CHAPITRE XLVII :
L'ATTELAGE GRIS POMMELÉ
Le
baron, suivi du comte, traversa une longue file d'appartements remarquables par leur lourde somptuosité et leur fastueux mauvais
goût, et arriva jusqu'au boudoir de Mme Danglars, petite pièce
octogone tendue de satin
rose recouvert de mousseline des Indes ; les fauteuils étaient en vieux
bois doré et en vieilles étoffes ; les dessus des portes représentaient des bergeries dans le genre de Boucher ; enfin deux jolis pastels en
médaillon, en
harmonie avec le reste de l'ameublement, faisaient de cette petite
chambre la seule de l'hôtel qui eût quelque caractère ; il est vrai qu'elle avait échappé au plan général arrêté entre M. Danglars et son architecte, une des plus hautes et des plus éminentes célébrités de l'Empire, et que c'était la baronne et Lucien Debray seulement qui s'en étaient réservé la décoration. Aussi M. Danglars, grand admirateur de l'antique à la manière dont le comprenait le
Directoire, méprisait-il fort ce coquet petit réduit, où, au reste, il n'était admis en
général qu'à la condition qu'il ferait excuser sa présence en amenant quelqu'un ; ce n'était donc pas en réalité Danglars qui présentait, c'était au contraire lui qui était présenté et qui était bien ou mal reçu selon que le visage du visiteur était agréable ou désagréable à la baronne.
Mme Danglars, dont la beauté pouvait encore être citée, malgré ses trente-six ans, était à son piano, petit chef-d'uvre de marqueterie, tandis que Lucien Debray, assis devant une table à ouvrage, feuilletait un album.
Lucien avait déjà, avant son arrivée, eu le temps de raconter à la baronne bien des choses relatives au comte. On sait combien, pendant le déjeuner chez
Albert, Monte-Cristo avait fait impression sur ses convives ; cette impression, si peu impressionnable qu'il fût, n'était pas encore effacée chez Debray, et les renseignements qu'il avait donnés à la baronne sur le comte s'en étaient ressentis. La curiosité de Mme Danglars, excitée par les anciens détails venus de Morcerf et les nouveaux détails venus de Lucien, était donc portée à son
comble. Aussi cet arrangement de piano et d'album n'était-il qu'une de ces
petites ruses du monde à l'aide desquelles on voile les plus fortes précautions. La baronne reçut en conséquence M. Danglars avec un sourire, ce qui de sa part n'était pas chose habituelle. Quant au comte, il eut, en échange de son salut, une cérémonieuse, mais en même temps gracieuse révérence.
Lucien, de son côté, échangea avec le comte un salut de demi-connaissance, et avec Danglars un geste d'intimité.
« Madame la baronne, dit Danglars, permettez que je vous présente M. le comte de Monte-Cristo, qui m'est adressé par mes correspondants de Rome avec les
recommandations les plus instantes : je n'ai qu'un mot à en dire et qui va en un
instant le rendre la coqueluche de toutes nos belles
dames ; il vient à
Paris
avec l'intention d'y rester un an et de dépenser six millions pendant cette
année ; cela promet une série de bals, de dîners, de médianoches, dans lesquels
j'espère que M. le comte ne nous oubliera pas plus que nous ne l'oublierons
nous-mêmes dans nos petites fêtes. »
Quoique la présentation fût assez grossièrement louangeuse, c'est, en
général, une chose si rare qu'un homme venant à
Paris pour dépenser en une année
la fortune d'un prince, que Mme Danglars jeta sur le comte un coup d'il qui
n'était pas dépourvu d'un certain intérêt.
« Et vous êtes arrivé, monsieur ?... demanda la baronne.
Depuis hier matin, madame.
Et vous venez, selon votre habitude, à ce qu'on m'a dit, du bout du
monde ?
De
Cadix cette fois, madame, purement et simplement.
Oh ! vous arrivez dans une affreuse saison.
Paris est détestable l'été ; il
n'y a plus ni bals, ni réunions, ni fêtes. L'Opéra italien est à Londres,
l'Opéra français est partout, excepté à
Paris ; et quant au Théâtre-Français,
vous savez qu'il n'est plus nulle part. Il nous reste donc pour toute
distraction quelques malheureuses courses au Champ-de-Mars et à Satory.
Ferez-vous courir, monsieur le comte ?
Moi, madame, dit Monte-Cristo, je ferai tout ce qu'on fait à
Paris, si j'ai
le bonheur de trouver quelqu'un qui me renseigne convenablement sur les
habitudes françaises.
Vous êtes amateur de
chevaux, monsieur le comte ?
J'ai passé une partie de ma vie en Orient, madame, et les Orientaux, vous le
savez, n'estiment que deux choses au monde : la noblesse des
chevaux et la beauté
des femmes.
Ah ! monsieur le comte, dit la baronne, vous auriez dû avoir la galanterie de
mettre les femmes les premières.
Vous voyez, madame, que j'avais bien raison quand tout à l'heure je
souhaitais un précepteur qui pût me guider dans les habitudes françaises. »
En ce moment la
camériste favorite de Mme la baronne Danglars entra, et
s'approchant de sa maîtresse, lui glissa quelques mots à l'oreille.
Mme Danglars pâlit.
« Impossible ! dit-elle.
C'est l'exacte vérité, cependant, madame », répondit la
camériste.
Mme Danglars se retourna du côté de son mari.
« Est-ce vrai, monsieur ?
Quoi, madame ? demanda Danglars visiblement agité.
Ce que me dit cette fille...
Et que vous dit-elle ?
Elle me dit qu'au moment où mon cocher a été pour mettre mes
chevaux à ma
voiture, il ne les a pas trouvés à l'écurie ; que signifie cela, je vous le
demande ?
Madame, dit Danglars, écoutez-moi.
Oh ! je vous écoute, monsieur, car je suis curieuse de savoir ce que vous
allez me dire ; je ferai ces messieurs
juges entre nous, et je vais commencer par
leur dire ce qu'il en est. Messieurs, continua la baronne, M. le
baron Danglars
a dix
chevaux à l'écurie ; parmi ces dix
chevaux, il y en a deux qui sont à moi,
des
chevaux charmants, les plus beaux
chevaux de
Paris ; vous les connaissez,
monsieur Debray, mes gris pommelé ! Eh bien, au moment où Mme de
Villefort
m'emprunte ma voiture, où je la lui promets pour aller demain au
Bois, voilà les
deux
chevaux qui ne se retrouvent plus ! M. Danglars aura trouvé à gagner dessus
quelques milliers de francs, et il les aura vendus. Oh ! la vilaine race, mon
Dieu ! que celle des spéculateurs !
Madame, répondit Danglars, les
chevaux étaient trop vifs, ils avaient quatre
ans à peine, ils me faisaient pour vous des peurs horribles.
Eh ! monsieur, dit la baronne, vous savez bien que j'ai depuis un mois à mon
service le meilleur cocher de
Paris, à moins toutefois que vous ne l'ayez vendu
avec les
chevaux.
Chère amie je vous trouverai les pareils, de plus beaux même, s'il y en a ;
mais des
chevaux doux calmes, et qui ne m'inspirent plus pareille terreur. »
La baronne haussa les épaules avec un
air de profond mépris. Danglars ne
parut point s'apercevoir de ce geste plus que conjugal, et se retournant vers
Monte-Cristo :
« En vérité, je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt, monsieur le
comte, dit-il ; vous montez votre maison ?
Mais oui, dit le comte.
Je vous les eusse proposés. Imaginez-vous que je les ai donnés pour rien,
mais, comme je vous l'ai dit, je voulais m'en défaire : ce sont des
chevaux de
jeune homme.
Monsieur, dit le comte, je vous remercie ; j'en ai acheté ce matin d'assez
bons et pas trop cher. Tenez, voyez, monsieur Debray, vous êtes amateur, je
crois ? »
Pendant que Debray s'approchait de la fenêtre, Danglars s'approcha de sa
femme.
« Imaginez-vous, madame, lui dit-il tout bas, qu'on est venu m'offrir un prix
exorbitant de ces
chevaux. Je ne sais quel est le fou en train de se ruiner qui
m'a envoyé ce matin son intendant, mais le fait est que j'ai gagné seize mille
francs dessus ; ne me boudez pas, et je vous en donnerai quatre mille, et deux
mille à
Eugénie. »
Mme Danglars laissa tomber sur son mari un regard écrasant.
« Oh ! mon
Dieu ! s'écria Debray.
Quoi donc ? demanda la baronne.
Mais je ne me trompe pas, ce sont vos
chevaux, vos propres
chevaux attelés à
la voiture du comte.
Mes gris pommelé ! » s'écria Mme Danglars.
Et elle s'élança vers la fenêtre.
« En effet, ce sont eux », dit-elle.
Danglars était stupéfait.
« Est-ce possible ? dit Monte-Cristo en jouant l'étonnement.
C'est incroyable ! » murmura le banquier.
La baronne dit deux mots à l'oreille de Debray, qui s'approcha à son tour de
Monte-Cristo.
« La baronne vous fait demander combien son mari vous a vendu son
attelage.
Mais je ne sais trop, dit le comte, c'est une surprise que mon intendant m'a
faite, et... qui m'a coûté trente mille francs, je crois. »
Debray alla reporter la réponse à la baronne.
Danglars était si pâle et si décontenancé, que le comte eut l'
air de le
prendre en pitié.
« Voyez, lui dit-il, combien les femmes sont ingrates : cette prévenance de
votre part n'a pas touché un instant la baronne ; ingrate n'est pas le mot, c'est
folle que je devrais dire. Mais que voulez-vous, on aime toujours ce qui nuit ;
aussi, le plus court, croyez-moi, cher
baron, est toujours de les laisser faire
à leur tête ; si elles se la brisent, au moins, ma foi ! elles ne peuvent s'en
prendre qu'à elles. »
Danglars ne répondit rien, il prévoyait dans un prochain avenir une scène
désastreuse ; déjà le sourcil de Mme la baronne s'était froncé, et comme celui de
Jupiter
olympien, présageait un orage ; Debray, qui le sentait grossir prétexta
une affaire et partit. Monte-Cristo, qui ne voulait pas gâter la position qu'il
voulait conquérir en demeurant plus longtemps, salua Mme Danglars et se retira,
livrant le
baron à la colère de sa femme.
« Bon ! pensa Monte-Cristo en se retirant j'en suis arrivé où j'en voulais
venir ; voilà que je tiens dans mes mains la paix du ménage et que je vais gagner
d'un seul coup le cur de monsieur et le cur de madame ; quel bonheur ! Mais,
ajouta-t-il, dans tout cela, je n'ai point été présenté à Mlle
Eugénie Danglars,
que j'eusse été cependant fort aise de connaître. Mais, reprit-il avec ce
sourire qui lui était particulier, nous voici à
Paris, et nous avons du temps
devant nous... Ce sera pour plus tard !... »
Sur cette réflexion, le comte monta en voiture et rentra chez lui.
Deux heures après, Mme Danglars reçut une lettre charmante du comte de
Monte-Cristo, dans laquelle il lui déclarait que, ne voulant pas commencer ses
débuts dans le monde parisien en désespérant une jolie femme, il la suppliait de
reprendre ses
chevaux.
Ils avaient le même harnais qu'elle leur avait vu le matin seulement au
centre de chaque rosette qu'ils portaient sur l'oreille, le comte avait fait
coudre un
diamant.
Danglars, aussi, eut sa lettre.
Le comte lui demandait la permission de passer à la baronne ce caprice de
millionnaire, le priant d'excuser les façons orientales dont le renvoi des
chevaux était accompagné.
Pendant la soirée, Monte-Cristo partit pour
Auteuil, accompagné d'Ali.
Le lendemain vers trois heures, Ali, appelé par un coup de timbre entra dans
le cabinet du comte.
« Ali, lui dit-il, tu m'as souvent parlé de ton adresse à lancer le
lasso ? »
Ali fit signe que oui et se redressa fièrement.
« Bien !... Ainsi, avec le lasso, tu arrêterais un buf ? »
Ali fit signe de la tête que oui.
« Un tigre ? »
Ali fit le même signe.
« Un
lion ? »
Ali fit le geste d'un homme qui lance le lasso, et imita un rugissement
étranglé.
« Bien, je comprends, dit Monte-Cristo, tu as chassé le
lion ? »
Ali fit un signe de tête orgueilleux.
« Mais arrêterais-tu, dans leur course, deux
chevaux ? »
Ali sourit.
« Eh bien, écoute, dit Monte-Cristo. Tout à l'heure une voiture passera
emportée par deux
chevaux gris pommelé, les mêmes que j'avais hier. Dusses-tu te
faire écraser, il faut que tu arrêtes cette voiture devant ma porte. »
Ali descendit dans la rue et traça devant la porte une ligne sur le pavé :
puis il rentra et montra la ligne au comte, qui l'avait suivi des yeux.
Le comte lui frappa doucement sur l'épaule : c'était sa manière de remercier
Ali. Puis le Nubien alla fumer sa chibouque sur la borne qui formait l'
angle de
la maison et de la rue, tandis que Monte-Cristo rentrait sans plus s'occuper de
rien.
Cependant, vers cinq heures, c'est-à-dire l'heure où le comte attendait la
voiture, on eût pu voir naître en lui les signes presque imperceptibles d'une
légère impatience : il se promenait dans une
chambre donnant sur la rue, prêtant
l'oreille par intervalles, et de temps en temps se rapprochant de la fenêtre,
par laquelle il apercevait Ali poussant des bouffées de tabac avec une
régularité indiquant que le Nubien était tout à cette importante occupation.
Tout à coup on entendit un roulement lointain, mais qui se rapprochait avec
la rapidité de la foudre ; puis une calèche apparut dont le cocher essayait
inutilement de retenir les
chevaux, qui s'avançaient furieux, hérissés,
bondissant avec des élans insensés.
Dans la calèche, une jeune femme et un
enfant de sept à huit ans, se tenant
embrassés, avaient perdu par l'excès de la terreur jusqu'à la
force de pousser
un cri ; il eût suffi d'une pierre sous la roue ou d'un
arbre accroché pour
briser tout à fait la voiture, qui craquait. La voiture tenait le milieu du
pavé, et on entendait dans la rue les cris de terreur de ceux qui la voyaient
venir.
Soudain Ali pose sa chibouque, tire de sa poche le lasso, le lance, enveloppe
d'un triple tour les jambes de devant du
cheval de gauche, se laisse entraîner
trois ou quatre pas par la violence de l'impulsion ; mais, au bout de trois ou
quatre pas, le
cheval enchaîné s'abat, tombe sur la
flèche, qu'il brise, et
paralyse les efforts que fait le
cheval resté debout pour continuer sa course.
Le cocher saisit cet instant de répit pour sauter en bas de son siège ; mais déjà
Ali a saisi les naseaux du second
cheval avec ses doigts de fer, et l'
animal,
hennissant de douleur, s'est allongé convulsivement près de son
compagnon.
Il a fallu à tout cela le temps qu'il faut à la balle pour
frapper le
but.
Cependant il a suffi pour que de la maison en face de laquelle l'accident est
arrivé, un homme se soit élancé suivi de plusieurs serviteurs. Au moment où le
cocher ouvre la portière, il enlève de la calèche la
dame, qui d'une main se
cramponne au coussin, tandis que de l'autre elle serre contre sa poitrine son
fils évanoui. Monte-Cristo les emporta tous les deux dans le salon, et les
déposant sur un canapé :
« Ne craignez plus rien, madame, dit-il ; vous êtes sauvée. »
La femme revint à elle, et pour réponse elle lui présenta son fils, avec un
regard plus éloquent que toutes les prières.
En effet, l'
enfant était toujours évanoui.
« Oui, madame, je comprends, dit le comte en examinant l'
enfant ; mais, soyez
tranquille, il ne lui est arrivé aucun mal, et c'est la peur seule qui l'a mis
dans cet état.
Oh ! monsieur, s'écria la mère, ne me dites-vous pas cela pour me rassurer ?
Voyez comme il est pâle ! Mon fils, mon
enfant ! mon Edouard ! réponds donc à ta
mère ? Ah ! monsieur ! envoyez chercher un médecin. Ma fortune à qui me rend mon
fils ! »
Monte-Cristo fit de la main un geste pour calmer la mère éplorée ; et, ouvrant
un coffret, il en tira un flacon de Bohème, incrusté d'or, contenant une liqueur
rouge comme du sang et dont il laissa tomber une seule goutte sur les lèvres de
l'
enfant.
L'
enfant, quoique toujours pâle, rouvrit aussitôt les yeux.
A cette
vue, la joie de la mère fut presque un délire.
« Où suis-je ? s'écria-t-elle, et à qui dois-je tant de bonheur après une si
cruelle épreuve ?
Vous êtes, madame, répondit Monte-Cristo, chez l'homme le plus heureux
d'avoir pu vous épargner un chagrin.
Oh ! maudite curiosité ! dit la
dame. Tout
Paris parlait de ces magnifiques
chevaux de Mme Danglars, et j'ai eu la folie de vouloir les essayer.
Comment ! s'écria le comte avec une surprise admirablement jouée, ces
chevaux
sont ceux de la baronne ?
Oui, monsieur, la connaissez-vous ?
Mme Danglars ?... j'ai cet honneur, et ma joie est double de vous voir sauvée
du péril que ces
chevaux vous ont fait courir ; car ce péril, c'est à moi que
vous eussiez pu l'attribuer : j'avais acheté hier ces
chevaux au
baron ; mais la
baronne a paru tellement les regretter, que je les lui ai renvoyés hier en la
priant de les accepter de ma main.
Mais alors vous êtes donc le comte de Monte-Cristo dont Hermine m'a tant
parlé hier ?
Oui, madame, fit le comte.
Moi, monsieur, je suis Mme Héloïse de
Villefort. »
Le comte salua en homme devant lequel on prononce un nom parfaitement
inconnu.
« Oh ! que M. de
Villefort sera reconnaissant ! reprit Héloïse car enfin il vous
devra notre vie à tous deux : vous lui avez rendu sa femme et son fils.
Assurément, sans votre généreux serviteur, ce cher
enfant et moi, nous étions
tués.
Hélas ! madame ! je frémis encore du péril que vous avez couru.
Oh ! j'espère que vous me permettrez de récompenser dignement le dévouement
de cet homme.
Madame, répondit Monte-Cristo, ne me gâtez pas Ali, je vous prie, ni par des
louanges, ni par des récompenses : ce sont des habitudes que je ne veux pas qu'il
prenne. Ali est mon esclave ; en vous sauvant la vie il me sert, et c'est son
devoir de me servir.
Mais il a risqué sa vie, dit Mme de
Villefort, à qui ce ton de maître
imposait singulièrement.
J'ai sauvé cette vie, madame, répondit Monte-Cristo, par conséquent elle
m'appartient. »
Mme de
Villefort se tut : peut-être réfléchissait-elle à cet homme qui, du
premier abord, faisait une si profonde impression sur les
esprits.
Pendant cet instant de silence, le comte put considérer à son aise l'
enfant
que sa mère couvrait de baisers. Il était petit, grêle, blanc de peau comme les
enfants roux, et cependant une
forêt de
cheveux noirs, rebelles à toute frisure,
couvrait son front bombé, et, tombant sur ses épaules en encadrant son visage,
redoublait la vivacité de ses yeux pleins de malice sournoise et de
juvénile
méchanceté ; sa bouche, à peine redevenue vermeille, était fine de lèvres et
large d'ouverture ; les traits de cet
enfant de huit ans annonçaient déjà douze
ans au moins.
Son premier mouvement fut de se débarrasser par une brusque
secousse des bras de sa mère, et d'aller ouvrir le coffret d'où le comte avait
tiré le flacon d'
élixir ; puis aussitôt, sans en demander la permission à
personne, et en
enfant habitué à satisfaire tous ses caprices, il se mit à
déboucher les fioles.
« Ne touchez pas à cela, mon ami, dit vivement le comte, quelques-unes de ces
liqueurs sont dangereuses, non seulement à boire, mais même à respirer. »
Mme de
Villefort pâlit et arrêta le bras de son fils qu'elle ramena vers
elle ; mais, sa crainte calmée, elle jeta aussitôt sur le coffret un court mais
expressif regard que le comte saisit au passage.
En ce moment Ali entra.
Mme de
Villefort fit un mouvement de joie, et ramena l'
enfant plus près
d'elle encore :
« Edouard, dit-elle, vois-tu ce bon serviteur : il a été bien courageux, car il
a exposé sa vie pour arrêter les
chevaux qui nous emportaient et la voiture qui
allait se briser. Remercie-le donc, car probablement sans lui, à cette heure,
serions-nous morts tous les deux. »
L'
enfant allongea les lèvres et tourna dédaigneusement la tête.
« Il est trop laid », dit-il.
Le comte sourit comme si l'
enfant venait de remplir une de ses espérances ;
quant à Mme de
Villefort, elle gourmanda son fils avec une modération qui n'eût,
certes, pas été du
goût de Jean-Jacques Rousseau si le petit Edouard se fût
appelé Emile.
« Vois-tu, dit en arabe le comte à Ali, cette
dame prie son fils de te
remercier pour la vie que tu leur as sauvée à tous deux, et l'
enfant répond que
tu es trop laid. »
Ali détourna un instant sa tête intelligente et regarda l'
enfant sans
expression apparente ; mais un simple frémissement de sa narine apprit à
Monte-Cristo que l'Arabe venait d'être blessé au cur.
« Monsieur, demanda Mme de
Villefort en se levant pour se retirer, est-ce
votre demeure habituelle que cette maison ?
Non, madame, répondit le comte, c'est une espèce de pied-à-terre que j'ai
acheté : j'habite avenue des Champs-Elysées, n° 30. Mais je vois que vous êtes
tout à fait remise, et que vous désirez vous retirer. Je viens d'ordonner qu'on
attelle ces mêmes
chevaux à ma voiture, et Ali, ce garçon si laid, dit-il en
souriant à l'
enfant, va avoir l'honneur de vous reconduire chez vous, tandis que
votre cocher restera ici pour faire raccommoder la calèche. Aussitôt cette
besogne indispensable terminée, un de mes attelages la reconduira directement
chez Mme Danglars.
Mais, dit Mme de
Villefort, avec ces mêmes
chevaux je n'oserai jamais m'en
aller.
Oh ! vous allez voir, madame, dit Monte-Cristo ; sous la main d'Ali, ils vont
devenir doux comme des
agneaux. »
En effet, Ali s'était approché des
chevaux qu'on avait remis sur leurs jambes
avec beaucoup de peine. Il tenait à la main une petite éponge imbibée de
vinaigre aromatique ; il en frotta les naseaux et les tempes des
chevaux,
couverts de sueur et d'écume, et presque aussitôt ils se mirent à souffler
bruyamment et à frissonner de tout leur
corps durant quelques secondes.
Puis, au milieu d'une foule nombreuse que les débris de la voiture et le
bruit de l'événement avaient attirée devant la maison, Ali fit atteler les
chevaux au coupé du comte, rassembla les rênes, monta sur le siège, et, au grand
étonnement des assistants qui avaient vu ces
chevaux emportés comme par un
tourbillon, il fut obligé d'user vigoureusement du fouet pour les faire partir
et encore ne put-il obtenir des fameux gris pommelé, maintenant stupides,
pétrifiés, morts, qu'un trot si mal assuré et si languissant qu'il fallut près de deux heures à Mme de
Villefort pour regagner le faubourg
Saint-Honoré, où elle demeurait.
A peine arrivée chez elle, et les premières émotions de famille apaisées, elle écrivit le billet suivant à Mme Danglars :
« Chère Hermine,
« Je viens d'être miraculeusement sauvée avec mon fils par ce même comte de Monte-Cristo dont nous avons tant parlé hier soir, et que j'étais loin de me douter que je verrais aujourd'hui. Hier vous m'avez parlé de lui avec un enthousiasme que je n'ai pu m'empêcher de railler de toute la
force de mon pauvre petit
esprit, mais aujourd'hui je trouve cet enthousiasme bien au-dessous de l'homme qui l'inspirait. Vos
chevaux s'étaient emportés au Ranelagh comme s'ils eussent été pris de frénésie, et nous allions probablement être mis en morceaux, mon pauvre Edouard et moi, contre le premier
arbre de la route ou la première borne du village, quand un Arabe, un Nègre, un Nubien, un homme noir enfin, au service du comte, a, sur un signe de lui, je crois, arrêté l'élan des
chevaux, au risque d'être brisé lui-même, et c'est vraiment un miracle qu'il ne l'ait pas été. Alors le comte est accouru, nous a emportés chez lui, Edouard et moi, et là a rappelé mon fils à la vie. C'est dans sa propre voiture que j'ai été ramenée à l'hôtel ; la vôtre vous sera renvoyée demain. Vous trouverez vos
chevaux bien affaiblis depuis cet accident ; ils sont comme hébétés ; on dirait qu'ils ne peuvent se pardonner à eux-mêmes de s'être laissé dompter par un homme. Le comte m'a chargée de vous dire que deux
jours de repos sur la litière et de l'orge pour toute nourriture les remettront dans un état aussi florissant, ce qui veut dire aussi effrayant qu'hier.
« Adieu ! Je ne vous remercie pas de ma promenade, et, quand je réfléchis, c'est pourtant de l'ingratitude que de vous garder rancune pour les caprices de votre attelage ; car c'est à l'un de ces caprices que je dois d'avoir vu le comte de Monte-Cristo, et l'
illustre étranger me paraît, à part les millions dont il dispose, un problème si curieux et si intéressant, que je compte l'étudier à tout prix, dussé-je recommencer une promenade au
Bois avec vos propres
chevaux.
« Edouard a supporté l'accident avec un courage miraculeux. Il s'est évanoui, mais il n'a pas poussé un cri auparavant et n'a pas versé une larme après. Vous me direz encore que mon
amour maternel m'aveugle ; mais il y a une
âme de fer dans ce pauvre petit
corps si frêle et si délicat.
« Notre chère
Valentine dit bien des choses à votre chère
Eugénie ; moi, je vous embrasse de tout cur.
« HELOÏSE DE
VILLEFORT. »
« P.-S. Faites-moi donc trouver chez vous d'une façon quelconque avec ce comte de Monte-Cristo, je veux absolument le revoir. Au reste, je viens d'obtenir de M. de
Villefort qu'il lui fasse une visite ; j'espère bien qu'il la lui rendra. »
Le soir, l'événement d'
Auteuil faisait le sujet de toutes les conversations :
Albert le racontait à sa mère, Château-Renaud au Jockey-Club, Debray dans le salon du ministre ;
Beauchamp lui-même fit au comte la galanterie, dans son journal, d'un
fait divers de vingt lignes, qui posa le noble étranger en héros auprès de toutes les femmes de l'aristocratie.
Beaucoup de gens allèrent se faire inscrire chez Mme de
Villefort afin d'avoir le droit de renouveler leur visite en temps utile et d'entendre alors de sa bouche tous les détails de cette pittoresque aventure.
Quant à M. de
Villefort, comme l'avait dit Héloïse il prit un habit noir, des gants blancs, sa plus belle livrée, et monta dans son carrosse qui vint, le même soir, s'arrêter à la porte du numéro 30 de la maison des Champs-Elysées.