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Le Triangle d'or

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






PREMIÈRE PARTIE – LA PLUIE D'ÉTINCELLES
CHAPITRE X – LA CORDELETTE ROUGE

Coralie avait senti ses jambes fléchir sous elle et elle s'était jetée sur le prie-Dieu, où, ardemment, éperdument, elle priait. En faveur de qui ? Pour le repos de quelles âmes inconnues ? Elle ne savait pas. Mais tout son être était embrasé de fièvre et d'exaltation et les mots seuls de la prière pouvaient l'apaiser. Patrice lui dit à l'oreille :

      – Comment s'appelait votre mère, Coralie ?

      – Louise, répondit-elle.

      – Et mon père s'appelait Armand. Il ne s'agit donc ni d'elle ni de lui, et pourtant...

      Patrice aussi montrait une agitation extrême. S'étant baissé, il examina les dix-neuf couronnes, puis de nouveau la pierre tombale, et il reprit :

      – Pourtant, Coralie, la coïncidence est vraiment trop anormale. Mon père est mort en cette année 1895.

      – Ma mère est morte également en cette même année, dit-elle, sans qu'il me soit possible de préciser la date.

      – Nous le saurons, Coralie, affirma-t-il. Tout cela peut se vérifier. Mais, dès maintenant, voici une vérité qui apparaît. Celui qui entrelaçait les noms de Patrice et de Coralie ne pensait pas seulement à nous, et ne regardait pas seulement l'avenir. Peut-être plus encore songeait-il au passé, à cette Coralie et à ce Patrice dont il savait la mort violente, et qu'il avait pris l'engagement de venger. Venez, Coralie, et que l'on ne puisse pas soupçonner que nous sommes venus jusqu'ici.

      Ils redescendirent le sentier et franchirent les deux portes de la ruelle. Personne ne les vit rentrer. Patrice conduisit aussitôt Coralie chez elle, recommanda à Ya-Bon et à ses camarades de redoubler de surveillance, et sortit.

      Il ne revint que le soir pour repartir dès le matin, et ce n'est que le jour suivant, vers trois heures, qu'il demandait à Coralie de le recevoir.

      Tout de suite, elle lui dit :

      – Vous savez ?...

      – Je sais beaucoup de choses, Coralie, qui ne dissipent pas les ténèbres du présent – je serais presque tenté de dire : au contraire –, mais qui jettent des lueurs très vives sur le passé.

      – Et qui expliquent ce que nous avons vu avant-hier ? demanda-t-elle anxieusement.

      – Ecoutez-moi, Coralie.

      Il s'assit en face d'elle et prononça :

      – Je ne vous raconterai pas toutes les démarches que j'ai faites. Je vous résumerai simplement le résultat de celles qui ont abouti. Avant tout, j'ai couru jusqu'à la mairie de Passy, puis à la légation de Serbie.

      – Alors, dit-elle, vous persistez à supposer qu'il s'agissait de ma mère ?

      – Oui, j'ai pris copie de son acte de décès, Coralie. Votre mère est morte le 14 avril 1895.

      – Oh ! fit-elle, c'est la date inscrite sur la tombe.

      – La même date.

      – Mais ce nom de Coralie ?... Ma mère s'appelait Louise.

      – Votre mère s'appelait Louise-Coralie, comtesse Odolavitch.

      Elle répéta entre ses dents :

      – Oh ! ma mère... ma mère chérie... c'est donc elle qui a été assassinée... c'est donc pour elle que j'ai prié, là-bas.

      – C'est pour elle, Coralie, et pour mon père. Mon père s'appelait Armand-Patrice Belval. J'ai trouvé son nom exact à la mairie de la rue Drouot. Il est mort le 14 avril 1895.

      Patrice avait eu raison de dire que des lueurs singulières illuminaient maintenant le passé. Il était établi, de la façon la plus formelle, que l'inscription de la tombe concernait son père à lui et sa mère à elle, tous deux assassinés le même jour. Par qui ? Pour quels motifs ? A la suite de quels drames ? C'est ce que la jeune femme demanda à Patrice.

      – Je ne puis encore répondre à vos questions, dit-il. Mais il y en a une autre que je me suis posée, plus facile à résoudre celle-là, et qui nous apporte également une certitude sur un point essentiel. A qui appartient le pavillon ? Extérieurement, sur la rue Raynouard, aucune indication. Vous avez pu voir le mur de la cour et la porte de cette cour : rien de particulier. Mais le numéro de la propriété me suffisait. J'ai été chez le percepteur du quartier et j'ai appris que les impositions étaient payées par un notaire habitant l'avenue de l'Opéra. J'ai fait visite à ce notaire et j'ai appris ceci...

      Il s'arrêta un moment et déclara :

      – Le pavillon a été acheté, il y a vingt et un ans, par mon père. Deux années plus tard, mon père mourait, et ce pavillon, qui faisait donc partie de son héritage, fut mis en vente par le prédécesseur du notaire actuel et acheté par un sieur Siméon Diodokis, sujet grec.

      – C'est lui ! s'écria Coralie, Diodokis est le nom de Siméon.

      – Or, continua Patrice, Siméon Diodokis était l'ami de mon père, puisque mon père, sur le testament que l'on trouva, l'avait désigné comme légataire universel, et puisque ce fut Siméon Diodokis qui, par l'entremise du notaire précédent et d'un solicitor de Londres, réglait mes frais de pension et me fit remettre, à ma majorité, la somme de deux cent mille francs, solde de l'héritage paternel.

      Ils gardèrent un long silence. Bien des choses leur apparaissaient, mais indistinctes encore, estompées, comme ces spectacles que l'on aperçoit dans la brume du soir.

      Et une de ces choses dominait toutes les autres. Patrice murmura :

      – Votre mère et mon père se sont aimés, Coralie.

      Cette idée les unissait davantage et les troublait profondément. Leur amour se doublait d'un autre amour, comme le leur meurtri par les épreuves, plus tragique encore, et qui avait fini dans le sang et dans la mort.

      – Votre mère et mon père se sont aimés, reprit-il. Sans doute furent-ils de ces amants un peu exaltés dont l'amour a des puérilités charmantes, car ils voulurent s'appeler entre eux d'une façon dont personne ne les avait appelés, et ils choisirent leurs seconds prénoms, qui étaient le vôtre et le mien également. Un jour votre mère laissa tomber son chapelet en grains d'améthyste. Le plus gros se cassa en deux morceaux. Mon père fit monter l'un de ces morceaux en breloque qu'il suspendit à la chaîne de sa montre. Votre mère et mon père étaient tous deux veufs. Vous aviez deux ans et moi huit ans. Pour se consacrer entièrement à celle qu'il aimait, mon père m'envoya en Angleterre, et il acheta le pavillon où votre mère, qui habitait l'hôtel voisin, allait le rejoindre en traversant la ruelle et en usant de cette même clef. C'est dans ce pavillon ou dans le jardin qui l'entoure qu'ils furent sans doute assassinés. Nous le saurons d'ailleurs, car il doit rester des preuves visibles de cet assassinat, des preuves que Siméon Diodokis a trouvées, puisqu'il n'a pas craint de l'affirmer par l'inscription de la pierre tombale.

      – Et qui fut l'assassin ? murmura la jeune femme.

      – Comme moi, Coralie, vous le soupçonnez. Le nom abhorré se présente à votre esprit, bien qu'aucun indice ne nous permette la certitude.

      – Essarès ! dit Coralie en un cri d'angoisse.

      – Très probablement.

      Elle se cacha la tête entre les mains.

      – Non, non... cela ne se peut pas... il ne se peut pas que j'aie été la femme de celui qui a tué ma mère.

      – Vous avez porté son nom, mais vous n'avez jamais été sa femme. Vous le lui avez dit la veille même de sa mort, en ma présence. N'affirmons rien au-delà de ce que nous pouvons affirmer, mais tout de même rappelons-nous qu'il fut votre mauvais génie, et rappelons-nous aussi que Siméon, l'ami et le légataire universel de mon père, l'homme qui acheta le pavillon des deux amants, l'homme qui jura sur la tombe de les venger, rappelons-nous que Siméon, quelques mois après la mort de votre mère, se faisait engager par Essarès comme gardien de sa propriété, devenait son secrétaire et, peu à peu, entrait dans sa vie. Pourquoi ? sinon pour mettre à exécution des projets de vengeance ?

      – Il n'y a pas eu vengeance.

      – Qu'en savons-nous ? Savons-nous comment est mort Essarès bey ? Certes, ce n'est pas Siméon qui l'a tué, puisque Siméon se trouvait à l'ambulance. Mais peut-être l'a-t-il fait tuer ? Et puis, la vengeance a mille façons de se traduire. Enfin, Siméon obéissait sans doute à des ordres de mon père. Sans doute voulait-il d'abord atteindre un but que mon père et que votre mère s'étaient proposé : l'union de nos destinées, Coralie. Et ce but a dominé sa vie. C'est lui, évidemment, qui plaça parmi mes petits bibelots d'enfant cette moitié d'améthyste dont l'autre moitié formait un grain de votre chapelet. C'est lui qui collectionna nos photographies. C'est lui, enfin, notre ami inconnu, qui m'envoya la clef, accompagnée d'une lettre... que je n'ai pas reçue, hélas !

      – Alors, Patrice, vous ne pensez plus qu'il est mort, cet ami inconnu, et que vous avez entendu ses cris d'agonie ?

      – Je ne sais pas. Siméon a-t-il agi seul ? Avait-il un confident, un assistant dans l'œuvre qu'il a entreprise ? Et est-ce celui-là qui est tombé à sept heures dix-neuf ? Je ne sais pas. Tout ce qui s'est passé en cette matinée sinistre reste dans une ombre que rien n'atténue. La seule conviction que nous puissions avoir, c'est que, depuis vingt ans, Siméon Diodokis a poursuivi, en notre faveur et contre l'assassin de nos parents, une tâche obscure et patiente, et que Siméon Diodokis est vivant.

      Et Patrice ajouta :

      – Vivant, mais fou ! De sorte que nous ne pouvons ni le remercier, ni l'interroger sur la sombre histoire qu'il connaît ou sur les périls qui vous menacent. Et pourtant, pourtant, lui seul...

      Une fois de plus, Patrice voulut tenter l'épreuve, bien qu'assuré d'un échec nouveau. Siméon occupait, dans l'aile naguère réservée au logement des domestiques, une chambre où il était le voisin de deux mutilés. Patrice y alla.

      Siméon s'y trouvait.

      A moitié endormi dans un fauteuil, tourné vers le jardin, il tenait à sa bouche une pipe éteinte. La chambre était petite, à peine meublée, mais propre et claire. Toute la vie secrète de ce vieillard s'y était écoulée. A diverses reprises, en son absence, M. Desmalions l'avait visitée. Patrice également, chacun à son point de vue.

      L'unique découverte qui valût d'être notée consistait en un dessin sommaire, fait au crayon, derrière une commode : trois lignes qui se croisaient, formant un vaste triangle régulier. Au milieu de cette figure géométrique, un barbouillage effectué grossièrement, avec de l'or adhésif. Le triangle d'or ! Sauf cela, qui n'avançait en rien les recherches de M. Desmalions, aucun indice.

      Patrice marcha directement sur le vieux et lui frappa sur l'épaule.

      – Siméon, dit-il.

      L'autre leva sur lui ses lunettes jaunes, et Patrice eut une envie soudaine de lui arracher cet obstacle de verre qui cachait les yeux du bonhomme et empêchait de pénétrer au fond de son âme et de ses souvenirs lointains.

      Siméon se mit à rire stupidement.

      « Ah ! songea Patrice, c'est là mon ami et l'ami de mon père. Il a aimé mon père, il a respecté ses volontés, il a été fidèle à sa mémoire, il lui a consacré une tombe sur laquelle il priait, il a juré de le venger. Et sa raison n'est plus. »

      Patrice sentit l'inutilité de toute parole. Mais si le son de la voix n'éveillait aucun écho dans le cerveau égaré, peut-être les yeux gardaient-ils quelque mémoire. Il écrivit sur une feuille blanche les mots que Siméon avait dû contempler tant de fois :

Patrice et Coralie – 14 avril 1895

      Le vieux regarda, hocha la tête, et recommença son petit ricanement douloureux et stupide. L'officier continua :

Armand Belval

      Toujours, chez le vieux, même torpeur. Patrice tenta l'épreuve encore. Il traça les noms d'Essarès et du colonel Fakhi, dessina un triangle. Le vieux ne comprenait pas et ricanait.

      Mais, soudain, son rire eut quelque chose de moins enfantin. Patrice avait écrit le nom du complice Bournef, et l'on aurait dit que, cette fois, un souvenir agitait le vieux secrétaire. Il essaya de se lever, retomba sur son fauteuil, puis se dressa de nouveau et saisit son chapeau qui était accroché au mur. Il quitta sa chambre et, suivi de Patrice, il sortit de la maison, et tourna sur la gauche du côté d'Auteuil.

      Il avait l'air d'avancer comme ces gens endormis que la suggestion contraint à marcher sans savoir où ils vont. Il prit par la rue de Boulainvilliers, traversa la Seine, et s'engagea dans le quartier de Grenelle d'un pas qui n'hésitait jamais.

      Puis sur un boulevard il s'arrêta, et, de son bras tendu, fit signe à Patrice de s'arrêter également.

      Un kiosque les dissimulait. Il passa la tête. Patrice l'imita.

      En face, à l'angle de ce boulevard et d'un autre boulevard, il y avait un café, avec une terrasse que limitaient des caisses de fusains.

      Derrière ces fusains, quatre consommateurs étaient assis. Trois tournaient le dos. Patrice vit le seul qui fût de face et reconnut Bournef.

      A ce moment, le vieux Siméon s'éloignait déjà, comme un homme qui a terminé son rôle et qui laisse à d'autres le soin d'en finir. Patrice chercha des yeux, aperçut un bureau de poste et y entra vivement. Il savait que M. Desmalions se trouvait rue Raynouard. Par téléphone, il lui annonça la présence de Bournef. M. Desmalions répondit qu'il arrivait aussitôt.

      Depuis l'assassinat d'Essarès bey, l'enquête de M. Desmalions n'avait pas avancé en ce qui concernait les quatre complices du colonel Fakhi. On découvrit bien la retraite du sieur Grégoire, et les chambres aux placards, mais tout cela était vide. Les complices avaient disparu.

      « Le vieux Siméon, se dit Patrice, était au courant de leurs habitudes. Il devait savoir que, tel jour de la semaine, à telle heure, ils se réunissaient dans ce café, et il s'est souvenu, tout à coup, à l'évocation du nom de Bournef. »

      Quelques minutes plus tard, M. Desmalions descendait d'automobile avec ses agents. L'affaire ne traîna pas. La terrasse fut cernée. Les complices n'opposèrent pas de résistance. M. Desmalions en expédia trois, sous bonne garde, au Dépôt et poussa Bournef dans une salle particulière.

      – Venez, dit-il à Patrice. Nous allons l'interroger.

      Patrice objecta :

      – Mme Essarès est seule là-bas...

      – Seule, non. Il y a tous vos hommes.

      – Oui, mais j'aime mieux y être. C'est la première fois que je la quitte, et toutes les craintes sont permises.

      – Il s'agit de quelques minutes, insista M. Desmalions. Il faut toujours profiter du désarroi que cause l'arrestation.

      Patrice le suivit, mais ils purent se rendre compte que Bournef n'était pas de ces hommes qui se déconcertent aisément. Aux menaces, il répliqua en haussant les épaules.

      – Inutile, monsieur, de me faire peur. Je ne risque rien. Fusillé ? Des blagues ! En France on ne fusille pas pour un oui ou pour un non, et nous sommes tous quatre sujets d'un pays neutre. Un procès ? Une condamnation ? La prison ? Jamais de la vie. Vous comprenez bien que, si vous avez étouffé l'affaire jusqu'ici, et si vous avez escamoté le meurtre de Mustapha, celui de Fakhi et celui d'Essarès, ce n'est pas pour ressusciter cette même affaire, sans raison valable. Non, monsieur, je suis tranquille. Le camp de concentration, voilà tout ce qui m'attend.

      – Alors, dit M. Desmalions, vous refusez de répondre ?

      – Fichtre non ! Le camp de concentration, soit. Mais il y a vingt degrés de régimes, dans ces camps, et je tiens à mériter vos faveurs, et par là à gagner confortablement la fin de la guerre. Mais d'abord que savez-vous ?

      – A peu près tout.

      – Tant pis, ma valeur diminue. Vous connaissez la dernière nuit d'Essarès ?

      – Oui, et le marché des quatre millions. Que sont-ils devenus ?

      Bournef eut un geste de rage.

      – Repris ! Volés ! C'était un piège !

      – Qui les a repris ?

      – Un nommé Grégoire.

      – Qui était-ce ?

      – Son âme damnée, nous l'avons su depuis. Nous avons découvert que ce Grégoire n'était autre qu'un individu qui lui servait de chauffeur à l'occasion.

      – Qui lui servait, par conséquent, à transporter les sacs d'or de sa banque à son hôtel ?

      – Oui, et nous croyons même savoir... tenez, autant dire que c'est une certitude. Eh bien... Grégoire, c'est une femme.

      – Une femme !

      – Parfaitement. Sa maîtresse. Nous en avons plusieurs preuves. Mais une femme solide, d'aplomb, forte comme un homme, et qui ne recule devant rien.

      – Vous connaissez son adresse ?

      – Non.

      – Et l'or, vous n'avez aucun indice, aucun soupçon ?

      – Non. L'or est dans le jardin ou dans l'hôtel de la rue Raynouard. Durant toute une semaine, nous l'avons vu rentrer, cet or. Depuis, il n'en est pas sorti. Nous faisions le guet, chaque nuit. Les sacs y sont, je l'affirme.

      – Aucun indice non plus relativement au meurtrier d'Essarès ?

      – Aucun.

      – Est-ce bien sûr ?

      – Pourquoi mentirais-je ?

      – Et si c'était vous ?... ou l'un de vos amis ?

      – Nous avons bien pensé qu'on le supposerait. Par hasard, et c'est heureux, nous avons un alibi.

      – Facile à prouver ?

      – Irréfutable.

      – Nous examinerons cela. Donc pas d'autre révélation ?

      – Non. Mais une idée... ou plutôt une question à laquelle vous répondrez à votre guise. Qui nous a trahis ? Votre réponse peut m'éclairer, car une seule personne connaissait nos rendez-vous de chaque semaine, ici, de quatre à cinq heures... une seule personne, Essarès bey... et lui-même il y venait souvent pour conférer avec nous, Essarès est mort. Qui donc nous a dénoncés ?

      – Le vieux Siméon.

      – Comment ! Siméon ! Siméon Diodokis !

      – Siméon Diodokis, le secrétaire d'Essarès bey.

      – Lui ! Ah ! le gredin, il me le paiera... Mais non, c'est impossible !

      – Pourquoi dites-vous que c'est impossible ?

      – Pourquoi ? Mais parce que...

      Il réfléchit assez longtemps, sans doute pour être bien sûr qu'il n'y avait pas d'inconvénient à parler. Puis il acheva sa phrase :

      – Parce que le vieux Siméon était d'accord avec nous.

      – Qu'est-ce que vous dites ? s'écria Patrice fort surpris à son tour.

      – Je dis et j'affirme que Siméon Diodokis était d'accord avec nous. C'était notre homme. C'est lui qui nous tenait au courant des manœuvres équivoques d'Essarès bey. C'est lui qui, par un coup de téléphone, donné à neuf heures du soir, nous a prévenus qu'Essarès avait allumé le fourneau des anciennes serres et que le signal des étincelles allait fonctionner. C'est lui qui nous a ouvert la porte en affectant, bien entendu, la résistance et tout en se laissant attacher dans la loge du concierge. C'est lui, enfin, qui avait congédié et payé les domestiques.

      – Mais le colonel Fakhi ne s'est pas adressé à lui comme à un complice...

      – Comédie pour donner le change à Essarès. Comédie d'un bout à l'autre !

      – Soit. Mais pourquoi Siméon trahissait-il Essarès ? Pour de l'argent ?

      – Non, par haine. Il avait contre Essarès bey une haine qui nous a souvent donné le frisson.

      – Le motif ?

      – Je ne sais pas. Siméon est un silencieux, mais cela remontait très haut.

      – Connaissait-il la cachette de l'or ? demanda M. Desmalions.

      – Non. Et ce n'est pas faute d'avoir cherché ! Il n'a jamais su comment les sacs sortaient de la cave, laquelle n'était qu'une cachette provisoire.

      – Pourtant, ils sortaient de la propriété. En ce cas, qui nous dit qu'il n'en fut pas de même cette fois ?

      – Cette fois-là nous faisions le guet dehors, de tous les côtés, ce que Siméon ne pouvait faire à lui tout seul.

      Patrice reprit à son tour :

      – Vous n'en savez pas davantage sur lui ?

      – Ma foi non. Ah ! cependant, il est arrivé ceci d'assez curieux. L'après-midi qui précéda le fameux soir, je reçus une lettre dans laquelle Siméon me donnait certains renseignements. Dans la même enveloppe il y avait une autre lettre, mise là, évidemment, par une erreur incroyable, car elle semblait fort importante.

      – Et que disait-elle ? fit Patrice anxieusement.

      – Il y était question d'une clef.

      – Ne pouvez-vous préciser ?

      – Voici la lettre. Je l'avais conservée pour la lui rendre et le mettre en garde. Tenez, c'est bien son écriture...

      Patrice saisit la feuille de papier, et tout de suite il vit son nom. La lettre lui était adressée, comme il l'avait pressenti. C'était celle qu'il n'avait point reçue.

      « Patrice,

      Tu recevras ce soir une clef. Cette clef ouvre, au milieu d'une ruelle qui descend vers la Seine, deux portes, l'une à droite, celle du jardin de la femme que tu aimes ; l'autre, à gauche, celle d'un jardin où je te donne rendez-vous le 14 avril, à 9 heures du matin. Celle que tu aimes sera là également. Vous saurez qui je suis et le but que je veux atteindre. Vous apprendrez tous deux sur le passé des choses qui vous rapprocheront plus encore l'un de l'autre.

      D'ici le 14 avril, la lutte qui commence ce soir sera terrible. Si je succombe, il est certain que celle que tu aimes va courir les plus grands dangers. Veille sur elle, Patrice, et que ta protection ne la quitte pas un instant. Mais je ne succomberai pas, et vous aurez le bonheur que je prépare pour vous depuis si longtemps.

      Toute mon affection.
»


      – Ce n'est pas signé, reprit Bournef, mais, je le répète, l'écriture est de Siméon. Quant à la dame, il s'agit évidemment de Mme Essarès.

      – Mais quel danger court-elle ? s'écria Patrice avec inquiétude. Essarès est mort. Donc, rien à craindre.

      – Est-ce qu'on sait ? C'était un rude homme.

      – A qui aurait-il donné mission de le venger ?

      Qui poursuivrait son œuvre ?

      – Je l'ignore, mais il faut se méfier.

      Patrice n'écoutait plus. Il tendit vivement la lettre à M. Desmalions, et, sans vouloir rien entendre, s'échappa.

      – Rue Raynouard, et rondement, dit-il au chauffeur, quand il eut sauté dans une auto.

      Il avait hâte d'arriver. Les dangers dont parlait le vieux Siméon lui semblaient soudain suspendus sur la tête de Coralie. Déjà l'ennemi, profitant de son absence, attaquait sa bien-aimée. « Et qui pourrait la défendre si je succombe ? » avait dit Siméon. Or, cette hypothèse s'était réalisée en partie, puisqu'il avait perdu la raison.

      – Voyons, quoi, murmurait Patrice, c'est idiot... Je me forge des idées... Il n'y a aucun motif...

      Mais son tourment croissait à chaque minute. Il se disait que le vieux Siméon l'avait prévenu à dessein que la clef devait ouvrir la porte du jardin de Coralie, afin que lui, Patrice, pût exercer une surveillance efficace en pénétrant, en cas de besoin, jusqu'auprès de la jeune femme.

      Il le vit de loin, Siméon. La nuit était venue, le bonhomme rentrait dans l'hôtel. Patrice le dépassa devant la loge du concierge et l'entendit qui fredonnait. Patrice demanda au soldat de faction :

      – Rien de nouveau ?

      – Rien, mon capitaine.

      – Maman Coralie ?

      Elle a fait un tour dans le jardin. Elle est remontée il y a une demi-heure.

      – Ya-Bon ?

      – Ya-Bon suivait maman Coralie. Il doit être à sa porte.

      Patrice grimpa l'escalier, plus calme. Mais, quand il parvint au premier étage, il fut très étonné de voir que l'électricité n'était pas allumée. Il fit jouer l'interrupteur. Alors, il aperçut, au bout du couloir, Ya-Bon à genoux devant la chambre de maman Coralie, la tête appuyée contre le mur. La chambre était ouverte.

      – Qu'est-ce que tu fais là ? cria-t-il en accourant.

      Ya-Bon ne répondit pas. Patrice constata qu'il y avait du sang sur l'épaule de son dolman. A cet instant, le Sénégalais s'affaissa.

      – Tonnerre ! Il est blessé !... Mort peut-être !

      Il sauta par-dessus le corps, et se précipita dans la chambre dont il alluma aussitôt l'électricité.

      Coralie était étendue sur un canapé. L'affreuse petite cordelette de soie rouge entourait son cou. Et cependant Patrice n'avait pas en lui cette étreinte horrible du désespoir que l'on éprouve devant des malheurs irréparables. Il lui semblait que la figure de Coralie n'avait pas la pâleur de la mort. Et, de fait, la jeune femme respirait.

      « Elle n'est pas morte... Elle n'est pas morte, se dit Patrice. Elle ne mourra pas, j'en suis sûr... et Ya-Bon non plus... Le coup est manqué. »

      Il desserra la cordelette.

      Au bout de quelques secondes, la jeune femme respirait largement et reprenait connaissance. Elle lui sourit.

      Mais aussitôt, se souvenant, elle le saisit de ses deux bras, si faibles encore, et lui dit, d'une voix tremblante :

      – Oh ! Patrice, j'ai peur... j'ai peur pour vous...

      – Peur de quoi, Coralie ? Quel est le misérable ?...

      – Je ne l'ai pas vu... Il avait éteint... et il m'a prise à la gorge tout de suite, et il m'a dit à voix basse : « Toi d'abord... cette nuit ce sera le tour de ton amant... » Oh ! Patrice, j'ai peur pour vous... J'ai peur pour toi, Patrice...




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