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La Femme aux deux Sourires

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






II – CLARA LA BLONDE

Gare Saint-Lazare. Entre les grilles qui défendent l'accès des quais et les issues qui conduisent au grand hall des Pas-Perdus, le flot des voyageurs allait et venait, se divisait en courants de départs et d'arrivées, tourbillonnait en remous éperdus, s'écoulait précipitamment vers les portes et vers les passages. Des disques, munis d'aiguilles immobiles, indiquaient des points de destination. Des employés vérifiaient et poinçonnaient les tickets.

      Deux hommes, qui ne semblaient pas participer à cette hâte fiévreuse, déambulaient entre les groupes, de l'air distrait de deux promeneurs dont les préoccupations étaient absolument étrangères aux bousculades de la foule. L'un, gros et puissant, de visage peu sympathique, d'expression dure ; l'autre frêle, étriqué ; tous deux coiffés de chapeaux melons, la figure barrée de moustaches.

      Ils s'arrêtèrent auprès d'une issue où le disque ne signalait rien et où quatre employés attendaient. Le plus maigre des deux hommes s'approcha et demanda poliment :

      « A quelle heure arrive le train de 15h47 ? »

      L'employé répondit d'un ton narquois :

      « A 15h47. »

      Le gros monsieur haussa les épaules comme s'il déplorait la bêtise de son compagnon, et à son tour questionna :

      « C'est bien le train de Lisieux, n'est-ce pas ?

      – Le train 368, en effet, lui fut-il répondu. Il sera là dans dix minutes.

      – Pas de retard ?

      – Pas de retard. »

      Les deux promeneurs s'éloignèrent et s'appuyèrent contre un pilier.

      Il s'écoula trois, puis quatre, puis cinq minutes.

      « C'est embêtant, dit le gros monsieur, je ne vois pas le type qu'on doit nous envoyer de la Préfecture.

      – Vous avez donc besoin de lui ?

      – Parbleu ! S'il n'apporte pas le mandat d'amener, comment veux-tu qu'on agisse avec la voyageuse ?

      – Peut-être qu'il nous cherche ? Peut-être qu'il ne nous connaît pas ?

      – Idiot ! Qu'il ne te connaisse pas, toi, Flamant, tout naturel... Mais, moi, Gorgeret, l'inspecteur principal Gorgeret, qui, depuis l'affaire du château de Volnic, est toujours sur la brèche ! »

      Le nommé Flamant, vexé, insinua :

      « L'affaire du château de Volnic, c'est vieux. Quinze ans !

      – Et le cambriolage de la rue Saint-Honoré ? Et la souricière où j'ai pris le grand Paul, est-ce que ça remonte aux Croisades ? Pas même deux mois !

      – Vous l'avez pris... vous l'avez pris... n'empêche qu'il court toujours, le grand Paul...

      – N'empêche que j'avais si bien combiné mon truc que c'est encore moi qu'on mobilise. Tiens, regarde si l'ordre de service ne me désigne pas nommément ? »

      Il tira de son portefeuille un papier qu'il déplia et qu'ils lurent ensemble.

      Préfecture de Police

4 juin.     
      Ordre de Service
            (Urgent)

      La maîtresse du grand Paul, la dénommée Clara la Blonde, a été vue dans le train 368, arrivant de Lisieux à 15h47. Envoyer immédiatement l'inspecteur principal Gorgeret. Un mandat d'amener lui sera transmis gare Saint-Lazare, avant arrivée train.
      Signalement de la demoiselle : bandeaux blonds ondulés, yeux bleus. Entre 20 et 25 ans. Jolie. Vêtue simplement. Tournure élégante.



      « Tu vois... mon nom est inscrit. Comme c'est moi qui me suis toujours occupé du grand Paul, alors on m'a chargé de sa bonne amie.

      – Vous la connaissez ?

      – Mal. Tout de même, j'ai eu le temps de l'aviser quand j'ai démoli la porte de la chambre où je l'avais prise en souricière avec le grand Paul. Seulement, j'ai eu de la déveine ce jour-là. Pendant que je le ceinturais, elle a sauté par la fenêtre. Et, tandis que je courais après elle, le grand Paul s'est cavalé.

      – Vous étiez donc tout seul ?

      – Nous étions trois. Mais le grand Paul a commencé par estourbir les deux autres.

      – C'est un rude type !

      – N'empêche que je le tenais !...

      – A votre place, je ne l'aurais pas lâché.

      – A ma place, mon bonhomme, t'aurais été estourbi, comme les deux autres. D'ailleurs, tu es réputé comme idiot. »

      C'était là un argument décisif dans la bouche de l'inspecteur principal Gorgeret, pour qui ses subalternes étaient tous des idiots et qui, lui, se targuait d'être infaillible et d'avoir toujours le dernier mot dans les luttes entreprises.

      Flamant parut s'incliner et prononça :

      « Somme toute, vous avez eu de la chance. Le drame de Volnic pour commencer... Aujourd'hui, vos histoires avec le grand Paul et Clara... Savezvous ce qui manque à votre collection ?

      – Quoi ?

      – C'est l'arrestation d'Arsène Lupin.

      – Je l'ai raté deux fois d'une seconde, celui-là, bougonna Gorgeret, et la troisième sera la bonne. Pour le drame de Volnic, j'ai toujours un œil sur l'affaire... comme j'ai l'œil sur le grand Paul. Quant à Clara la Blonde... »

      Il saisit le bras de son collègue.

      « Attention ! voici le train...

      – Et vous n'avez pas le mandat !... »

      Gorgeret lança un coup d'œil circulaire. Personne ne venait vers lui. Quel contretemps !

      Là-bas, cependant, tout au bout d'une des lignes, le poitrail massif d'une locomotive débouchait. Le train s'allongea peu à peu, le long du quai, puis stoppa. Les portières s'ouvrirent et des grappes de gens envahirent le trottoir.

      A la sortie, le flot des voyageurs se canalisa et s'étira sous l'action des contrôleurs. Gorgeret empêcha Flamant d'avancer. A quoi bon ? C'était la seule issue et les groupes étaient contraints de se désagréger. Chaque personne passait à son tour. En ce cas, comment ne pas apercevoir une femme dont le signalement était aussi nettement déterminé ?

      De fait, elle apparut et la conviction des deux policiers fut immédiate. C'était bien elle, la femme signalée. C'était, sans qu'on pût en douter, celle qui s'appelait Clara la Blonde.

      « Oui, oui, murmura Gorgeret. Je la reconnais. Ah ! gredine, tu n'y couperas pas. »

      La figure était vraiment jolie, mi-souriante, mi-effarée, avec des bandeaux blonds ondulés, des yeux dont le bleu vif se distinguait de loin, et des dents dont la blancheur éclatait ou se cachait selon le mouvement d'une bouche qui semblait toujours prête à rire.

      Elle avait une robe grise, avec un col de linge blanc qui lui donnait un aspect de petite pensionnaire. L'attitude était discrète, comme si elle eût tâché de se dissimuler. Elle portait une valise de dimensions restreintes, et un sac à main, les deux objets propres mais fort modestes.

      « Votre billet, mademoiselle ?

      – Mon billet ? »

      Ce fut toute une affaire. Son billet ? Où l'avait-elle serré ? Dans une poche ? Dans son sac ? Dans sa valise ? Intimidée, gênée par les gens qu'elle faisait attendre et qui s'amusaient de son embarras, elle déposa sa valise, ouvrit son sac, et, finalement, retrouva son billet épinglé sous le parement d'une de ses manches.

      Alors, se frayant un chemin entre la double haie qui s'était formée, elle passa.

      « Crebleu ! grogna Gorgeret, quelle tuile de n'avoir pas le mandat ! Ce qu'on la pigerait !

      – Pigez-la tout de même.

      – T'es bête ! On va la suivre. Et pas de fausse manœuvre, hein ? On lui colle aux talons. »

      Gorgeret était trop avisé pour « coller aux talons » d'une jeune personne qui lui avait déjà filé entre les doigts avec tant de malice et dont il ne fallait pas éveiller la méfiance. Il se tint à distance, constata l'hésitation – feinte ou naturelle – de Clara la Blonde, qui cherchait à se diriger comme quelqu'un qui pénètre pour la première fois dans la salle des Pas-Perdus. Elle n'osait pas se renseigner et s'en allait à la dérive vers un but ignoré. Gorgeret murmura :

      « Rudement forte !

      – En quoi ?

      – Elle ne me fera pas croire qu'elle ne sait pas comment on sort de la gare ! Donc, si elle hésite, c'est qu'elle pense qu'on peut la suivre et qu'il faut prendre des précautions.

      – De fait, observa Flamant, elle a l'air comme si elle était traquée. Gentille d'ailleurs... Et ce qu'elle est gracieuse !...

      – T'emballe pas, Flamant ! C'est une fille très courue. Le grand Paul en est fou. Tiens, voilà qu'elle a trouvé l'escalier... Pressons. »

      Elle descendit et arriva dehors, devant la cour de Rome. Elle appela un taxi.

      Gorgeret se hâta. Il la vit qui tirait de son sac une enveloppe dont elle lut l'adresse au chauffeur. Bien qu'elle parlât bas, il entendit :

      « Conduisez-moi au 63 du quai Voltaire. »

      Et elle monta. A son tour, Gorgeret héla une voiture. Mais, au même moment, l'émissaire de la Préfecture qu'il attendait si impatiemment l'accosta.

      « Ah ! c'est vous, Renaud ? dit-il. Vous avez le mandat ?

      – Voici », fit l'agent.

      Et il donna quelques explications supplémentaires dont on l'avait chargé pour Gorgeret.

      Quand celui-ci fut libre, il s'avisa que le taxi qu'il avait appelé s'était éloigné et que le taxi de Clara avait tourné au coin de la place.

      Il perdit encore trois ou quatre minutes. Mais que lui importait ! Il connaissait l'adresse !

      « Chauffeur, dit-il à celui qui se présenta, conduisez-nous quai Voltaire, au n° 63. »


      Quelqu'un avait rôdé autour des deux inspecteurs, depuis l'instant même où, postés contre le pilier, ils surveillaient l'arrivée du train 368. Un homme assez âgé, au visage maigre et poilu, au teint basané, vêtu d'un pardessus olivâtre trop long et rapiécé. Cet homme réussit, sans être remarqué des inspecteurs, à se faufiler près de la voiture au moment où Gorgeret énonçait l'adresse.

      A son tour, il sauta dans un taxi et ordonna :

      « Chauffeur, au n° 63 du quai Voltaire. »




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