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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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I - LES LÉGENDES DE L'ALSACE

I - ÉPOQUE CELTIQUE – LE MUR PAÏEN – GAULOIS ET TEUTONS

Lorsqu'on parcourt ce vaste verger qui se nomme la plaine d'Alsace, l'œil rencontre à l'horizon une bande ondulée d'un bleu sombre ; ce sont les Vosges. Par-delà les moissons jaunes et les hautes houblonnières, par-dessus les champs de colza ou derrière les rideaux d'aulnes qui enveloppent les villages riants sans les cacher, partout vous apercevez cette bordure lointaine de croupes boisées ou de cimes abruptes qui attirent le regard et reposent la vue. C'est aussi vers cette chaîne de montagnes que nous reportent les plus anciennes traditions, les grandes légendes du pays, comme vers des lieux en quelque sorte sacrés.

      Franchissons la zone des vignobles qui longent les montagnes, engageons-nous dans une des nombreuses vallées latérales, et gagnons les cimes à travers les épaisses forêts de chênes, de hêtres et de sapins : un autre spectacle s'ouvre à nos yeux. Du sommet du Ballon, du Honeck, du Brésoir ou du Donon, le relief des montagnes se dessine. Au-dessus de l'enchevêtrement des vallées profondes, les sommets des Vosges émergent des forêts comme des îles. Ce ne sont pas les pics escarpés des Alpes ni les plateaux monotones du Jura, mais de larges dômes ou des dos allongés qui affectent la forme d'animaux gigantesques, antédiluviens. Suivez ces crêtes rocheuses, promenez-vous sur ces landes, et vous vous croirez dans un autre monde. On dirait des lieux créés par la nature pour des réunions secrètes. La vie moderne s'est éloignée avec la plaine, qui prend d'ici les aspects changeants, les stries claires ou sombres d'une mer immense. Les burgs, les châteaux-forts, les ruines innombrables disparaissent à nos pieds. Nous pénétrons, bien au delà du moyen-âge, dans une région préhistorique. Sur la crête du Taenichel, qui descend du Brésoir aux châteaux de Ribeauvillé, des rochers étranges bordent la hauteur. Ce sont des blocs aux flancs creusés ou équarris. D'énormes cairns surplombent l'abîme des forêts ; ils profilent sur les nuages leurs têtes de sauriens ou allongent dans le vide des museaux de sangliers. Çà et là les sapins envahissent l'enceinte monumentale ; plus loin, un chaos de rochers s'éboule dans les bois. Partout, aux formes des pierres, à leurs entailles, à leurs dépressions on croit distinguer la main de l'homme sous les caprices de la nature. Un peuple disparu adorait-il ici ses dieux terribles ? Vient l'orage ; de lourdes nuées enveloppent la montagne ; l'éclair bleuit la lande blafarde ; les vallées se renvoient le bruit de la foudre, – et, frappés d'épouvante, vous croirez voir le Tarann gaulois lancer sa hache de pierre contre les angles de la montagne et entendre la voix d'Esus sortir des forêts fouettées par l'ouragan.

      Poursuivez cette promenade sur les sommets du sud au nord, et vous trouverez les traces de plus en plus visibles et certaines des peuples primitifs, des civilisations disparues. Au Schneeberg, c'est une pierre branlante parfaitement équilibrée ; au Donon, ce sont les restes d'un temple gaulois ; à Sainte-Odile enfin et au Menelstein, c'est le mur païen, prodigieuse construction qui fait depuis cent ans le bonheur des touristes et le désespoir des archéologues. Nous abandonnons aux savants le soin de déterminer à quelles époques diverses se rattachent ces monuments mégalithiques. A eux de décider si les premiers habitants de l'Alsace furent des Troglodytes, des peuples à silex ou à pierre polie, des crânes déprimés ou allongés, des Aryens, des Touraniens ou pis encore. Allons droit à l'âge gaulois et celtique, qu'on peut appeler le premier âge historique de l'Alsace, puisqu'il a laissé dans la langue et la légende des souvenirs ineffaçables.

      Transportons-nous à l'époque où les Gaulois occupaient encore la rive gauche du Rhin, cent ans avant César et cinquante ans avant la grande invasion des Cimbres et des Teutons. La plaine d'Alsace était couverte de forêts et de pâturages. Vue d'en haut, on eût dit une peau noire tigrée de taches vertes. Là sont parsemés les villages des Séquanes et des Médiomatrices, maisons rondes de bois, couvertes de toits de joncs, peuple de pêcheurs et de chasseurs. Ils adoraient Vogésus, le dieu des Vosges. Les gaulois se le représentaient tantôt comme un berger colossal poussant devant lui les troupeaux d'aurochs et de chevaux sauvages qui peuplaient alors ces forêts inextricables, tantôt comme un guerrier géant debout sur une haute cime de la chaîne, en face de la Germanie. Ils invoquaient aussi Rhénus, le dieu du Rhin, vieillard toujours en colère, auquel ils attribuaient la puissance prophétique. Mais, au-dessus de ces divinités locales créées par les indigènes régnaient les grands dieux aryens de la Gaule : Esus, Tarann, Bélen, dont le culte était entre les mains des druides et qu'on révérait sur le sommet des montagnes.

    Dès ces temps reculés, l'Alsace avait sa montagne sainte, et, chose étrange, c'était la même qu'aujourd'hui. Car, comme nous le verrons plus tard, la légende chrétienne vint se greffer sur les lieux consacrés par les vieux cultes païens. Mais, pour le moment, il nous faut oublier que nous nous trouvons sur la montagne de sainte Odile et substituer à son couvent le temple du Soleil, qui la couronnait alors. Par sa situation comme par sa forme, cette montagne est la plus remarquable de l'Alsace. Placée en évidence, elle était prédestinée à la vénération des siècles. De plus de dix lieues on aperçoit ce haut plateau. Le Menelstein forme son angle gauche et son point culminant. Il envoie dans la plaine un long promontoire mamelonné, où se dessine le château de Landsberg. A l'angle droit, un rocher isolé domine à pic les sombres forêts de sapins comme une citadelle en vedette. Un couvent l'occupe aujourd'hui ; mais il y a deux mille ans, il portait le temple de Bélen et s'appelait la montagne du Soleil. – Plaçons-nous maintenant sur le roc du Menelstein, à l'angle du plateau, et nous jouirons d'une vue à la fois splendide et sauvage, éblouissante de contrastes et d'immensité. On plane ; montagnes et plaines se déroulent à perte de vue. Les ruines d'Andlau et de Spesbourg, si majestueuses lorsqu'on les voit d'en bas, disparaissent dans les profondeurs comme des taupinières. Quatre ou cinq chaînes de montagnes se succèdent l'une derrière l'autre, comme un océan dont les vagues gigantesques vont du vert clair à l'indigo et qui roulent sur vous. Mais à côté du vertige des cimes s'étalent le charme et le repos de la plaine. Elle s'étend tout autour comme un verger sans fin, avec ses prairies, ses clochers, ses bouquets d'arbres, jusqu'à la Forêt-Noire. Par les beaux soirs d'été, les Alpes dentelées scintillent, mirage aérien, au-dessus de la ligne vaporeuse du Jura.

      Une lande couverte de genêts occupe le sommet et se recourbe en fer à cheval jusqu'au rocher qui forme saillie au nord. Une chose frappe l'attention sur tout ce parcours, c'est un vieux mur qui longe et contourne le plateau. Il est bâti en énormes blocs de grès vosgien grossièrement équarris, mais si larges et si bien campés qu'ils n'ont pas bougé depuis des siècles. Quelquefois on les a trouvés reliés entre eux par ces petites pièces de bois nommées queues d'aronde. Çà et là, les pierres s'encastrent dans le roc, s'appuient aux angles de la montagne, appelés chaires de Bélen par la mythographie celtique. Quelquefois le mur, suivant les accidents de terrain, est forcé de descendre dans une ravine, mais c'est pour regrimper sur la crête. Sur un espace de plus de deux lieues, il fait le tour du plateau. Autrefois, le peuple, frappé de cette puissante construction, l'attribuait au diable. De là son nom de mur païen. Ni les hommes ni les éléments n'ont pu le démolir. La foudre a eu beau tomber, le levier creuser les interstices ; les sapins, drus et serrés, se sont lancés par milliers à l'assaut contre lui ; il n'a pas bougé. Ils ont recouvert ses parois, fouillé ses entrailles de leurs racines ; mais les arbres se dessèchent et meurent, le mur immuable est toujours là : il est resté le maître de la montagne qu'il couronne, et durera autant qu'elle.

      Quel que soit l'âge de ce mur prodigieux sur lequel s'est épuisée la sagacité des antiquaires (1), il est évident qu'il avait pour but la défense du plateau. D'autre part, les tumuli trouvés dans l'enceinte (2), les menhirs postés sur les flancs, les dolmens et les pierres de sacrifices qui parsèment la montagne et les vallées environnantes, les noms mêmes de certaines localités (3), tout prouve que la montagne fut dans les temps celtiques le siège d'un grand culte. Rapprochons maintenant les deux ordres de faits qui découlent de ces monuments et des traditions celtiques, aidons-nous de l'histoire et de la légende et tâchons de ressusciter les scènes dont ces pierres furent les témoins avant l'arrivée des Romains.

      Il y eut dans la Gaule celtique quatre grands centres religieux où se réunissaient les tribus des diverses régions. On y traitait à certaines époques les affaires religieuses, politiques, militaires et judiciaires de la confédération. Ces lieux étaient Karnut (Chartres), au centre de la Gaule ; Karnac en Bretagne ; le massif d'Alaise dans le pays de Besançon ; et la montagne d'Ell (Bel ou Bélen), aujourd'hui le mont de Sainte-Odile (4). Ce dernier dut être l'avant-garde de la Gaule en vue de la frontière germaine. Lorsque les druides, venus de Bretagne avec les Kymris, s'emparèrent du gouvernement religieux et politique de la Gaule, ils apportèrent avec eux des dieux nouveaux et une doctrine secrète sur l'évolution de la vie, sur l'âme et sur la vie future. Cette doctrine, parente des mystères de Samothrace, se rattachait au culte des révolutions célestes. Eux seuls et leurs disciples en avaient le privilège. Quant aux peuples maintenus par la terreur sous leur autorité, ils étaient admis à la vénération des dieux supérieurs sans être initiés à leur nature. Rien de plus redoutable que l'inconnu. Ces dieux n'habitaient que les cimes ou les îles sauvages de l'océan. Or, le mont de Bélen se prêtait admirablement à la mise en scène de ce culte. Les grandes fêtes avaient lieu au solstice d'hiver et au solstice d'été, quand l'astre vainqueur remontait vers le zénith ou lorsque, parvenu au plus haut du ciel, il s'arrêtait pour contempler son empire. Une grande quantité de Gaulois accourait alors du nord et de l'ouest et venait camper aux abords du mont sacré. Mais la foule n'était admise à l'ascension que la nuit. Les ovates ou eubages gardaient les chemins et guidaient les visiteurs avec des torches de résine. On s'engageait dans une des sombres vallées. C'était la région pleine de terreur des dieux du mal, des démons de la terre. Çà et là, dans un fourré, à la lueur des pins flambants, on voyait luire un couteau de sacrifice. Quelquefois le cri d'une victime feinte ou réelle perçait l'oreille et donnait le frisson. Mais peu à peu, à travers les massifs de sapins, les bouquets de bouleaux, par les sentiers qui s'enroulaient autour de la montagne comme des bandelettes, on gagnait les régions supérieures. On parvenait enfin sur la lande de Ménel, éclairée par la lune, où les visiteurs se prosternaient devant Sirona, la Diane gauloise. Après toutes sortes de rites solennels, vers l'aube, on approchait par le plateau du temple de Bélen. Mais il était interdit aux profanes de franchir sa triple enceinte sous peine de mort. Tout ce qu'ils pouvaient obtenir, c'était de voir le dieu lui-même, le soleil levant sortir de la Forêt-Noire et dorer de son premier rayon le temple circulaire aux sept colonnes, debout sur l'abîme.

      La sainte terreur que les Gaulois avaient de leurs dieux garantissait la montagne contre toute profanation. Mais il y avait d'autres ennemis à craindre : les Germains, qui dès le premier siècle avant notre ère menaçaient la Gaule. Les historiens romains nous ont décrit la formidable invasion des Teutons que Marius seul parvint à vaincre. Ils nous ont montré ces hommes de taille gigantesque, vêtus de peaux de bêtes, coiffés de mufles d'animaux effrayants ou bizarres, ou d'énormes ailes d'oiseaux de proie, pour se rendre plus effrayants. Ils nous ont fait entendre « leurs rugissements, pareils à ceux des fauves ». Ils nous ont fait voir ces peuples cheminant avec leurs chariots, leurs trésors et leurs femmes, et se répandant « comme une mer soulevée ». Mais cette invasion ne fut pas la seule. Beaucoup d'autres la précédèrent et la suivirent. Ces hordes venaient du fond de la Germanie, par la forêt hercynienne, pour ravager la Gaule ; les Vosges recevaient le premier choc, les trésors du temple avaient de quoi tenter la cupidité des Teutons ; et c'est sans doute pour le protéger que les druides firent construire ce mur énorme. Une armée pouvait camper dans l'enceinte. Plus d'une fois, elle dut être attaquée et vaillamment défendue. La muette éloquence des lieux nous retrace encore une de ces batailles où le génie ardent de la Gaule luttait avec la Germanie envahissante comme avec les éléments déchaînés : les feux allumés sur les plus hautes cimes pour rassembler toutes les tribus de l'Est ; le mont de Bélen investi par les Teutons ; les attaques nocturnes ; les combats sur les avant-monts à coup de hache et de framée ; l'enceinte escaladée, franchie, le temple menacé ; les druides se jetant dans la lutte, flambeaux allumés ; la mêlée au hasard, corps à corps, dans le chaos des rochers et des bois, et l'ennemi enfin précipité de ravine en ravine.

      Plus belles que les fêtes du solstice étaient les fêtes de victoire. Alors la montagne de la guerre redevenait la montagne du soleil. Elle se hérissait de tribus armées. Les premiers guerriers étaient admis dans l'enceinte du feu sacré qui brillait au centre du temple circulaire sur une pierre noire tombée du ciel. Le soleil renaissant embrasait le temple, les forêts, les montagnes. Peut-être qu'un barde, debout sous les colonnes, chantait pour la circonstance un de ces hymnes dont les traditions irlandaises et galloises nous ont conservé des fragments : « Il s'élance impétueusement, le feu aux flammes, au galop dévorant ! Nous l'adorons plus que la terre ! Le feu ! Le feu ! Comme il monte d'un vol farouche ! Comme il est au-dessus des chants du barde ! Comme il est supérieur à tous les éléments ! Il est supérieur au grand Etre lui-même. Dans les guerres, il n'est point lent !... Ici, dans ton sanctuaire vénéré, ta fureur est celle de la mer ; tu t'élèves, les ombres s'enfuient ! Aux équinoxes, aux solstices, aux quatre saisons de l'année, je te chanterai, juge de feu, guerrier sublime, à la colère profonde (5) ! » – Et les sept vierges gardiennes du feu, symboles des sept planètes, vêtues de lin blanc et couronnées de feuilles de bouleau, tournaient autour du temple en frappant leurs cymbales et en poussant des cris de joie sur l'abîme.

      De tout cela que reste-t-il aujourd'hui ? Quelques pierres et le vieux mur impassible. La montagne des Gaulois, des Francs et des Français est retombée au pouvoir des Teutons. Elle porte çà et là des écriteaux allemands, et c'est dans la langue de Teutobocchus qu'on nous montre le chemin des cromlechs, des dolmens, du rocher des druides et du plateau des fées ! Et quand tout semble avoir oublié ce passé lointain, sauf les pierres, la légende à la mémoire tenace se souvient encore. Elle parle d'armées entières aux cuirasses de feu qui se combattent la nuit sur les landes, de fées qui dansent au clair de lune entre les bouleaux. Une superstition singulière est restée attachée à la chapelle qui s'élève sur l'emplacement du temple de Bélen. Les jeunes filles qui veulent se marier dans l'année en font trois fois le tour. C'est peut-être un souvenir de l'ancien culte solaire et des vierges gardiennes du feu.


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(1)  Schœpflin, dans son Alsatia illustrata, considère faussement le mur comme une construction gallo-romaine. Schweighauser et Levrault lui donnent avec probabilité une origine celtique.

(2)  M. Voulot a trouvé huit tombes dans l'enceinte du mur païen. Il les a décrites dans son livre : Les Vosges avant l'histoire, Mulhouse, 1873. Les ossements, haches, colliers et anneaux trouvés par lui dans ces tumuli sont actuellement au musée archéologique d'Epinal dont M. Voulot est le conservateur.

(3)  La Kirneck, ruisseau qui traverse la vallée de Barr, le Krax, montagne voisine, le Menelstein, l'Ellsberg sont des noms d'origine celtique. Truttenhausen, endroit situé au pied du mont Saint-Odile, signifie maison des druides. C'était probablement la principale résidence du collège druidique qui avait la garde de la montagne et présidait à son culte. Plus tard, pour exorciser ce lieu, on y bâtit un couvent dont on voit encore les ruines.

(4)  La partie de la montagne où se trouve le Plateau des fées s'appelle encore aujourd'hui l'Ellsberg (montagne d'Ell).

(5)  Chant d'Avaon, fils de Taliésin, barde gaulois (Mywirian.)




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