VI ENTRE LES FEUILLAGES
« Ah ! demoiselle aux yeux verts, se dit Raoul, pendant que les trois mules du break, dont il entendait tinter les grelots, commençaient l'escalade des premières pentes, jolie demoiselle, vous êtes ma captive désormais.
Complice d'assassin, d'escroc et de maître chanteur, meurtrière vous-même, jeune fille du monde, artiste d'opérette, pensionnaire de couvent..., qui que vous soyez, vous ne me glisserez plus entre les doigts. La confiance est une prison d'où l'on ne peut s'évader, et, si fort que vous m'en vouliez d'avoir pris vos lèvres, vous avez confiance au fond du cur en celui qui ne se lasse pas de vous sauver, et qui se trouve toujours là quand vous êtes au bord de l'abîme. On s'attache à son terre-neuve, même s'il vous a mordu une fois.
« Demoiselle aux yeux verts, qui vous réfugiez
dans un
couvent pour échapper à tous ceux qui vous persécutent,
jusqu'à nouvel ordre vous ne serez pas pour moi une criminelle ou une redoutable
aventurière, ni même une actrice d'opérette, et je ne vous
appellerai pas Léonide Balli. Je vous appellerai Aurélie. C'est
un nom que j'aime, parce qu'il est suranné, honnête, et petite sur
des pauvres.
« Demoiselle aux yeux verts, je sais maintenant que vous possédez,
en dehors de vos anciens complices, un secret qu'ils veulent vous arracher,
et que vous gardez farouchement. Ce secret m'appartiendra un
jour ou l'autre,
parce que les secrets c'est mon rayon, et je découvrirai celui-là,
de même que je dissiperai les ténèbres où vous vous
cachez, mystérieuse et passionnante Aurélie. »
Cette petite apostrophe satisfit Raoul, qui s'endormit pour ne pas penser
davantage à l'
énigme troublante que lui offrait la demoiselle
aux yeux verts.
La petite ville de Luz et sa voisine,
Saint-Sauveur, forment une agglomération
thermale où les baigneurs sont rares, en cette saison. Raoul choisit un
hôtel à peu près vide où il se présenta comme
un amateur de botanique et de minéralogie, et, dès cette fin d'après-midi,
étudia la contrée.
Un chemin étroit, fort incommode, conduit en vingt minutes de montée
à la maison des surs
Sainte-Marie, vieux
couvent aménagé
en pensionnat. Au milieu d'une région âpre et tourmentée,
les bâtiments et les
jardins s'étendent à la pointe d'un
promontoire, sur des terrasses en étage que soutiennent de puissantes murailles
le long desquelles bouillonnait jadis le gave de
Sainte-Marie, devenu souterrain
dans cette partie de son cours. Une
forêt de pins recouvre l'autre
versant. Deux chemins en
croix la traversent à l'usage des bûcherons.
Il y a des grottes et des rochers, à silhouettes bizarres, où l'on
vient en excursion le dimanche.
C'est de ce côté que Raoul se mit à l'affût.
La région est déserte. La cognée des bûcherons résonnait
au loin. De son poste il dominait les pelouses régulières du
jardin
et des lignes de tilleuls soigneusement taillés qui servent de promenades
aux pensionnaires. En quelques
jours, il connut les heures de récréation
et les habitudes du
couvent. Après le repas de midi, l'allée qui
surplombe le
ravin était réservée aux « grandes ».
Le quatrième
jour seulement, la demoiselle aux yeux verts, que la fatigue
sans doute avait retenue à l'intérieur du
couvent, apparut
dans cette allée. Chacune des grandes désormais sembla n'avoir
d'autre but que de l'accaparer avec une jalousie manifeste qui les faisait
se disputer entre elles.
Tout de suite Raoul vit qu'elle était transformée
ainsi qu'un
enfant qui sort de maladie et s'épanouit au
soleil et à
l'
air plus vif de la
montagne. Elle évoluait parmi les jeunes filles, vêtue
comme elles, vive, allègre, aimable avec toutes, les entraînant peu
à peu à jouer et à courir, et s'amusant si fort que ses éclats
de rire retentissaient en échos jusqu'à la limite de l'
horizon.
« Elle
rit ! se disait Raoul, émerveillé, et non pas de son
rire factice et presque douloureux de théâtre, mais d'un rire
d'insouciance et d'oubli par où s'exprime sa vraie nature.
Elle
rit... Quel prodige ! »
Puis les autres rentraient pour les classes, et Aurélie demeurait seule.
Elle n'en paraissait pas plus mélancolique. Sa gaieté ne tombait
point. Elle s'occupait de petites choses, comme de ramasser des pommes de
pin qu'elle jetait dans une corbeille d'osier, ou de cueillir des
fleurs
qu'elle déposait sur les marches d'une chapelle voisine.
Ses gestes étaient gracieux. Elle s'entretenait souvent à demi-voix
avec un petit
chien qui l'accompagnait ou avec un
chat qui se caressait contre
ses chevilles. Une fois elle tressa une guirlande de
roses et se contempla en
riant dans un miroir de poche. Furtivement, elle mit un peu de rouge à
ses joues et de la poudre de riz, qu'elle essuya aussitôt avec énergie.
Ce devait être défendu.
Le huitième
jour, elle franchit un parapet et atteignit la dernière
et la plus élevée des terrasses que dissimulait, à son extrémité,
une haie d'arbustes.
Le neuvième, elle y retourna, un livre à la main. Alors le dixième,
avant l'heure de la récréation, Raoul se décida.
Il lui fallut d'abord se glisser parmi les taillis épais qui bordent
la
forêt, puis traverser une large pièce d'
eau. Le gave de
Sainte-Marie
s'y jette, comme dans un immense réservoir, après quoi il s'enfonce
sous terre. Une barque vermoulue se trouvait accrochée à un pieu
et lui permit, malgré des remous assez violents, d'atteindre une petite
crique, au pied même de la haute terrasse qui se dressait comme un rempart
de château fort.
Les murs en étaient faits de pierres plates, simplement
posées les unes sur les autres, et entre lesquelles poussaient des plantes
sauvages. Les
pluies avaient tracé des rigoles de sable et pratiqué
des sentes que les gamins des environs escaladaient à l'occasion. Raoul
monta sans peine. La terrasse, tout en haut, formait une salle d'été,
entourée d'aucubas, de treillages démolis et de bancs en pierre,
et ornée, en son milieu, d'un beau vase de terre cuite.
Il entendit le bourdonnement de la récréation. Puis il y eut un
silence et, au bout de quelques minutes, un bruit de pas légers s'en
vint de son côté. Une voix fraîche fredonnait un
air de romance.
Il sentit son cur qui se serrait. Que dirait-elle en le
voyant ?
Des rameaux craquèrent. Le feuillage fut écarté, comme un
rideau que l'on soulève à la porte d'une pièce,
Aurélie entra.
Elle s'arrêta net, au seuil de la terrasse, sa chanson interrompue
et l'attitude stupéfaite.
Son livre, son chapeau de paille qu'elle
avait rempli de
fleurs et passé à son bras, tombèrent. Elle
ne bougeait plus, silhouette fine et délicate sous le simple costume de
lainage marron.
Elle ne dut reconnaître Raoul qu'un peu après. Alors elle devint
toute rouge et recula en chuchotant :
Allez-vous-en... Allez-vous-en...
Pas une seconde, il n'eut l'idée de lui obéir et l'on
aurait même cru qu'il n'avait pas entendu l'ordre donné.
Il la contemplait avec un plaisir indicible, qu'il n'avait jamais ressenti
en face d'aucune femme.
Elle répéta d'un ton plus impérieux :
Allez-vous-en.
Non, fit-il.
Alors, c'est moi qui partirai.
Si vous partez, je vous suis, affirma-t-il. Nous rentrerons ensemble au
couvent.
Elle se retourna comme si elle voulait s'enfuir. Il accourut et lui saisit
le bras.
Ne me touchez pas ! fit-elle avec indignation et en se dégageant.
Je vous défends d'être auprès de moi.
Il dit, surpris par tant de véhémence :
Pourquoi donc ?
Très bas, elle répliqua :
J'ai horreur de vous.
La réponse était si extraordinaire qu'il ne put s'empêcher
de sourire.
Vous me détestez à ce point ?
Oui.
Plus que Marescal ?
Oui.
Plus que Guillaume et que l'homme de la
villa Faradoni ?
Oui, oui, oui.
Ils vous ont fait davantage de mal cependant et sans moi qui vous ai protégée...
Elle se tut. Elle avait ramassé son chapeau et le
gardait contre le bas de sa figure, de manière qu'il ne vît pas ses
lèvres. Car toute sa conduite s'expliquait ainsi. Raoul n'en doutait pas.
Si elle le détestait, ce n'était pas parce qu'il avait été
le témoin de tous les crimes commis et de toutes les hontes, mais parce
qu'il l'avait tenue dans ses bras et baisée sur la bouche. Etrange pudeur
chez une femme comme elle et qui était si sincère, qui jetait un
tel
jour sur l'intimité même de son
âme et de ses instincts,
que Raoul murmura, malgré lui :
Je vous demande d'oublier.
Et, reculant de quelques pas, pour bien lui montrer qu'elle était
libre de partir, il reprit d'un ton de respect involontaire :
Cette nuit-là fut une nuit d'aberration dont il ne faut pas
garder le souvenir, ni vous ni moi. Oubliez la manière dont j'ai agi.
Ce n'est d'ailleurs pas pour vous le rappeler que je suis venu, mais
pour continuer mon uvre envers vous. Le hasard m'a mis sur votre chemin
et le hasard a voulu dès l'abord que je puisse vous être utile.
Ne repoussez pas mon aide, je vous en prie. La menace du danger, loin d'être
finie, s'accroît au contraire. Vos
ennemis sont exaspérés.
Que ferez-vous, si je ne suis pas là ?
Allez-vous-en, dit-elle avec obstination.
Elle demeurait au seuil de la terrasse comme devant une porte
ouverte. Elle fuyait les yeux de Raoul et dissimulait ses lèvres. Cependant
elle ne partait pas. Comme il le pensait, on est prisonnier de celui qui vous
sauve inlassablement.
Son regard exprimait de la crainte. Mais le souvenir du
baiser reçu cédait au souvenir infiniment plus terrible des épreuves
subies.
Allez-vous-en. J'étais en paix ici. Vous avez été
mêlé à toutes ces choses... à toutes ces choses de
l'enfer.
Heureusement, dit-il. Et, de même, il faut que je sois mêlé
à toutes celles qui se préparent. Croyez-vous qu'ils ne vous
cherchent pas, eux ? Croyez-vous que Marescal renonce à vous ? Il est sur
vos traces actuellement. Il les retrouvera jusque dans ce
couvent de
Sainte-Marie.
Si vous y avez vécu quelques années heureuses de votre enfance,
comme je le suppose, il doit le savoir et il viendra.
Il parlait doucement, avec une conviction qui impressionnait la jeune fille, et
c'est à peine s'il l'entendit balbutier encore :
Allez-vous-en...
Oui, dit-il, mais je serai là demain, à
la même heure, et je vous attendrai tous les
jours. Nous avons à
causer. Oh ! de rien qui puisse vous être douloureux et vous rappeler le
cauchemar de l'affreuse nuit. Là-dessus le silence. Je n'ai pas besoin
de savoir, et la vérité sortira peu à peu de l'ombre. Mais
il est d'autres points, des questions que je vous poserai et auxquelles il faudra
me répondre. Voilà ce que je voulais vous dire aujourd'hui, pas
davantage. Maintenant vous pouvez partir. Vous réfléchirez, n'est-ce
pas ? Mais n'ayez plus d'inquiétude. Habituez-vous à cette idée
que je suis toujours là et qu'il ne faut jamais désespérer
parce que je serai toujours là, à l'instant du péril.
Elle partit sans un mot, sans un signe de tête. Raoul l'observa, qui
descendait les terrasses et gagnait l'allée des tilleuls. Quand il
ne la vit plus, il ramassa quelques-unes des
fleurs qu'elle avait laissées,
et, s'apercevant de son geste inconscient, il plaisanta :
«
Bigre ça devient sérieux. Est-ce que... Voyons, voyons,
mon vieux
Lupin, rebiffe-toi. »
Il reprit le chemin de la brèche, traversa de nouveau
l'étang et se promena dans la
forêt, en jetant les
fleurs une à
une, comme s'il n'y tenait point. Mais l'image de la demoiselle aux yeux verts
ne quittait pas ses yeux.
Il remonta sur la terrasse le lendemain. Aurélie n'y vint pas, et
non plus les deux
jours qui suivirent. Mais le quatrième
jour, elle écarta
les feuillages, sans qu'il eût perçu le bruit de sa marche.
Oh ! fit-il avec émotion, c'est vous... c'est vous...
A son attitude il comprit qu'il ne devait pas avancer ni dire la moindre
parole qui pût l'effaroucher. Elle restait comme le premier
jour, ainsi
qu'une adversaire qui se révolte d'être dominée
et qui en veut à l'
ennemi du bien qu'il lui fait.
Cependant sa voix était moins dure, quand elle prononça, la tête
à demi tournée :
Je n'aurais pas dû venir. Pour les surs
de
Sainte-Marie, pour mes bienfaitrices, c'est mal. Mais j'ai pensé que
je devais vous remercier... et vous aider... Et puis, ajouta-t-elle, j'ai peur...
oui, j'ai peur de tout ce que vous m'avez dit. Interrogez-moi... je répondrai.
Sur tout ? demanda-t-il.
Non, fit-elle, avec angoisse... pas sur la nuit de
Beaucourt... Mais sur
les autres choses... En quelques mots, n'est-ce pas ? Que voulez-vous savoir
?
Raoul réfléchit. Les questions étaient difficiles à
poser, puisque toutes devaient servir à jeter de la lumière sur
un point dont la jeune fille refusait de parler.
Il commença :
Votre nom d'abord ?
Aurélie... Aurélie d'Asteux.
Pourquoi ce nom de Léonide Balli ? Un pseudonyme ?
Léonide Balli existe. Souffrante, elle était
restée à
Nice. Parmi les acteurs de sa troupe avec qui j'ai voyagé
de
Nice à
, il y en avait un que je connaissais, ayant joué
Véronique l'
hiver dernier, dans une réunion d'amateurs.
Alors, tous, ils m'ont suppliée de prendre pour un soir la place de Léonide
Balli. Ils étaient si désolés, si embarrassés, que
j'ai dû leur rendre ce service. Nous avons prévenu le directeur à
Toulouse, qui, au dernier moment, a résolu de ne pas faire d'annonce et
de laisser croire que j'étais Léonide Balli.
Raoul conclut :
Vous n'êtes pas actrice... J'aime mieux cela... J'aime
mieux que vous soyez simplement la jolie pensionnaire de
Sainte-Marie.
Elle fronça les sourcils.
Continuez.
Il reprit aussitôt :
Le monsieur qui a levé sa canne sur Marescal au sortir de la pâtisserie
du boulevard Haussmann, c'était votre père.
Mon beau-père.
Son nom ?
Brégeac.
Brégeac ?
Oui, directeur des affaires judiciaires au ministère de l'Intérieur.
Et, par conséquent, le chef direct de Marescal ?
Oui. Il y a toujours eu antipathie de l'un à l'autre.
Marescal, qui est très soutenu par le ministre, essaye de supplanter mon
beau-père, et mon beau-père cherche à se débarrasser
de lui.
Et Marescal vous aime ?
Il m'a demandée en
mariage. Je l'ai repoussé. Mon
beau-père lui a défendu sa porte. Il nous hait et il a juré
de se venger.
Et d'un, dit Raoul. Passons à un autre. L'homme de la
villa Faradoni s'appelle ?...
Jodot.
Sa profession ?
Je l'ignore. Il venait quelquefois à la maison pour voir mon
beau-père.
Et le troisième ?
Guillaume Ancivel, que nous recevions aussi. Il s'occupe de Bourse
et d'affaires.
Plus ou moins véreuses ?
Je ne sais pas... peut-être...
Raoul résuma :
Voilà donc vos trois adversaires..., car il n'y en a pas d'autres,
n'est-ce pas ?
Si, mon beau-père.
Comment ! le mari de votre mère ?
Ma pauvre mère est morte.
Et tous ces gens-là vous persécutent pour la même raison
? Sans doute à propos de ce secret que vous possédez en dehors d'eux
?
Oui, sauf Marescal, qui, de ce côté, ignore tout et ne cherche
qu'à se venger.
Vous est-il possible de me donner quelques indications, non pas sur le
secret lui-même, mais sur les circonstances qui l'entourent ?
Elle médita quelques instants et déclara :
Oui, je le peux. Je peux vous dire ce que les autres connaissent et la
raison de leur acharnement.
Aurélie, qui, jusque-là, avait répondu d'une voix brève
et sèche, sembla prendre intérêt à ce qu'elle
disait.
Voici, en quelques mots. Mon père, qui était
le cousin de ma mère, est mort avant ma naissance, laissant quelques rentes,
auxquelles vint s'
ajouter une pension que nous faisait mon grand-père d'Asteux,
le père de maman, un excellent homme, artiste, inventeur, toujours en quête
de découvertes et de grands secrets, et qui ne cessait de voyager pour
les prétendues affaires miraculeuses où nous devions trouver la
fortune. Je l'ai bien connu ; je me vois encore sur ses genoux, et je l'entends
me dire : « La petite Aurélie sera riche. C'est pour elle que je
travaille. »
Or j'avais tout juste six ans quand il nous pria, par lettre,
maman et moi, de le rejoindre à l'insu de tout le monde. Un soir, nous
avons pris le train et nous sommes restées deux
jours auprès de
lui. Au moment de repartir, ma mère me dit en sa présence :
Aurélie, ne révèle jamais à
personne où tu as été durant ces deux
jours, ni ce que tu
as fait, ni ce que tu as vu. C'est un secret qui t'appartient comme à nous
désormais et qui, lorsque tu auras vingt ans, te donnera de grandes richesses.
De très grandes richesses, confirma mon grand-père
d'Asteux. Aussi jure-nous de ne jamais parler de ces choses à personne,
quoi qu'il arrive.
A personne, rectifia ma mère, sauf à
l'homme que tu aimeras et dont tu seras sûre comme de toi-même.
Je fis tous les serments qu'on exigea de moi. J'étais
très impressionnée et je pleurais.
Quelques mois plus tard, maman se remariait avec Brégeac.
Mariage qui ne fut pas heureux et qui dura peu. Dans le courant de l'année
suivante, ma pauvre mère mourait d'une pleurésie, après m'avoir
remis furtivement un bout de papier qui contenait toutes les indications sur le
pays visité et sur ce que je devais faire à vingt ans. Presque aussitôt,
mon grand-père d'Asteux mourut aussi. Je restai donc seule avec mon beau-père
Brégeac, lequel se débarrassa de moi en m'envoyant aussitôt
dans cette maison de
Sainte-Marie. J'y arrivai bien triste, bien désemparée,
mais soutenue par l'importance que me donnait à moi-même la garde
d'un secret. C'était un dimanche. Je cherchai un endroit isolé et
je vins ici, sur cette terrasse, pour exécuter un projet que ma cervelle
d'
enfant avait conçu. Je savais par cur les indications laissées
par ma mère. Dès lors, à quoi bon conserver un document que
tout l'univers, me semblait-il, finirait par connaître si je le conservais.
Je le brûlai dans ce vase. »
Raoul hocha la tête :
Et vous avez oublié les indications ?...
Oui, dit-elle. Au
jour le
jour, sans que je m'en aperçoive,
parmi les affections que j'ai trouvées ici, dans le travail et dans
les plaisirs, elles se sont effacées de ma mémoire. J'ai oublié
le nom du pays, son emplacement, le chemin de fer qui y mène, les actes
que je devrais accomplir... tout.
Absolument tout ?
Tout, sauf quelques paysages et quelques impressions
qui avaient frappé plus vivement que les autres mes yeux et mes oreilles
de petite fille... des images que je n'ai jamais cessé de voir depuis...
des bruits, des sons de cloches que j'entends encore comme si ces cloches ne s'arrêtaient
pas de sonner.
Et ce sont ces impressions, ces images, que vos
ennemis voudraient connaître,
espérant, avec votre récit, parvenir à la vérité.
Oui.
Mais comment savaient-ils ?...
Parce que ma mère avait commis l'imprudence
de ne pas détruire certaines lettres où mon grand-père d'Asteux
faisait allusion au secret qui m'était confié. Brégeac, qui
recueillit ces lettres plus tard, ne m'en parla jamais durant mes dix années
de
Sainte-Marie, dix belles années qui seront les meilleures de ma vie.
Mais le
jour même où je retournai à
Paris, il y a deux ans,
il m'interrogeait. Je lui dis ce que je vous ai dit, comme j'en avais le droit,
mais ne voulus révéler aucun des vagues souvenirs qui auraient pu
le mettre sur la voie. Dès lors ce furent une persécution constante,
des reproches, des querelles, des fureurs terribles... jusqu'au moment où
je résolus de m'enfuir.
Seule ?
Elle rougit.
Non, fit-elle, mais pas dans les conditions que vous pourriez croire. Guillaume
Ancivel me faisait la cour, avec beaucoup de discrétion, et comme quelqu'un
qui veut se rendre utile et qui n'a aucun espoir d'en être récompensé.
Il gagna ainsi,
sinon ma sympathie, du moins ma confiance, et j'eus le grand
tort de lui raconter mes projets de fuite.
Il vous approuva sans aucun doute ?
Il m'approuva de toutes ses
forces, m'aida dans mes
préparatifs, et vendit quelques bijoux et des titres que je tenais de ma
mère. La veille de mon départ, et comme je ne savais où me
réfugier, Guillaume me dit : « J'arrive de
Nice et je dois y retourner
demain. Voulez-vous que je vous y conduise ? Vous ne trouverez pas de retraite
plus tranquille à cette époque que sur la Riviera. » Quels
motifs aurais-je eus de refuser son offre ? Je ne l'aimais certes pas, mais il
paraissait sincère et très dévoué. J'acceptai.
Quelle imprudence ! fit Raoul.
Oui, dit-elle. Et d'autant plus qu'il n'y avait pas entre
nous de ces relations amicales qui sont l'excuse d'une pareille conduite.
Mais, que voulez-vous ! J'étais seule dans la vie, malheureuse et
persécutée. Un appui s'offrait... pour quelques heures, me
semblait-il. Nous partîmes.
Une légère hésitation interrompit Aurélie. Puis, brusquant
son récit, elle reprit :
Le voyage fut terrible... pour les raisons que vous connaissez. Lorsque
Guillaume me jeta dans la voiture qu'il avait dérobée au médecin,
j'étais à bout de
forces. Il m'entraîna où
il voulut, vers une autre gare, et de là, comme nous avions nos billets,
à
Nice où je retirai mes bagages. J'avais la fièvre,
le délire. J'agissais sans avoir conscience de ce que je faisais.
Il en profita le lendemain pour se faire accompagner par moi dans une propriété
où il devait reprendre, en l'absence des habitants, certaines valeurs
qu'on lui avait volées. J'y allai, comme j'aurais été
n'importe où. Je ne
pensais à rien, j'obéissais passivement. C'est dans cette
villa que je fut attaquée et enlevée par Jodot...
Et sauvée, une seconde fois, par moi que vous récompensiez,
une seconde fois, en fuyant aussitôt. Passons. Jodot, lui aussi exigeait
des révélations, n'est-ce pas ?
Oui.
Ensuite ?
Ensuite, je rentrai à l'hôtel où Guillaume me
supplia de le suivre à Monte-Carlo.
Mais, à ce moment-là, vous étiez renseignée
sur le personnage ! objecta Raoul.
Par quoi ? On voit clair quand on regarde... Mais... depuis deux
jours,
je vivais dans une sorte de folie, que l'agression de Jodot avait encore
exaspérée. Je suivis donc Guillaume, sans même lui demander
le but de ce voyage. J'étais désemparée, honteuse de
ma lâcheté, et gênée par la présence de cet homme
qui me devenait de plus en plus étranger... Quel rôle ai-je joué
à Monte-Carlo ? Ce n'est pas très net pour moi.
Guillaume m'avait confié des lettres que je devais lui remettre dans
le couloir de l'hôtel, pour qu'il les remît lui-même
à un monsieur. Quelles lettres ? Quel monsieur ? Pourquoi Marescal était-il
là ? Comment m'avez-vous arrachée à lui ? Tout cela
est bien obscur. Cependant, mon instinct s'était réveillé.
Je sentais contre Guillaume une hostilité croissante. Je le détestais.
Et je suis partie de Monte-Carlo résolue à rompre le pacte qui nous
liait et à venir me cacher ici. Il me poursuivit jusqu'à
Toulouse,
et quand je lui annonçai, au début de l'après-midi,
ma décision de le quitter, et qu'il fut convaincu que rien ne me ferait
revenir, froidement, durement, avec une colère qui lui contractait le visage,
il me répondit :
« Soit. Séparons-nous. Au fond, cela m'est égal.
Mais j'y mets une condition.
Une condition ?
Oui. Un
jour, j'ai entendu votre beau-père
Brégeac parler d'un secret qui vous a été légué.
Dites-moi ce secret et vous êtes libre.
Alors je compris tout. Toutes ses protestations, son dévouement,
autant de mensonges.
Son seul but, c'était d'obtenir de moi, un
jour ou
l'autre, soit en me gagnant par l'affection, soit en me menaçant, les confidences
que j'avais refusées à mon beau-père, et que Jodot avait
essayé de m'arracher. »
Elle se tut. Raoul l'observa. Elle avait dit l'entière vérité,
il en eut l'impression profonde. Gravement, il prononça :
Voulez-vous connaître exactement le personnage ?
Elle secoua la tête :
Est-ce bien nécessaire ?
Cela vaut mieux. Ecoutez-moi. A
Nice, les titres qu'il
cherchait dans la
villa Faradoni ne lui appartenaient pas. Il était venu
simplement pour les voler. A Monte-Carlo, il exigeait cent mille francs
contre la remise de lettres compromettantes. Donc, escroc et voleur, peut-être
pire. Voilà l'homme.
Aurélie ne protesta point. Elle avait dû entrevoir
la réalité, et l'énoncé brutal des faits ne pouvait
plus la surprendre.
Vous m'avez sauvée de lui, je vous remercie.
Hélas ! dit-il, vous auriez dû vous confier à moi,
au lieu de me fuir. Que de temps perdu !
Elle était sur le point de partir, mais elle répliqua :
Pourquoi me confier à vous ? Qui êtes-vous ? Je ne vous connais
pas. Marescal, qui vous accuse, ne sait même pas votre nom. Vous me sauvez
de tous les dangers... pour quelle raison ? Dans quel dessein ?
Il ricana :
Dans le dessein de vous arracher aussi votre secret... est-ce cela que
vous voulez dire ?
Je ne veux rien dire, murmura-t-elle, avec accablement. Je ne sais rien.
Je ne comprends rien. Depuis deux ou trois semaines, je me heurte de tous côtés
à des murailles d'ombre. Ne me demandez pas plus de confiance que
je n'en puis donner. Je me méfie de tout et de tous.
Il eut pitié d'elle et la laissa partir.
En s'en allant (il avait trouvé une autre issue, une
poterne située
au-dessous de l'avant-dernière terrasse, et qu'il avait réussi
à ouvrir), il pensait :
« Elle n'a pas soufflé mot de la nuit terrible. Or, miss Bakefield
est morte. Deux hommes ont été assassinés. Et je l'ai
vue, elle, travestie, masquée. »
Mais, pour lui aussi, tout était mystérieux et inexplicable. Autour
de lui, comme autour d'elle, s'élevaient ces mêmes murailles
d'ombre, où filtraient à peine de place en place quelques pâles
lumières.
Pas un instant, d'ailleurs et il en était
ainsi depuis le début de l'aventure il ne songeait en face
d'elle au serment de vengeance et de haine qu'il avait fait devant le
cadavre de miss Bakefield, ni à rien de ce qui pouvait enlaidir la gracieuse
image de la demoiselle aux yeux verts.
Durant deux
jours, il ne la revit pas. Puis, trois
jours de suite, elle vint sans
expliquer son retour, mais comme si elle eût cherché une protection
dont elle ne pouvait pas se passer.
Elle resta dix minutes d'abord, puis quinze, puis trente. Ils parlaient peu.
Qu'elle le voulût ou non, l'uvre de confiance se poursuivait
en elle. Plus douce, moins lointaine, elle avançait jusqu'à
la brèche et regardait l'
eau frémissante de l'étang.
A plusieurs reprises, il essaya de lui poser des questions. Elle se dérobait
aussitôt, tremblante, épouvantée par tout ce qui pouvait être
allusion aux heures affreuses de
Beaucourt. Elle causait pourtant davantage, mais
des choses de son passé lointain, de la vie qu'elle menait jadis à
Sainte-Marie, et de la paix qu'elle retrouvait encore dans cette atmosphère
affectueuse et sereine.
Une fois, sa main étant posée à l'envers sur le socle
du vase, il se pencha, et, sans y
toucher, en examina les lignes.
C'est bien ce que j'ai deviné dès le premier
jour...
Une double destinée, l'une sombre et tragique, l'autre heureuse
et toute simple. Elles se croisent, s'enchevêtrent, se confondent,
et il n'est pas possible encore de dire qui l'emportera. Quelle est
la vraie, quelle est celle qui correspond à votre véritable nature
?
La destinée heureuse, dit-elle. Il y a en moi quelque chose qui
remonte vite à la surface, et qui me donne, comme ici, la gaieté
et l'oubli quels que soient les périls.
Il continua son examen.
Méfiez-vous de l'
eau, dit-il en riant. L'
eau peut vous
être funeste. Naufrages, inondations... Que de périls ! Mais ils
s'éloignent... Oui, tout s'arrange dans votre vie. Déjà
la bonne
fée l'emporte sur la mauvaise.
Il mentait pour la tranquilliser et avec le désir constant que, sur sa
jolie bouche, qu'il osait à peine regarder, se dessinât parfois
un sourire. Lui-même, du reste, il voulait oublier et se leurrer.
Il vécut ainsi deux semaines d'une allégresse
profonde qu'il s'efforçait de dissimuler. Il subissait le vertige de ces
heures où l'
amour vous jette dans l'ivresse et vous rend insensible à
tout ce qui n'est pas la joie de contempler et d'entendre. Il refusait d'évoquer
les images menaçantes de Marescal, de Guillaume ou de Jodot. Si aucun des
trois
ennemis n'apparaissait, c'est qu'ils avaient perdu, certainement, les traces
de leur victime. Pourquoi, dès lors, ne pas s'abandonner à la torpeur
délicieuse qu'il éprouvait auprès de la jeune fille ?
Le réveil fut brutal. Un après-midi, penchés entre les feuillages
qui dominaient le
ravin, ils entrevoyaient au-dessous d'eux le miroir de
l'étang, presque
immobile au milieu, soulevé sur les bords
par de petites vagues hâtives qui glissaient vers l'issue étroite
où s'engouffrait le gave, lorsqu'une voix lointaine cria dans
le
jardin :
Aurélie... Aurélie ! Où est-elle, Aurélie ?
Mon
Dieu ! dit la jeune fille tout inquiète, pourquoi m'appelle-t-on
?
Elle courut au sommet des terrasses et aperçut une des
religieuses dans
l'allée des tilleuls.
Me voilà !... Me voilà ! Qu'y a-t-il donc, ma sur
?
Un télégramme, Aurélie.
Un télégramme ! Ne vous donnez pas la peine, ma sur. Je
vous rejoins.
Un instant plus tard, quand elle regagna la salle d'été, une
dépêche à la main, elle était bouleversée.
C'est de mon beau-père, dit-elle.
Brégeac ?
Oui.
Il vous rappelle ?
Il sera là d'un moment à l'autre !
Pourquoi ?
Il m'emmène.
Impossible !
Tenez...
Il
lut deux lignes, datées de
Bordeaux :
«
Arriverai quatre heures. Repartirons aussitôt.
Brégeac. »
Raoul réfléchit et demanda :
Vous lui aviez donc écrit que vous étiez ici ?
Non, mais il y venait jadis au moment des vacances, et il se sera renseigné.
Et votre intention ?
Que puis-je faire ?
Refusez de le suivre.
La supérieure ne consentirait pas à me garder.
Alors, insinua Raoul, partez d'ici dès maintenant.
Comment ?
Il montra le coin de la terrasse, la
forêt...
Elle protesta :
Partir ! m'évader de ce
couvent comme une coupable ? Non, non,
ce serait trop de chagrin pour toutes ces pauvres femmes, qui m'aiment comme
une fille, comme la meilleure de leurs filles ! Non, cela, jamais !
Elle était très lasse. Elle s'assit sur un banc de pierre,
à l'opposé du parapet. Raoul s'approcha d'elle et,
gravement :
Je ne vous dirai aucun des sentiments que j'ai pour
vous, et des raisons qui me font agir. Mais, tout de même, il faut que vous
sentiez bien que je vous suis dévoué comme un homme est dévoué
à une femme... qui est tout pour lui... Et il faut que ce dévouement
vous donne une confiance absolue en moi, et que vous soyez prête à
m'obéir aveuglément. C'est la condition de votre salut. Le comprenez-vous
?
Oui, dit-elle, entièrement dominée.
Alors, voici. Voici mes instructions... mes ordres... oui, mes ordres.
Accueillez votre beau-père sans révolte.
Pas de querelle.
Pas même
de conversation.
Pas un seul mot. C'est le meilleur moyen de ne pas commettre
d'erreur. Suivez-le. Retournez à
Paris. Le soir même de votre
arrivée, sortez sous un prétexte quelconque. Une
dame âgée,
à
cheveux blancs, vous attendra en automobile vingt pas plus loin que la
porte. Je vous conduirai toutes deux en province, dans un asile où nul
ne vous retrouvera. Et je m'en irai aussitôt, je vous le jure sur l'honneur,
pour ne revenir auprès de vous que quand vous m'y autoriserez. Sommes-nous
d'accord ?
Oui, fit-elle, d'un signe de tête.
En ce cas, à demain soir. Et souvenez-vous
de mes paroles. Quoi qu'il arrive, vous entendez, quoi qu'il arrive, rien ne prévaudra
contre ma volonté de protection et contre la réussite de mon entreprise.
Si tout semble se tourner contre vous, ne vous découragez pas. Ne vous
inquiétez même pas. Dites-vous avec foi, avec acharnement, qu'au
plus fort du danger, aucun danger ne vous menace. A la seconde même où
ce sera nécessaire, je serai là. Je serai toujours là. Je vous salue, mademoiselle.
Il s'inclina et baisa légèrement le ruban de sa
pèlerine. Puis écartant un panneau de vieux treillage, il sauta dans les fourrés et prit une sente à peine tracée qui conduisait à l'ancienne
poterne.
Aurélie n'avait pas bougé de la place qu'elle occupait
sur le banc de pierre.
Une demi-minute s'écoula.
A ce moment, ayant perçu un froissement de feuilles du côté de la brèche, elle releva la tête. Les arbustes remuaient. Il y avait quelqu'un. Oui, à n'en pas douter, quelqu'un était caché là.
Elle voulut appeler, crier au secours. Elle ne le put pas. Sa voix s'étranglait.
Les feuilles se balançaient davantage. Qui allait apparaître ? De toutes ses
forces, elle souhaita que ce fût Guillaume ou Jodot. Elle les redoutait moins que Marescal, les deux bandits.
Une tête émergea. Marescal sortit de sa cachette.
D'en bas, vers la droite, monta le bruit de la
poterne massive que l'on refermait.