IV - LES LÉGENDES DE LA BRETAGNE ET LE GÉNIE CELTIQUE
I - LE MORBIHAN LES CELTES D'AVANT L'HISTOIRE BATAILLE CONTRE CÉSAR
Pour entrer de plain-pied dans le vieux monde celtique, il faut aborder la Bretagne par le midi. Le sombre Morbihan et l'âpre Finistère ont conservé quelque chose de leur physionomie ancienne. Sans doute les noires forêts, où des houx grands comme des chênes formaient des haies colossales, les marais où le buffle, le cerf et l'élan plongeaient leurs naseaux fumants, ont disparu. Mais les mêmes vagues enveloppent toujours les mêmes îles sauvages et les côtes déchiquetées à l'infini ; les innombrables dolmens, les menhirs dressent toujours leurs profils bizarres sur les landes ; les costumes des habitants rappellent encore un passé lointain ; et leur langue singulièrement primitive, à l'accent guttural, aux voyelles franches, aux consonnes sonores, tantôt rude comme un cri d'oiseau de mer, tantôt douce comme un gazouillis de fauvette, est la vieille langue celtique, presque la même qui retentit au port de Kaërnarvon, au pays de Galles et sur les flancs du Snowdon, la montagne sacrée des bardes. Entrons donc en Morbihan pour y trouver quelques souvenirs de l'enfance de cette race qui se perd dans la nuit des temps.
La Loire, riante à
Blois, majestueuse à
Tours, s'attriste aux ardoisières d'
Angers, près du sombre château du roi
René, d'où les Plantagenets régnèrent si longtemps sur la France. Il semble qu'elle regrette ses berges boisées, ses châteaux somptueux paresseusement mirés dans ses
eaux dormantes, séjours voluptueux de rois et de favorites. A
Nantes, elle tourbillonne, furieuse, comme si elle se souvenait des noyades de Carrier. Bientôt elle se trouble, elle jaunit et se crispe à la houle des grosses marées. Adieu les doux méandres dans les molles contrées. Les rives s'écartent et s'aplatissent. Voici déjà les lourds navires de
Saint-Nazaire qui reviennent des Antilles et du Mexique. Le bateau danse, secoué par la lame. Déjà la Loire submergée n'est plus ; on roule sur l'océan. C'est ainsi qu'à l'embouchure du
fleuve la France de la Renaissance et du
moyen-âge se perd peu à peu dans un autre monde, plus ancien et plus rude.
De
Saint-Nazaire au
Croisic, la côte et la race
bretonnes apparaissent. De larges plages blanches et fauves en sable fin, encadrées de rochers qui s'écroulent dans la mer en escaliers de
géants. Des dunes, encore des dunes, où l'herbe maigre essaie en vain de pousser. Sur l'une d'elles s'élève en redoute le village de Bourg-de-Batz. Montons sur le clocher de l'
église, une tour de soixante mètres, terminée en coupole, qui domine au loin le pays. Le
soleil de
juillet brûle les sables, et partout un vent froid souffle du large, chassant des brumes lumineuses sur la mer échevelée. La terre plate, pailletée de flaques d'
eau carrées, continue la mer à perte de
vue. Ce sont les monotones marais salants. Ce pays, conquis sur la mer, faisait jadis partie de l'archipel des
Vénètes, que César vint
battre ici avec sa flotte. La dune même qui porte le village de Bourg-de-Batz aurait été alors, selon la tradition, cette île où les
prêtresses namnètes se livraient à des danses nocturnes qui épouvantaient les navigateurs, et d'où elles partaient mystérieusement dans leurs barques pour rejoindre leurs
époux par les nuits de pleine
lune. Le castrum romain a chassé les sorcières
gauloises de leur retraite. Aujourd'hui l'
église chrétienne s'y dresse hautaine et solitaire. Je remarque que le chur en est singulièrement bâti. Au lieu de continuer en droite ligne la
nef, il oblique à gauche. On sait que par cette structure, les architectes du
moyen-âge voulurent imiter la tête du Christ penchée sur la
croix. Elle est plus fréquente
en
Bretagne qu'ailleurs et trahit certainement le
goût inné de cette race pour le
symbolisme et la piété attendrie qu'elle apporte dans son sentiment
religieux.
Bourg-de-Batz était célèbre autrefois par ses costumes multicolores et ses murs originales. On ne se mariait qu'entre gens du bourg, et c'étaient les jeunes filles qui faisaient les demandes de
mariages par l'intermédiaire du tailleur. Une ronde furieuse des femmes autour des
feux de la
Saint-Jean y rappelait encore les danses des
prêtresses gauloises. Aujourd'hui, tout cela disparaît peu à peu devant la civilisation envahissante des stations balnéaires. Une vieille femme me montre pour quelques sous, dans sa maison, une collection d'affreuses figures de
cire affublées de costumes de noce et me vend une chanson populaire imprimée. Musée, imprimerie, exploitation, voilà bien la fin des murs originales. Ici, comme dans le reste de la
Bretagne, deux types parfaitement distincts me frappent dans la population, le type brun à pommettes saillantes, aux traits épais et forts ; le type blond, aux yeux bleus, aux traits énergiques et fins. L'un rappelle lointainement le type touranien, l'autre, le type aryen dans ce qu'il a de plus noble. Bien des races se sont mêlées sur ces côtes. Le type qui prédomine parmi les femmes est très pur : la figure allongée, le nez mince et droit ; de grands yeux tranquilles et
chastes, le geste sobre,
hiératique. A côté de ce type, j'en ai vu un autre, plus méridional, qui rappelle la charmante
Velléda de Maindron : nez busqué, yeux hardis, taille mince et larges flancs avec la démarche onduleuse des cavales ; l'antique
druidesse à côté de la madone.
La vraie
Bretagne ne se révèle que plus loin, dans l'intérieur des terres, aux approches de
Vannes. Un changement graduel se fait dans la physionomie du paysage. Aux champs cultivés succèdent de vastes pâturages semés de petit
bois, comme en Normandie. Mais l'inégalité du terrain, ses mouvements brusques, son inquiétude constante annoncent le sol de la vieille
Armorique. A chaque instant, le granit perce et se hérisse en pierres grisâtres. Et puis ondulent à perte de
vue les collines recouvertes de bruyères violettes. Les landes maigres alternent avec les combes savoureuses. De distance en distance, des fissures s'ouvrent dans le grand plateau de granit qui forme la presqu'île
armoricaine. Là, coulent profondément encaissées des rivières brunes. Elles serpentent mystérieusement entre les
bois épais et les claires prairies et forment parfois des vallées charmantes. Les villages nichés sur ces collines ou dans ces plis de verdure se distinguent à peine des rochers ; car ils sont tous bâtis en granit gris. Grises aussi les
églises, aux porches profonds, embroussaillés d'une végétation de pierre en gothique flamboyant. Les
nefs sont souvent basses et humbles comme la dévotion de cette race fidèle à sa terre et à ses affections. Mais la
hauteur des clochers
carrés, à
flèches aiguës et ajourées, à quatre tourillons qui règnent sur ces campagnes, semble attester que dans ces populations la pensée
religieuse domine souverainement et tyranniquement toutes les autres. Une lande, un dolmen, un
calvaire, un fin clocher, et la mer qui gronde au loin, c'est toute la
Bretagne. Austérité chrétienne bâtie sur la sauvagerie
celtique. Le pays tout entier a l'
air de se souvenir et de prier. Vaste
sanctuaire d'où la vie moderne est absente et qui s'immobilise dans la pensée de l'éternité.
C'est une vieille ville
celtique que
Vannes avec ses rues montueuses, ses maisons de granit et ses toits d'ardoise couverts d'une mousse jaune. On parle
breton dans les rues. Les Vannetaises portent encore la grande cornette et le fichu bleu sur leur robe noire. Mais hâtons-nous vers le but. Dépassons Notre-Dame-d'
Auray, la ville sainte des chouans, et acheminons-nous vers l'archipel du Morbihan, vers cette petite mer intérieure, qui, grâce à son isolement, à son
labyrinthe de promontoires et d'îles, fut une des grandes citadelles et une des
nécropoles des âges préhistoriques. Avant d'arriver à Karnac, la lande commence, aride, pierreuse, infinie. Des moutons noirs tondent le pré caillouteux. L'ajonc triste aux
fleurs jaunes, l'ajonc noir dessine ses zigzags épineux au bord des routes. On est saisi de cette mélancolie du paysage
breton si bien décrite par M. Renan. « Un vent froid plein de vague et de tristesse s'élève et transporte l'
âme vers d'autres pensées ; le sommet des
arbres se
dépouille et se tord ; la bruyère étend au loin sa teinte uniforme ; une mer presque toujours sombre forme à l'
horizon un cercle d'éternels gémissements. »
A Karnac, l'
église elle-même a un
air d'
insolite et sauvage vétusté.
Son porche latéral est bâti avec des blocs de granit taillés en d'énormes
menhirs et ressemble à l'entrée d'une caverne. La piété
royaliste des habitants a élevé sur ce portail un baldaquin de pierre qui figure une
couronne colossale. Elle rappelle plutôt un débris du monde antédiluvien. On dirait les défenses enchevêtrées de rennes ou de cerfs gigantesques, charriés au sommet d'un roc par un
déluge, et l'on se croit transporté aux époques anciennes du globe. Non loin du bourg, s'élève, sur une colline, un immense
tumulus formé de pierres sèches amoncelées, sous lequel des fouilles ont fait découvrir des
haches dites celtae, en pierre polie de jade, des ossements
calcinés et des grains de collier. Une chapelle surmonte le vieux galgal, où l'on allume les
feux de la
Saint-Jean et où les femmes des marins viennent prier pour leurs maris. De cette
hauteur, qui commande un vaste
horizon, on domine le plus grand
sanctuaire celtique du continent.
Horizon de landes, de plages désolées, de bras de mer et de presqu'îles qui s'embrassent et s'enchevêtrent tristement. Le golfe du Morbihan, Belle-Ile, le promontoire de
Quiberon se perdent dans la brume. L'il est attiré, au premier plan, par des phalanges de pierres levées, semées en ligne droite et à distances égales dans les champs de bruyères. Ce sont les célèbres alignements de Karnac. Ils se
divisent en trois groupes, celui du Ménec, celui de Kermario et celui de Kerlescan ; le premier de onze rangées, le second de dix, le troisième de treize, comprenant un total de 1991
menhirs. Il y en avait le double autrefois ; on en a fait des
églises, des maisons et des routes. Ils atteignent en moyenne une
hauteur de dix à douze pieds.
Vue d'en haut et de loin, cette armée de rocs ressemble à un
jeu d'échecs disposé là par des
géants. L'impression n'est guère plus saisissante lorsqu'on approche et qu'on arpente les champs entre leurs rangées monotones. A la longue seulement, l'étonnement et la curiosité se mêlent à la sorte d'ennui que cause la
vue de ces pierres fameuses, d'une énigmatique et d'une insolente régularité. Leur nudité farouche défie l'investigateur. Elles ont l'
air de dire : « Vous ne saurez pas qui nous sommes, mais vous ne nous ôterez pas de là. » Parcourez ensuite l'archipel du Morbihan, l'île aux Moines, l'île d'Arz, la presqu'île de Rhuys, et vous retrouverez partout ces pyramides informes, ces grands
tumulus et ces tombelles qui font onduler la crête des collines ; allez voir la colossale table des Marchands coquettement posée sur trois rochers pointus comme pour jouer avec les lois de la pesanteur ; admirez le gigantesque
menhir de Lokmariaquer, renversé par la foudre et brisé en quatre morceaux dont un seul mesure douze mètres ; songez que beaucoup de ces pierres ont dû être amenées là par mer, car les géologues ont constaté que la plupart ne sont pas des roches du sol ; pensez à tout cela, et vous vous demanderez quelles volontés opiniâtres, quels bras puissants ont taillé, transporté, dressé ces blocs énormes, ce qu'ils signifiaient pour ces hommes primitifs, quelle civilisation, quelle
religion se rattachent à ces premiers monuments de notre sol.
Parlant de ces
menhirs, Geoffroy de Monmouth, le chroniqueur des plus vieilles traditions
celtiques, dit : « Ces pierres sont magiques. Des
géants les apportèrent autrefois. » Mais quels
géants ? Peut-être ces
Hyperboréens venus des régions boréales dont parlent les traditions grecques, premiers dompteurs du
cheval et du
chien, inventeurs des
haches de silex, de la fronde et de l'arc, grands chasseurs d'aurochs, qui allaient devant eux, ivres de lumière et d'espace. Peut-être élevèrent-ils ces pierres en souvenir de leur victoire, comme un temple en l'honneur du
soleil qu'ils adoraient. Peut-être leurs successeurs les
Celtes se rassemblaient-ils ici, armée vivante et tumultueuse, au milieu de cette armée
immobile de pierres, qui signifiait pour eux la présence
symbolique des grands ancêtres. Peut-être est-ce dans ce lieu qu'avant de partir pour une de leurs expéditions ils élisaient le
brenn, le chef, et l'élevaient sur leurs
boucliers, à la lueur des éclairs, au roulement de la foudre, invoquant les
dieux et les bravant du choc de leurs armes. Quoi qu'il en soit, les
symboles primitifs sont par eux-mêmes un langage universel et compréhensible. La pierre dressée, le
menhir, me semble le signe
japhétique de la race blanche à sa formidable aurore. Audacieuse affirmation de l'homme indompté et son premier cri vers
Dieu. Révolte et adoration, cette race porte dans son cur les deux
forces centrifuge et centripète qui sont les deux
forces initiales de toute évolution naturelle et historique. Le
menhir en est le témoignage et voilà peut-être pourquoi il exerce cet inquiétant prestige sur l'imagination populaire et sur l'
esprit des savants.
Avant de quitter le Morbihan, allons faire une visite à l'île de Gavrinis. Fouetté par la
pluie et la grêle, j'ai traversé la lande de Lokmariaquer, sinistre comme celle de Macbeth. Maintenant une barque à voile m'emporte dans la petite mer intérieure où un
brick norvégien dort à l'ancre au milieu du golfe. Le ventre des nuées basses rampe sur les côtes. Averse sur averse ; les rafales couchent la voile sur le flot. Nous louvoyons sous le grain. Pour égayer mon pêcheur maussade, j'entonne la belle chanson
bretonne : « Il vente ! Il vente ! C'est l'vent d'la mer qui nous tourmente ! » Et voici, le
soleil s'éclaircit. Nous voguons sur un grand lac bleu d'
acier d'où émergent des îles brunes. Ce ne sont pas les blanches sirènes de la Méditerranée, mais des filles osseuses de la vieille
Hertha, des Nornes noires ou de vieilles
druidesses accoudées et couchées au bord de cette mer écartée. Elles ont vu tant de choses qu'elles regardent passer les siècles avec indifférence et nous plaignent d'avoir perdu l'antique foi des ancêtres. Car, rangées en grand cycle, ces îles ont fidèlement conservé, comme des colliers sur leurs seins, ou comme des casques sur leur tête, les tombeaux des ancêtres immémoriaux.
Nous voilà dans l'île de Gavrinis. Une allée montante, bordée d'une double haie d'ajoncs, conduit au sommet de cet
îlot couronné par le plus beau
tumulus de
Bretagne. C'est une colline formée de pierres amoncelées à huit mètres de
hauteur. On pénètre avec une chandelle dans un corridor maçonné en larges tables de granit. Cette allée couverte, ce long dolmen souterrain aboutit à une sorte de
chambre mortuaire comme dans les tombeaux égyptiens. Elle est éclairée de côté par un orifice triangulaire. Les parois et le plafond sont grossièrement sculptés de rainures parallèles dont les circonvolutions forment des lignes bizarres, sorte de tatouage où l'on distingue des
haches. Du haut de ce
tumulus, la
vue s'étend sur tout l'archipel du Morbihan. Il domine la mer à pic, comme à
Saint-Malo la tombe de Chateaubriand. Elles sont surs, ces deux tombes
bretonnes, solitaires fiancées du sauvage océan, bercées de son murmure
infini.
Les
tumulus étaient, pour les
Gaulois, les endroits sacrés par excellence. L'idée de l'immortalité de l'
âme, si vivante chez eux, se rattache au culte des morts
illustres. L'ancêtre, toujours présent par le tombeau, devient le protecteur de la race. De cet archipel partit la flotte des
Vénètes qui alla combattre César, et peut-être défila-t-elle devant cet
îlot pour recevoir la consécration des
prêtres et des
prêtresses groupés sur ce
tumulus et entourés de toute une population de vieillards, de femmes et d'
enfants. Ils étaient venus de loin pour voir partir les lourds navires, charpentés en chêne, hauts comme des tours de siège, chargés de tout leur espoir, où reluisaient les cottes de mailles, les casques et les javelots de leurs fils, de leurs maris et de leurs pères.
Druides et
druidesses, les bras étendus, avaient invoqué les ancêtres d'une longue clameur et jeté sur les navires une
pluie de
verveines, de primevères et de trèfles. Hélas ! Toute cette flotte ne devait pas revenir. Le terrible proconsul la coula à fond ; les sénateurs
vénètes moururent dans les tortures. Toute la population fut vendue à l'encan, sous la lance, et dispersée dans le monde. Ainsi périt la noble nation des
Vénètes. Mais la conscience de l'
Armorique a survécu dans ce cri :
Me zo deuzar armoriq. « Et moi aussi, je suis
Breton ! »