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La Demoiselle aux yeux verts

Maurice Leblanc
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X – DES MOTS QUI VALENT DES ACTES

Il y eut un silence de stupeur où se prolongeait la phrase inconcevable. Marescal était ahuri, comme un boxeur qui va s'écrouler à la suite d'un coup au creux de l'estomac. Brégeac, toujours menacé par le revolver de Sauvinoux, semblait aussi déconcerté.

      Et soudain un rire éclata, rire nerveux, involontaire, mais qui tout de même sonnait gaiement dans l'atmosphère lourde de la pièce. C'était Aurélie, que la face déconfite du commissaire jetait dans cet accès d'hilarité vraiment intempestif. Le fait surtout que la phrase comique avait été prononcée à haute voix par celui-là même qui en était l'objet ridicule, lui tirait les larmes des yeux : « Marescal est une gourde ! »

      Marescal la considéra sans dissimuler son inquiétude. Comment pouvait-il advenir que la jeune fille eût une telle crise de joie dans la situation affreuse où elle se trouvait devant lui, pantelante comme elle l'était sous la griffe de l'adversaire ?

      « La situation n'est-elle plus la même ? devait-il se dire. Qu'est-ce qu'il y a de changé ? »

      Et sans doute faisait-il un rapprochement entre ce rire inopiné et l'attitude étrangement calme de la jeune fille depuis le début du combat. Qu'espérait-elle donc ? Etait-il possible qu'au milieu d'événements qui eussent dû la mettre à genoux, elle conservât un point d'appui dont la solidité lui parût inébranlable ?

      Tout cela se présentait vraiment sous un aspect désagréable, et laissait entrevoir un piège habilement tendu. Il y avait péril en la demeure. Mais de quel côté la menace ? Comment même admettre qu'une attaque pût se produire alors qu'il n'avait négligé aucune mesure de précaution ?

      – Si Brégeac remue, tant pis pour lui..., une balle entre les deux yeux, ordonna-t-il à Sauvinoux.

      Il alla jusqu'à la porte et l'ouvrit.

      – Rien de nouveau en bas ?

      – Patron ?

      Il se pencha par-dessus la rampe de l'escalier.

      – Tony ?... Labonce ?... Personne n'est entré ?

      – Personne, patron. Mais il y a donc du grabuge là-haut ?

      – Non... non...

      De plus en plus désemparé, il retourna vivement vers le cabinet de travail. Brégeac, Sauvinoux et la jeune fille n'avaient pas bougé. Seulement... seulement, il se produisait une chose inouïe, incroyable, inimaginable, fantastique, qui lui coupa les jambes et l'immobilisa dans l'encadrement de la porte. Sauvinoux avait entre les lèvres une cigarette non allumée et le contemplait comme quelqu'un qui demande du feu.

      Vision de cauchemar, en opposition si violente avec la réalité que Marescal refusa d'abord d'y attacher le sens qu'elle comportait. Sauvinoux, par une aberration dont il serait puni, voulait fumer et réclamait du feu, voilà tout. Pourquoi chercher plus loin ? Mais peu à peu, la figure de Sauvinoux s'éclaira d'un sourire goguenard où il y avait tant de malice et de bonhomie impertinente que Marescal essaya vainement de se donner le change. Sauvinoux, le subalterne Sauvinoux, devenait insensiblement, dans son esprit, un être nouveau qui n'était plus un agent, et qui, au contraire, passait dans le camp adverse. Sauvinoux, c'était...

      Dans les circonstances ordinaires de sa profession, Marescal se serait débattu davantage contre l'assaut d'un fait aussi monstrueux. Mais les événements les plus fantasmagoriques lui semblaient naturels lorsqu'il s'agissait de celui qu'il appelait l'homme du rapide. Bien que Marescal ne voulût pas prononcer, même au fond de lui, la parole d'aveu irrémédiable et se soumettre à une réalité vraiment odieuse, comment se dérober devant l'évidence ? Comment ne pas savoir que Sauvinoux, agent remarquable que le ministre lui avait recommandé huit jours auparavant, n'était autre que le personnage infernal qu'il avait arrêté le matin, et qui se trouvait actuellement au Dépôt, dans les salles du service anthropométrique ?

      – Tony ! hurla le commissaire, en sortant une seconde fois. Tony ! Labonce ! montez donc, sacrebleu !

      Il appelait, vociférait, se démenait, frappait, se cognait dans la cage de l'escalier comme un bourdon aux vitres d'une fenêtre.

      Ses hommes le rejoignirent en hâte. Il bégaya :

      – Sauvinoux... Savez-vous ce que c'est que Sauvinoux ? C'est le type de ce matin... le type d'en face, évadé, déguisé...

      Tony et Labonce semblaient abasourdis.

      Le patron délirait. Il les poussa dans la pièce, puis, s'armant d'un revolver :

      – Haut les mains, bandit ! Haut les mains ! Labonce, vise-le, toi aussi.

      Sans broncher, ayant dressé sur le bureau un petit miroir de poche, le sieur Sauvinoux commençait soigneusement à se démaquiller. Il avait même déposé près de lui le browning dont il menaçait Brégeac quelques minutes plus tôt.

      Marescal fit un saut en avant, saisit l'arme, et recula aussitôt, les deux bras tendus.

      – Haut les mains, ou je tire ! Entends-tu, gredin ?

      Le « gredin » ne semblait guère s'émouvoir. Face aux brownings braqués à trois mètres de lui, il arrachait quelques poils follets qui dessinaient des côtelettes sur ses joues ou qui donnaient à ses sourcils une épaisseur insolite.

      – Je tire ! je tire ! Tu entends, canaille ! Je compte jusqu'à trois et je tire ! Une... Deux... Trois.

      – Tu vas faire une bêtise, Rodolphe, susurra Sauvinoux.

      Rodolphe fit la bêtise. Il avait perdu la tête. Des deux poings, il tira, au hasard, sur la cheminée, sur les tableaux, stupidement, comme un assassin que grise l'odeur du sang et qui plante à coups redoublés un poignard dans le cadavre pantelant. Brégeac se courbait sous la rafale. Aurélie ne risqua pas un geste. Puisque son sauveur ne cherchait pas à la protéger, puisqu'il laissait faire, c'est qu'il n'y avait rien à craindre. Sa confiance était si absolue qu'elle souriait presque. Avec son mouchoir enduit d'un peu de gras, Sauvinoux enlevait le rouge de sa figure. Raoul apparaissait peu à peu.

      Six détonations avaient claqué. De la fumée jaillissait. Glaces brisées, éclats de marbre, tableaux crevés... la pièce semblait avoir été prise d'assaut. Marescal, honteux de sa crise de démence, se contint, et dit à ses deux agents :

      – Attendez sur le palier. Au moindre appel, venez.

      – Voyons, patron, insinua Labonce, puisque Sauvinoux n'est plus Sauvinoux, il vaudrait peut-être mieux emballer le personnage. Il ne m'a jamais plu à moi, depuis que vous l'avez engagé, la semaine dernière. Ça va ? On le cueille à nous trois ?

      – Fais ce que je dis, ordonna Marescal, pour qui la proportion de trois à un n'était sans doute pas suffisante.

      Il les refoula et ferma la porte sur eux.

      Sauvinoux achevait sa transformation, retournait son veston, arrangeait le nœud de sa cravate et se levait. Un autre homme apparaissait. Le petit policier malingre et pitoyable de tout à l'heure, devenait un gaillard d'aplomb, bien vêtu, élégant et jeune, en qui Marescal retrouvait son persécuteur habituel.

      – Je vous salue, mademoiselle, dit Raoul. Puis-je me présenter ? Baron de Limésy, explorateur... et policier depuis une semaine. Vous m'avez reconnu tout de suite, n'est-ce pas ? Oui, je l'ai deviné, en bas, dans le vestibule... Surtout, gardez le silence, mais riez encore, mademoiselle. Ah ! votre rire, tout à l'heure, comme c'était bon de l'entendre ! Et quelle récompense pour moi !

      Il salua Brégeac.

      – A votre disposition, monsieur.

      Puis, se retournant vers Marescal, il lui dit gaiement :

      – Bonjour, mon vieux. Ah ! toi, par exemple, tu ne m'avais pas reconnu ! Encore maintenant, tu te demandes comment j'ai pu prendre la place de Sauvinoux. Car tu crois à Sauvinoux ! Seigneur tout-puissant ! dire qu'il y a un homme qui a cru à Sauvinoux, et que cet homme a un grade de grosse légume dans le monde policier ! Mais, mon bon Rodolphe, Sauvinoux n'a jamais existé. Sauvinoux, c'est un mythe. C'est un personnage irréel, dont on a vanté les qualités à ton ministre, et dont ce ministre t'a imposé la collaboration par l'intermédiaire de sa femme. Et c'est ainsi que, depuis dix jours, je suis à ton service, c'est-à-dire que je te dirige dans le bon sens, que je t'ai indiqué le logis du baron de Limésy, que je me suis fait arrêter par moi ce matin, et que j'ai découvert, là où je l'avais cachée, la mirifique bouteille qui proclame cette fondamentale vérité : « Marescal est une gourde. »

      On eût cru que le commissaire allait s'élancer et prendre Raoul à la gorge. Mais il se maîtrisa. Et Raoul repartit, de ce ton de badinage qui maintenait Aurélie en sécurité, et qui cinglait Marescal comme une cravache :

      – T'as pas l'air dans ton assiette, Rodolphe ? Qu'est-ce qui te chatouille ? Ça t'embête que je sois ici et non dans un cachot ? et tu te demandes comment j'ai pu à la fois aller en prison comme Limésy et t'accompagner comme Sauvinoux ? Enfant, va ! Détective à la manque ! Mais, mon vieux Rodolphe, c'est d'une simplicité ! L'invasion de mon domicile ayant été préparée par moi, j'ai substitué au baron de Limésy un quidam grassement payé, ayant avec le baron la plus vague ressemblance, et auquel j'ai donné comme consigne d'accepter toutes les mésaventures qui pourraient lui arriver aujourd'hui. Conduit par ma vieille servante, tu as foncé comme un taureau sur le quidam, auquel, moi, Sauvinoux, j'enveloppai tout de suite la tête d'un foulard. Et en route pour le Dépôt !

      « Résultat : débarrassé du redoutable Limésy, absolument rassuré, tu es venu arrêter mademoiselle, ce que tu n'aurais pas osé faire si j'avais été libre. Or il fallait que ce fût fait. Tu entends, Rodolphe, il le fallait. Il fallait cette petite séance entre nous quatre. Il fallait que toutes choses fussent mises au point, pour qu'on n'eût pas à y revenir. Et elles y sont au point, n'est-ce pas ? Comme on respire à l'aise ! Comme on se sent délivré d'un tas de cauchemars ! Comme il est agréable, même pour toi, de penser que, d'ici dix minutes, mademoiselle et moi, nous allons te tirer notre révérence. »

      Malgré ce persiflage horripilant, Marescal avait retrouvé son sang-froid. Il voulut paraître aussi tranquille que son adversaire, et, d'un geste négligent, il saisit le téléphone.

      – Allô !... La préfecture de police, s'il vous plaît... Allo... La préfecture ? Donnez-moi M. Philippe... Allô... c'est toi, Philippe ?... Eh bien ?... Ah ! Déjà ! On s'est aperçu de l'erreur ?... Oui, je suis au courant, et plus que tu ne peux croire... Ecoute... Prends deux cyclistes avec toi... des bougres... et vivement ici, chez Brégeac... Tu sonneras... Compris, hein ? Pas une seconde à perdre.

      Il raccrocha et observa Raoul.

      – Tu t'es découvert un peu tôt, mon petit, dit-il, se moquant à son tour, et visiblement satisfait de sa nouvelle attitude. L'attaque est manquée... et tu connais la riposte. Sur le palier, Labonce et Tony. Ici, Marescal, avec Brégeac, lequel au fond n'a rien à gagner avec toi. Voilà pour le premier choc, si tu avais la fantaisie de délivrer Aurélie. Et puis, dans vingt minutes, trois spécialistes de la préfecture, ça te suffit ?

      Raoul s'occupait gravement à planter des allumettes dans une rainure de table. Il en planta sept à la queue leu leu, et une toute seule, à l'écart.

      – Bigre, dit-il. Sept contre un. C'est un peu maigre. Qu'est-ce que vous allez devenir ?

      Il avança la main timidement vers le téléphone.

      – Tu permets ?

      Marescal le laissa faire, tout en le surveillant. Raoul, à son tour, saisit le cornet :

      – Allô... le numéro Elysée 22.23, mademoiselle... Allô... C'est le président de la République ? Monsieur le président, envoyez d'urgence à M. Marescal un bataillon de chasseurs à pied...

      Furieux, Marescal lui arracha le téléphone.

      – Assez de bêtises, hein ? Je suppose que si tu es venu ici, ce n'est pas pour faire des blagues. Quel est ton but ? Que veux-tu ?

      Raoul eut un geste désolé.

      – Tu ne comprends pas la plaisanterie. C'est pourtant l'occasion ou jamais de rigoler un brin.

      – Parle donc, exigea le commissaire.

      Aurélie supplia :

      – Je vous en prie...

      Il dit en riant :

      – Vous, mademoiselle, vous avez peur des « bougres » de la préfecture et vous voulez qu'on leur brûle la politesse. Vous avez raison. Parlons.

      Sa voix se faisait plus sérieuse. Il répéta :

      – Parlons... puisque tu y tiens, Marescal. Aussi bien, parler, c'est agir, et rien ne vaut la réalité solide de certaines paroles. Si je suis le maître de la situation, je le suis pour des raisons encore secrètes, mais qu'il me faut exposer si je veux donner à ma victoire des bases inébranlables... et te convaincre.

      – De quoi ?

      – De l'innocence absolue de mademoiselle, dit nettement Raoul.

      – Oh ! oh ! ricana le commissaire, elle n'a pas tué ?

      – Non.

      – Et toi non plus, peut-être ?

      – Moi non plus.

      – Qui donc a tué ?

      – D'autres que nous.

      – Mensonges !

      – Vérité. D'un bout à l'autre de cette histoire, Marescal, tu t'es trompé. Je te répète ce que je t'ai dit à Monte-Carlo : c'est à peine si je connais mademoiselle. Quand je l'ai sauvée en gare de Beaucourt, je ne l'avais aperçue qu'une fois, l'après-midi, au thé du boulevard Haussmann. C'est à Sainte-Marie seulement que nous avons eu, elle et moi, quelques entrevues. Or, au cours de ces entrevues, elle a toujours évité de faire allusion aux crimes du rapide, et je ne l'ai jamais interrogée. La vérité s'est établie en dehors d'elle, grâce à mes efforts acharnés, et grâce surtout à ma conviction instinctive, et cependant solide comme un raisonnement, qu'avec son pur visage on n'est pas une criminelle.

      Marescal haussa les épaules, mais ne protesta point. Malgré tout il était curieux de connaître comment l'étrange personnage pouvait interpréter les événements.

      Il consulta sa montre et sourit. Philippe et les « bougres » de la préfecture approchaient.

      Brégeac écoutait sans comprendre et regardait Raoul. Aurélie, anxieuse soudain, ne le quittait pas des yeux.

      Il commença, employant à son insu les termes mêmes dont Marescal s'était servi.

      – Donc le 26 avril dernier, la voiture numéro cinq du rapide de n'était occupée que par quatre personnes, une Anglaise, miss Bakefield...

      Mais il s'interrompit brusquement, réfléchit durant quelques secondes, et repartit d'un ton résolu :

      – Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder. Il faut remonter plus haut, à la source même des faits et dérouler toute l'histoire, ce qu'on pourrait appeler les deux époques de l'histoire. J'en ignore certains détails. Mais ce que je sais, et ce que l'on peut supposer en toute certitude, suffit pour que tout soit clair et pour que tout s'enchaîne.

      Et, lentement, il prononça :

      – Il y a environ dix-huit ans – je répète le chiffre, Marescal... dix-huit ans... c'est-à-dire la première époque de l'histoire – donc, il y a dix-huit ans, à Cherbourg, quatre jeunes gens se rencontraient au café de façon assez régulière, un nommé Brégeac, secrétaire au commissariat maritime, un nommé Jacques Ancivel, un nommé Loubeaux, et un sieur Jodot. Relations superficielles qui ne durèrent pas, les trois derniers ayant eu maille à partir avec la justice, et le poste administratif du premier, c'est-à-dire de Brégeac, ne lui permettant pas de continuer de telles fréquentations. D'ailleurs Brégeac se maria et vint habiter Paris.
      Il avait épousé une veuve, mère d'une petite fille appelée Aurélie d'Asteux. Le père de sa femme, Etienne d'Asteux, était un vieil original de province, inventeur, chercheur toujours aux aguets, et qui, plusieurs fois, avait failli conquérir la grande fortune ou découvrir le grand secret qui vous la donne. Or, quelque temps avant le second mariage de sa fille avec Brégeac, un de ces secrets miraculeux, il sembla l'avoir découvert. Il le prétend du moins dans des lettres écrites à sa fille, en dehors de Brégeac, et, pour le lui prouver, il la fait venir un jour avec la petite Aurélie. Voyage clandestin, dont malheureusement Brégeac eut connaissance, non pas plus tard, comme le croit mademoiselle, mais presque aussitôt. Brégeac alors interroge sa femme. Tout en se taisant sur l'essentiel, comme elle l'a juré à son père, et tout en refusant de révéler l'endroit visité, elle fait certains aveux qui laissent croire à Brégeac qu'Etienne d'Asteux a enfoui quelque part un trésor. Où ? et pourquoi n'en pas jouir dès maintenant ? L'existence du ménage devient pénible. Brégeac s'irrite de jour en jour, importune Etienne d'Asteux, interroge l'enfant qui ne répond pas, persécute sa femme, la menace, bref, vit dans un état d'agitation croissante.
      Or, coup sur coup, deux événements mettent le comble à son exaspération. Sa femme meurt d'une pleurésie. Et il apprend que son beau-père d'Asteux, atteint de maladie grave, est condamné. Pour Brégeac, c'est l'épouvante. Que deviendra le secret, si Etienne d'Asteux ne parle pas ? Que deviendra le trésor si Etienne d'Asteux le lègue à sa petite-fille Aurélie, "comme cadeau de majorité" (l'expression se trouve dans une des lettres) ? Alors, quoi, Brégeac n'aurait rien ? Toutes ces richesses qu'il présume fabuleuses passeraient à côté de lui ? Il faut savoir, à tout prix, par n'importe quel moyen.
      Ce moyen, un hasard funeste le lui apporte. Chargé d'une affaire où il poursuit les auteurs d'un vol, il met la main sur le trio de ses anciens camarades de Cherbourg, Jodot, Loubeaux et Ancivel. La tentation est grande pour Brégeac. Il y succombe et parle. Aussitôt le marché est conclu. Pour les trois chenapans, ce sera la liberté immédiate. Ils fileront vers le village provençal où agonise le vieillard, et ils lui arracheront de gré ou de force les indications nécessaires. Complot manqué. Le vieillard assailli en pleine nuit par les trois forbans, sommé de répondre, brutalisé, meurt sans un mot. Les trois meurtriers s'enfuient. Brégeac a sur la conscience un crime dont il n'a tiré aucun bénéfice. »

      Raoul de Limésy fit une pause et observa Brégeac. Celui-ci se taisait. Refusait-il de protester contre des accusations invraisemblables ? Avouait-il ? On eût dit que tout cela lui était indifférent, et que l'évocation du passé, si terrible qu'elle fût, ne pouvait accroître sa détresse présente.

      Aurélie avait écouté, sa figure entre les mains, et sans rien manifester non plus de ses impressions. Mais Marescal reprenait peu à peu son aplomb, étonné certainement que Limésy révélât devant lui des faits aussi graves et lui livrât, pieds et poings liés, son vieil ennemi Brégeac. Et de nouveau, il consulta sa montre.

      Raoul poursuivit :

      – Donc crime inutile, mais dont les conséquences se feront durement sentir, bien que la justice n'en ait jamais rien su. D'abord, un des complices, Jacques Ancivel, effrayé, s'embarque pour l'Amérique. Avant de partir, il confie tout à sa femme. Celle-ci se présente chez Brégeac et l'oblige, sous peine de dénonciation immédiate, à signer un papier par lequel il revendique toute la responsabilité du crime commis contre Etienne d'Asteux, et innocente les trois coupables. Brégeac a peur et stupidement signe. Remis à Jodot, le document est enfermé par lui et par Loubeaux dans une bouteille qu'ils ont trouvée sous le traversin d'Etienne d'Asteux et qu'ils conservent à tout hasard. Dès lors, ils tiennent Brégeac et peuvent le faire chanter quand ils voudront.
      Ils le tiennent. Mais ce sont des gaillards intelligents et qui préfèrent, plutôt que de s'épuiser en menus chantages, laisser Brégeac gagner ses grades dans l'administration. Au fond, ils n'ont qu'une idée, la découverte de ce trésor dont Brégeac a eu l'imprudence de leur parler. Or, Brégeac ne sait encore rien. Personne ne sait rien... personne, sauf cette petite fille qui a vu le paysage et qui, dans le mystère de son âme, garde obstinément la consigne du silence. Donc il faut attendre et veiller. Quand elle sortira du couvent où Brégeac l'a enfermée, on agira...
      Or, elle revient du couvent, et le lendemain même de son arrivée, il y a deux ans, Brégeac reçoit un billet où Jodot et Loubeaux lui annoncent qu'ils sont entièrement à sa disposition pour la recherche du trésor. Qu'il fasse parler la petite, et qu'il les mette au courant. Sans quoi...
      Pour Brégeac, c'est un coup de tonnerre. Après douze ans, il espérait bien que l'affaire était enterrée définitivement. Au fond, il ne s'y intéresse plus. Elle lui rappelle un crime dont il a horreur, et une époque dont il ne se souvient qu'avec angoisse. Et voilà que toutes ces infamies sortent des ténèbres ! Voilà que les camarades d'autrefois surgissent ! Jodot le relance jusqu'ici. On le harcèle. Que faire ?
      La question posée est une de celles qui ne se discutent même pas. Qu'il le veuille ou non, il faut obéir, c'est-à-dire tourmenter sa belle-fille et la contraindre à parler. Il s'y décide, poussé lui aussi, d'ailleurs, par un besoin de savoir et de s'enrichir qui l'envahit de nouveau. Dès lors, pas un jour ne se passe sans qu'il y ait interrogatoire, disputes et menaces. La malheureuse est traquée dans sa pensée et dans ses souvenirs. A cette porte close derrière laquelle, tout enfant, elle a enfermé un petit groupe débile d'images et d'impressions, on frappe à coups redoublés. Elle voudrait vivre : on ne le lui permet pas. Elle voudrait s'amuser, elle s'amuse même parfois, fréquente quelques amies, joue la comédie, chante... Mais, au retour c'est le martyre de chaque minute.
      Un martyre auquel s'ajoute quelque chose de vraiment odieux et que j'ose à peine évoquer : l'amour de Brégeac. N'en parlons pas. Là-dessus, tu en sais autant que moi, Marescal, puisque, dès le moment où tu as vu Aurélie d'Asteux, entre Brégeac et toi ce fut la haine féroce de deux rivaux.
      C'est ainsi que, peu à peu, la fuite apparaît à la victime comme la seule issue possible. Elle y est encouragée par un personnage que Brégeac supporte malgré lui, Guillaume, le fils du dernier camarade de Cherbourg. La veuve Ancivel le tenait en réserve, celui-là. Il joue sa partie, dans l'ombre jusqu'ici, très habilement, sans éveiller la méfiance. Guidé par sa mère, et sachant qu'Aurélie d'Asteux, le jour où elle aimera, aura toute latitude pour confier son secret au fiancé choisi, il rêve de se faire aimer. Il propose son assistance. Il conduira la jeune fille dans le Midi où, précisément, dit-il, ses occupations l'appellent.
      Et le 26 avril arrive.
      Note bien, Marescal, la situation des acteurs du drame à cette date et comment les choses se présentent. Tout d'abord, mademoiselle qui fuit sa prison. Heureuse de cette liberté prochaine, elle a consenti, pour le dernier jour, à prendre le thé avec son beau-père dans une pâtisserie du boulevard Haussmann. Elle t'y rencontre par hasard. Scandale. Brégeac la ramène chez lui. Elle s'échappe et rejoint, à la gare, Guillaume Ancivel.
      Guillaume, en cette occasion, poursuit deux affaires. Il séduira Aurélie, mais en même temps il effectuera un cambriolage à Nice, sous la direction de la fameuse miss Bakefield, à la bande de laquelle il est affilié. Et c'est ainsi que l'infortunée Anglaise se trouve prise dans un drame où elle ne jouait, elle, aucune espèce de rôle.
      Enfin, nous avons Jodot et les deux frères Loubeaux. Ces trois-là ont agi si adroitement que Guillaume et sa mère ignorent qu'ils ont réapparu et qu'on est en compétition avec eux. Mais les trois bandits ont suivi toutes les manœuvres de Guillaume, ils savent tout ce qui se fait et se projette dans la maison, et ils sont là le 26 avril. Leur plan est prêt : ils enlèveront Aurélie et l'obligeront, de quelque manière que ce soit, à parler. C'est clair, n'est-ce pas ?
      Et maintenant voici la distribution des places occupées. Voiture numéro cinq en queue, miss Bakefield et le baron de Limésy ; en tête, Aurélie et Guillaume Ancivel... Tu comprends bien, n'est-ce pas, Marescal ? En tête de la voiture, Aurélie et Guillaume, et non pas les deux frères Loubeaux, comme on l'a cru jusqu'ici. Les deux frères ainsi que Jodot sont ailleurs. Ils sont dans la voiture numéro quatre, dans la tienne, Marescal, bien dissimulés sous le voile tiré de la lampe. Comprends-tu ? »

      – Oui, fit Marescal à voix basse.

      – Pas malheureux ! Et le train file. Deux heures se passent. Station de Laroche. On repart. C'est le moment. Les trois hommes de la voiture quatre, c'est-à-dire Jodot et les frères Loubeaux, sortent de leur compartiment obscur. Ils sont masqués, vêtus de blouses grises et coiffés de casquettes. Ils pénètrent dans la voiture cinq. Tout de suite, à gauche, deux silhouettes endormies, un monsieur, et une dame dont on devine les cheveux blonds. Jodot et l'aîné des frères se précipitent, tandis que l'autre fait le guet. Le baron est assommé et ficelé. L'Anglaise se défend. Jodot la saisit à la gorge et s'aperçoit seulement alors de l'erreur commise : ce n'est pas Aurélie, mais une autre femme aux cheveux du même blond doré. A cet instant le jeune frère revient et emmène les deux complices tout au bout du couloir où se trouvent réellement Guillaume et Aurélie. Mais, là, tout change. Guillaume a entendu du bruit. Il se tient sur ses gardes. Il a son revolver et l'issue du combat est immédiate : deux coups de feu, les deux frères tombent, et Jodot s'enfuit.
      Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas, Marescal ? Ton erreur, mon erreur au début, l'erreur de la magistrature, l'erreur de tout le monde, c'est qu'on a jugé les faits d'après les apparences, et d'après cette règle, fort logique d'ailleurs : quand il y a crime, ce sont les morts qui sont les victimes et les fugitifs qui sont les criminels. On n'a pas pensé que l'inverse peut se produire, que les agresseurs peuvent être tués, et que les assaillis, sains et saufs, peuvent s'enfuir. Et comment Guillaume n'y songerait-il pas aussitôt, à la fuite ? Si Guillaume attend, c'est la débâcle.
      Guillaume le cambrioleur n'admet pas que la justice mette le nez dans ses affaires. A la moindre enquête, les dessous de son existence équivoque surgiront en pleine clarté. Va-t-il se résigner ? Ce serait trop bête, alors que le remède est à portée de sa main. Il n'hésite pas, bouscule sa compagne, lui montre le scandale de l'aventure, scandale pour elle, scandale pour Brégeac. Inerte, le cerveau en désordre, épouvantée par ce qu'elle a vu et par la présence de ces deux cadavres, elle se laisse faire. Guillaume lui met de force la blouse et le masque du plus jeune frère. Lui-même s'affuble, l'entraîne, emporte les valises pour ne rien laisser derrière lui. Et ils courent tous deux le long du couloir, se heurtent au contrôleur, et sautent du train.
      Une heure plus tard, après une effroyable poursuite à travers les bois, Aurélie était arrêtée, emprisonnée, jetée en face de son implacable ennemi, Marescal, et perdue.
      Seulement, coup de théâtre. J'entre en scène... »


      Rien, ni la gravité des circonstances, ni l'attitude douloureuse de la jeune fille qui pleurait au souvenir de la nuit maudite, rien n'eût empêché Raoul de faire le geste du monsieur qui entre en scène. Il se leva, poussa jusqu'à la porte, et revint dignement s'asseoir avec toute l'assurance d'un acteur dont l'intervention va produire un effet foudroyant.

      – Donc j'entre en scène, répéta-t-il, en souriant d'un sourire satisfait. Il était temps. Je suis sûr que, toi aussi, Marescal, tu te réjouis d'apercevoir au milieu de cette tourbe de fripouilles et d'imbéciles, un honnête homme qui se pose tout de suite, avant même de rien savoir, et simplement parce que mademoiselle a de beaux yeux verts, en défenseur de l'innocence persécutée. Enfin, voici une volonté ferme, un regard clairvoyant, des mains secourables, un cœur généreux ! C'est le baron de Limésy. Dès qu'il est là, tout s'arrange. Les événements se conduisent comme de petits enfants sages, et le drame s'achève dans le rire et dans la bonne humeur.

      Seconde petite promenade. Puis il se pencha sur la jeune fille, et lui dit :

      – Pourquoi pleurez-vous, Aurélie, puisque toutes ces vilaines choses sont terminées, et puisque Marescal lui-même s'incline devant une innocence qu'il reconnaît ? Ne pleurez pas, Aurélie. J'entre toujours en scène à la minute décisive. C'est une habitude et je ne manque jamais mon entrée. Vous l'avez bien vu, cette nuit-là : Marescal vous enferme, je vous sauve. Deux jours après, à Nice, c'est Jodot, je vous sauve. A Monte-Carlo, à Sainte-Marie, c'est encore Marescal, et je vous sauve. Et tout à l'heure n'étais-je pas là ? Alors, que craignez-vous ? Tout est fini, et nous n'avons plus qu'à nous en aller tout tranquillement, avant que les deux bougres n'arrivent et que les chasseurs à pied ne cernent la maison. N'est-ce pas, Rodolphe ? Tu n'y mets aucun obstacle, et mademoiselle est libre ?... N'est-ce pas, tu es ravi de ce dénouement qui satisfait ton esprit de justice et de courtoisie ? Vous venez, Aurélie ?

      Elle vint timidement, sentant bien que la bataille n'était pas gagnée. De fait, au seuil de la porte, Marescal se dressa, impitoyable. Brégeac le rejoignit. Les deux hommes faisaient cause commune contre le rival qui triomphait...




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