuries, etc.


      Mais la bouteille n'était pas vide. A l'intérieur, quelque chose remuait, quelque chose de léger qui faisait le bruit d'un papier. Il retourna le litre, le secoua, rien ne sortait. Alors il y glissa une ficelle terminée par un gros nœud, et ainsi, à force de patience, il extirpa une très mince feuille de papier, roulée en tube et maintenue par un cordon rouge. L'ayant développée, il vit que cela ne constituait guère que la moitié d'une feuille ordinaire, et que la partie inférieure avait été coupée, ou plutôt déchirée de façon inégale. Des caractères y étaient tracés à l'encre, dont beaucoup manquaient, mais qui lui suffirent à former ces quelques phrases :

      L'accusation est vraie, et mon aveu est formel : je suis seul responsable du crime commis, et l'on ne doit s'en prendre ni à Jodot, ni à Loubeaux. – Brégeac.

      Dès le premier coup d'œil, Raoul avait reconnu l'écriture de Brégeac, mais tracée d'une encre blanchie par le temps, et qui permettait, ainsi que l'état du papier, de faire remonter le document à quinze ou vingt ans en arrière. Quel était ce crime ? et contre qui avait-il été commis ?

      Il réfléchit un long moment. Après quoi il conclut à mi-voix :

      « Toute l'obscurité de l'affaire provient de ce qu'elle était double, et que deux aventures s'y mêlaient, deux drames dont le premier commande le second. Celui du rapide, avec comme personnages les deux Loubeaux, Guillaume, Jodot et Aurélie. Et un premier drame, qui eut lieu jadis, et dont aujourd'hui deux des acteurs se heurtent : Jodot et Brégeac.
      La situation, de plus en plus complexe pour qui ne posséderait pas le mot de la serrure, devient pour moi de plus en plus précise. L'heure de la bataille approche, et l'enjeu c'est Aurélie,
ou plutôt le secret qui palpite au fond de ses beaux yeux verts. Qui sera, durant quelques instants, par la force, par la ruse ou par l'amour, maître de son regard et de sa pensée, sera maître de ce secret, pour lequel il y a déjà eu tant de victimes.
      Et dans ce tourbillon de vengeances et de haines cupides, Marescal apporte, avec ses passions, ses ambitions et ses rancunes, cette effroyable machine de guerre qu'est la justice.
      En face, moi... »

      Il se prépara minutieusement, et avec d'autant plus d'énergie que chacun des adversaires multipliait les précautions. Brégeac, sans aucune preuve formelle contre la garde qui renseignait Marescal, et contre la femme de chambre que Raoul avait soudoyée, les renvoya toutes deux. Les volets des fenêtres qui donnaient par devant furent fermés. D'autre part, des agents de Marescal commençaient à se montrer dans la rue. Seul Jodot n'apparaissait plus. Désarmé sans doute par la perte du document où Brégeac avait consigné ses aveux, il devait se terrer dans quelque retraite sûre.

      Cette période se prolongea durant quinze jours. Raoul s'était fait présenter, sous un nom d'emprunt, à la femme du ministre qui protégeait ouvertement Marescal, et il avait réussi à pénétrer dans l'intimité de cette dame un peu mûre, fort jalouse, et pour qui son mari n'avait aucun secret. Les attentions de Raoul la transportèrent de joie. Sans se rendre compte du rôle qu'elle jouait, et ignorant d'ailleurs la passion de Marescal pour Aurélie, heure par heure, elle tint Raoul au courant des intentions du commissaire, de ce qu'il combinait à l'égard d'Aurélie, et de la façon dont il cherchait, avec l'aide du ministre, à renverser Brégeac et ceux qui le soutenaient.

      Raoul eut peur. L'attaque était si bien organisée qu'il se demanda s'il ne devait pas prendre les devants, enlever Aurélie et démolir ainsi le plan de l'ennemi.

      « Et après ? se dit-il. En quoi la fuite m'avancerait-elle ? Le conflit resterait le même et tout serait à recommencer. »

      Il sut résister à la tentation.

      Une fin d'après-midi, rentrant chez lui, il trouva un pneumatique. La femme du ministre lui annonçait les dernières décisions prises, entre autres l'arrestation d'Aurélie, fixée au lendemain 12 juillet, à trois heures du soir.

      « Pauvre demoiselle aux yeux verts ! pensa Raoul. Aura-t-elle confiance en moi, envers et contre tous, comme je le lui ai demandé ? N'est-ce pas encore des larmes et de l'angoisse pour elle ? »

      Il dormit tranquillement, comme un grand capitaine à la veille du combat. A huit heures, il se leva. La journée décisive commençait.

      Or, vers midi, comme la bonne qui le servait, sa vieille nourrice Victoire, rentrait par la porte de service avec son filet de provisions, six hommes, postés dans l'escalier, pénétrèrent de force dans la cuisine.

      – Votre patron est là ? fit l'un d'eux brutalement. Allons, ouste, pas la peine de mentir. Je suis le commissaire Marescal et j'ai un mandat contre lui.

      Livide, tremblante, elle murmura :

      – Dans son bureau.

      – Conduisez-nous.

      Il appliqua sa main sur la bouche de Victoire pour qu'elle ne pût avertir son maître, et on la fit marcher le long d'un corridor au bout duquel elle désigna une pièce.

      L'adversaire n'eut pas le temps de se mettre en garde. Il fut empoigné, renversé, attaché, et expédié ainsi qu'un colis. Marescal lui jeta simplement :

      – Vous êtes le chef des bandits du rapide. Votre nom, Raoul de Limésy.

      Et s'adressant à ses hommes :

      – Au dépôt. Voici le mandat. Et de la discrétion, hein ! Pas un mot sur la personnalité du « client ». Tony, vous répondez de lui, hein ? Vous aussi, Labonce ? Emmenez-le. Et rendez-vous à trois heures devant la maison de Brégeac. Ce sera le tour de la demoiselle et l'exécution du beau-père.

      Quatre hommes emmenèrent le client.

      Marescal retint le cinquième, Sauvinoux.

      Aussitôt il visita le bureau et fit main basse sur quelques papiers et objets insignifiants. Mais ni lui ni son acolyte Sauvinoux ne trouvèrent ce qu'ils cherchaient, la bouteille où quinze jours auparavant, sur le trottoir, Marescal avait eu le temps de lire : « Eau de Jouvence ».

      Ils allèrent déjeuner dans un restaurant voisin. Puis ils revinrent. Marescal s'acharnait.

      Enfin, à deux heures un quart, Sauvinoux dénicha, sous le marbre d'une cheminée, la fameuse bouteille. Elle était munie d'un bouchon et rigoureusement cachetée de cire rouge.

      Marescal la secoua et la plaça devant la clarté d'une ampoule électrique : elle contenait un mince rouleau de papier.

      Il hésita. Lirait-il ce papier ?

      – Non... non... pas encore !... Devant Brégeac !... Bravo, Sauvinoux, vous avez bien manœuvré, mon garçon.

      Sa joie débordait, et il partit en murmurant :

      – Cette fois, nous sommes près du but. Je tiens

      Brégeac entre mes deux mains, et je n'ai qu'à serrer l'étau. Quant à la petite, plus personne pour la défendre ! Son amoureux est à l'ombre. A nous deux, ma chérie !




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