CHAPITRE CXII :
LE DÉPART
Les événements qui venaient de se passer préoccupaient tout
Paris. Emmanuel et sa femme se les racontaient, avec une surprise bien naturelle, dans leur petit salon de la rue
Meslay ; ils rapprochaient ces trois catastrophes aussi soudaines qu'inattendues de Morcerf, de
Danglars et de
Villefort.
Maximilien, qui était venu leur faire une visite, les écoutait ou plutôt assistait à leur conversation, plongé dans son insensibilité habituelle.
« En vérité, disait Julie, ne dirait-on pas, Emmanuel que tous ces gens riches, si heureux hier, avaient oublié, dans le calcul sur lequel ils avaient établi leur fortune, leur bonheur et leur considération, la part du mauvais génie, et que celui-ci, comme les méchantes
fées des contes de Perrault qu'on a négligé d'inviter à quelque noce ou à quelque
baptême, est apparu tout à coup pour se venger de ce fatal oubli ?
Que de désastres ! disait Emmanuel pensant à Morcerf et à Danglars.
Que de souffrances ! disait Julie, en se rappelant
Valentine, que par instinct de femme elle ne voulait pas nommer devant son
frère.
Si c'est
Dieu qui les a frappés, disait Emmanuel, c'est que
Dieu, qui est la suprême bonté, n'a rien trouvé dans le passé de ces gens-là qui méritât l'atténuation de la peine ; c'est que ces gens-là étaient maudits.
N'es-tu pas bien téméraire dans ton
jugement, Emmanuel ? dit Julie. Quand mon père, le pistolet à la main, était prêt à se
brûler la cervelle, si quelqu'un eût dit comme tu le dis à cette heure : « Cet homme a mérité sa peine », ce quelqu'un-là ne se serait-il point trompé ?
Oui, mais
Dieu n'a pas permis que notre père succombât, comme il n'a pas permis qu'Abraham sacrifiât son fils. Au
patriarche, comme à nous, il a envoyé un
ange qui a coupé à moitié chemin les ailes de la Mort. »
Il achevait à peine de prononcer ces paroles que le bruit de la cloche retentit.
C'était le signal donné par le concierge qu'une visite arrivait.
Presque au même instant la porte du salon s'ouvrit, et le comte de Monte-Cristo parut sur le seuil.
Ce fut un double cri de joie de la part des deux jeunes gens.
Maximilien releva la tête et la laissa retomber.
« Maximilien, dit le comte sans paraître remarquer les différentes impressions que sa présence produisait sur ses hôtes, je viens vous chercher.
Me chercher ? dit Morrel comme sortant d'un rêve.
Oui, dit Monte-Cristo ; n'est-il pas convenu que je vous emmène, et ne vous ai-je pas prévenu de vous tenir prêt ?
Me voici, dit Maximilien, j'étais venu leur dire adieu.
Et où allez-vous, monsieur le comte ? demanda Julie.
A
d'abord madame.
A
? répétèrent ensemble les deux jeunes gens.
Oui, et je vous prends votre
frère.
Hélas ! monsieur le comte, dit Julie, rendez-nous-le guéri ! »
Morrel se détourna pour cacher sa rougeur.
« Vous vous êtes donc aperçue qu'il était souffrant ? dit le comte.
Oui, répondit la jeune femme, et j'ai peur qu'il ne s'ennuie avec nous.
Je le distrairai, reprit le comte.
Je suis prêt, monsieur, dit Maximilien. Adieu, mes bons amis ! Adieu, Emmanuel ! Adieu, Julie !
Comment ! adieu ? s'écria Julie ; vous partez ainsi tout de suite, sans préparations, sans passeports ?
Ce sont les délais qui doublent le chagrin des séparations, dit Monte-Cristo, et Maximilien, j'en suis sûr, a dû se précautionner de toutes choses : je le lui avais recommandé.
J'ai mon passeport, et mes malles sont faites, dit Morrel avec sa tranquillité monotone.
Fort bien, dit Monte-Cristo en souriant, on reconnaît là l'exactitude d'un bon soldat.
Et vous nous quittez comme cela, dit Julie, à l'instant ? Vous ne nous donnez pas un
jour, pas une heure ?
Ma voiture est à la porte, madame ; il faut que je sois à Rome dans cinq
jours.
Mais Maximilien ne va pas à Rome ? dit Emmanuel.
Je vais où il plaira au comte de me mener, dit Morrel avec un triste sourire ; je lui appartiens pour un mois encore.
Oh ! mon
Dieu ! comme il dit cela, monsieur le comte !
Maximilien m'accompagne, dit le comte avec sa persuasive affabilité, tranquillisez-vous donc sur votre
frère.
Adieu, ma sur ! répéta Morrel ; adieu, Emmanuel !
Il me navre le cur avec sa nonchalance, dit Julie. Oh ! Maximilien, Maximilien, tu nous caches quelque chose.
Bah ! dit Monte-Cristo, vous le verrez revenir gai, riant et joyeux. »
Maximilien lança à Monte-Cristo un regard presque dédaigneux, presque irrité.
« Partons ! dit le comte.
Avant que vous partiez, monsieur le comte, dit Julie, me
permettez-vous de vous dire tout ce que l'autre
jour...
Madame, répliqua le comte en lui prenant les deux mains, tout ce que vous me diriez ne vaudra jamais ce que je lis dans vos yeux, ce que
votre cur a pensé, ce que le mien a ressenti. Comme les bienfaiteurs de roman, j'eusse dû partir sans vous revoir ; mais cette vertu était au-dessus de mes
forces, parce que je suis un homme faible et vaniteux, parce que le regard humide, joyeux et tendre de mes semblables me fait du bien. Maintenant je
pars, et je pousse l'égoïsme jusqu'à vous dire : Ne m'oubliez pas, mes amis, car probablement vous ne me reverrez jamais.
Ne plus vous revoir ! s'écria Emmanuel, tandis que deux grosses larmes roulaient sur les joues de Julie : ne plus vous revoir ! mais ce n'est
donc pas un homme, c'est donc un
dieu qui nous quitte, et ce
dieu va donc remonter au
ciel après être apparu sur la terre pour y faire le bien !
Ne dites pas cela, reprit vivement Monte-Cristo ne dites jamais cela, mes amis, les
dieux ne font jamais le mal, les
dieux s'arrêtent où ils veulent s'arrêter ; le hasard n'est pas plus fort qu'eux, et ce sont eux au contraire, qui maîtrisent le hasard. Non, je suis un homme, Emmanuel, et votre admiration est aussi injuste que vos paroles sont
sacrilèges. »
Et serrant sur ses lèvres la main de Julie, qui se précipita dans ses bras, il tendit l'autre main à Emmanuel ; puis, s'arrachant de cette maison, doux nid dont le bonheur était l'hôte, il attira derrière lui d'un signe Maximilien, passif, insensible et consterné comme il l'était depuis la mort de
Valentine.
« Rendez la joie à mon
frère ! » dit Julie à l'oreille de Monte-Cristo.
Monte-Cristo lui serra la main comme il la lui avait serrée onze ans auparavant sur l'escalier qui conduisait au cabinet de Morrel.
« Vous fiez-vous toujours à Simbad le marin ? lui demanda-t-il en souriant.
Oh ! oui !
Eh bien, donc, endormez-vous dans la paix et dans la confiance du Seigneur. »
Comme nous l'avons dit, la chaise de poste attendait ; quatre
chevaux
vigoureux hérissaient leurs crins et frappaient le pavé avec impatience.
Au bas du perron, Ali attendait le visage luisant de sueur ; il
paraissait arriver d'une longue course.
« Eh bien, lui demanda le comte en arabe, as-tu été chez le vieillard ? »
Ali fit signe que oui.
« Et tu lui as déployé la lettre sous les yeux, ainsi que je te l'avais ordonné ?
Oui, fit encore respectueusement l'esclave.
Et qu'a-t-il dit, ou plutôt qu'a-t-il fait ? »
Ali se plaça sous la lumière, de façon que son maître pût le voir, et, imitant avec son intelligence si dévouée la physionomie du vieillard, il ferma les yeux comme faisait Noirtier lorsqu'il voulait dire : Oui.
« Bien, il accepte, dit Monte-Cristo ; partons ! »
Il avait à peine laissé échapper ce mot, que déjà la voiture roulait et
que les
chevaux faisaient jaillir du pavé une poussière d'étincelles.
Maximilien s'accommoda dans son coin sans dire un seul mot.
Une demi-heure s'écoula ; la calèche s'arrêta tout à coup ; le comte venait de tirer le cordonnet de soie qui correspondait au doigt d'Ali.
Le Nubien descendit et ouvrit la portière. La nuit étincelait d'étoiles. On était au haut de la montée de
Villejuif, sur le plateau d'où
Paris, comme une sombre mer, agite ses millions de lumières qui paraissent des flots phosphorescents ; flots en effet, flots plus bruyants, plus passionnés, plus mobiles, plus furieux, plus avides que ceux de l'Océan irrité, flots qui ne connaissent pas le calme comme ceux de la vaste
mer, flots qui se heurtent toujours, écument toujours, engloutissent
toujours !...
Le comte demeura seul, et sur un signe de sa main la voiture fit
quelques pas en avant.
Alors il considéra longtemps, les bras
croisés, cette
fournaise où viennent se
fondre, se tordre et se modeler toutes ces idées qui s'élancent du
gouffre bouillonnant pour aller agiter le monde. Puis, lorsqu'il eut bien arrêté son regard puissant sur cette Babylone qui fait rêver les poètes
religieux comme les railleurs matérialistes :
« Grande ville ! murmura-t-il en inclinant la tête et en joignant les mains comme s'il eût prié, voilà moins de six mois que j'ai franchi tes portes. Je crois que l'
esprit de
Dieu m'y avait conduit, il m'en ramène triomphant ; le secret de ma présence dans tes murs, je l'ai confié à ce
Dieu qui seul a pu lire dans mon cur ; seul il connaît que je me retire sans haine et sans orgueil, mais non sans regrets ; seul il sait que je n'ai fait usage ni pour moi, ni pour de vaines causes, de la puissance
qu'il m'avait confiée. Ô grande ville ! c'est dans ton sein palpitant que
j'ai trouvé ce que je cherchais ; mineur patient, j'ai remué tes entrailles pour en faire sortir le mal ; maintenant, mon uvre est accomplie, ma mission est terminée ; maintenant tu ne peux plus m'offrir ni joies, ni douleurs. Adieu,
Paris ! adieu ! »
Son regard se promena encore sur la vaste plaine comme celui d'un génie nocturne ; puis, passant la main sur son front, il remonta dans sa
voiture, qui se referma sur lui, et qui disparut bientôt de l'autre côté de la montée dans un tourbillon de poussière et de bruit.
Ils firent deux
lieues sans prononcer une seule parole. Morrel rêvait, Monte-Cristo le regardait rêver.
« Morrel, lui dit le comte, vous repentiriez-vous de m'avoir suivi ?
Non, monsieur le comte ; mais quitter
Paris...
Si j'avais cru que le bonheur vous attendît à
Paris, Morrel, je vous y eusse laissé.
C'est à
Paris que
Valentine repose, et quitter
Paris, c'est la perdre une seconde fois.
Maximilien, dit le comte, les amis que nous avons perdus ne reposent
pas dans la terre, ils sont ensevelis dans notre cur, et c'est
Dieu
qui l'a voulu ainsi pour que nous en fussions toujours accompagnés. Moi,
j'ai deux amis qui m'accompagnent toujours ainsi : l'un est celui qui m'a
donné la vie, l'autre est celui qui m'a donné l'intelligence. Leur
esprit à tous deux vit en moi. Je les consulte dans le doute, et si j'ai fait quelque bien, c'est à leurs conseils que je le dois. Consultez la voix de votre cur, Morrel, et demandez-lui si vous devez continuer de me faire ce méchant visage.
Mon ami, dit Maximilien, la voix de mon cur est bien triste et ne me promet que des malheurs.
C'est le propre des
esprits affaiblis de voir toutes choses à travers un crêpe ; c'est l'
âme qui se fait à elle-même ses
horizons ; votre
âme est sombre, c'est elle qui vous fait un
ciel orageux.
Cela est peut-être vrai », dit Maximilien.
Et il retomba dans sa rêverie.
Le voyage se fit avec cette merveilleuse rapidité qui était une des puissances du comte ; les villes passaient comme des ombres sur leur
route ; les
arbres, secoués par les premiers vents de l'
automne, semblaient venir au-devant d'eux comme des
géants échevelés, et s'enfuyaient rapidement dès qu'ils les avaient rejoints. Le lendemain, dans la matinée, ils arrivèrent à
Châlons, où les attendait le bateau à
vapeur du comte ; sans perdre un instant, la voiture fut transportée à
bord ; les deux voyageurs étaient déjà embarqués.
Le bateau était taillé pour la course, on eût dit une pirogue indienne ; ses deux roues semblaient deux ailes avec lesquelles il rasait l'
eau comme un
oiseau voyageur ; Morrel lui-même éprouvait cette espèce d'enivrement de la vitesse ; et parfois le vent qui faisait flotter ses
cheveux semblait prêt pour un moment à écarter les nuages de son front.
Quant au comte, à mesure qu'il s'éloignait de
Paris, une sérénité presque surhumaine semblait l'envelopper comme une auréole. On eût dit d'un exilé qui regagne sa patrie.
Bientôt
, blanche, tiède, vivante ;
, la sur cadette de
Tyr et de Carthage, et qui leur a succédé à l'empire de la Méditerranée ;
, toujours plus jeune à mesure qu'elle vieillit, apparut à leurs yeux. C'était pour tous deux des aspects féconds en souvenirs que cette tour ronde, ce fort
Saint-Nicolas, cet hôtel de ville de
Puget, ce port aux quais de briques où tous deux avaient joué
enfants.
Aussi, d'un commun accord, s'arrêtèrent-ils tous deux sur la Canebière.
Un navire partait pour Alger ; les colis, les passagers entassés sur le pont, la foule des parents, des amis qui disaient adieu, qui criaient et pleuraient, spectacle toujours émouvant, même pour ceux qui assistent tous les
jours à ce spectacle, ce mouvement ne put distraire Maximilien
d'une idée qui l'avait saisi du moment où il avait posé le pied sur les larges dalles du quai.
« Tenez, dit-il, prenant le bras de Monte-Cristo, voici l'endroit où s'arrêta mon père quand Le
Pharaon entra dans le port ; ici le brave homme que vous sauviez de la mort et du déshonneur se jeta dans mes bras ; je sens encore l'impression de ses larmes sur mon visage, et il ne pleurait pas seul, bien des gens aussi pleuraient en nous
voyant.
Monte-Cristo sourit.
« J'étais là », dit-il en montrant à Morrel l'
angle d'une rue.
Comme il disait cela, et dans la direction qu'indiquait le comte, on
entendit un gémissement douloureux, et l'on vit une femme qui faisait
signe à un passager du navire en partance. Cette femme était voilée,
Monte-Cristo la suivit des yeux avec une émotion que Morrel eût
facilement remarquée, si, tout au contraire du comte, ses yeux à lui
n'eussent été fixés sur le bâtiment.
« Oh ! mon
Dieu ! s'écria Morrel, je ne me trompe pas ! ce jeune homme qui salue avec son chapeau, ce jeune homme en uniforme, c'est
Albert de
Morcerf !
Oui, dit Monte-Cristo, je l'avais reconnu.
Comment cela ? vous regardiez du côté opposé. »
Le comte sourit, comme il faisait quand il ne voulait pas répondre.
Et ses yeux se reportèrent sur la femme voilée, qui disparut au coin de la rue.
Alors il se retourna.
« Cher ami, dit-il à Maximilien, n'avez-vous point quelque chose à faire dans ce pays ?
J'ai à pleurer sur la tombe de mon père, répondit sourdement Morrel.
C'est bien, allez et attendez-moi là-bas ; je vous y rejoindrai.
Vous me quittez ?
Oui... moi aussi, j'ai une pieuse visite à faire. »
Morrel laissa tomber sa main dans la main que lui tendait le comte ;
puis, avec un mouvement de tête dont il serait impossible d'exprimer la
mélancolie, il quitta le comte et se dirigea vers l'est de la ville.
Monte-Cristo laissa s'éloigner Maximilien, demeurant au même endroit jusqu'à ce qu'il eût disparu, puis alors il s'achemina vers les Allées de
Meilhan, afin de retrouver la petite maison que les commencements de cette
histoire ont dû rendre familière à nos lecteurs.
Cette maison s'élevait encore à l'ombre de la grande allée de tilleuls qui sert de promenade aux
Marseillais oisifs, tapissée de vastes rideaux de vigne qui croisaient, sur la pierre jaunie par l'ardent
soleil du
Midi, leurs bras noircis et déchiquetés par l'âge. Deux marches de
pierre, usées par le frottement des pieds, conduisaient à la porte
d'entrée, porte faite de trois planches qui jamais, malgré leurs
réparations annuelles, n'avaient connu le mastic et la peinture, attendant patiemment que l'
humidité revînt pour les approcher.
Cette maison, toute charmante malgré sa vétusté, toute joyeuse malgré son apparente misère, était bien la même qu'habitait autrefois le père Dantès. Seulement le vieillard habitait la
mansarde, et le comte avait mis la maison tout entière à la
disposition de Mercédès.
Ce fut là qu'entra cette femme au long voile que Monte-Cristo avait
vue s'éloigner du navire en partance, elle en fermait la porte au moment
même où il apparaissait à l'
angle d'une rue, de sorte qu'il la vit
disparaître presque aussitôt qu'il la retrouva.
Pour lui, les marches usées étaient d'anciennes connaissances ; il savait mieux que personne ouvrir cette vieille porte, dont un clou à large tête soulevait le loquet intérieur.
Aussi entra-t-il sans
frapper, sans prévenir, comme un ami, comme un hôte.
Au bout d'une allée pavée de briques s'ouvrait, riche de
chaleur, de
soleil et de lumière, un petit
jardin, le même où, à la place indiquée, Mercédès avait trouvé la somme dont la délicatesse du comte avait fait remonter le dépôt à vingt-quatre ans ; du seuil de la porte de la rue on apercevait les premiers
arbres de ce
jardin.
Arrivé sur le seuil, Monte-Cristo entendit un soupir qui ressemblait à un sanglot : ce soupir guida son regard, et sous un berceau de jasmin de Virginie au feuillage épais et aux longues
fleurs de pourpre, il aperçut Mercédès assise, inclinée et pleurant.
Elle avait relevé son voile, et seule à la face du
ciel, le visage caché par ses deux mains, elle donnait librement l'essor à ses soupirs et à ses sanglots, si longtemps contenus par la présence de son fils.
Monte-Cristo fit quelques pas en avant ; le sable cria sous ses pieds.
Mercédès releva la tête et poussa un cri d'effroi en
voyant un homme devant elle.
« Madame, dit le comte, il n'est plus en mon pouvoir de vous apporter le bonheur, mais je vous offre la consolation : daignerez-vous l'accepter
comme vous venant d'un ami ?
Je suis, en effet, bien malheureuse, répondit Mercédès ; seule au monde... Je n'avais que mon fils, et il m'a quittée.
Il a bien fait, madame, répliqua le comte, c'est un noble cur. Il a compris que tout homme doit un tribut à la patrie : les uns leurs talents, les autres leur industrie ; ceux-ci leurs veilles, ceux-là leur
sang. En restant avec vous ; il eût usé près de vous sa vie devenue
inutile, il n'aurait pu s'accoutumer à vos douleurs. Il serait devenu haineux par impuissance : il deviendra grand et fort en luttant contre son adversité qu'il changera en fortune. Laissez-le reconstituer votre avenir à tous deux, madame ; j'ose vous promettre qu'il est en de sûres mains.
Oh ! dit la pauvre femme en secouant tristement la tête, cette fortune dont vous parlez, et que du fond de mon
âme je prie
Dieu de lui accorder, je n'en jouirai pas, moi. Tant de choses se sont brisées en
moi et autour de moi, que je me sens près de ma tombe. Vous avez bien fait, monsieur le comte, de me rapprocher de l'endroit où j'ai été si
heureuse : c'est là où l'on a été heureux que l'on doit mourir.
Hélas ! dit Monte-Cristo, toutes vos paroles, madame, tombent amères et brûlantes sur mon cur, d'autant plus amères et plus brûlantes que vous avez raison de me haïr ; c'est moi qui ai causé tous vos maux : que ne me plaignez-vous au lieu de m'accuser ? vous me rendriez bien plus malheureux encore...
Vous haïr, vous accuser, vous, Edmond... Haïr, accuser l'homme qui a
sauvé la vie de mon fils, car c'était votre intention fatale et
sanglante, n'est-ce pas, de tuer à M. de Morcerf ce fils dont il était
fier ? Oh ! regardez-moi, et vous verrez s'il y a en moi l'apparence d'un
reproche. »
Le comte souleva son regard et l'arrêta sur Mercédès qui, à moitié
debout, étendait ses deux mains vers lui.
« Oh ! regardez-moi, continua-t-elle avec un sentiment de profonde
mélancolie ; on peut supporter l'éclat de mes yeux aujourd'hui, ce n'est
plus le temps où je venais sourire à Edmond Dantès, qui m'attendait
là-haut, à la fenêtre de cette
mansarde qu'habitait son vieux père...
Depuis ce temps, bien des
jours douloureux se sont écoulés, qui ont
creusé comme un abîme entre moi et ce temps. Vous accuser, Edmond, vous
haïr, mon ami ! non, c'est moi que j'accuse et que je hais ! Oh ! misérable
que je suis ! s'écria-t-elle en joignant les mains et en levant les yeux
au
ciel. Ai-je été punie !... J'avais la
religion, l'innocence, l'
amour,
ces trois bonheurs qui font les
anges, et, misérable que je suis, j'ai
douté de
Dieu ! »
Monte-Cristo fit un pas vers elle et silencieusement lui tendit la main.
« Non, dit-elle en retirant doucement la sienne, non, mon ami, ne me
touchez pas. Vous m'avez épargnée, et cependant de tous ceux que vous
avez frappés, j'étais la plus coupable. Tous les autres ont agi par
haine, par cupidité, par égoïsme ; moi, j'ai agi par lâcheté. Eux
désiraient, moi, j'ai eu peur. Non, ne me pressez pas ma main. Edmond,
vous méditez quelque parole affectueuse, je le sens, ne la dites pas :
gardez-la pour une autre, je n'en suis plus digne, moi. Voyez... (elle
découvrit tout à fait son visage), voyez, le malheur a fait mes
cheveux
gris ; mes yeux ont tant versé de larmes qu'ils sont cerclés de veines
violettes ; mon front se ride. Vous, au contraire, Edmond, vous êtes
toujours jeune, toujours beau, toujours fier. C'est que vous avez eu la
foi, vous ; c'est que vous avez eu la
force ; c'est que vous vous êtes
reposé en
Dieu, et que
Dieu vous a soutenu. Moi, j'ai été lâche, moi,
j'ai renié ;
Dieu m'a abandonnée, et me voilà. »
Mercédès fondit en larmes, le cur de la femme se brisait au choc des
souvenirs.
Monte-Cristo prit sa main et la baisa respectueusement, mais elle sentit
elle-même que ce baiser était sans ardeur, comme celui que le comte eût
déposé sur la main de marbre de la statue d'une sainte.
« Il y a, continua-t-elle, des existences prédestinées dont une première
faute brise tout l'avenir. Je vous croyais mort, j'eusse dû mourir ; car
à quoi a-t-il servi que j'aie porté éternellement votre deuil dans mon
cur ? à faire d'une femme de trente-neuf ans une femme de cinquante,
voilà tout. A quoi a-t-il servi que, seule entre tous, vous ayant
reconnu, j'aie seulement sauvé mon fils ? Ne devais-je pas aussi sauver
l'homme, si coupable qu'il fût, que j'avais accepté pour
époux ?
cependant je l'ai laissé mourir ; que dis-je mon
Dieu ! j'ai contribué à
sa mort par ma lâche insensibilité, par mon mépris, ne me rappelant pas,
ne voulant pas me rappeler que c'était pour moi qu'il s'était fait
parjure et traître ! A quoi sert enfin que j'aie accompagné mon fils
jusqu'ici, puisque ici je l'abandonne, puisque je le laisse partir seul,
puisque je le livre à cette terre dévorante d'Afrique ? Oh ! j'ai été
lâche, vous dis-je ; j'ai renié mon
amour, et, comme les renégats, je
porte malheur à tout ce qui m'environne !
Non, Mercédès, dit Monte-Cristo, non ; reprenez meilleure opinion de
vous-même. Non ; vous êtes une noble et sainte femme, et vous m'aviez
désarmé par votre douleur ; mais, derrière moi, invisible, inconnu,
irrité, il y avait
Dieu, dont je n'étais que le mandataire et qui n'a
pas voulu retenir la foudre que j'avais lancée. Oh ! j'adjure ce
Dieu,
aux pieds duquel depuis dix ans je me prosterne chaque
jour, j'atteste
ce
Dieu que je vous avais fait le sacrifice de ma vie, et avec ma vie
celui des projets qui y étaient enchaînés. Mais, je le dis avec orgueil,
Mercédès,
Dieu avait besoin de moi, et j'ai vécu. Examinez le passé,
examinez le présent, tâchez de deviner l'avenir, et voyez si je ne suis
pas l'instrument du Seigneur ; les plus affreux malheurs, les plus
cruelles souffrances, l'abandon de tous ceux qui m'aimaient, la
persécution de ceux qui ne me connaissaient pas, voilà la première
partie de ma vie puis, tout à coup, après la captivité, la solitude, là
misère, l'
air, la
liberté, une fortune si éclatante, si prestigieuse, si
démesurée, que, à moins d'être aveugle, j'ai dû penser que
Dieu me
l'envoyait dans de grands desseins. Dès lors, cette fortune m'a semblé
être un sacerdoce ; dès lors, plus une pensée en moi pour cette vie dont
vous, pauvre femme, vous avez parfois savouré la douceur ; pas une heure
de calme, pas une : je me sentais poussé comme le nuage de
feu passant
dans le
ciel pour aller
brûler les villes maudites. Comme ces aventureux
capitaines qui s'embarquent pour un dangereux voyage, qui méditent une
périlleuse expédition, je préparais les vivres, je chargeais les armes,
j'amassais les moyens d'attaque et de défense, habituant mon
corps aux
exercices les plus violents, mon
âme aux chocs les plus rudes,
instruisant mon bras à tuer, mes yeux à voir souffrir, ma bouche à
sourire aux aspects les plus terribles ; de bon, de confiant, d'oublieux
que j'étais, je me suis fait vindicatif, dissimulé, méchant, ou plutôt
impassible comme la sourde et aveugle
fatalité. Alors, je me suis lancé
dans la voie qui m'était ouverte, j'ai franchi l'espace, j'ai touché au
but : malheur à ceux que j'ai rencontrés sur mon chemin !
Assez ! dit Mercédès, assez, Edmond ! croyez que celle qui a pu seule
vous reconnaître a pu seule aussi vous comprendre. Or, Edmond, celle qui
a su vous reconnaître, celle qui a pu vous comprendre, celle-là,
l'eussiez-vous rencontrée sur votre route et l'eussiez-vous brisée comme
verre, celle-là a dû vous admirer, Edmond ! Comme il y a un abîme entre
moi et le passé, il y a un abîme entre vous et les autres hommes, et ma
plus douloureuse torture, je vous le dis, c'est de comparer ; car il n'y
a rien au monde qui vous vaille, rien qui vous ressemble. Maintenant,
dites-moi adieu, Edmond, et séparons-nous.
Avant que je vous quitte, que désirez-vous, Mercédès ? demanda
Monte-Cristo.
Je ne désire qu'une chose, Edmond : que mon fils soit heureux.
Priez le Seigneur, qui seul tient l'existence des hommes entre ses
mains, d'écarter la mort de lui, moi, je me charge du reste.
Merci, Edmond.
Mais vous Mercédès ?
Moi je n'ai besoin de rien, je vis entre deux tombes : l'une est celle
d'Edmond Dantès, mort il y a si longtemps ; je l'aimais ! Ce mot ne sied
plus à ma lèvre flétrie, mais mon cur se souvient encore, et pour rien
au monde je ne voudrais perdre cette mémoire du cur. L'autre est celle
d'un homme qu'Edmond Dantès a tué ; j'approuve le meurtre, mais je dois
prier pour le mort.
Votre fils sera heureux, madame, répéta le comte.
Alors je serai aussi heureuse que je puis l'être.
Mais... enfin... que ferez-vous ? »
Mercédès sourit tristement.
« Vous dire que je vivrai dans ce pays comme la Mercédès d'autrefois, c'est-à-dire en travaillant, vous ne le croiriez pas ; je ne sais plus que prier, mais je n'ai point besoin de travailler ; le petit trésor enfoui par vous s'est retrouvé à la place que vous avez indiquée ; on cherchera qui je suis, on demandera ce que je fais, on ignorera comment je vis, qu'importe ! c'est une affaire entre
Dieu, vous et moi.
Mercédès, dit le comte, je ne vous en fais pas un reproche, mais vous avez exagéré le sacrifice en abandonnant toute cette fortune amassée par M. de Morcerf, et dont la moitié revenait de droit à votre économie et à votre vigilance.
Je vois ce que vous m'allez proposer ; mais je ne puis accepter, Edmond, mon fils me le défendrait.
Aussi me garderai-je de rien faire pour vous qui n'ait l'approbation de M.
Albert de Morcerf. Je saurai ses intentions et m'y soumettrai. Mais, s'il accepte ce que je veux faire, l'imiterez-vous sans répugnance ?
Vous savez, Edmond, que je ne suis plus une créature pensante ; de détermination, je n'en ai pas
sinon celle de n'en prendre jamais.
Dieu m'a tellement secouée dans ses orages que j'en ai perdu la volonté. Je
suis entre ses mains comme un passereau aux serres de l'
aigle. Il ne veut pas que je meure puisque je vis. S'il m'envoie des secours, c'est qu'il le voudra et je les prendrai.
Prenez garde, madame, dit Monte-Cristo, ce n'est pas ainsi qu'on adore
Dieu !
Dieu veut qu'on le comprenne et qu'on discute sa puissance : c'est
pour cela qu'il nous a donné le
libre arbitre.
Malheureux ! s'écria Mercédès, ne me parlez pas ainsi ; si je croyais que
Dieu m'eût donné le
libre arbitre, que me resterait-il donc pour me sauver du désespoir ! »
Monte-Cristo pâlit légèrement et baissa la tête, écrasé par cette véhémence de la douleur.
« Ne voulez-vous pas me dire au revoir ? fit-il en lui tendant la main.
Au contraire, je vous dis au revoir, répliqua Mercédès en lui montrant le
ciel avec solennité ; c'est vous prouver que j'espère encore. »
Et après avoir touché la main du comte de sa main frissonnante, Mercédès s'élança dans l'escalier et disparut aux yeux du comte.
Monte-Cristo alors sortit lentement de la maison et reprit le chemin du port.
Mais Mercédès ne le vit point s'éloigner, quoiqu'elle fût à la fenêtre de la petite
chambre du père de Danglars. Ses yeux cherchaient au loin le bâtiment qui emportait son fils vers la vaste mer.
Il est vrai que sa voix, comme malgré elle, murmurait tout bas :
« Edmond, Edmond, Edmond ! »