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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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IV - LES LÉGENDES DE LA BRETAGNE ET LE GÉNIE CELTIQUE

I - LE MORBIHAN – LES CELTES D'AVANT L'HISTOIRE – BATAILLE CONTRE CÉSAR

Pour entrer de plain-pied dans le vieux monde celtique, il faut aborder la Bretagne par le midi. Le sombre Morbihan et l'âpre Finistère ont conservé quelque chose de leur physionomie ancienne. Sans doute les noires forêts, où des houx grands comme des chênes formaient des haies colossales, les marais où le buffle, le cerf et l'élan plongeaient leurs naseaux fumants, ont disparu. Mais les mêmes vagues enveloppent toujours les mêmes îles sauvages et les côtes déchiquetées à l'infini ; les innombrables dolmens, les menhirs dressent toujours leurs profils bizarres sur les landes ; les costumes des habitants rappellent encore un passé lointain ; et leur langue singulièrement primitive, à l'accent guttural, aux voyelles franches, aux consonnes sonores, tantôt rude comme un cri d'oiseau de mer, tantôt douce comme un gazouillis de fauvette, est la vieille langue celtique, presque la même qui retentit au port de Kaërnarvon, au pays de Galles et sur les flancs du Snowdon, la montagne sacrée des bardes. Entrons donc en Morbihan pour y trouver quelques souvenirs de l'enfance de cette race qui se perd dans la nuit des temps.

      La Loire, riante à Blois, majestueuse à Tours, s'attriste aux ardoisières d'Angers, près du sombre château du roi René, d'où les Plantagenets régnèrent si longtemps sur la France. Il semble qu'elle regrette ses berges boisées, ses châteaux somptueux paresseusement mirés dans ses eaux dormantes, séjours voluptueux de rois et de favorites. A Nantes, elle tourbillonne, furieuse, comme si elle se souvenait des noyades de Carrier. Bientôt elle se trouble, elle jaunit et se crispe à la houle des grosses marées. Adieu les doux méandres dans les molles contrées. Les rives s'écartent et s'aplatissent. Voici déjà les lourds navires de Saint-Nazaire qui reviennent des Antilles et du Mexique. Le bateau danse, secoué par la lame. Déjà la Loire submergée n'est plus ; on roule sur l'océan. C'est ainsi qu'à l'embouchure du fleuve la France de la Renaissance et du moyen-âge se perd peu à peu dans un autre monde, plus ancien et plus rude.

      De Saint-Nazaire au Croisic, la côte et la race bretonnes apparaissent. De larges plages blanches et fauves en sable fin, encadrées de rochers qui s'écroulent dans la mer en escaliers de géants. Des dunes, encore des dunes, où l'herbe maigre essaie en vain de pousser. Sur l'une d'elles s'élève en redoute le village de Bourg-de-Batz. Montons sur le clocher de l'église, une tour de soixante mètres, terminée en coupole, qui domine au loin le pays. Le soleil de juillet brûle les sables, et partout un vent froid souffle du large, chassant des brumes lumineuses sur la mer échevelée. La terre plate, pailletée de flaques d'eau carrées, continue la mer à perte de vue. Ce sont les monotones marais salants. Ce pays, conquis sur la mer, faisait jadis partie de l'archipel des Vénètes, que César vint battre ici avec sa flotte. La dune même qui porte le village de Bourg-de-Batz aurait été alors, selon la tradition, cette île où les prêtresses namnètes se livraient à des danses nocturnes qui épouvantaient les navigateurs, et d'où elles partaient mystérieusement dans leurs barques pour rejoindre leurs époux par les nuits de pleine lune. Le castrum romain a chassé les sorcières gauloises de leur retraite. Aujourd'hui l'église chrétienne s'y dresse hautaine et solitaire. Je remarque que le chœur en est singulièrement bâti. Au lieu de continuer en droite ligne la nef, il oblique à gauche. On sait que par cette structure, les architectes du moyen-âge voulurent imiter la tête du Christ penchée sur la croix. Elle est plus fréquente en Bretagne qu'ailleurs et trahit certainement le goût inné de cette race pour le symbolisme et la piété attendrie qu'elle apporte dans son sentiment religieux.

      Bourg-de-Batz était célèbre autrefois par ses costumes multicolores et ses mœurs originales. On ne se mariait qu'entre gens du bourg, et c'étaient les jeunes filles qui faisaient les demandes de mariages par l'intermédiaire du tailleur. Une ronde furieuse des femmes autour des feux de la Saint-Jean y rappelait encore les danses des prêtresses gauloises. Aujourd'hui, tout cela disparaît peu à peu devant la civilisation envahissante des stations balnéaires. Une vieille femme me montre pour quelques sous, dans sa maison, une collection d'affreuses figures de cire affublées de costumes de noce et me vend une chanson populaire imprimée. Musée, imprimerie, exploitation, voilà bien la fin des mœurs originales. Ici, comme dans le reste de la Bretagne, deux types parfaitement distincts me frappent dans la population, le type brun à pommettes saillantes, aux traits épais et forts ; le type blond, aux yeux bleus, aux traits énergiques et fins. L'un rappelle lointainement le type touranien, l'autre, le type aryen dans ce qu'il a de plus noble. Bien des races se sont mêlées sur ces côtes. Le type qui prédomine parmi les femmes est très pur : la figure allongée, le nez mince et droit ; de grands yeux tranquilles et chastes, le geste sobre, hiératique. A côté de ce type, j'en ai vu un autre, plus méridional, qui rappelle la charmante Velléda de Maindron : nez busqué, yeux hardis, taille mince et larges flancs avec la démarche onduleuse des cavales ; l'antique druidesse à côté de la madone.

      La vraie Bretagne ne se révèle que plus loin, dans l'intérieur des terres, aux approches de Vannes. Un changement graduel se fait dans la physionomie du paysage. Aux champs cultivés succèdent de vastes pâturages semés de petit bois, comme en Normandie. Mais l'inégalité du terrain, ses mouvements brusques, son inquiétude constante annoncent le sol de la vieille Armorique. A chaque instant, le granit perce et se hérisse en pierres grisâtres. Et puis ondulent à perte de vue les collines recouvertes de bruyères violettes. Les landes maigres alternent avec les combes savoureuses. De distance en distance, des fissures s'ouvrent dans le grand plateau de granit qui forme la presqu'île armoricaine. Là, coulent profondément encaissées des rivières brunes. Elles serpentent mystérieusement entre les bois épais et les claires prairies et forment parfois des vallées charmantes. Les villages nichés sur ces collines ou dans ces plis de verdure se distinguent à peine des rochers ; car ils sont tous bâtis en granit gris. Grises aussi les églises, aux porches profonds, embroussaillés d'une végétation de pierre en gothique flamboyant. Les nefs sont souvent basses et humbles comme la dévotion de cette race fidèle à sa terre et à ses affections. Mais la hauteur des clochers carrés, à flèches aiguës et ajourées, à quatre tourillons qui règnent sur ces campagnes, semble attester que dans ces populations la pensée religieuse domine souverainement et tyranniquement toutes les autres. Une lande, un dolmen, un calvaire, un fin clocher, et la mer qui gronde au loin, c'est toute la Bretagne. Austérité chrétienne bâtie sur la sauvagerie celtique. Le pays tout entier a l'air de se souvenir et de prier. Vaste sanctuaire d'où la vie moderne est absente et qui s'immobilise dans la pensée de l'éternité.

      C'est une vieille ville celtique que Vannes avec ses rues montueuses, ses maisons de granit et ses toits d'ardoise couverts d'une mousse jaune. On parle breton dans les rues. Les Vannetaises portent encore la grande cornette et le fichu bleu sur leur robe noire. Mais hâtons-nous vers le but. Dépassons Notre-Dame-d'Auray, la ville sainte des chouans, et acheminons-nous vers l'archipel du Morbihan, vers cette petite mer intérieure, qui, grâce à son isolement, à son labyrinthe de promontoires et d'îles, fut une des grandes citadelles et une des nécropoles des âges préhistoriques. Avant d'arriver à Karnac, la lande commence, aride, pierreuse, infinie. Des moutons noirs tondent le pré caillouteux. L'ajonc triste aux fleurs jaunes, l'ajonc noir dessine ses zigzags épineux au bord des routes. On est saisi de cette mélancolie du paysage breton si bien décrite par M. Renan. « Un vent froid plein de vague et de tristesse s'élève et transporte l'âme vers d'autres pensées ; le sommet des arbres se dépouille et se tord ; la bruyère étend au loin sa teinte uniforme ; une mer presque toujours sombre forme à l'horizon un cercle d'éternels gémissements. »

      A Karnac, l'église elle-même a un air d'insolite et sauvage vétusté. Son porche latéral est bâti avec des blocs de granit taillés en d'énormes menhirs et ressemble à l'entrée d'une caverne. La piété royaliste des habitants a élevé sur ce portail un baldaquin de pierre qui figure une couronne colossale. Elle rappelle plutôt un débris du monde antédiluvien. On dirait les défenses enchevêtrées de rennes ou de cerfs gigantesques, charriés au sommet d'un roc par un déluge, et l'on se croit transporté aux époques anciennes du globe. Non loin du bourg, s'élève, sur une colline, un immense tumulus formé de pierres sèches amoncelées, sous lequel des fouilles ont fait découvrir des haches dites celtae, en pierre polie de jade, des ossements calcinés et des grains de collier. Une chapelle surmonte le vieux galgal, où l'on allume les feux de la Saint-Jean et où les femmes des marins viennent prier pour leurs maris. De cette hauteur, qui commande un vaste horizon, on domine le plus grand sanctuaire celtique du continent. Horizon de landes, de plages désolées, de bras de mer et de presqu'îles qui s'embrassent et s'enchevêtrent tristement. Le golfe du Morbihan, Belle-Ile, le promontoire de Quiberon se perdent dans la brume. L'œil est attiré, au premier plan, par des phalanges de pierres levées, semées en ligne droite et à distances égales dans les champs de bruyères. Ce sont les célèbres alignements de Karnac. Ils se divisent en trois groupes, celui du Ménec, celui de Kermario et celui de Kerlescan ; le premier de onze rangées, le second de dix, le troisième de treize, comprenant un total de 1991 menhirs. Il y en avait le double autrefois ; on en a fait des églises, des maisons et des routes. Ils atteignent en moyenne une hauteur de dix à douze pieds. Vue d'en haut et de loin, cette armée de rocs ressemble à un jeu d'échecs disposé là par des géants. L'impression n'est guère plus saisissante lorsqu'on approche et qu'on arpente les champs entre leurs rangées monotones. A la longue seulement, l'étonnement et la curiosité se mêlent à la sorte d'ennui que cause la vue de ces pierres fameuses, d'une énigmatique et d'une insolente régularité. Leur nudité farouche défie l'investigateur. Elles ont l'air de dire : « Vous ne saurez pas qui nous sommes, mais vous ne nous ôterez pas de là. » Parcourez ensuite l'archipel du Morbihan, l'île aux Moines, l'île d'Arz, la presqu'île de Rhuys, et vous retrouverez partout ces pyramides informes, ces grands tumulus et ces tombelles qui font onduler la crête des collines ; allez voir la colossale table des Marchands coquettement posée sur trois rochers pointus comme pour jouer avec les lois de la pesanteur ; admirez le gigantesque menhir de Lokmariaquer, renversé par la foudre et brisé en quatre morceaux dont un seul mesure douze mètres ; songez que beaucoup de ces pierres ont dû être amenées là par mer, – car les géologues ont constaté que la plupart ne sont pas des roches du sol ; – pensez à tout cela, et vous vous demanderez quelles volontés opiniâtres, quels bras puissants ont taillé, transporté, dressé ces blocs énormes, ce qu'ils signifiaient pour ces hommes primitifs, quelle civilisation, quelle religion se rattachent à ces premiers monuments de notre sol.

      Parlant de ces menhirs, Geoffroy de Monmouth, le chroniqueur des plus vieilles traditions celtiques, dit : « Ces pierres sont magiques. Des géants les apportèrent autrefois. » Mais quels géants ? Peut-être ces Hyperboréens venus des régions boréales dont parlent les traditions grecques, premiers dompteurs du cheval et du chien, inventeurs des haches de silex, de la fronde et de l'arc, grands chasseurs d'aurochs, qui allaient devant eux, ivres de lumière et d'espace. Peut-être élevèrent-ils ces pierres en souvenir de leur victoire, comme un temple en l'honneur du soleil qu'ils adoraient. Peut-être leurs successeurs les Celtes se rassemblaient-ils ici, armée vivante et tumultueuse, au milieu de cette armée immobile de pierres, qui signifiait pour eux la présence symbolique des grands ancêtres. Peut-être est-ce dans ce lieu qu'avant de partir pour une de leurs expéditions ils élisaient le brenn, le chef, et l'élevaient sur leurs boucliers, à la lueur des éclairs, au roulement de la foudre, invoquant les dieux et les bravant du choc de leurs armes. Quoi qu'il en soit, les symboles primitifs sont par eux-mêmes un langage universel et compréhensible. La pierre dressée, le menhir, me semble le signe japhétique de la race blanche à sa formidable aurore. Audacieuse affirmation de l'homme indompté et son premier cri vers Dieu. Révolte et adoration, cette race porte dans son cœur les deux forces centrifuge et centripète qui sont les deux forces initiales de toute évolution naturelle et historique. Le menhir en est le témoignage et voilà peut-être pourquoi il exerce cet inquiétant prestige sur l'imagination populaire et sur l'esprit des savants.

      Avant de quitter le Morbihan, allons faire une visite à l'île de Gavrinis. Fouetté par la pluie et la grêle, j'ai traversé la lande de Lokmariaquer, sinistre comme celle de Macbeth. Maintenant une barque à voile m'emporte dans la petite mer intérieure où un brick norvégien dort à l'ancre au milieu du golfe. Le ventre des nuées basses rampe sur les côtes. Averse sur averse ; les rafales couchent la voile sur le flot. Nous louvoyons sous le grain. Pour égayer mon pêcheur maussade, j'entonne la belle chanson bretonne : « Il vente ! Il vente ! C'est l'vent d'la mer qui nous tourmente ! » Et voici, le soleil s'éclaircit. Nous voguons sur un grand lac bleu d'acier d'où émergent des îles brunes. Ce ne sont pas les blanches sirènes de la Méditerranée, mais des filles osseuses de la vieille Hertha, des Nornes noires ou de vieilles druidesses accoudées et couchées au bord de cette mer écartée. Elles ont vu tant de choses qu'elles regardent passer les siècles avec indifférence et nous plaignent d'avoir perdu l'antique foi des ancêtres. Car, rangées en grand cycle, ces îles ont fidèlement conservé, comme des colliers sur leurs seins, ou comme des casques sur leur tête, les tombeaux des ancêtres immémoriaux.

      Nous voilà dans l'île de Gavrinis. Une allée montante, bordée d'une double haie d'ajoncs, conduit au sommet de cet îlot couronné par le plus beau tumulus de Bretagne. C'est une colline formée de pierres amoncelées à huit mètres de hauteur. On pénètre avec une chandelle dans un corridor maçonné en larges tables de granit. Cette allée couverte, ce long dolmen souterrain aboutit à une sorte de chambre mortuaire comme dans les tombeaux égyptiens. Elle est éclairée de côté par un orifice triangulaire. Les parois et le plafond sont grossièrement sculptés de rainures parallèles dont les circonvolutions forment des lignes bizarres, sorte de tatouage où l'on distingue des haches. Du haut de ce tumulus, la vue s'étend sur tout l'archipel du Morbihan. Il domine la mer à pic, comme à Saint-Malo la tombe de Chateaubriand. Elles sont sœurs, ces deux tombes bretonnes, solitaires fiancées du sauvage océan, bercées de son murmure infini.

      Les tumulus étaient, pour les Gaulois, les endroits sacrés par excellence. L'idée de l'immortalité de l'âme, si vivante chez eux, se rattache au culte des morts illustres. L'ancêtre, toujours présent par le tombeau, devient le protecteur de la race. De cet archipel partit la flotte des Vénètes qui alla combattre César, et peut-être défila-t-elle devant cet îlot pour recevoir la consécration des prêtres et des prêtresses groupés sur ce tumulus et entourés de toute une population de vieillards, de femmes et d'enfants. Ils étaient venus de loin pour voir partir les lourds navires, charpentés en chêne, hauts comme des tours de siège, chargés de tout leur espoir, où reluisaient les cottes de mailles, les casques et les javelots de leurs fils, de leurs maris et de leurs pères. Druides et druidesses, les bras étendus, avaient invoqué les ancêtres d'une longue clameur et jeté sur les navires une pluie de verveines, de primevères et de trèfles. – Hélas ! Toute cette flotte ne devait pas revenir. Le terrible proconsul la coula à fond ; les sénateurs vénètes moururent dans les tortures. Toute la population fut vendue à l'encan, sous la lance, et dispersée dans le monde. – Ainsi périt la noble nation des Vénètes. Mais la conscience de l'Armorique a survécu dans ce cri : Me zo deuzar armoriq. « Et moi aussi, je suis Breton ! »




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