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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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I - LES LÉGENDES DE L'ALSACE

II - ÉPOQUE MÉROVINGIENNE – LA LÉGENDE DE SAINTE ODILE

The dream is changed, comme dit Byron. Pour les peuples comme pour les individus, la vie est un rêve dont les tableaux se succèdent et s'effacent, dont le temps n'est qu'une vaine mesure. – Nous sommes à l'époque des Mérovingiens. Sept siècles ont passé sur l'Alsace. Après les Romains, les barbares se sont succédés. Attila a rasé l'enceinte primitive de . Les Francs enfin ont pacifié le pays. Çà et là apparaissent les premières traces de la civilisation. Dans les forêts encore pleines de bêtes fauves, des commencements de villes et de villages se groupent autour des castels romains et des fermes, où se sont installés les chefs francs avec leur truste qui comprend toute une armée de vassaux. Après tant d'horribles invasions, les faibles se serrent autour des forts, les paysans autour des guerriers. Le serf est trop heureux d'avoir un maître qui empêche son champ d'être brûlé. La féodalité, à son origine, est une protection. Quant aux rois mérovingiens qui ont conquis la Gaule, après un siècle de débauches effrénées et de cruautés sans nombre, ils sont tombés dans la mollesse. Le royaume est en train de se démembrer. Bientôt les maires du palais, s'emparant du sceptre, vont faire expier à leurs derniers descendants la paresse et les crimes de leurs pères. La chevelure du dernier des Mérovingiens, cette longue chevelure blonde, signe de la liberté et du pouvoir royal, tombera au fond d'un couvent sous le ciseau de la tonsure. La France proprement dite est à peine en formation ; l'Allemagne n'est encore qu'une matrice de barbares, un foyer d'invasions que l'épée des Francs commence à maintenir en respect.

      Mais une autre lutte agite ce temps, lutte profonde, tout intérieure et fertile en conséquences. C'est la lutte du christianisme contre la barbarie. L'église s'est emparée de l'esprit des Francs, et, forte de sa supériorité intellectuelle, les dirige selon de vastes desseins. Mais la conquête spirituelle des âmes se fait par le monachisme, qui représente l'église libre de ce temps. Les inspirés, les saints, les héros de l'époque sont les Patrice, les Colomban et tous ces disciples de saint Benoît que l'Italie envoie à la Gaule. Ces hommes doux et sans armes sont plus redoutés des rois barbares que les plus grosses armées. Ce sont des dompteurs d'âmes et de bêtes fauves. Ils prêchent la douceur, la charité, la mansuétude au milieu des haines sauvages, de la férocité et du crime. Et, chose étrange, les barbares tremblent, écoutent, obéissent. C'est à cette victoire morale du sentiment chrétien sur la barbarie que se rapporte la plus belle peut-être et la plus complète des légendes alsaciennes (6). Nous la raconterons avec son merveilleux et dans sa simplicité naïve, telle qu'on la trouve dans les vieilles chroniques, sans chercher à démêler l'histoire de la fiction.

      Du temps du roi Childéric II, vers l'an 670, Atalric était duc d'Alsace. Il résidait tantôt à son château d'Obernai, tantôt à Altitona, castel romain bâti au sommet de la montagne, sur l'emplacement du vieux sanctuaire gaulois. Cet Austrasien, au caractère violent et cruel, avait pour femme la sœur d'un évêque, la pieuse Béreswinde. Depuis longtemps, les époux attendaient un héritier, quand la duchesse accoucha d'une fille aveugle. Le duc s'en fâcha si fort qu'il voulut tuer l'enfant : « Je vois bien, dit-il à sa femme, que j'ai étrangement péché contre Dieu pour qu'il m'inflige pareille honte, qui jamais n'est arrivée à aucun de ma race. – Ne t'afflige pas ainsi, lui répondit Béreswinde. Ne sais-tu pas que le Christ a dit d'un aveugle-né : « Il n'est pas né aveugle à cause de la faute de ses pères, mais afin que la gloire de Dieu apparaisse en lui » ? Ces paroles ne purent apaiser la colère sauvage du duc, Il reprit : « Fais que l'enfant aveugle soit tué par un des nôtres ou qu'on l'emporte assez loin pour que je l'oublie ; sinon, plus de joie pour moi. » Ces mots remplirent Béreswinde de terreur. Mais elle se souvint d'une serve fidèle. Elle lui remit sa fille aveugle, et, recommandant l'enfant à Dieu, elle pria la pauvre femme de le porter en secret au couvent de Baume-les-Dames, en Bourgogne. Bientôt après, un évêque vint baptiser l'enfant adoptif du monastère. Pendant qu'il versait l'eau baptismale sur le front de la petite, celle-ci ouvrit tout à coup de beaux yeux couleur d'améthyste, qui semblaient voir des merveilles et regarda l'évêque comme si elle le reconnaissait. L'aveugle-née avait reçu la vue. L'évêque lui donna le nom d'Odile et s'écria transporté de joie : « Chère fille, maintenant je demande à te revoir dans la vie éternelle ! »

      Odile fut élevée au couvent de Baume-les-Dames par de nobles Austrasiennes qui préféraient la retraite en Dieu aux terreurs de ces temps barbares. Elle grandit au milieu de la solitude des forêts, dans le silence du cloître, comme une fleur au calice brillant et coloré. Lorsqu'elle fut devenue une belle jeune fille, un hasard lui apprit sa naissance et son origine. Surprise, émerveillée de cette découverte, elle fut saisie d'un désir impétueux de voir son père, de le presser dans ses bras. Et comme on lui dit qu'elle avait un jeune frère ardent et généreux, elle lui écrivit une lettre en le priant d'intercéder pour elle. A cette lecture, Hugues fut pris de pitié, et d'une sorte de passion pour cette sœur inconnue qui faisait appel à ses sentiments les plus intimes et croyait en lui comme en son sauveur. Il supplia son père de l'écouter. Mais au seul nom d'Odile, Atalric fronça le sourcil et imposa silence à son fils. Hugues ne tint aucun compte de cette défense et imagina un stratagème pour faire rentrer sa sœur en grâce. Il lui envoya secrètement un équipage pour revenir en Alsace. Un jour, Atalric était assis avec quelques-uns de ses vassaux sur la terrasse d'Altitona, d'où l'on domine à pic un profond ravin. Sur la route qui monte vers le haut castel par un grand circuit, il vit arriver un char traîné par six chevaux, orné de branchages et de la bannière ducale. Il demanda : « Qui vient en si grande pompe ? » – Son fils répondit : « C'est Odile ! » – Blême de colère, Atalric s'écria : « Qui est assez hardi et assez fou pour l'appeler sans mon ordre ? – Seigneur, reprit Hugues, c'est moi, ton fils et ton serviteur. C'est grande honte que ma sœur vive en telle misère. Par pitié, je l'ai appelée. Grâce pour elle ! » – A ces mots, qui, aux yeux du Franc autocrate et implacable, étaient plus qu'une révolte et constituaient un véritable attentat à sa puissance, il brandit son sceptre en fer et en frappa son fils avec tant de violence que celui-ci mourut peu après.

      Cependant Atalric, effrayé de son forfait, rentra en lui-même, et, en signe de repentir, appela sa fille auprès de lui. Des prétendants se présentèrent. Mais l'horreur de la vie avait envahi l'âme d'Odile et l'image de son frère mort pour elle y régnait seule. Elle refusa de se marier. Cette fermeté exaspéra l'âme irritable du Franc. Il résolut de lui faire épouser par force un prince aléman. Instruite par sa mère, Odile s'échappa la nuit dans un costume de mendiante. Elle traversa la plaine, passa le Rhin dans la barque d'un pêcheur et s'enfuit jusqu'aux montagnes. Harassée de fatigue, elle venait d'atteindre une vallée déserte et sauvage de la Forêt-Noire. La nuit tombait, lorsqu'elle entendit, derrière elle le galop des chevaux et le cliquetis des armes. Elle comprit que c'était son père qui la poursuivait avec son prétendant et toute une troupe de vassaux. Ramassant le reste de ses forces, elle voulut gravir la montagne pour se cacher. Mais elle tomba épuisée au pied d'un roc. Saisie de désespoir, mais pleine d'une foi vive, elle étendit ses bras vers le ciel, en invoquant le protecteur invisible, le roi glorieux des persécutés. Et voici que le dur rocher s'ouvrit tout d'un coup, la reçut dans son sein et se referma sur elle : Atalric, étonné, appela sa fille par son nom en lui promettant la liberté. Alors le rocher s'ouvrit comme une caverne et Odile apparut à la troupe émerveillée dans l'éclat de son innocence et de sa beauté. Toute la grotte rayonnait d'une lumière surnaturelle qui partait de la vierge, et Odile déclara qu'elle se donnait pour toujours à son rédempteur céleste.

      A partir de ce jour, .le duc d'Alsace fut l'humble serviteur de sa fille. Retiré lui-même au château d'Obernai, il céda à Odile le castel d'Altitona. Elle y fonda un couvent de bénédictines et en devint l'abbesse. Ainsi le sommet de l'altière montagne qui avait servi tour à tour de temple aux Gaulois belliqueux, de position militaire à l'empereur Maximien, et de résidence à un Franc ripuaire, devint enfin l'asile de l'ascétisme chrétien. Odile en donna l'exemple. Elle ne mangeait que du pain d'orge, couchait sur une peau d'ours, et mettait une pierre sous sa tête en guise de coussin. Mais elle avait l'âme trop aimante pour se contenter des joies de la vie contemplative, de ces voluptés exquises où le mystique trouve la compensation de ses tortures corporelles. Ses propres souffrances l'avaient rendue voyante dans le sens le plus profond du mot. Elle avait perdu un frère bien-aimé, premier rêve de son cœur, mais tous ceux qui souffrent étaient devenus ses frères et ses sœurs. Son ardente charité ne s'étendait pas seulement sur ses compagnes, mais encore sur tous les gens de la contrée. Elle fonda un hôpital dans le vallon qui s'ouvre au pied du couvent, afin que les malades pussent jouir du bon air et fussent plus près d'elle. Tous les jours, Odile, en robe de laine blanche, descendait d'Altitona au bas moustier, à travers les colonnades des hauts sapins, pour soigner et consoler ses malades. La chronique et la voix populaire disent merveille de ses miracles. Le plus touchant est celui qu'elle fit pour un pèlerin qu'elle rencontra mourant de soif. La sainte toucha le roc de son bâton. Aussitôt une eau claire et fraîche jaillit des fissures profondes du grès. C'est la fontaine qu'on rencontre tout près du sommet et à laquelle le peuple attribue toutes sortes de vertus.

      En ce temps, Atalric vint à mourir. Odile reconnut dans son esprit que son père était en grande souffrance dans le purgatoire, à cause de ses crimes qu'il n'avait pas expiés sur la terre. Elle en ressentit une grande douleur et, redoublant d'austérités, elle pria pour lui des années. Elle pria si longtemps et si fort qu'une nuit, vers le matin, elle aperçut une vive lueur vers le fond de l'espace et entendit une voix forte lui dire : « Odile, ne te tourmente plus pour ton père, car le Dieu tout-puissant t'a exaucée et les anges ont délivré son âme. » A ce moment, les sœurs accourues la trouvèrent agenouillée en extase et presque inanimée. Elles voulurent la réveiller pour lui administrer les sacrements, mais Odile leur dit : « Ne me réveillez pas ; j'étais si heureuse ! » Et comme transfigurée, elle rendit l'âme. Aussitôt il se répandit sur le sommet de la montagne un parfum plus suave que celui des lis et des roses, plus éthéré que le baume des pins qui s'envole dans la brise.

      Telle est la légende qui, depuis un millier d'années, a fait couler les larmes des âmes simples au pays d'Alsace. Les savants alsaciens ont beaucoup discuté sur son origine et son authenticité. Quelques-uns ont nié jusqu'à l'existence d'Atalric et de sa fille. Le couvent aurait été fondé par une des femmes de Charlemagne, et l'histoire inventée après coup par un moine d'Ebersheim. Quant à nous, nous ne pensons pas que ces nobles et poétiques figures naissent dans l'imagination populaire sans qu'une puissante personnalité l'ait d'abord fécondée. L'âme du peuple élabore et traduit ensuite à sa manière ce qui l'a ému, transporté au-dessus de lui-même. Mais l'action a précédé le rêve ; l'action est à l'origine de tout. Il y a dans ce récit un symbolisme naïf, un pathétique intime, une psychologie profonde, qui sont à peine indiqués, mais qui se devinent. L'idée de la voyante, de la vision spirituelle de l'âme, qui voit et possède le monde intérieur supérieur à la réalité visible, domine toute la légende, y jette comme des rais de lumière. La lutte entre l'égoïsme, la dureté, la violence du père et la pureté victorieuse de la vierge consciente et forte y introduit un élément profondément dramatique. Enfin la charité qui ouvre des sources dans le désert, le dévouement sans bornes qui demande à souffrir pour le coupable afin de le sauver, lui donnent son couronnement.

      Quiconque a gravi cette montagne, quiconque, après avoir visité la chapelle des pleurs et la chapelle des anges, a contemplé ce vaste horizon et vu trembler la ligne azurée du Jura dans la pourpre du couchant, n'aura pas de peine à croire à la vierge des temps mérovingiens. Il lui semblera, même que son âme respire dans cet air si pur. En redescendant par ces grandes forêts de sapins dont les fûts élancés se perdent dans une brume bleuâtre comme des nefs infinies, il ne pourra s'empêcher de rêver à l'église invisible, mais éternelle des grandes âmes qui est au-dessus de tous les temps et de toutes les discussions ; car elle a pour colonnes la charité sublime et la foi en l'âme immortelle.


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(6)  La source la plus ancienne est un manuscrit intitulé : Lombardica Historia. On retrouve la légende dans la chronique de Schilter ajoutée à celle de Kœnigshoven et dans celle de Hertzog. Pour les recherches historiques et la description archéologique des lieux, voir : Sainte Odile et la Heidenmauer, par Levrault, Colmar, 1855.




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