CHAPITRE LXCIV :
L'AVEU
Au même instant, on entendit la voix de M. de
Villefort, qui de son cabinet criait :
« Qu'y a-t-il ? »
Morrel consulta du regard Noirtier, qui venait de reprendre tout
son sang-froid, et qui d'un coup d'il lui indiqua le cabinet où
déjà une fois, dans une circonstance à peu près pareille, il
s'était réfugié.
Il n'eut que le temps de prendre son chapeau et de s'y jeter tout
haletant. On entendait les pas du procureur du roi dans le corridor.
Villefort se précipita dans la
chambre, courut à
Valentine et la prit entre ses bras.
« Un médecin ! un médecin !... M. d'
Avrigny ! cria
Villefort, ou plutôt j'y vais moi-même. »
Et il s'élança hors de l'appartement.
Par l'autre porte s'élançait Morrel.
Il venait d'être frappé au cur par un épouvantable souvenir : cette conversation entre
Villefort et le docteur, qu'il avait entendue la nuit où mourut Mme de Saint-Méran, lui revenait à la mémoire ; ces symptômes, portés à un degré moins effrayant, étaient les mêmes qui avaient précédé la mort de
Barrois.
En même temps il lui avait semblé entendre bruire à son oreille cette voix de Monte-Cristo, qui lui avait dit, il y avait deux
heures à peine :
« De quelque chose que vous ayez besoin, Morrel, venez à moi, je peux beaucoup. »
Plus rapide que la pensée, il s'élança donc du faubourg
Saint-Honoré dans la rue
Matignon, et de la rue
Matignon dans l'avenue
des Champs-Elysées.
Pendant ce temps, M. de
Villefort arrivait, dans un cabriolet de
place, à la porte de M. d'
Avrigny ; il sonna avec tant de violence, que le concierge vint ouvrir d'un
air effrayé.
Villefort s'élança dans l'escalier sans avoir la
force de rien dire. Le concierge le connaissait et le laissa en criant seulement :
« Dans son cabinet, M. le procureur du roi, dans son cabinet ! »
Villefort en poussait déjà ou plutôt en enfonçait la porte.
« Ah ! dit le docteur, c'est vous !
Oui, dit
Villefort en refermant la porte derrière lui ; oui, docteur, c'est moi qui viens vous demander à mon tour si nous sommes bien seuls. Docteur, ma maison est une maison maudite !
Quoi ! dit celui-ci froidement en apparence, mais avec une
profonde émotion intérieure, avez-vous encore quelque malade ?
Oui, docteur ! s'écria
Villefort en saisissant d'une main convulsive une poignée de
cheveux, oui ! »
Le regard de d'
Avrigny signifia : « Je vous l'avais prédit. »
Puis ses lèvres accentuèrent lentement ces mots :
« Qui va donc mourir chez vous et quelle nouvelle victime va nous accuser de faiblesse devant
Dieu ? »
Un sanglot douloureux jaillit du cur de
Villefort ; il s'approcha du médecin, et lui saisissant le bras :
«
Valentine ! dit-il, c'est le tour de
Valentine !
Votre fille ! s'écria d'
Avrigny, saisi de douleur et de
surprise.
Vous voyez que vous vous trompiez, murmura le magistrat ; venez
la voir, et sur son
lit de douleur, demandez-lui pardon de l'avoir
soupçonnée.
Chaque fois que vous m'avez prévenu, dit M. d'
Avrigny, il était trop tard : n'importe, j'y vais ; mais hâtons-nous, monsieur, avec
les
ennemis qui frappent chez vous, il n'y a pas de temps à perdre.
Oh ! cette fois, docteur, vous ne me reprocherez plus ma
faiblesse. Cette fois, je connaîtrai l'assassin et je frapperai.
Essayons de sauver la victime avant de penser à la venger, dit d'
Avrigny. Venez. »
Et le cabriolet qui avait amené
Villefort le ramena au grand trot, accompagné de d'
Avrigny, au moment même où, de son côté, Morrel frappait à la porte de Monte-Cristo.
Le comte était dans son cabinet, et, fort soucieux, lisait un mot que Bertuccio venait de lui envoyer à la hâte.
En entendant annoncer Morrel, qui le quittait il y avait deux
heures à peine, le comte releva la tête.
Pour lui, comme pour le comte, il s'était sans doute passé bien des choses pendant ces deux heures, car le jeune homme, qui l'avait quitté le sourire sur les lèvres revenait le visage bouleversé.
Il se leva et s'élança au-devant de Morrel.
« Qu'y a-t-il donc, Maximilien ? Lui demanda-t-il ; vous êtes pâle, et votre front ruisselle de sueur. »
Morrel tomba sur un fauteuil plutôt qu'il ne s'assit.
« Oui, dit-il, je suis venu vite, j'avais besoin de vous parler.
Tout le monde se porte bien dans votre famille ? demanda le
comte avec un ton de bienveillance affectueuse à la sincérité de
laquelle personne ne se fût trompé.
Merci, comte, merci, dit le jeune homme visiblement embarrassé pour commencer l'entretien ; oui, dans ma famille tout le monde se
porte bien.
Tant mieux ; cependant vous avez quelque chose à me dire ? reprit le comte, de plus en plus inquiet.
Oui, dit Morrel, c'est vrai je viens de sortir d'une maison où la mort venait d'entrer, pour accourir à vous.
Sortez-vous donc de chez M. de Morcerf ? demanda Monte-Cristo.
Non, dit Morrel ; quelqu'un est-il mort chez M. de Morcerf ?
Le général vient de se
brûler la cervelle, répondit Monte-Cristo.
Oh ! l'affreux malheur ! s'écria Maximilien.
Pas pour la comtesse, pas pour
Albert, dit Monte-Cristo ; mieux
vaut un père et un
époux mort qu'un père et un
époux déshonoré ; le
sang lavera la honte.
Pauvre comtesse ! dit Maximilien, c'est elle que je plains
surtout, une si noble femme !
Plaignez aussi
Albert, Maximilien ; car, croyez-le, c'est le
digne fils de la comtesse. Mais revenons à vous : vous accouriez
vers moi, m'avez-vous dit ; aurais-je le bonheur que vous eussiez
besoin de moi ?
Oui, j'ai besoin de vous, c'est-à-dire que j'ai cru comme un
insensé que vous pouviez me porter secours dans une circonstance
où
Dieu seul peut me secourir.
Dites toujours, répondit Monte-Cristo.
Oh ! dit Morrel, je ne sais en vérité s'il m'est permis de
révéler un pareil secret à des oreilles humaines ; mais la fatalité
m'y pousse, la nécessité m'y contraint, comte. »
Morrel s'arrêta hésitant.
« Croyez-vous que je vous aime ? dit Monte-Cristo, prenant
affectueusement la main du jeune homme entre les siennes.
Oh ! tenez, vous m'encouragez, et puis quelque chose me dit là
(Morrel posa la main sur son cur) que je ne dois pas avoir de
secret pour vous.
Vous avez raison, Morrel, c'est
Dieu qui parle à votre cur,
et c'est votre cur qui vous parle. Redites-moi ce que vous dit
votre cur.
Comte, voulez-vous me permettre d'envoyer Baptistin demander de
votre part des nouvelles de quelqu'un que vous connaissez ?
Je me suis mis à votre
disposition, à plus forte raison j'y
mets mes domestiques.
Oh ! c'est que je ne vivrai pas, tant que je n'aurai pas la
certitude qu'elle va mieux.
Voulez-vous que je sonne Baptistin ?
Non, je vais lui parler moi-même. »
Morrel sortit, appela Baptistin et lui dit quelques mots tout bas.
Le valet de
chambre partit tout courant.
« Eh bien, est-ce fait ? demanda Monte-Cristo en
voyant reparaître
Morrel.
Oui, et je vais être un peu plus tranquille.
Vous savez que j'attends, dit Monte-Cristo souriant.
Oui, et, moi, je parle. Ecoutez, un soir je me trouvais dans un
jardin ; j'étais caché par un massif d'
arbres, nul ne se doutait
que je pouvais être là. Deux personnes passèrent près de moi ;
permettez que je taise provisoirement leurs noms, elles causaient
à voix basse, et cependant j'avais un tel intérêt à entendre leurs
paroles que je ne perdais pas un mot de ce qu'elles disaient.
Cela s'annonce lugubrement, si j'en crois votre pâleur et votre
frisson, Morrel.
Oh oui ! bien lugubrement, mon ami ! Il venait de mourir
quelqu'un chez le maître du
jardin où je me trouvais ; l'une des
deux personnes dont j'entendais la conversation était le maître de
ce
jardin, et l'autre était le médecin. Or, le premier confiait au
second ses craintes et ses douleurs ; car c'était la seconde fois
depuis un mois que la mort s'abattait, rapide et imprévue, sur
cette maison, qu'on croirait désignée par quelque ange
exterminateur à la colère de
Dieu.
Ah ! ah ! » dit Monte-Cristo en regardant fixement le jeune homme,
et en tournant son fauteuil par un mouvement imperceptible de
manière à se placer dans l'ombre, tandis que le
jour frappait le
visage de Maximilien.
« Oui, continua celui-ci, la mort était entrée deux fois dans cette
maison en un mois.
Et que répondait le docteur ? demanda Monte-Cristo.
Il répondait... il répondait que cette mort n'était point
naturelle, et qu'il fallait l'attribuer...
A quoi ?
Au poison !
Vraiment ! dit Monte-Cristo avec cette toux légère qui, dans les
moments de suprême émotion, lui servait à déguiser soit sa
rougeur, soit sa pâleur, soit l'attention même avec laquelle il
écoutait ; vraiment, Maximilien, vous avez entendu de ces choses-là ?
Oui, cher comte, je les ai entendues, et le docteur a ajouté
que, si pareil événement se renouvelait, il se croirait obligé
d'en appeler à la justice. »
Monte-Cristo écoutait ou paraissait écouter avec le plus grand
calme.
« Eh bien, dit Maximilien, la mort a frappé une troisième fois, et
ni le maître de la maison ni le docteur n'ont rien dit ; la mort va
frapper une quatrième fois, peut-être. Comte, à quoi croyez-vous
que la connaissance de ce secret m'engage ?
Mon cher ami, dit Monte-Cristo, vous me paraissez conter là une
aventure que chacun de nous sait par cur. La maison où vous avez
entendu cela, je la connais, ou tout au moins j'en connais une
pareille ; une maison où il y a un
jardin, un père de famille, un
docteur, une maison où il y a eu trois morts étranges et
inattendues. Eh bien regardez-moi, moi qui n'ai point intercepté
de confidence et qui cependant sait tout cela aussi bien que vous,
est-ce que j'ai des
scrupules de conscience ? Non, cela ne me
regarde pas, moi. Vous dites qu'un
ange exterminateur semble
désigner cette maison à la colère du Seigneur ; eh bien, qui vous
dit que votre supposition n'est pas une réalité ? Ne voyez pas les
choses que ne veulent pas voir ceux qui ont intérêt à les voir. Si
c'est la justice et non la colère de
Dieu qui se promène dans
cette maison, Maximilien, détournez la tête et laissez passer la
justice de
Dieu. »
Morrel frissonna. Il y avait quelque chose à la fois de lugubre,
de solennel et de terrible dans l'accent du comte.
« D'ailleurs, continua-t-il avec un changement de voix si marqué
qu'on eût dit que ces dernières paroles ne sortaient pas de la
bouche du même homme ; d'ailleurs, qui vous dit que cela
recommencera ?
Cela recommence, comte ! s'écria Morrel, et voilà pourquoi
j'accours chez vous.
Eh bien, que voulez-vous que j'y fasse, Morrel ? Voudriez-vous,
par hasard, que je prévinsse M. le procureur du roi ? »
Monte-Cristo articula ces dernières paroles avec tant de
clarté et
avec une accentuation si vibrante, que Morrel, se levant tout à
coup, s'écria :
« Comte ! Comte ! Vous savez de qui je veux parler, n'est-ce pas ?
Eh ! Parfaitement, mon bon ami, et je vais vous le prouver en
mettant les points sur les
i, ou plutôt les noms sur les hommes.
Vous vous êtes promené un soir dans le
jardin de M. de
Villefort ;
d'après ce que vous m'avez dit, je présume que c'est le soir de la
mort de Mme de Saint-Méran. Vous avez entendu M. de Villefort
causer avec M. d'
Avrigny de la mort de M. de Saint-Méran et de
celle non moins étonnante de la
marquise. M. d'
Avrigny disait
qu'il croyait à un empoisonnement et même à deux empoisonnements ;
et vous voilà, vous honnête homme par excellence, vous voilà
depuis ce moment occupé à palper votre cur, à jeter la sonde
dans votre conscience pour savoir s'il faut révéler ce secret ou
le taire. Nous ne sommes plus au
Moyen Âge, cher ami, et il n'y a
plus de Sainte-Vehme, il n'y a plus de francs
juges ; que diable
allez-vous demander à ces gens-là ? Conscience, que me veux-tu ?
comme dit Sterne. Eh ! Mon cher, laissez-les dormir s'ils dorment,
laissez-les pâlir dans leurs insomnies, et, pour l'
amour de
Dieu,
dormez, vous qui n'avez pas de remords qui vous empêchent de
dormir. »
Une effroyable douleur se peignit sur les traits de Morrel ; il
saisit la main de Monte-Cristo.
« Mais cela recommence ! vous dis-je.
Eh bien, dit le comte, étonné de cette insistance à laquelle il
ne comprenait rien, et regardant Maximilien attentivement, laissez
recommencer : c'est une famille d'Atrides ;
Dieu les a condamnés, et
ils subiront la sentence ; ils vont tous disparaître comme ces
moines que les
enfants fabriquent avec des cartes pliées, et qui
tombent les uns après les autres sous le souffle de leur créateur,
y en eût-il deux cents. C'était M. de Saint-Méran il y a trois
mois, c'était Mme de Saint-Méran il y a deux mois ; c'était Barrois
l'autre
jour ; aujourd'hui c'est le vieux Noirtier ou la jeune
Valentine.
Vous le saviez ? s'écria Morrel dans un tel paroxysme de
terreur, que Monte-Cristo tressaillit, lui que la chute du ciel
eût trouvé impassible ; vous le saviez et vous ne disiez rien !
Eh ! que m'importe ? reprit Monte-Cristo en haussant les épaules,
est-ce que je connais ces gens-là, moi, et faut-il que je perde
l'un pour sauver l'autre ? Ma foi, non, car, entre le coupable et
la victime, je n'ai pas de préférence.
Mais moi, moi ! s'écria Morrel en hurlant de douleur, moi, je
l'aime !
Vous aimez qui ? s'écria Monte-Cristo en bondissant sur ses
pieds et en saisissant les deux mains que Morrel élevait, en les
tordant, vers le
ciel.
J'aime
éperdument, j'aime en insensé, j'aime en homme qui donnerait
tout son sang pour lui épargner une larme ; j'aime
Valentine de
Villefort, qu'on assassine en ce moment, entendez-vous bien ! je l'aime,
et je demande à
Dieu et à vous comment je puis la sauver ! »
Monte-Cristo poussa un cri sauvage dont peuvent seuls se faire une
idée ceux qui ont entendu le rugissement du
lion blessé.
« Malheureux ! s'écria-t-il en se tordant les mains à son tour,
malheureux ! tu aimes
Valentine ! tu aimes cette fille d'une race
maudite ! »
Jamais Morrel n'avait vu semblable expression ; jamais il si
terrible n'avait flamboyé devant son visage, jamais le génie de la
terreur, qu'il avait vu tant de fois apparaître, soit sur les
champs de bataille, soit dans les nuits homicides de l'Algérie,
n'avait secoué autour de lui de
feux plus sinistres.
Il recula épouvanté.
Quant à Monte-Cristo, après cet éclat et ce bruit, il ferma un
moment les yeux, comme ébloui par des éclairs intérieurs : pendant
ce moment, il se recueillit avec tant de puissance, que l'on
voyait peu à peu s'apaiser le mouvement onduleux de sa poitrine
gonflée de tempêtes, comme on voit après la nuée se
fondre sous le
soleil les vagues turbulentes et écumeuses.
Ce silence, ce recueillement, cette lutte, durèrent vingt secondes
à peu près.
Puis le comte releva son front pâli.
« Voyez, dit-il d'une voix altérée, voyez, cher ami, comme Dieu
sait punir de leur indifférence les hommes les plus fanfarons et
les plus froids devant les terribles spectacles qu'il leur donne.
Moi qui regardais, assistant impassible et curieux, moi qui
regardais le développement de cette lugubre tragédie, moi qui,
pareil au mauvais
ange, riais du mal que font les hommes, à l'abri
derrière le secret (et le secret est facile à garder pour les
riches et les puissants), voilà qu'à mon tour je me sens mordu par
ce
serpent dont je regardais la marche tortueuse, et mordu au
cur ! »
Morrel poussa un sourd gémissement.
«
Allons, allons, continua le comte, assez de plaintes comme cela,
soyez homme, soyez fort, soyez plein d'espoir, car je suis là, car
je veille sur vous. »
Morrel secoua tristement la tête.
« Je vous dis d'espérer ! me comprenez-vous ? s'écria Monte-Cristo.
Sachez bien que jamais je ne mens, que jamais je ne me trompe. Il
est midi, Maximilien, rendez grâce au
ciel de ce que vous êtes
venu à midi au lieu de venir ce soir, au lieu de venir demain
matin. Ecoutez donc ce que je vais vous dire, Morrel : il est midi ;
si
Valentine n'est pas morte à cette heure, elle ne mourra pas.
Oh ! mon
Dieu ! mon
Dieu ! s'écria Morrel, moi qui l'ai laissée
mourante ! »
Monte-Cristo appuya une main sur son front.
Que se passa-t-il dans cette tête si lourde d'effrayants secrets ?
Que dit à cet
esprit, implacable et humain à la fois, l'ange
lumineux ou l'
ange des ténèbres ?
Dieu seul le sait !
Monte-Cristo releva le front encore une fois, et cette fois il
était calme comme l'
enfant qui se réveille.
« Maximilien, dit-il, retournez tranquillement chez vous ; je vous
commande de ne pas faire un pas, de ne pas tenter une démarche, de
ne pas laisser flotter sur votre visage l'ombre d'une
préoccupation ; je vous donnerai des nouvelles ; allez.
Mon
Dieu ! mon
Dieu ! dit Morrel, vous m'épouvantez, comte, avec
ce sang-froid. Pouvez-vous donc quelque chose contre la mort ?
Etes-vous plus qu'un homme ? Etes-vous un
ange ? Etes-vous un
Dieu ? »
Et le jeune homme, qu'aucun danger n'avait fait reculer d'un pas,
reculait devant Monte-Cristo, saisi d'une indicible terreur.
Mais Monte-Cristo le regarda avec un sourire à la fois si
mélancolique et si doux, que Maximilien sentit les larmes poindre
dans ses yeux.
« Je peux beaucoup, mon ami, répondit le comte. Allez, j'ai besoin
d'être seul. »
Morrel, subjugué par ce prodigieux ascendant qu'exerçait Monte-Cristo
sur tout ce qui l'entourait, n'essaya pas même de s'y
soustraire. Il serra la main du comte et sortit.
Seulement, à la porte, il s'arrêta pour attendre Baptistin, qu'il
venait de voir apparaître au coin de la rue
Matignon, et qui
revenait tout courant.
Cependant,
Villefort et d'
Avrigny avaient fait diligence. A leur
retour,
Valentine était encore évanouie, et le médecin avait
examiné la malade avec le soin que commandait la circonstance et
avec une profondeur que doublait la connaissance du secret.
Villefort suspendu à son regard et à ses lèvres, attendait le
résultat de l'examen. Noirtier, plus pâle que la jeune fille, plus
avide d'une solution que
Villefort lui-même, attendait aussi, et
tout en lui se faisait intelligence et sensibilité.
Enfin, d'
Avrigny laissa échapper lentement :
« Elle vit encore.
Encore ! s'écria
Villefort, oh ! docteur, quel terrible mot vous
avez prononcé là !
Oui, dit le médecin, je répète ma phrase : elle vit encore, et
j'en suis bien surpris.
Mais elle est sauvée ? demanda le père.
Oui, puisqu'elle vit. »
En ce moment le regard de d'
Avrigny rencontra l'il de Noirtier,
il étincelait d'une joie si extraordinaire d'une pensée tellement
riche et féconde, que le médecin en fut frappé.
Il laissa retomber sur le fauteuil la jeune fille, dont les lèvres
se dessinaient à peine, tant pâles et blanches elles étaient, à
l'unisson du reste du visage, et demeura
immobile et regardant
Noirtier, par qui tout mouvement du docteur était attendu et
commenté.
« Monsieur, dit alors d'
Avrigny à
Villefort, appelez la femme de
chambre de Mlle
Valentine, s'il vous plaît. »
Villefort quitta la tête de sa fille qu'il soutenait et courut
lui-même appeler la femme de
chambre.
Aussitôt que
Villefort eut refermé la porte, d'
Avrigny s'approcha
de Noirtier.
« Vous avez quelque chose à me dire ? » demanda-t-il.
Le vieillard cligna expressivement des yeux ; c'était, on se le
rappelle, le seul signe affirmatif qui fût à sa
disposition.
« A moi seul ?
Oui, fit Noirtier.
Bien, je demeurerai avec vous. »
En ce moment
Villefort rentra, suivi de la femme de
chambre ;
derrière la femme de
chambre marchait Mme de
Villefort.
« Mais qu'a donc fait cette chère
enfant ? s'écria-t-elle, elle sort
de chez moi et elle s'est bien plainte d'être indisposée, mais je
n'avais pas cru que c'était sérieux. »
Et la jeune femme, les larmes aux yeux, et avec toutes les marques
d'affection d'une véritable mère s'approcha de
Valentine, dont
elle prit la main.
D'
Avrigny continua de regarder Noirtier, il vit les yeux du
vieillard se dilater et s'arrondir, ses joues blêmir et trembler ;
la sueur perla sur son front.
« Ah ! » fit-il involontairement, en suivant la direction du regard
de Noirtier, c'est-à-dire en fixant ses yeux sur Mme de
Villefort,
qui répétait :
« Cette pauvre
enfant sera mieux dans son
lit. Venez, Fanny, nous
la coucherons. »
M. d'
Avrigny, qui voyait dans cette proposition un moyen de rester
seul avec Noirtier, fit signe de la tête que c'était effectivement
ce qu'il y avait de mieux à faire, mais il défendit qu'elle prit
rien au monde que ce qu'il ordonnerait.
On emporta
Valentine, qui était revenue à la connaissance, mais
qui était incapable d'agir et presque de parler tant ses membres
étaient brisés par la secousse qu'elle venait d'éprouver.
Cependant elle eut la
force de saluer d'un coup d'il son grand-père,
dont il semblait qu'on arrachât l'
âme en l'emportant.
D'
Avrigny suivit la malade, termina ses prescriptions, ordonna à
Villefort de prendre un cabriolet, d'aller en personne chez le
pharmacien faire préparer devant lui les potions ordonnées, de les
rapporter lui-même et de l'attendre dans la
chambre de sa fille.
Puis, après avoir renouvelé l'injonction de ne rien laisser
prendre à
Valentine, il redescendit chez Noirtier, ferma
soigneusement les portes, et après s'être assuré que personne
n'écoutait :
« Voyons, dit-il, vous savez quelque chose sur cette maladie de
votre petite-fille ?
Oui, fit le vieillard.
Ecoutez, nous n'avons pas de temps à perdre, je vais vous
interroger et vous me répondrez. »
Noirtier fit signe qu'il était prêt à répondre.
« Avez-vous prévu l'accident qui est arrivé aujourd'hui à
Valentine ?
Oui. »
D'
Avrigny réfléchit un instant puis se rapprochant de Noirtier :
« Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, ajouta-t-il, mais nul
indice ne doit être négligé dans la situation terrible où nous
sommes. Vous avez vu mourir le pauvre
Barrois ? »
Noirtier leva les yeux au
ciel.
« Savez-vous de quoi il est mort ? demanda d'
Avrigny en posant sa
main sur l'épaule de Noirtier.
Oui, répondit le vieillard.
Pensez-vous que sa mort ait été naturelle ? »
Quelque chose comme un sourire s'esquissa sur les lèvres inertes
de Noirtier.
« Alors l'idée que
Barrois avait été empoisonné vous est venue ?
Oui.
Croyez-vous que ce poison dont il a été victime lui ait été
destiné ?
Non.
Maintenant pensez-vous que ce soit la même main qui a frappé
Barrois, en voulant
frapper un autre, qui frappe aujourd'hui
Valentine ?
Oui.
Elle va donc succomber aussi ? » demanda d'
Avrigny en fixant son
regard profond sur Noirtier.
Et il attendit l'effet de cette phrase sur le vieillard.
« Non, répondit-il avec un
air de triomphe qui eût pu dérouter
toutes les conjectures du plus habile devin.
Alors vous espérez ? dit d'
Avrigny avec surprise.
Oui.
Qu'espérez-vous ?
Le vieillard fit comprendre des yeux qu'il ne pouvait répondre.
« Ah ! oui, c'est vrai », murmura d'
Avrigny.
Puis revenant à Noirtier :
« Vous espérez, dit-il, que l'assassin se lassera ?
Non.
Alors, vous espérez que le poison sera sans effet sur
Valentine ?
Oui.
Car je ne vous apprends rien, n'est-ce pas, ajouta d'
Avrigny,
en vous disant qu'on vient d'essayer de l'empoisonner ? »
Le vieillard fit signe des yeux qu'il ne conservait aucun doute à
ce sujet.
« Alors, comment espérez-vous que
Valentine échappera ? »
Noirtier tint avec obstination ses yeux fixés du même côté,
d'
Avrigny suivit la direction de ses yeux et vit qu'ils étaient
attachés sur une bouteille contenant la potion qu'on lui apportait
tous les matins.
« Ah ! ah ! dit d'
Avrigny, frappé d'une idée subite, auriez-vous eu
l'idée... »
Noirtier ne le laissa point achever.
« Oui, fit-il.
De la prémunir contre le poison...
Oui.
En l'habituant peu à peu...
Oui, oui, oui, fit Noirtier, enchanté d'être compris.
En effet, vous m'avez entendu dire qu'il entrait de la brucine
dans les potions que je vous donne ?
Oui.
Et en l'accoutumant à ce poison, vous avez voulu neutraliser
les effets d'un poison ? »
Même joie triomphante de Noirtier.
« Et vous y êtes parvenu en effet ! s'écria d'
Avrigny. Sans cette
précaution,
Valentine était tuée aujourd'hui, tuée sans secours
possible, tuée sans
miséricorde, la secousse a été violente, mais
elle n'a été qu'ébranlée, et cette fois du moins
Valentine ne
mourra pas. »
Une joie surhumaine épanouissait les yeux du vieillard, levés au
ciel avec une expression de reconnaissance infinie.
En ce moment
Villefort rentra.
« Tenez, docteur, dit-il, voici ce que vous avez demandé.
Cette potion a été préparée devant vous ?
Oui, répondit le procureur du roi.
Elle n'est pas sortie de vos mains ?
Non. »
D'
Avrigny prit la bouteille, versa quelques gouttes du breuvage
qu'elle contenait dans le creux de sa main et les avala.
« Bien, dit-il, montons chez
Valentine, j'y donnerai mes
instructions à tout le monde, et vous veillerez vous-même,
monsieur de
Villefort, à ce que personne ne s'en écarte. »
Au moment où d'
Avrigny rentrait dans la
chambre de
Valentine,
accompagnée de
Villefort, un
prêtre italien, à la démarche sévère, aux paroles calmes et décidées, louait pour son usage la maison attenante à l'hôtel habité par M. de
Villefort.
On ne put savoir en vertu de quelle transaction les trois
locataires de cette maison déménagèrent deux heures après : mais le bruit qui courut généralement dans le quartier fut que la maison
n'était pas solidement assise sur ses fondations et menaçait ruine ce qui n'empêchait point le nouveau locataire de s'y établir avec son modeste mobilier le
jour même, vers les cinq heures.
Ce bail fut fait pour trois, six ou neuf ans par le nouveau locataire, qui, selon l'habitude établie par les propriétaires, paya six mois d'avance ; ce nouveau locataire, qui, ainsi que nous l'avons dit, était italien, s'appelait-il signor Giacomo Busoni.
Des ouvriers furent immédiatement appelés, et la nuit même les rares passants attardés au haut du faubourg voyaient avec surprise
les charpentiers et les maçons occupés à reprendre en sous-uvre
la maison chancelante.