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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
© France-Spiritualités™






II - LA GRANDE-CHARTREUSE ET LA LÉGENDE DE SAINT BRUNO

I - D'AIX À LA GRANDE-CHARTREUSE

C'est d'Aix-les-Bains que je suis parti pour visiter la Grande-Chartreuse. Rapide voyage dans un décor changeant de montagnes, qui, d'un rendez-vous du high-life le plus actuel, vous jette en quelques heures dans la plus sauvage solitude et vous dépose au fond d'un cloître dont l'atmosphère morale est restée celle du XIème siècle.

      « La petite ville d'Aix, toute fumante, toute bruissante et toute odorante des ruisseaux de ses eaux chaudes et sulfureuses, est assise par étages sur un large et rapide coteau de vignes, de prés et de vergers. » Ce croquis coquet de Lamartine fait comprendre à lui seul qu'Aix a dû être depuis longtemps un endroit fashionable. De fait, il l'est depuis le IIIème siècle, du temps où Pompéius Campanus érigea à sa famille, en guise de tombeau, l'arc d'ordre ionique qui se voit près de l'établissement thermal. Elles sont vides, les huit niches où le patricien de Rome avait placé les urnes et les images de sa femme et de ses enfants, venus pour se guérir, – et pour finir ici. Aujourd'hui Aix, avec sa Villa des Fleurs, son cercle, son théâtre, ses illuminations et l'orchestre de Colonne, est une des stations balnéaires les plus huppées. La vie élégante et galante y côtoie, avec l'insolence du faux bonheur, les malades sans espoir qui se traînent sous les feuilles tombantes des peupliers. Sans espoir ? Heureusement, ils en ont toujours ! Car cette vie des bains, avec sa paresse flâneuse et ses contrastes excitants, berce également les rêves prêts à s'éteindre et les espérances qui ne veulent pas mourir. Le soir, les habitués du Boulevard bourdonnent autour de la maison de jeu, qui brille comme une ruche de lumière. Cette vie bruyante frôle à peine le lac du Bourget, qui dort là tout près, dominé par les pentes sévères de la dent du Chat. Il n'en est pas troublé dans sa solitude ; une tristesse vivante y plane toujours. Aujourd'hui que le siècle finissant interroge ses origines, il se ressouvient avec émotion du poète qui le charma d'abord (12). Grâce à la magie de ses vers, ce paysage mélancolique aura toujours le don d'évoquer ce poète et la femme immortalisée par lui. Dans l'histoire de la poésie, le lac du Bourget s'appelle le lac de Lamartine. De ses anses perdues, de son miroir limpide s'est élancé vers des régions inexplorées le génie lyrique de la France au XIXème siècle. Les Grecs, qui honoraient les poètes comme des demi-dieux, auraient peut-être consacré ce souvenir, en sculptant dans une des grottes du rivage la Muse de Lamartine, sous la figure de cette jeune femme passionnée, qui se traîne comme une ombre ardente cherchant la vie éternelle dans « les pages de la vingtième année » : « Son regard, dit celui qui fut aimé de la belle mourante, semblait venir d'une distance que je n'ai jamais mesurée depuis dans aucun œil humain. » Les ducs de Savoie ont leurs monuments dans l'abbaye de Haute-Combe. Assise sur son promontoire comme un sarcophage blanc, elle projette son ombre violette sur les flots bleus. Mais elle a passé sur ce lac sans y laisser une trace, la pâle Muse, l'Amante mystérieuse qui fit vibrer dans cette grande âme le sentiment de l'Infini dans l'Amour !

      Ces pensées tristes me poursuivaient tandis que, par une chaude matinée de septembre, la voiture m'emmenait loin du lac, par Chambéry, dans la vallée de l'Hière, vers Saint-Laurent-du-Pont. Vallée souriante entre de hautes montagnes. A gauche, la cascade du Couz agite son panache dans une entaille de rochers. Plus loin, se creusent des carrières de gypse et de marbre. Le torrent, où frétillent les truites, roule clair sur des pierres noires entre des bouquets d'aulnes. Les hameaux s'égaient de gazons ondulés et de marronniers touffus, paysage encore semblable à celui des Charmettes, cadre favori du jeune Rousseau âgé de seize ans, rêveur, sentimental et fripon, en quête d'amourettes ou en servage de Mme de Warrens. Ici tout parle encore de vie plantureuse, de travail nonchalant, de bonne humeur savoisienne. Mais bientôt le pays devient plus sévère. Déjà se dresse à gauche une haute chaîne de montagnes qu'accidentent les cimes de la Cochette et du mont Othéran. Ce massif est celui de la Grande-Chartreuse. Il occupe de Chambéry à Grenoble un ovale de dix-huit lieues de pourtour et constitue un système complètement isolé au milieu des Alpes. D'épaisses forêts, des pentes abruptes, des précipices l'environnent de partout. De la vallée du Grésivaudan, comme de Voreppe, et des Echelles, il a l'aspect d'une muraille inaccessible. Cette altière circonvallation, forteresse naturelle contre le monde extérieur, était prédestinée à devenir le cloître des cloîtres, la retraite des moines les plus austères, ou des plus tristes, des plus désabusés parmi les naufragés de la vie.

      Aux confins de la Savoie et du Dauphiné, le paysage prend subitement des aspects chagrins de lande inculte. Les rochers s'élèvent à droite sur un plan incliné. Une végétation irrégulière de buissons et de petits sapins rabougris y moutonne. Les lignes mouvementées du sol ont des ondulations inquiètes, de brusques cassures. On dirait que la nature se convulse et se fait méchante aux approches du grand désert. Tout à coup la route s'encaisse. Un guide vous fait entrer dans des grottes de stalactites travaillées par les eaux. On les traverse, une chandelle à la main, sur une galerie de bois. A dix mètres de profondeur, on aperçoit le lit de cailloux où le torrent s'amène en temps d'orage. Les eaux ont creusé de profondes cavernes dans ces roches calcaires. Chapelles, églises ou chambres de torture ? L'imagination hésite devant ces figures étranges pétries par l'eau fantasque dans les entrailles de la terre : têtes d'enfants, bustes de chevaliers à visière baissée, formes agenouillées sur les parois ou tordues en pendentifs à la voûte. Eh quoi ! Les éléments ont-ils aussi leurs cauchemars ? Les eaux glaciaires qui mugissaient emprisonnées dans ces cavernes à une époque préhistorique avaient-elles le pressentiment des scènes étranges et des horreurs de l'histoire, puisqu'elles ont ébauché ces fantômes douloureux de pierre dans leur travail furieux à travers les siècles ? En sortant de la grotte, la passerelle collée au roc au-dessus d'un abîme rejoint la route romaine achevée par Charles-Emmanuel. Disparues les visions diaboliques du monde souterrain. Voici riant au grand soleil le village des Echelles et les coteaux fertiles de l'Isère. On gagne le Dauphiné en franchissant le Guiers-vif, et, au bout d'une demi-heure, on atteint Saint-Laurent-du-Pont. C'est un village de pauvre apparence, avec ses maisons à galeries de bois percées de lucarnes, ses toits à pentes rapides, à angles aigus, recouverts d'ardoises, qui rappellent les chalets de l'Oberland bernois. Près de là, un torrent maussade sort d'une étroite fissure qui s'ouvre au milieu de montagnes énormes. C'est le Guiers-mort, ainsi nommé parce que la grande chaleur le met à sec. Il semble rouler avec lui la tristesse des lieux sévères d'où il descend, tandis que le Guiers-vif qu'il va rejoindre rit et chante gaîment. Telle la sauvage entrée de la gorge qui mène à la Grande-Chartreuse.

      Deux rochers fièrement dessinés surgissent du lit même du torrent. C'est le vestibule du désert que fermait autrefois un mur fortifié. Plus d'un homme pris par la vocation de la vie érémitique a dit un dernier adieu à tous les biens terrestres en franchissant ce seuil. Aujourd'hui on y entre librement par une route carrossable. A peine y a-t-on pénétré qu'on tombe sous le charme d'un grandiose enchantement. Les plus superbes forêts de France tapissent de haut en bas la gorge étroite et profonde. On dirait que le désert déploie ici toute sa splendeur végétale pour mieux attirer le pèlerin dans son austère prison. Il a jeté sur le puissant relief des montagnes un grand manteau de velours vert, que le hêtre égaie de sa note vive, et où chatoient les nuances variées du charme, de l'érable et du frêne. Plus haut, les sapins sombres escaladent en bataillons serrés les pentes abruptes jusqu'aux crêtes de rochers inaccessibles, dont la ligne saccadée monte dans le ciel par bonds téméraires. L'effort ascensionnel de ces montagnes parle de la puissance de l'esprit, tandis que leur flore arborescente témoigne de la beauté et de l'inépuisable fécondité de la nature. Les rares disciples du renoncement qui prennent cette route pour chercher un asile suprême dans la Grande-Chartreuse peuvent voir une dernière image des séductions et des tentations de la vie dans ces fleurs attirantes qui poussent sous bois : la digitale cramoisie, le trolle jaune et l'orchis capricieux ; ils peuvent saluer une dernière fois les chimères décevantes dans le cytise qui balance sa pluie d'or sur les escarpements, dans la rose sauvage qui s'effeuille sur les précipices.

      Au pont de Saint-Bruno, le paysage devient encore plus imposant et prend soudain un caractère religieux. La haute montagne qui ferme l'horizon figure une immense cathédrale blanche, hérissée de flèches et de clochetons noirs. Car d'épaisses sapinières recouvrent ses cimes. Au pied de ses contreforts, ondoie un océan de forêts qui roule ses vagues dorées en cataractes de verdure jusque dans le lit du ravin où le torrent gronde encaissé à une profondeur vertigineuse.

      La rampe longe maintenant le mur perpendiculaire de la montagne. Tout à coup une roche aiguë de forme pyramidale se dresse au beau milieu de la gorge comme pour intercepter le chemin. C'est la seconde porte du désert, plus hautaine, plus menaçante que la première. La croix de fer qui la surmonte semble dire au voyageur : « Vous qui entrez, laissez toute espérance. Quiconque franchit ce seuil, ne revient plus sur ses pas. »

      La route se glisse par une fente entre la montagne et la roche de l'Aiguillette. On monte encore pendant une heure, puis on tourne à gauche. Voici enfin la Grande-Chartreuse, entourée de forêts épaisses et comme enserrée dans un cirque de hautes montagnes. Etagée sur une prairie inclinée, elle ressemble à une petite ville fortifiée, avec ses longs bâtiments parallèles, ses campaniles, ses toits d'ardoise, ses clochetons en trapèze qui ont la forme de grands capuchons et son mur d'enceinte rectangulaire. Mais de cette ville il ne sort ni rumeur, ni voix ; c'est la cité du silence et de la mort. Ce silence est renforcé par la sévérité des forêts et la majesté triste des montagnes environnantes. La blancheur grise des roches calcaires, qui prennent le soir une teinte bleuâtre, et le noir foncé des sapins qui les couronne achèvent cette impression de cimetière grandiose et naturel. C'est ici que bien des lassés de la vie sont venus s'ensevelir vivants. Au-dessus du couvent, sous de grands hêtres, quelques frères en robe blanche complètent le tableau.

      Le chemin montant contourne la peu accueillante forteresse des moines. On frappe à la porte du nord, seule entrée de la Grande-Chartreuse. Le frère portier l'entrebâille et vous dévisage. Sous sa cuculle blanche, c'est une bonne face de mouton humain, le regard vide, étonné, d'une docilité résignée.

Après avoir traversé le porche, on se trouve dans la cour intérieure. Même nudité hostile que la façade du dehors. Pas un banc pour s'asseoir ; ni arbuste, ni herbe, ni fleur ; un terrain noirâtre. Deux jets d'eau qui retombent dans leurs vasques de pierre grise animent seuls cette cour. On monte quelques marches et l'on se trouve à l'entrée d'un corridor de 139 mètres, auquel viennent aboutir toutes les galeries qui mettent en communication les diverses parties du monastère. Au réfectoire, on est reçu par un frère convers à figure jeune. Il porte le cilice blanc comme tous les chartreux. La tête est rasée, la barbe noire, les yeux bruns et doux, le geste humble. Cette soumission parfaite dans ce jeune homme vigoureux, à joues roses, a quelque chose de touchant parce qu'elle semble indiquer un complet renoncement. Malheureusement, la règle monastique efface ou refoule l'individualité humaine. Elle lui imprime souvent une sorte de bonté mécanique, où l'on ne sent plus ce qui donne tout leur prix aux choses de l'âme : la spontanéité.

      Un frère vous fait voir l'intérieur du couvent. Cette visite a quelque chose de saisissant. Elle introduit l'observateur attentif et impressionnable au fin fond de la vie et pour ainsi dire de l'âme d'un chartreux. Un froid glacial tombe de ces longs corridors voûtés et vides, crépis de blanc. Dans l'un d'eux se trouve une galerie d'anciennes peintures à l'huile aux tons noircis représentant les chartreuses du monde entier. Il y en a plus de trente, et de presque tous les pays. Partout, les hommes ont éprouvé le besoin de se construire de semblables forteresses pour se barricader contre les tentations ou les cruautés de la vie. La Grande-Chartreuse a fait souche de solitudes. Elle a semé sur tous les continents ces thébaïdes où le temps n'est plus. La salle du chapitre général avec la statue colossale en marbre gris de saint Bruno accentue cette expression d'austérité. Les portraits des généraux de l'ordre depuis sa fondation font le tour de la frise du plafond. Sous leurs regards convergents se rassemble tous les trois ans le chapitre général des chartreux. Voici qui donne une idée de la discipline sévère de l'ordre. Le chapitre une fois assemblé, tous les supérieurs de maisons, y compris le révérend père supérieur général de la Grande-Chartreuse, demandent leur démission. Cela s'appelle demander miséricorde. Cette discipline de fer qui brisa les individualités a produit des effets remarquables. On a obtenu la vertu au prix de la mort. Les historiens monastiques sont d'accord sur ce point que, depuis huit siècles, il n'y a jamais eu chez les chartreux ni relâchement de mœurs, ni corruption d'aucun genre. Ils ont pu dire : Cartusia nunquam reformata quia nunquam deformata. Il est juste d'ajouter que, ces moines ne s'étant point mêlés au monde, leur action sur lui a été nulle. Ils n'ont vécu, ou plutôt ils ne se sont mortifiés que pour eux-mêmes.

      Mais nous voici au cœur même de la cité du silence. Le grand cloître forme un trapèze allongé sur un plan incliné du nord au sud, et coupé par deux galeries transversales entre lesquelles se trouve le cimetière. Un long couloir monte en pente douce, à perte de vue, avec ses arcades gothiques du XIIème siècle. La voûte pose gracieusement sur des pendentifs à fleurons incrustés dans le mur. Ses fines ogives se resserrent et se perdent dans la fuyante lumière d'un demi-jour grisâtre, à l'infini. Est-ce la route du ciel, rêvée par de naïves légendes ? Est-ce un fantastique décor, le chemin taillé dans le roc, qui conduit au temple du Saint-Graal ? Non, ce n'est qu'un cimetière d'âmes, une sépulture pour ceux qui en ont assez de la vie. Car voici, à gauche, échelonnées à distances égales, de petites portes peintes en brun. Elles conduisent aux cellules des pères. Une chaîne de fer avec une poignée pend à la porte ; c'est la sonnette pour appeler dans les cas exceptionnels. Dans le mur, d'un mètre d'épaisseur, un guichet fermé par une plaque de fer. C'est par là qu'on passe, une fois par jour, la nourriture aux pères chartreux. Car ils mangent seuls comme ils vivent seuls, sauf la promenade hebdomadaire en commun et les offices de jour et de nuit. Sur chaque porte, il y a un écriteau avec une lettre et une devise latine. La lettre indique l'initiale du nom de chaque père. La devise est celle choisie par lui en entrant dans l'ordre et en prononçant ses vœux. Comme une inscription tombale, elle résume et clôt une destinée. Pour le monde extérieur, cette pensée sans signature est tout ce qui reste d'un homme. Ces devises ont toutes la couleur morale particulière à la vie contemplative, qui rappelle les teintes mélancoliques des étoffes passées. J'en ai retenu quelques-unes : Qui non reliquit omnia sua non potest esse discipulus tuus. – Sobrii, simplices et quieti. – Et celle-ci qui exprime si bien l'esprit de la vie érémitique : O beata solitudo, o sola beatitudo !

      Dans le clair-obscur de ces galeries, le charme de la vie solitaire s'insinue pour un instant dans le cœur. On se souvient de ces vers du Tasse, qui, après une vie orageuse d'amour malheureux et de persécutions sans nombre, trouva la paix finale dans un couvent près de Rome, et qui célébra ainsi son mélancolique bonheur :

Nobil porto del mondo e di fortuna
Di sacri e dolci studi alta quiete,
Silenzi amici, e vaghe chiostre, e liete !
Laddove e l'ora, e l'ombra occulta, e bruna.

      Oui, ils doivent être consolants, pour certaines âmes, « les silences amis » du cloître ; elle est douce, « l'heure et l'ombre occulte et brune » où s'égrènent une à une les grandes souffrances, où les souvenirs ineffaçables s'estompent dans la rêverie ! Mais le cœur se serre lorsqu'on pénètre dans une des cellules inoccupées qui servent de retraite aux pères. Ce sont comme autant de petites maisons séparées qui se composent de deux pièces éclairées par trois fenêtres, et dans lesquelles on a ménagé un oratoire et un cabinet d'étude. Au-dessous se trouvent un bûcher et un atelier de menuiserie, enfin un petit jardin qui forme la séparation des cellules entre elles. Le mobilier du cabinet d'études, qui sert en même temps de dortoir, se compose d'un lit à paillasse, d'une table, d'un fauteuil, d'un crucifix, de quelques livres et d'un sablier. Ce qui attriste, ce n'est point cette pauvreté, mais l'étroitesse de l'horizon qui enferme le regard et la vue de ses habitants. Les chartreux plantent eux-mêmes ces misérables jardinets. Quand on lève la tête, on voit se dresser à une hauteur colossale la formidable muraille de rochers du Grand-Som. La partie supérieure du couvent touche presque à sa base. On se trouve là comme au fond d'une fosse gigantesque, formée par cette prodigieuse cassure de la montagne soulevée et déchirée du haut en bas. Le soir, avant de s'endormir, le chartreux peut voir la lumière chaude caresser et dorer ces rochers immenses qui dominent sa retraite, tandis que lui-même est déjà plongé dans l'ombre grise. Il peut voir rougir et flamboyer au soleil couchant ce sommet – qui regarde les horizons où il ne marchera plus !

      Involontairement la pensée du visiteur interroge les vies humaines qui sont venues s'échouer ici. Elle voudrait connaître les émotions, les déceptions, les espérances qui ont pu amener, en notre temps, des êtres humains à s'enfermer là. Les vocations spontanées pour la vie contemplative sont rares à notre époque. On s'imagine donc qu'il faut de grandes souffrances ou de grands dégoûts pour produire de tels renoncements. Il y a actuellement trente-cinq pères à la Grande-Chartreuse. Parmi eux se trouve, m'a-t-on dit, un général russe du nom de Nicolaï, qui aurait obtenu du tsar la permission de terminer ses jours ici. Le fait est d'autant plus curieux que le général a dû passer de l'église grecque à l'église latine pour satisfaire cette fantaisie religieuse ou poétique. Cela prouve une fois de plus l'étrange fascination que la Grande-Chartreuse a exercée de tous temps sur certains hommes. Il en est un autre exemple contemporain qu'on m'a conté en Savoie. On ne m'a dit que les simples faits, mais ils sont assez suggestifs. A la suite de circonstances que j'ignore, un ingénieur des ponts et chaussées avait perdu sa femme. Il était jeune encore et devait se remarier. Mais cette mort subite avait jeté sur son esprit un voile de mélancolie qui l'éloignait du monde sans l'en détacher complètement. C'est alors qu'il fut chargé de construire la route actuelle qui conduit à la Grande-Chartreuse. Cette œuvre lui donna une énergie nouvelle. Il s'y consacra tout entier et vint habiter le pays. Il résolut de vaincre la montagne dont les roches perpendiculaires semblent défier les travaux de l'art. Les terrasses s'échafaudèrent, les rampes furent maçonnées. Pendant plusieurs étés, les détonations, répercutées comme de longs roulements de tonnerre par tous les échos de la montagne, annoncèrent à ses rares habitants qu'on faisait sauter les portes du désert et que la civilisation se frayait une route jusqu'à la Grande-Chartreuse. Les gros quartiers de roc roulèrent les uns après les autres dans le Guiers-mort. Mais à mesure que l'ingénieur brisait le roc indocile et que sa route ébréchait la gorge, il se sentait étrangement attiré et enveloppé par ces forêts profondes et ces cimes altières. Il faut croire que, sous leur silencieuse incantation, il s'enfonçait graduellement dans un passé perdu et que ce passé revivait jour par jour, heure par heure, dans ce cadre grandiose. Il s'était promis de rentrer dans le monde, de recommencer la vie. On l'attendait là-bas avec impatience. Mais quel fut l'étonnement de ses amis lorsqu'ils apprirent subitement que l'ingénieur s'était fait chartreux ! – La montagne qu'il avait violée s'était-elle vengée en l'emprisonnant ? La vieille forêt l'avait-elle englobé dans sa sombre magie, et, comme ce moine de la légende, avait-il entendu chanter sous ses branches le dangereux petit oiseau de l'Eternité ? Ou bien la morte l'avait-elle envoûté dans le couvent ? – Allez demander la réponse aux portes muettes de ces cellules. Vous n'y lirez que ces mots : O beata solitudo ! O sola beatitudo !


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(12)  Voir le beau livre de M. de Pomairols : Lamartine, étude de morale et d'esthétique.




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