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La Femme aux deux Sourires

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






XV – LE MEURTRE

Raoul arpenta la pièce en réfléchissant. Clara ne bougeait toujours pas, absorbée, et la figure invisible. Valthex, debout, croisait les bras, l'air arrogant.

      Raoul s'arrêta devant lui.

      « Somme toute, tu n'es qu'un maître chanteur.

      – J'ai voulu d'abord venger ma tante Elisabeth. Aujourd'hui, le dossier que j'ai réuni est une sauvegarde. J'en profite. Laisse-moi passer. »

      Raoul ne le quittait pas des yeux.

      « Et ensuite ? demanda-t-il.

      – Ensuite ? »

      Valthex crut qu'il avait partie gagnée, que sa menace avait porté et qu'il pouvait aller jusqu'au bout de sa victoire. L'attitude de Clara l'accrochait à cette idée.

      « Ensuite, dit Valthex, ma maîtresse me rejoindra. Dans une heure, j'exige qu'elle soit chez moi, à l'adresse que je vais lui donner.

      – Ta maîtresse ?

      – Celle-ci », dit Valthex en montrant la jeune femme.

      Raoul avait pâli. Il scanda :

      « Tu as donc toujours la prétention ?... Tu espères donc ?

      – Je n'espère pas, dit Valthex en s'échauffant. Je veux. Je réclame celle qui est à moi. Celle dont je fus l'amant... et que tu m'as volée. »

      Il n'acheva pas, tellement l'expression de Raoul devenait terrible. Sa main ébaucha un geste du côté de sa poche à revolver.

      Ils se défièrent du regard, rivaux acharnés. Et soudain Raoul, sautant sur place, lui jeta dans les jambes, à hauteur de la cheville, deux coups de semelle puis l'agrippa aux bras, de ses mains implacables.

      L'autre fléchit de douleur, n'eut pas la force de résister et fut renversé sous le choc.

      « Raoul ! Raoul ! cria la jeune femme, en se précipitant vers lui... Non, je t'en prie... ne vous battez pas... »

      La fureur de Raoul était telle qu'il rouait l'ennemi de coups, inutilement, sans autre raison que de le châtier. Les explications, les menaces de Valthex, rien ne comptait plus pour lui. Il tenait un homme qui lui disputait Clara, qui avait été son amant, s'en vantait, et se réclamait encore du passé. Et ce passé, il semblait à Raoul que des coups de poing et des coups de pied l'anéantissaient.

      « Non, non, Raoul, je t'en supplie, gémissait Clara ; non, laisse-le. Qu'il s'en aille, ne le livre pas à la justice. Je t'en supplie... à cause de mon père... Non... Qu'il s'en aille. »

      Raoul ripostait, tout en frappant :

      « Ne t'inquiète pas, Clara. Il ne dira rien contre le marquis. Toute cette histoire, est-ce vrai, d'abord ? Et puis quand même, il ne parlera pas... ce n'est pas son intérêt.

      – Si, implorait la jeune femme en sanglotant... si... il se vengera.

      – Qu'importe ! C'est une bête méchante... Il faut s'en délivrer... sinon, un jour ou l'autre, c'est à toi qu'il s'en prendra... »

      Elle ne cédait pas. Elle l'empêchait de frapper. Elle parlait de Jean d'Erlemont, qu'on n'avait pas le droit d'exposer à une délation.

      A la fin, Raoul lâcha prise. Sa colère faiblissait.

      Il dit :

      « C'est bien. Qu'il s'en aille ! Tu entends, Valthex, fiche le camp. Mais si jamais tu t'avises de toucher à Clara ou au marquis, tu es perdu. Allons, déguerpis. »

      Valthex resta quelques secondes sans bouger. Raoul l'avait-il donc maltraité au point qu'il lui fallait reprendre son aplomb ? Il s'appuya sur son coude, retomba, fit un nouvel effort qui le porta jusqu'auprès du fauteuil, essaya de se mettre debout, parut perdre l'équilibre et s'abattit à genoux. Mais tout cela n'était qu'une feinte. En réalité, il n'avait d'autre but que de se rapprocher du guéridon. Brusquement, il plongea sa main dans le tiroir, saisit le revolver dont on apercevait la crosse et, poussant un cri rauque, se retourna vers Raoul et leva le bras.

      Si imprévu, si rapide que fût le geste, il n'eut pas le temps de l'exécuter. Quelqu'un en devança l'effet, Clara, qui, se jetant entre les deux hommes, tira de son corsage un couteau qu'elle planta en plein dans la poitrine de Valthex, sans qu'il songeât à parer le coup et sans que Raoul pût intervenir.

      Valthex parut d'abord n'avoir rien senti et n'éprouva aucune douleur. Son visage, cependant, jaune d'ordinaire, blêmit jusqu'à devenir tout blanc. Puis son grand corps se détira, immense, démesuré. Et d'un bloc, il s'effondra, le buste et les bras allongés sur le divan, avec un soupir profond que suivirent quelques hoquets. Et le silence, l'immobilité.

      Clara, son couteau ensanglanté à la main, avait contemplé, avec des yeux hagards, cette sorte de déracinement et de chute. Quand Valthex tomba, Raoul dut la soutenir, et elle bégayait, épouvantée, anéantie :

      « J'ai tué... J'ai tué... Tu ne vas plus m'aimer... Ah ! quelle horreur ! »

      Il murmura :

      « Mais si, je t'aimerai... je t'aime... Mais pourquoi as-tu frappé ?

      – Il allait tirer sur toi... le revolver...

      – Mais, ma petite... il n'était pas chargé... et je le laissais là... justement, pour le tenter et qu'il ne se servît pas du sien... »

      Il assit la jeune femme sur le fauteuil, la tournant de façon qu'elle n'aperçût pas le corps de Valthex. Puis il s'inclina vers celui-ci, l'examina, écouta le cœur, et dit entre ses dents :

      « Il bat encore... mais c'est l'agonie. »

      Et, ne pensant plus qu'à elle, à cette femme qu'il fallait sauver et emmener à tout prix, il dit vivement :

      « Va-t'en, ma chérie... Tu ne peux pas rester... On va venir... »

      Un sursaut d'énergie la secoua :

      « M'en aller ?... Te laisser seul ?

      – Pense donc !... Si l'on te trouve ici ?

      – Eh bien, et toi ?

      – Je ne peux pas abandonner cet homme... »

      Il hésitait. Il savait que Valthex était perdu, mais il ne pouvait pas se décider au départ, et il était troublé, indécis.

      Elle fut inflexible :

      « Je ne partirai pas... C'est moi qui ai frappé... C'est moi qui dois rester et être arrêtée... »

      Cette idée le bouleversa :

      « Jamais ! Jamais ! Toi, arrêtée ? Je n'y consens pas... je ne veux pas... Cet homme était un misérable. Tant pis pour lui !... Allons-nous en... Je n'ai pas le droit de te laisser ici... »

      Il courut vers la fenêtre, souleva le rideau, et recula :

      « Gorgeret !

      – Quoi ? dit-elle affolée. Gorgeret ?... Il vient ?

      – Non... il surveille la maison, avec deux de ses hommes... Impossible de fuir. »

      Il y eut dans la pièce quelques secondes d'égarement. Raoul avait jeté un tapis de table sur le corps de Valthex. Clara allait et venait, sans plus savoir ce qu'elle faisait, ni ce qu'elle disait. Sous sa couverture, le moribond avait des soubresauts.

      « Nous sommes perdus... nous sommes perdus..., chuchota la jeune femme.

      – Qu'est-ce que tu chantes ? » protesta Raoul, que ces instants d'émotion excessive rendaient vite au calme et à la maîtrise de soi-même.

      Il réfléchit, consulta sa montre, puis empoigna le téléphone de la ville et, d'une voix âpre :

      « Allô ! allô ! Vous ne m'entendez donc pas, mademoiselle ? Mais il ne s'agit pas d'un numéro ! Allô ! Donnez-moi la surveillante... Allô ! La surveillante ? Ah ! c'est toi, Caroline ? Quelle chance ! Bonjour, chérie... Voilà... Sonne ici, sans discontinuer durant cinq minutes... Il y a un blessé dans la pièce... Alors, il faut que la concierge entende le téléphone et monte. C'est convenu, hein ? Mais non, Caroline, ne t'inquiète pas... Tout va très bien... C'est un petit incident de rien du tout. Adieu ! »

      Il raccrocha l'appareil. La sonnerie commença. Alors, il saisit la main de sa maîtresse et lui dit :

      « Viens, dans deux minutes la concierge sera ici, et fera le nécessaire. Sans doute ira-t-elle chercher en face Gorgeret, qu'elle doit connaître sûrement. Viens. Nous allons fuir par en haut. »

      Sa voix était si paisible, son étreinte si impérieuse qu'elle ne songea pas à protester.

      Il recueillit le couteau, essuya l'appareil de téléphone pour qu'on ne pût relever les empreintes de ses doigts, découvrit le corps de Valthex, cassa le mécanisme de l'écran lumineux et ils s'en allèrent, laissant la porte grande ouverte.

      La sonnerie retentissait, stridente et opiniâtre, tandis qu'ils montaient jusqu'au troisième étage, c'est-à-dire à l'étage habité par les domestiques, au-dessus de l'appartement de Jean d'Erlemont.

      Raoul se mit aussitôt en devoir de fracturer la porte, ce qui fut facile, la serrure n'étant pas fermée à clef, ni le verrou poussé.

      Au moment où ils entraient, et avant qu'ils n'eussent repoussé le battant, un grand cri s'éleva dans la cage de l'escalier. C'était la concierge que l'alarme donnée par la sonnerie avait attirée, et qui, par les portes ouvertes de l'entresol, apercevait le désordre du salon, et, sur le divan, étendu, pantelant, le corps de Valthex.

      « Tout est pour le mieux, dit Raoul, qui revenait à ses habitudes d'ironie tranquille. C'est à la concierge d'agir. Elle est responsable. Nous, nous sommes en dehors de la question. »

      Le troisième étage était composé de chambres pour les domestiques, vides par conséquent à cette heure de la journée, et de mansardes où il y avait des malles ou de vieux meubles hors d'usage. Des cadenas fermaient celles-ci. Raoul tordit l'un d'eux. La mansarde était éclairée par une lucarne, à laquelle il accéda aisément.

      Clara, muette, le visage tragique, obéissait machinalement à tout ce qu'il ordonnait. Deux ou trois fois, elle répéta :

      « J'ai tué... j'ai tué... Tu ne m'aimeras plus... »

      Et l'on voyait que ce meurtre et que l'influence de ce meurtre sur l'amour de Raoul constituaient son unique pensée, et qu'elle n'était même pas effleurée par le souci de sa sécurité, par la poursuite possible du policier Gorgeret, et par ce qu'il allait advenir de leur fuite sur les toits.

      « Nous y voilà, dit Raoul, qui, lui, au contraire, ne se préoccupait – chaque chose à son temps – que de porter au maximum les chances de réussir son entreprise. Comme tout s'arrange à notre avantage ! Le cinquième étage de la maison voisine est à la même hauteur que le toit de la nôtre. Tu avoueras... »

      Comme elle n'avouait rien du tout, il changea de sujet pour appuyer son contentement.

      « C'est comme à l'égard de ce forban de Valthex, il a été assez maladroit pour justifier, pour nécessiter notre riposte. Donc, cas de légitime défense, s'il en fut jamais. Il nous attaquait... notre devoir était de prévenir son mauvais coup. Notre situation est excellente. »

      Si excellente que fût la situation, il fallait se mettre à l'abri, et Raoul y pourvoyait avec ardeur et conscience. Il traversa et fit traverser à sa compagne une petite courette qui donnait sur une pièce vide. La chance se confirmait : l'appartement dans lequel ils abordèrent n'était pas habité. Quelques meubles seulement y traînaient, et ce qui peut rester d'un déménagement encore inachevé. Un couloir les conduisit à la porte d'entrée, qui leur livra passage complaisamment. Un escalier... Ils descendirent un étage. Puis, encore un étage. Quand ils furent arrivés sur le palier de l'entresol, Raoul dit à voix basse :

      « Concertons-nous. Dans toute maison de Paris, il y a des concierges. Je ne sais pas si ceux d'ici nous verront passer. En tout cas, il est préférable de ne pas sortir ensemble. Va-t'en la première. Tu te trouveras dans une rue perpendiculaire au quai. Tu suivras ta gauche, donc le dos tourné à la Seine. Dans la troisième rue à droite, il y a, au numéro 5, un petit hôtel qui a pour nom l'hôtel du Faubourg et du Japon. Tu entreras dans le salon d'attente. Je te rejoins dans deux minutes. »

      Il lui entoura le cou, la renversa un peu et l'embrassa.

      « Allons, ma petite, du courage... et n'aie pas cet air désolé. Pense que tu m'as sauvé la vie. Mais oui, tu m'as sauvé la vie. Le revolver était parfaitement chargé. »

      Il débita ce mensonge avec désinvolture. Mais rien ne pouvait faire que Clara échappât à son obsession. Elle s'éloigna, la tête inclinée, l'aspect misérable.

      Et, se penchant, il la vit sortir à gauche.

      Il compta jusqu'à cent. Et puis encore jusqu'à cent, pour plus de précaution. Puis il s'en alla, le chapeau enfoncé sur la tête, un lorgnon sur les yeux.

      Il remonta une rue, étroite et fréquentée, jusqu'à ce qu'il parvînt à la troisième. Sur le côté gauche de celle-ci, une enseigne annonçait l'hôtel du Faubourg et du Japon, maison d'apparence modeste, mais dont le salon, vitré par en haut, était meublé avec beaucoup de goût.

      Il ne vit pas Clara. D'ailleurs, il n'y avait personne.

      Raoul, très inquiet, retourna dehors, inspecta la rue, se hâta vers l'immeuble par lequel ils s'étaient évadés, revint jusqu'à l'hôtel.

      Personne.

      Il murmura :

      « C'est inconcevable !... Je vais attendre... Je vais attendre... »

      Il attendit une demi-heure... une heure... avec des incursions rapides dans les rues avoisinantes.

      Personne.

      A la fin, il partit, sous l'impulsion d'une idée nouvelle : Clara devait s'être réfugiée au pavillon d'Auteuil. Dans sa détresse, elle n'avait pas bien compris le lieu du rendez-vous ou l'avait oublié, et elle se morfondait là-bas.

      Il sauta dans un taxi, dont il prit lui-même le volant, selon son habitude en cas d'urgence.

      Dans le jardin, il rencontra le domestique, puis, dans l'escalier, Courville.

      « Clara ?

      – Mais elle n'est pas là. »

      Ce fut pour lui un accablement. Où aller ? Que faire ? L'inanité de toute action s'ajoutait à son tourment. Et surtout une pensée effroyable grandissait en lui, d'une telle logique que, plus il l'examinait, plus elle lui semblait l'aboutissement certain des transes par où avait passé la pauvre Clara. Meurtrière, persuadée que son acte la rendait pour son amant un objet d'horreur, pouvait-on douter qu'elle échappât à l'obsession du suicide ? N'était-ce pas pour cela qu'elle s'était enfuie ? Toute sa conduite ne prouvait-elle pas qu'elle ne voulait plus, qu'elle n'osait plus le revoir ?

      Il l'imaginait errant dans la nuit. Elle marchait le long de la Seine. L'eau noire, luisante de clartés éparses, l'attirait. Elle y entrait peu à peu. Elle s'y jetait.

      Toute cette nuit fut affreuse pour Raoul. Quel que fût son habituel contrôle sur lui-même, il ne pouvait se soustraire à certaines suppositions qui, avec la complicité des ténèbres, prenaient figure de certitudes. Il était bourrelé de remords, remords de n'avoir pas flairé le piège de Valthex, remords d'avoir joué la difficulté, remords d'avoir quitté la malheureuse Clara.

      Il ne s'endormit qu'au matin. A huit heures, il bondit hors de son lit, comme si quelque chose l'appelait à l'action. Quoi ?

      Il sonna.

      « Du nouveau ? demanda-t-il... Madame ?

      – Pas de nouvelles, répondit le domestique.

      – Est-ce possible ?

      – M. Courville peut renseigner Monsieur. »

      Courville entra.

      « Alors... pas rentrée ?

      – Non.

      – Aucune nouvelle ?

      – Aucune.

      – Tu mens !... tu mens ! s'écria-t-il en empoignant le secrétaire. Tu mens !... Oui, tu as l'air embarrassé. Qu'est-ce qu'il y a ? Mais parle donc, imbécile. Crois-tu que j'aie peur de la vérité ? »

      Courville tira un journal de sa poche. Raoul le déplia et, tout de suite, lâcha un juron.

      On lisait, au haut d'une colonne de première page, en gros caractères :

      « Assassinat du grand Paul. Son ancienne maîtresse, Clara la Blonde, est arrêtée sur le lieu du forfait par l'inspecteur principal Gorgeret. La police est convaincue qu'elle est l'auteur du crime, avec son nouvel amant, le sieur Raoul, qui déjà l'avait enlevée lors de l'inauguration du Casino Bleu. Son complice a disparu. »




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